B. L'ABSENCE D'UN VÉRITABLE PILOTAGE STRATÉGIQUE DE L'ACTION PUBLIQUE AU MOYEN DES INDICATEURS DE PERFORMANCE
1. La définition des indicateurs et de leurs cibles ne fait pas l'objet d'une justification spécifique
Le pilotage de l'action publique par la performance se fonde sur la fixation d'indicateurs et, pour ces indicateurs, de cibles que l'administration cherche à atteindre. Or, si les indicateurs peuvent, depuis le projet de loi de finances pour 202367(*), faire l'objet d'amendements de la part des parlementaires, les cibles sont encore intégralement fixées par le gouvernement et les administrations, parfois sans aucune justification.
Par exemple, l'indicateur 3.1. « Efficience numérique » du programme 216 « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur », de la mission « Administration générale et territoriale de l'État » connaît des cibles qui semblent évoluer sans lien avec les résultats obtenus et de façon très arbitraire. Le RAP ne produit ainsi aucune justification sur le maintien de la cible de 25 heures d'indisponibilité des applications numériques en 2025 alors que, depuis 2022, la réalisation n'a jamais dépassé 15h30. De même, les indicateurs des écarts budgétaires et calendaires retracés convergent vers une même cible en 2025 sans justification alors que la réalisation est loin de se rapprocher.
De même, dans le cadre du programme 212 « Soutien de la politique de la défense » de la mission « Défense », le sous-indicateur 1.2. « Taux de renouvellement des emplois primo-contractuels - Armées / Marine - Total » mesure la fidélisation des militaires de la Marine en suivant le taux de premiers contrats dans la Marine qui sont renouvelés lorsque ce renouvellement est souhaité par l'autorité militaire.
Les cibles fixées sur cet indicateur, de 94 % en 2022, puis 85 % en 2023, puis un relèvement à 92 % en 2024 et un maintien à 92 % en 2025, ne sont pas justifiées dans le projet annuel de performances (PAP). Or, ces évolutions sont d'autant plus étonnantes que la réalisation est parfaitement stable, le taux étant de 85 % en 2022, 2023 et 2024. Par conséquent, le relèvement de la cible à 92 % pour les exercices 2024 et 2025 témoigne d'une gestion conjoncturelle des cibles de performance qui ne permet pas au Gouvernement et au Parlement de s'appuyer sur les résultats pour prendre des décisions stratégiques d'allocation des ressources.
En outre, il est fréquent que les cibles pour l'exercice budgétaire suivant soient fixées au même niveau que la réalisation observée pour l'exercice en cours. Sur les 683 cibles quantitatives atteintes en 2024, il est à relever que 60 d'entre elles, soit 9 %, avaient été fixées à un niveau strictement équivalent à la réalisation de 2023.
Si dans certains cas il est tout à fait justifié de se fixer pour objectif la stabilité d'un indicateur, par exemple quand un taux de mise en oeuvre atteint 100 %, l'analyse des sous-indicateurs pour l'exercice 2024 fait apparaître que la fixation de cible égale à la réalisation de l'année précédente ne fait pas systématiquement l'objet d'une justification.
Par exemple, l'indicateur 1.2. « Nombre de schémas d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) mis en oeuvre » du programme 113 « Paysages, eau et biodiversité » a fait en 2024 l'objet d'une cible égale à la réalisation 2023 sans aucune justification, et ce alors qu'en 2025 l'objectif est rehaussé au vu du dépassement de la cible 2024. Ce manque d'ambition dans la définition des cibles de performance est ainsi dommageable pour l'efficience du budget de l'État.
2. Le suivi de la performance tel qu'il est exécuté semble perdre de son sens après presque vingt ans de mise en oeuvre de la LOLF et doit être réformé
En raison notamment de l'incomplétude des données et du nombre trop important d'indicateurs de performance, le dispositif de suivi de la performance de la dépense de l'État n'est pas utilisé, contrairement à l'objectif poursuivi au moment de l'entrée en vigueur de la loi organique relative aux lois de finances du 1er août 2001 (LOLF), comme un outil de pilotage de la dépense publique.
Il en ressort qu'après près de vingt ans de mise en oeuvre de la LOLF, la perte de sens du dispositif de suivi de l'action publique par la performance est visible. Conçus pour permettre une meilleure efficacité de la dépense publique, les indicateurs constituent aujourd'hui une masse d'information difficilement exploitable et dont la pertinence globale est faible.
La dégradation continue des finances publiques et son accélération marquée au cours de l'année 2024 met en évidence l'absence d'efficacité du suivi de la performance.
Le rapporteur général, dans ce contexte, porte alors deux pistes principales.
D'une part, il convient de rationaliser drastiquement le nombre d'indicateurs et de ne conserver que ceux qui sont véritablement pertinents pour évaluer l'efficience de la dépense de l'État. Les indicateurs qui se bornent à retracer quantitativement un résultat doivent être abandonnés au profit d'autres qui permettent d'évaluer la capacité des administrations à atteindre, pour un budget donné, des objectifs. La procédure actuelle de préparation du budget de l'État doit être une occasion de réviser ces indicateurs afin de « débureaucratiser » cette politique publique. En effet, comme le relève la Cour des comptes dans son rapport de décembre 2023, les conférences de performances qui se tiennent chaque année en avril et en mai en présence de la direction du budget et des différents ministères donnent lieu à des discussions sur les objectifs et indicateurs de performance indépendantes des discussions sur les crédits des programmes budgétaires68(*). La fixation des cibles, la justification de ces dernières et de leur atteinte ou non doit en outre faire l'objet d'un soin bien plus approfondi par l'administration.
D'autre part, il convient de mettre en cohérence les indicateurs et leurs cibles avec les objectifs politiques de long-terme que s'est fixée la France. Dans la période récente, il apparaît que la priorité de la direction du budget a été d'intégrer aux conférences de performances deux nouveaux éléments de suivi de la dépense : la mise en place d'indicateurs relatifs à la dépense fiscale et les exercices de cotation des crédits budgétaires au regard des objectifs du gouvernement en matière environnementale et d'égalité femmes-hommes. Ces évolutions doivent être portées non par une direction d'administration centrale mais par le gouvernement, qui devrait s'emparer bien plus de ces indicateurs comme gage de l'efficacité de leur politique. Par exemple, sur le volet de la transition écologique, il est souhaitable que la mobilisation importante des services pour la réalisation du « budget vert » soit coordonnée avec le déploiement d'indicateurs plus tournés vers ce changement systémique nécessaire.
Il est aujourd'hui urgent d'engager une réflexion quant à une réforme structurelle du dispositif de suivi de la performance de la dépense de l'État, qui n'est utilisé ni par l'administration ni par le gouvernement comme un outil de pilotage stratégique de la dépense publique. La mise en oeuvre d'un pilotage par la performance des dépenses de l'État implique le déploiement d'un dispositif renouvelé, resserré sur des objectifs stratégiques et coordonné avec les dispositifs complémentaires de suivi des opérateurs publics et des politiques prioritaires du gouvernement.
C'est seulement ainsi que les indicateurs de performance pourraient éclairer les décisions d'arbitrage de crédits entre politiques dans le cadre de la procédure de préparation du budget de l'État.
* 67 Article 15 de la loi organique n° 2021-1836 du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques.
* 68 Cour des comptes, décembre 2023, La préparation et le suivi du budget de l'État : redonner une place centrale à la maîtrise des dépenses, p. 48.