II. LES OBSERVATIONS DES RAPPORTEURS SPÉCIAUX

1. Malgré les annulations, les dépenses de la mission restent très élevées en 2024

Ainsi qu'il a été dit, la mission « Travail et emploi » a connu en 2024 une exécution chaotique du fait de l'annulation, par deux décrets, de 1,35 milliard d'euros de crédits.

Pourtant, ces annulations, qui sont analysées plus en détail dans les pages qui suivent, n'ont pas empêché le niveau des ouvertures de crédits de s'établir à nouveau au-delà des crédits prévus dans la loi de finances initiale : en effet, si le niveau des autorisations d'engagements ouvertes (22 251,9 millions d'euros) est bien inférieur au niveau prévu en LFI (22 966,7 millions d'euros), les crédits de paiement ouverts sont sensiblement supérieurs (22 941,7 millions d'euros) par rapport à la prévision de la loi de finances (22 661,0 millions d'euros).

Ce niveau d'ouvertures de crédits, en particulier des CP, est principalement imputable :

- au niveau élevé des reports de crédits qui, bien que moins massifs que lors de l'exercice précédent (2,1 milliards d'euros), demeurent « significatifs »8(*) (865 millions d'euros en CP) ;

- d'importants rattachements de fonds de concours et d'attributions de produits (563 millions d'euros en CP), principalement au titre du fonds de concours de France Compétences (531 millions d'euros) et du fonds de concours de l'Agefiph (15 millions d'euros) ;

- des virements et transferts, dont l'ampleur demeure relativement limitée (138 millions d'euros en CP).

L'exécution ne s'établit en-deçà de la prévision de la loi de finances qu'en raison - comme lors des exercices précédents - d'importantes sous-consommations : en 2024, 21,4 milliards d'euros de crédits de paiement ont été consommés pour 21,9 milliards d'euros de crédits de paiement ouverts, soit un taux de consommation de 93,4 %, identique à celui de l'année précédente.

Cette sous-consommation résulte, selon la Cour des comptes et comme les années précédentes, au plan d'investissement dans les compétences (PIC).

Écart entre la prévision en LFI 2024 et l'exécution constatée en 2024

(en millions d'euros et en CP)

Source : commission des finances du Sénat d'après les documents budgétaires et Chorus

2. Une stabilisation des dépenses consacrées à la politique de l'emploi
a) Des dépenses en faveur de l'emploi stabilisées du fait des annulations de crédits

Le décret du 21 février 2024 a procédé à une annulation de 228 millions d'euros sur le programme 102. Cette annulation, qui représente 3 % des crédits alloués à ce programme en LFI pour 2024 a eu un impact important sur les dispositifs favorisant l'accès à l'emploi. En l'effet, l'administration s'est vue obligée de prendre des mesures pour tenir compte de cette baisse des moyens, parmi lesquelles :

- une baisse du montant alloué à l'allocation du parcours contractualisé d'accompagnement dans l'emploi et l'autonomie (PACEA), pour une économie de 41 millions d'euros (soit environ 40 % des crédits consacrés à ce dispositif) ;

- une réduction du financement des missions locales de 27 millions d'euros en AE et 37 millions d'euros en CP, leur financement s'établissant finalement à 608 millions d'euros en AE et 595 millions d'euros en CP, soit une diminution de 5,8 % en CP ;

- une réduction du nombre de contrats aidés dans le secteur marchand, pour environ 4 000 contrats en moins, soit - 19 millions d'euros en AE et 4 millions d'euros en CP ;

l'absence de lancement d'un nouvel appel à projets dans le cadre du contrat d'engagement jeunes (CEJ), pour une économie de 31 millions d'euros en AE et 13 millions d'euros en CP.

Selon la Cour des comptes, les dépenses du programme 102 sont ainsi stabilisées mais « maintenues à un niveau élevé »9(*), la pérennisation et la stabilisation de certains dispositifs (contrats d'engagement jeunes - CEJ, insertion par l'activité économique, aides aux entreprises adaptées, etc.) étant rendue possible par la réduction du volume d'autres dispositifs (contrats aidés, en particulier dans le secteur marchand).

b) Avec la création de « France Travail », le poids budgétaire de l'opérateur continue de croître

Le programme 102 porte la subvention pour charges de service public (SCSP) versée par l'Etat à France Travail. En 2024, comme en 2023 et pour la deuxième fois depuis 2017, la SCSP a fait l'objet d'une augmentation de son montant inscrit en LFI, pour atteindre 1,35 milliard d'euros (contre 1,25 milliard d'euros dans la LFI 2022), soit une hausse de 100 millions d'euros. Cette programmation, en progression de 8 %, continue d'imprimer une tendance haussière à la trajectoire de la subvention de l'État.

Seuls 50 millions d'euros ont été annulés sur la subvention du France Travail. Cette somme a été intégralement imputée sur les parcours orientation emplois insertion (POEI), le dispositif « Valoriser son image pro » (VSI) et la convention CEJ.

Du fait de la mise en place progressive de la réforme « France Travail », le plafond d'emploi de l'opérateur est maintenu à un niveau élevé, fixé à 49 147 ETPT en 2024 (soit 300 ETPT de plus qu'en 2023).

La hausse de la SCSP et le maintien du plafond d'emploi intègrent la pérennisation des moyens alloués par l'État depuis 2019, mais également la création de « France Travail » au 1er janvier 2024. Cette dernière conduira l'opérateur à intégrer « de nouvelles exigences » selon la Cour des comptes, en particulier l'inscription obligatoire de toutes les personnes sans emploi auprès de France Travail, dont les bénéficiaires du RSA.

Ces exigences conduiront nécessairement France Travail à bénéficier de nouveaux moyens. Aussi, la Cour des comptes recommande de définir des indicateurs d'éclairage « permettant d'analyser les moyens consacrés par France Travail à l'accompagnement des demandeurs d'emploi ».10(*) Les indicateurs de performance des documents budgétaires pourraient jouer ce rôle.

3. Une progression soutenue du financement de la formation professionnelle, et singulièrement de l'alternance, malgré les annulations de crédits
a) Malgré les annulations de crédits qui ont durement touché les politiques de formation professionnelle, les dépenses d'alternance sont restées très dynamiques en 2024
(1) En 2024, de premières mesures de maîtrise des dépenses ont été mises en oeuvre

Les annulations de crédits décidées en 2024 ont représenté 1 113,6 millions d'euros sur le programme 103, soit 7,8 % de ses crédits. À nouveau, l'administration a pris des mesures visant à répercuter cette baisse de moyens sur les dispositifs de formation professionnelle, avec en particulier :

- la suppression de l'aide versée par l'État aux employeurs de personnes bénéficiant d'un contrat de professionnalisation, impliquant une diminution de 78,9 % des crédits en AE (- 236 millions d'euros sur les 299 millions d'euros prévus dans la LFI 2024) et une réduction de 18 millions en CP ;

- la baisse de plusieurs dispositifs relevant du plan d'investissement dans les compétences (PIC), pour une économie de 178 millions d'euros en AE et de 196 millions d'euros en CP ;

- la réduction des crédits dédiés à plusieurs dispositifs de formation professionnelle des salariés, notamment le FNE-Formation (- 118 millions d'euros en AE et - 48 millions d'euros en CP sur l'ensemble des dispositifs) - réduction qui a négativement affecté le fonctionnement du dispositif, comme les rapporteurs spéciaux l'ont montré dans un récent rapport11(*) ;

- enfin, diverses mesures d'économies portant sur les dispositifs financés par France Compétences, notamment l'introduction d'un reste à charge à hauteur de 100 euros pour le recours au Compte personnel de formation (CPF), l'encadrement du recours au CPF pour financer le permis de conduire, la réduction de l'enveloppe dédiée aux transitions professionnelles ou encore une nouvelle diminution des niveaux de prise en charge (NPEC) des contrats d'apprentissage par l'opérateur.

(2) Malgré les annulations de crédits, les dépenses liées à l'alternance ne marquent guère de fléchissement en 2024

Comme les années précédentes, les rapporteurs spéciaux relèvent que la soutenabilité à moyen-terme de la mission est surdéterminée par la dynamique de l'apprentissage. S'il y a lieu de se féliciter de la contribution de ce dispositif à la hausse du taux d'emploi12(*), ils notent que les crédits de paiement en faveur de l'apprentissage sur le seul programme 103 représentent 7 398 millions d'euros (+ 4,6 % par rapport à 2023).

Les rapporteurs spéciaux précisent que la mission ne finance qu'une partie des coûts de la politique d'apprentissage. Outre les subventions aux entreprises et l'exonération d'impôt sur le revenu, cette politique publique compte également des exonérations de cotisations diverses, le financement des opérateurs de compétences (Opco) et des aides aux différents acteurs du secteur (CFA, régions...) pour un montant total de presque 25 milliards d'euros en 202413(*).

Coût de l'alternance pour le budget de l'État en 2023 et 2024

(en millions d'euros)

 

2023

2024

 

AE

CP

AE

CP

Programme 103

6 816,2

7 076,0

6 749,0

7 398,0

Aide unique aux employeurs d'apprentis

34,0

189,0

0,0

139,0

Aide exceptionnelle aux contrats d'apprentissage

3 477,0

3 277,9

3 805,0

3 835,0

Aide aux contrats de professionnalisation

 197,0

147,0

43,0

153,0

Dotation France compétences

1 596,0

1 596,0

1 350,0

1 350,0

Compensation de l'exonération de cotisations sociales des contrats d'apprentissage

1 507,2

1 507,2

1 546,0

1 546,0

Autres - contrats pro DELD, CPE-GEIQ, etc.

5,0

6,0

5,0

5,0

Exonération IR du salaire des apprentis (perte de recette estimée)

 

353,0

 

370,0

Programme 364

- 74,0

361,9

- 800,3

- 77,3

Aide exceptionnelle aux contrats d'apprentissage

0,0

435,9

- 570,0

78,0

Aide aux contrats de professionnalisation

- 74,0

- 74,0

- 234,0

- 159,0

Aide exceptionnelle aux contrats d'apprentissage dans la FPT

0,0

0,0

3,8

3,8

TOTAL

6 742,2

7 437,9

5 948,8

7 320,8

Source : Cour des comptes

Il aura fallu attendre l'adoption de la loi de finances pour 2025 pour siffler la fin des « années folles »14(*) : face aux déséquilibres croissants du financement de l'apprentissage, la LFI 2025 a prévu une réduction de l'enveloppe des crédits dédiés à l'aide exceptionnelle pour l'embauche en contrat d'apprentissage. Pour respecter le plafond des crédits, le Gouvernement a ensuite modifié les paramètres de cette aide de sorte qu'elle ne soit plus que de 5 000 euros pour les entreprises de moins de 250 salariés, et de 2 000 pour les entreprises de plus de 250 salariés15(*).

À compter de 2025, les dépenses en faveur de l'apprentissage devraient donc amorcer un recul.

b) Le déficit persistant de France Compétences commence à se réduire grâce à de premières mesures structurelles
(1) Des mesures d'économies pour l'État majoritairement répercutées sur la subvention d'équilibre versée à l'opérateur

Issu de la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, France compétences est l'opérateur unique de l'État pour la mise en oeuvre de la politique de la formation professionnelle et de l'apprentissage.

France compétences a fait face à l'explosion du nombre d'apprentis, à la suite des décisions du Gouvernement à compter de 2020. En conséquence, l'opérateur est confronté à une situation financière très dégradée et présente un besoin de financement important : son déficit prévisionnel, tel que prévu dans son budget initial pour 2024, s'élevait à 3,4 milliards d'euros hors subvention de l'État.

Face à cette situation, une aide financière de l'État était indispensable. Celle-ci a représenté un total de 2,78 milliards d'euros en 2021, 4 milliards d'euros en 2022, et 1,6 milliard d'euros en 2023. En 2024, le montant de la dotation versée à France compétences s'est établie à 1 350 millions d'euros, soit un montant sensiblement inférieur aux 2 363 millions d'euros qui figuraient dans son budget prévisionnel.

Si cette subvention permet de réduire le déficit prévisionnel de France Compétences (qui passe de 3,4 milliards à 1,0 milliard d'euros dans le budget prévisionnel pour 2024), la dotation a supporté une partie des annulations de crédits décidées sur le programme 103 : ainsi, la subvention de l'État à France Compétences a pu être réduite de 312 millions d'euros en AE et en CP grâce à l'introduction d'un reste à charge pour le recours au compte personnel de formation (CPF)16(*) ainsi que de 250 millions d'euros en AE et en CP au titre de la diminution des niveaux de prise en charge (NPEC) ciblée sur les niveaux 6 et 7.

Budget initial de France Compétences pour 2024

(en millions d'euros)

RESSOURCES

14 144

Contributions

11 488

dont Cufpa et CSA

10 908

dont autres contributions

580

Excédent de trésorerie

0

Dotation de l'État

2 363

Report de crédits du PIC

250

Autres

43

EMPLOIS

15 181

Formation des demandeurs d'emploi

800

Transitions Pro

500

Projets de reconversion et de transition professionnelle

43

Conseil en évolution professionnelle

81

Alternance

10 418

dont péréquation inter-branches

6 443

dont actions de l'alternance

3 600

dont aide au permis de conduire

47

dont dotation régions « fonctionnement des CFA »

138

dont dotation régions « investissement des CFA »

180

dont financement complémentaire CNFPT

10

Compte personnel de formation

2 200

Fonds divers

1 062

Dépenses de fonctionnement

20

Dépenses d'investissement

4

Intérêt sur concours bancaires

53

SOLDE PRÉVISIONNEL

- 1 037

Source : commission des finances du Sénat, d'après France Compétences

La diminution de la subvention vient bien souvent répercuter les baisses des charges de l'opérateur.

(2) La loi de finances pour 2025 a poursuivi la rationalisation des dépenses, sans épuiser les possibilités sur le volet des recettes

La pérennisation d'une dotation de l'État à France Compétences ne saurait constituer une solution face à « l'impasse financière » dans laquelle se trouve France Compétences.

La loi de finances pour 2025 comporte ainsi, à l'initiative de la commission mixte paritaire, un mécanisme de « reste à charge » en vertu duquel tout employeur souhaitant embaucher un apprenti visant un diplôme ou une certification inscrite au niveau 6 ou 7 (soit Bac + 3 et au-delà) du cadre national des certifications professionnelles, devra participer au financement d'une partie du niveau de prise en charge (NPEC) du contrat d'apprentissage17(*).

Un décret devrait bientôt intervenir pour appliquer une participation forfaitaire de 750 euros des employeurs, applicable au 1er juillet 2025. Cette mesure devrait alléger d'autant les charges de France Compétences, qui rémunère aujourd'hui les CFA pour l'intégralité du niveau de prise en charge.

Outre ces mesures en dépenses, la Cour des comptes18(*), les inspections19(*) et la commission des affaires sociales du Sénat20(*) ont également recommandé de mobiliser des leviers en recettes pour financer les dépenses de l'opérateur. Les pistes qui pourraient être explorées sont les suivantes :

- la suppression du taux réduit applicable en Alsace-Moselle, pour un gain pour les finances publiques de 53 millions d'euros21(*) ;

- la suppression ou la limitation des exemptions d'assiette dont bénéficient certains employeurs en raison de leur statut juridique, qui pourrait, en cas de suppression, représenter jusqu'à 239 millions d'euros de recettes supplémentaires. À l'initiative des rapporteurs spéciaux, l'exemption dont bénéficiaient les mutuelles a déjà été supprimée, mais ce travail mériterait d'être poursuivi ;

Un recentrage des exemptions existantes sur les seules rémunérations des apprentis, dans une logique d'incitation au recrutement d'apprentis supplémentaires, ainsi que la suppression du taux dérogatoire en Alsace-Moselle, pourrait générer environ 300 millions d'euros de nouvelles recettes selon les inspections.

A ces divers leviers, déjà mis en avant lors des travaux précédents des rapporteurs, la rapporteure spéciale Ghislaine Senée ajoute qu'un meilleur ciblage des exonérations de cotisations sociales pourrait limiter le coût, pour la mission « Travail et emploi », des compensations versées à la sécurité sociale.


* 8 Cour des comptes, Note d'exécution budgétaire sur l'exercice 2024, avril 2025.

* 9 Cour des comptes, Note d'exécution budgétaire sur l'exercice 2024, avril 2025.

* 10 Ibid.

* 11 «  Les métamorphoses du FNE-Formation », Rapport n° 637 (2023-2024) fait par M. Emmanuel Capus et Mme Ghislaine Senée au nom de la commission des finances du Sénat, déposé le 29 mai 2024.

* 12 Insee - Note de conjoncture - 6 octobre 2022.

* 13 Coquet B., OFCE Policy Brief, « Apprentissage : quatre leviers pour reprendre le contrôle » n° 135, 12 septembre 2024.

* 14 Coquet B., «  Apprentissage : un bilan des années folles », OFCE Policy Brief n° 117, juin 2023.

* 15  Décret n° 2025-174 du 22 février 2025 relatif à l'aide unique aux employeurs d'apprentis et à l'aide exceptionnelle aux employeurs d'apprentis. Lorsque l'apprenti est reconnu travailleur handicapé, le montant de l'aide demeure de 6 000 euros.

* 16 Article 212 de la loi n° 2022-1726 du 30 décembre 2022 de finances pour 2023.

* 17 Article 192 de la loi n° 2025-127 du 14 février 2025 de finances pour 2025.

* 18 Cour des comptes, La formation en alternance. Une voie en plein essor, un financement à définir, juin 2022.

* 19 IGF-Igas, rapport précité, juillet 2023.

* 20 « France compétences face à une crise de croissance » - Sénat - Rapport n° 741 (2022-2023) de Frédérique Puissat, Corinne Féret et Martin Lévrier - 29 juin 2022.

* 21 Un amendement en ce sens des rapporteurs spéciaux avait été adopté au Sénat dans le cadre de l'examen du PLF pour 2025, mais n'a pas passé le stade de la commission mixte paritaire.

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