D. LE SYSTÈME JUDICIAIRE BRÉSILIEN FACE AU CRIME ORGANISÉ
1) Un système judiciaire encadré par la Constitution
Le système judiciaire brésilien est défini par la Constitution de 1988, qui établit une séparation tripartite des pouvoirs. Le Tribunal suprême fédéral (Supremo Tribunal Federal, dit STF), composé de onze juges appelés « Ministres », est l'organe suprême, chargé de veiller à la constitutionnalité des lois et de servir de gardien ultime de la Constitution brésilienne.
Gardien de la Constitution fédérale de 1988, il incombe notamment au STF d'instruire et de juger les procédures diligentées à l'encontre de ses Ministres, du président de la République, du vice-président, des membres du Congrès national, du Procureur Général de la République, des membres des tribunaux supérieurs et de la haute hiérarchie des commandements militaires21(*).
Le STF est la juridiction la plus surchargée du monde, avec environ 100 000 procédures par an, du fait des nombreux droits inscrits dans la Constitution qui compte 258 articles.
Souvent considéré comme étant une institution politique ou en tout cas politisée ayant tendance à empiéter sur l'exécutif et/ou le législatif, le STF représente un véritable pouvoir au Brésil au point d'être pour certains l'incarnation du « gouvernement des juges ».
Le corpus constitutionnel est dense et parfois contradictoire, laissant aux juges un rôle majeur dans l'interprétation de la loi, avec un rôle de « législateur négatif ». L'article 2 de la Constitution affirme l'indépendance du pouvoir judiciaire par rapport aux autres pouvoirs et instaure un régime original d'équilibre entre les trois pouvoirs.
Les prérogatives et l'organisation de la magistrature brésilienne sont régies par le chapitre 3 de la Constitution du 5 octobre 1988, qui détaille, avec une grande précision, les modalités de recrutement, d'avancement et de rémunération des magistrats afin de garantir l'indépendance et l'impartialité de l'institution judiciaire22(*).
L'accès à la justice est un droit largement et constitutionnellement garanti au Brésil, ce qui explique que chaque année plus de 100 millions d'actions en justice soient intentées devant les différentes juridictions. Selon les données du « Conselho nacional da justiça », le nombre de dossiers pendants devant les juridictions brésiliennes était de 76 839 019 au 31 mars 202323(*).
Plusieurs principes du droit pénal et de procédure pénale sont par ailleurs énumérés dans la Constitution, notamment les principes de présomption d'innocence, d'individualisation et de proportionnalité de la peine, de responsabilité personnelle, d'autorité de la chose jugée, de territorialité... qui garantissent les droits des justiciables.
2) Le système judiciaire et la Cour interaméricaine des droits de l'homme
En ce qui concerne la protection des droits de l'homme, le Brésil est soumis aux décisions de la Cour interaméricaine des droits de l'homme. Si cela témoigne d'un commencement d'insertion du pays dans un système supranational, la perméabilité entre le système brésilien et la Cour interaméricaine reste néanmoins faible à ce jour.
Comme l'écrit Kathia Martin-Chenut 24(*):« Le Brésil, à l'instar de la France, est inséré dans un système régional de protection des droits de l'homme : le système interaméricain. La justice brésilienne est ainsi, comme la justice française, confrontée aux décisions d'une juridiction supranationale de protection des droits de l'homme. Si, en France, une certaine émancipation du juge national à travers l'application du droit international des droits de l'homme peut être constatée ces dernières années [...], il n'en est pas ainsi au Brésil. La perméabilité des juridictions brésiliennes au droit interaméricain et surtout à la jurisprudence interaméricaine reste encore embryonnaire, mais elle est vouée à s'étendre dans les années à venir, non seulement en raison du développement du contentieux interaméricain, mais également en vertu de l'activisme de certains « opérateurs du droit » qui s'efforcent de promouvoir un tel droit et une telle jurisprudence au niveau national. »
3) Le système judiciaire en matière pénale
Le code pénal et le code de procédure pénale brésiliens combinent plusieurs influences, de tradition essentiellement romano-germanique.
À la différence de la France, le système judiciaire brésilien ne comporte qu'un ordre de juridiction et ne fait pas la distinction entre juridiction judiciaire et juridiction administrative. Il distingue par contre les juridictions fédérales des juridictions étatiques, ainsi que les juridictions ordinaires des juridictions spécialisées (travail, militaires et électorales).
Le système judiciaire brésilien est mixte, le juge pouvant diriger des enquêtes ; cependant au moment du jugement, il redevient accusatoire.
La procédure pénale brésilienne est marquée depuis les années 1990 par le développement des droits de la victime. Néanmoins, les juges brésiliens ont un rôle important dans la détermination de la responsabilité civile environnementale, où dans certains cas, la preuve n'est pas nécessaire compte tenu de la présomption des dommages environnementaux en re ipsa25(*) (existence d'une faute à partir de la seule constatation d'un dommage). Cette approche peut également s'appliquer dans d'autres domaines du droit pénal, où les juges peuvent estimer que la preuve n'est pas nécessaire en cas de présomption de culpabilité.
En 2011, une importante réforme de la procédure pénale a été discutée, inspirée du système accusatoire. Cette réforme encadre strictement les conditions de détention avec notamment la création d'un Juge des garanties, développe les mesures de sûreté alternatives à la détention, et prévoit un cadre juridique spécifique à la coopération judiciaire en matière pénale.
La justice brésilienne fait face à plusieurs défis structurants : Le système judiciaire est en effet confronté à une augmentation exponentielle du nombre de procès, ce qui entraîne des retards significatifs dans le traitement des affaires. Cette surcharge des tribunaux est un problème majeur qui affecte l'efficacité du système judiciaire.
En outre, la politique pénale et carcérale au Brésil est marquée par une forte criminalisation des individus et une répression démesurée. Près de 800 000 Brésiliens détenus vivent dans des conditions indécentes, et la priorité politique est la construction de nouvelles prisons - davantage pour accompagner la croissance de la population carcérale que pour changer la condition des détenus. Cette situation favorise l'emprise des organisations criminelles comme le Primeiro Comando da Capital (PCC) dans les prisons, ce qui aggrave les problèmes de sécurité et de violence26(*).
En dépit de ces difficultés, la justice fédérale, le parquet fédéral et la police fédérale restent des acteurs fiables. Ces professions bénéficient par ailleurs de salaires élevés, ce qui permet de limiter les risques de corruption.
4) Le défi du crime organisé
Selon l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), le Brésil, qui abrite 2.7 % de la population mondiale, connait un cinquième des homicides commis dans le monde. Le crime organisé au Brésil reste avant tout le fait de bandes criminelles structurées, surarmées et hiérarchisées. Celles-ci sont à l'origine d'une grande partie des meurtres qui surviennent à l'occasion des affrontements entre bandes rivales, souvent pour le contrôle d'un territoire ou point de vente.
Depuis la flexibilisation du port d'armes, initiée sous le gouvernement Temer puis renforcée sous Bolsonaro, le marché des armes a connu une croissance importante, alimenté par l'absence de contrôle des permis expirés et la réduction des appréhensions d'armes illégales par les forces de l'ordre. Ceci a conduit à une modernisation des arsenaux d'armes illégales, qui peuvent rester en circulation pour plusieurs décennies et sont les principaux vecteurs des morts violentes.
Le nombre de factions criminelles au Brésil est particulièrement élevé - 83 organisations recensées en 2017 - et revêt une réalité multiforme27(*) : des méga-structures comme le PCC (Primeiro Comando da Capital) côtoient de petits groupes locaux à l'existence fragile. Plusieurs d'entre elles, notamment :
- la Familia Terror do Amapa (FTA), faction la plus violente qui compte environ 6000 membres,
- le Primeiro Comando Da Capital (PCC), la plus grande faction du Brésil,
- le Comando Vermelho (CV), faction historique,
ont une politique d'extension qui impacte aujourd'hui la Guyane (la France partageant sa plus longue frontière terrestre, soit 730 km, avec le Brésil), et par extension la métropole.
La capacité d'intimidation de ces cartels est considérable, du fait notamment de la corruption et de l'infiltration des factions criminelles, y compris dans la police28(*).
Le narcotrafic constitue l'activité de prédilection de ces factions. Le rapport récent du Sénat n° 588 (2023-2024), par M Etienne Blanc, au nom de la commission d'enquête sénatoriale Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic dresse un bilan alarmant de l'emprise mondiale des cartels. La production de cocaïne sud-américaine est estimée par l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) à 2 000 tonnes de substance pure par an, ayant vocation à être déversée sur le monde entier grâce à des réseaux d'acheminement puissamment organisés. A cet égard, le Brésil joue un rôle central du fait des atouts logistiques qu'il présente.
En 2024, la France a été le principal pays de destination des saisies de stupéfiants dans les aéroports brésiliens. Sur 694 affaires, 55% avait pour destination la France, suivie de très loin par le Portugal (12%), l'Espagne (5%), et le Nigéria (3%).
Le Brésil n'est, pour l'essentiel, pas un pays producteur, mais un pays de transit et plus accessoirement de consommation de cocaïne, laquelle est exportée massivement en Europe depuis ses ports et aéroports :
Source : SCIELO Brazil, International Security and New Threats: Securitisation and Desecuritisation of Drug Trafficking at the Brazilian Borders
Les plus grandes quantités de drogues sont exportées depuis le Brésil à travers des conteneurs et des coffres de navires traversant l'océan, mais aussi via le trafic aéroportuaire par l'envoi de « mules ».
Ø Le trafic aéroportuaire par l'envoi de « mules »
Depuis 2022, le phénomène des « mules » connait une recrudescence entre le Brésil et la France, liée à l'augmentation des liaisons aériennes entre les deux pays29(*) mais aussi à la stratégie adoptée notamment par le Primeiro Comando da Capital (PCC) consistant à multiplier les envois in corpore30(*) via des « mules » dans le but de saturer les services médicaux, la police et la justice.
La mise en place de l'opération « 100 % contrôle » en Guyane a eu des effets de déports très importants sur les Antilles et surtout sur le Brésil : Aujourd'hui, le Brésil est le premier pays à envoyer des « mules » en France (80 % des « mules » arrivant à Paris étant des Brésiliens).
L'implication d'employés aéroportuaires a également été mise en évidence pour faciliter le transport de la drogue par valises ou colis.
Concernant les saisies sur le flux Brésil-France pour l'année 2024 :
- Les autorités brésiliennes ont effectué un total de 400 saisies (dont 165 impliquaient des mules « ingérées »),
- Les douanes françaises ont procédé à 120 constatations (dont 70 concernaient des mules « ingérées ») - ces données ne prenant pas en compte les saisies réalisées par la PAF à l'aéroport CDG.
Ø Le trafic portuaire
Le port de Santos est l'un des principaux ports brésiliens pourvoyeur de cocaïne à destination de l'Europe, grâce à une infiltration efficace des cartels dans son contrôle.
À titre d'exemple, plus de 10 tonnes de cocaïne ont été saisies en août 2024 par la marine française sur un bateau brésilien.
* 21 Cf https://www.cnj.jus.br/poder-judiciario/panorama-e-estrutura-do-poder-judiciario-brasileiro/
* 22 Cf https://www.planalto.gov.br/ccivil_03/constituicao/constituicao.htm
* 23 Cf https://www.cnj.jus.br/wp-content/uploads/2024/02/relatorio-anual-v-10-2024-01-25.pdf?bcsi_scan_152e8b108a80a488=0&bcsi_scan_filename=relatorio-anual-v-10-2024-01-25.pdf
* 24 La Justice brésilienne face au système interaméricain de protection des droits de l'homme, CAIRN, https://droit.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2013-3-page-117?lang=fr
* 25 Cf https://droit.cairn.info/revue-juridique-de-l-environnement-2022-3-page-559?lang=fr : en matière environnementale, s'applique le précédent jurisprudentiel n° 618 de la Cour Supérieure de Justice, selon lequel : « le renversement de la charge de la preuve s'applique aux actes d'atteintes à l'environnement ».
* 26 Cf https://shs.cairn.info/revue-herodote-2018-4-page-167?lang=fr
* 27 À noter également la présence de la Ndrangheta, mafia calabraise. Présente au Brésil depuis les années 1970, cette présence s'est intensifiée à partir du milieu des années 2010 notamment par le biais d'une alliance avec le PCC pour faciliter l'exportation de cocaïne vers l'Europe. En mai 2021, une opération conjointe entre les polices italienne, brésilienne et Interpol a permis l'interpellation de l'un des trafiquants de drogue les plus recherchés Rocco Morabito à Joao Pessoa au Brésil.
* 28 Cf notamment l'assassinat en plein jour devant l'aéroport de Sao Paulo de Vinitius Gritzbach, proche du PCC qui avait signé un accord avec la justice brésilienne pour dénoncer des membres de la faction. Plusieurs policiers qui l'escortaient dans le cadre de sa protection sont mis en cause pour son assassinat.
* 29 Notamment les vols :
Ø Sao Paulo (aéroport de Garulhos) - Paris-Charles de Gaulle : 2 vols quotidiens opérés par Air France et 1 vol quotidien opéré par Latam Airlines,
Ø Sao Paulo (VCP) - Paris-Orly : 1 vol quotidien assuré par Azul airlines,
Ø Rio de Janeiro (GIG)- Paris Charles de Gaulle : 1 vol quotidien assuré par Air France,
Ø Fortaleza -Paris-Charles de Gaulle : 1 vol par semaine assuré par Air France,
Ø Fortaleza-Cayenne-Fort de France- Pointe à pitre : 1 vol aller-retour par semaine assuré par Air France,
Ø Salvador -Paris CDG : 3 vols par semaine assurés par Air France.
* 30 45% des saisies faites sur des passagers sur le flux Brésil-France en 2024 concernent des cas de stupéfiants ingérés.