C. DANS LE SECTEUR DU BÂTIMENT ET DES TRAVAUX PUBLICS, LE MODE DE CALCUL DES COTISATIONS ÉCRASE L'EFFET DES SINISTRES GRAVES ET SUSCITE LA TENTATION D'UN TRANSFERT DES RISQUES
1. Le secteur du BTP bénéficie de trois aménagements au droit commun de la tarification AT-MP
Compte tenu de la structure du BTP et de sa sinistralité marquée par une forte prévalence des accidents graves, ce secteur bénéficie historiquement de dérogations à la tarification AT-MP de droit commun. Selon la DRP de la Cnam, la « première dérogation relative au BTP remonte au 31 décembre 1965 ». On compte trois principales dérogations.
• D'abord, le calcul du taux de cotisation AT-MP s'effectue par activité (« section d'établissement ») au sein de chaque établissement, et non par établissement comme en droit commun. Un établissement ayant des activités relevant de codes risques différents se verra donc appliquer des taux de cotisations différents. Cette particularité est source d'une certaine complexité de gestion pour les caisses et d'un manque de lisibilité pour les employeurs, mais permet une meilleure individualisation du risque.
• Le secteur du BTP ne dispose, pour le calcul des coûts des sinistres intervenant dans la détermination du taux brut, que de deux catégories de sinistres ayant engendré une incapacité permanente, contre quatre en droit commun74(*). Seuls sont distingués, dans le BTP, les sinistres ayant donné lieu à un taux d'incapacité permanente inférieur à 10 %, et ceux ayant donné lieu à un taux d'incapacité permanente supérieur à 10 %. Chaque type de sinistre ayant occasionné une incapacité permanente est regroupé, pour déterminer le coût associé, selon trois facteurs de risque : gros oeuvre, second oeuvre et fonctions support.
• Enfin, en Alsace-Moselle, le taux de cotisation mixte s'applique jusqu'à 299 salariés dans les entreprises du BTP, contre 149 en droit commun.
• Par ailleurs, le BTP est l'utilisateur principal du taux « fonctions support de nature administrative », qui « permet à l'employeur qui le demande de bénéficier d'un taux de cotisation AT-MP réduit pour les salariés non exposés au risque principal de l'établissement. Il est réservé aux salariés occupant à titre principal une fonction support de nature administrative »75(*).
Au global, la DRP de la Cnam indique que le « taux brut moyen du CTN B76(*) s'élève pour 2025 à 2,48 %, relativement stable ces dernières années (2,47 % en 2024, 2,50 % en 2021), mais en hausse par rapport à 2015 (2,29 %) et 2019 (2,34 %) ».
2. La tarification ne fait globalement pas obstacle à une logique de prévention
La tarification dans le secteur du BTP, contrairement à celle du médico-social, ne fait pas obstacle à une logique de prévention. La Fédération française du bâtiment (FFB) estime que la tarification « a de toute évidence contribué à sensibiliser les entreprises à plus de prévention ». Celle-ci préserve en effet le principe d'incitation financière à la prévention et de lien entre la sinistralité de l'établissement et le montant de cotisations versé.
Le secteur a, de plus, mis en place il y a plus de 70 ans l'organisme professionnel de prévention du BTP (OPPBTP), afin d'accompagner les entreprises dans leur démarche de prévention par l'information, le conseil et la formation. Cet organisme, qui dispose d'un budget d'environ 53 millions d'euros en 2024, est financé par une cotisation de 0,11 % de la masse salariale et bénéficie également d'une dotation annuelle du Fipu à hauteur de 1,8 million d'euros en 2024.
Dans ce contexte, la FFB rappelle que « le BTP se singularise par une baisse continue du nombre d'accidents du travail depuis plus de 70 ans (création des éléments statistiques de sinistralité) », avec un indice de fréquence divisé par deux en vingt ans.
3. La tarification écrase toutefois le coût des sinistres les plus graves, et désincite donc à la prévention des accidents lourds
Les dérogations accordées au secteur du BTP impliquent que, pour une entreprise soumise à la tarification mixte ou individuelle, la survenue d'un accident très grave ait les mêmes effets sur les cotisations à verser que celle d'un accident de gravité limitée. Les coûts encourus sont en effet les mêmes pour tous les sinistres engendrant une incapacité permanente de 10 % au moins.
La DRP de la Cnam note ainsi que « pour les plus gros employeurs, l'uniformisation du coût des sinistres à l'exception des moins sévères s'avère désincitative à la prévention des sinistres graves et mortels ».
La rapporteure déplore les effets de cette harmonisation : une entreprise qui aura limité la gravité d'un sinistre en ayant sensibilisé au préalable ses effectifs au port d'équipements de protection individuelle (EPI) ou à une logique de prévention se verra pénalisée de la même manière qu'une entreprise qui n'a mis en oeuvre aucune mesure de prévention et pour laquelle un même sinistre aura des conséquences accrues.
Cette particularité présente également des effets distorsifs puisqu'elle conduit les employeurs en tarification collective à surcontribuer à hauteur de 12 millions d'euros, au bénéfice des employeurs en tarification individuelle à mixte, plus fortement concernés par les sinistres graves.
La rapporteure propose donc de créer un palier supplémentaire, à 40 % de taux d'incapacité permanente, pour l'imputation des coûts des sinistres dans les cotisations pour le secteur du BTP. Une telle évolution devrait toutefois faire l'objet d'une étude d'impact préalable et ne pas susciter l'opposition des organisations professionnelles concernées.
Elle permettrait de ne pas pénaliser excessivement les sinistres de gravité moyenne, et de récompenser les employeurs qui ont mis en oeuvre une démarche de prévention spécifique pour les sinistres les plus graves.
Proposition n° 9 : Engager des concertations en vue de créer un nouveau palier pour la tarification des AT-MP ayant provoqué une incapacité permanente dans le secteur du BTP.
La DRP de la Cnam indique également que la tarification est « susceptible de générer des pratiques d'optimisation (manipulation de masses salariales) ».
4. Le transfert de risques : une dérive contre laquelle lutter
Compte tenu de la sinistralité du secteur, le BTP est particulièrement touché par un phénomène de transfert de risques. Par le recours à l'intérim ou à la sous-traitance pour des tâches particulièrement sinistrogènes, le risque AT-MP - et le coût associé en cas de sinistre - peut ainsi être délégué à d'autres employeurs.
De telles pratiques présentent des risques de sinistralité accrus. Les sous-traitants et les intérimaires sont en effet plus exposés aux situations à risque en raison de plusieurs facteurs : intégration insuffisante dans l'entreprise donneuse d'ordre, méconnaissance des procédures de sécurité spécifiques, moindre accès à la formation, et parfois une précarité de l'emploi qui les pousse à accepter des tâches risquées sans oser signaler les dangers.
Pour lutter contre cette évolution préoccupante dans l'intérim, le décret du 5 juillet 202477(*), dont l'entrée en vigueur est prévue progressivement entre 2026 et 2028, prévoit que l'entreprise de travail temporaire (ETT) et l'entreprise utilisatrice (EU) partagent désormais à parts égales le coût de l'ensemble des AT-MP, quelle que soit la gravité des sinistres.
Auparavant, seuls les sinistres ayant entrainé un taux d'incapacité permanente de plus de 10 % ou le décès du salarié étaient soumis à un partage des coûts, avec une affectation aux deux tiers à l'ETT et au tiers à l'EU. Les sinistres n'ayant engendré qu'une incapacité temporaire, ou une incapacité permanente de moins de 10 % étaient, eux, à la charge exclusive de l'entreprise de travail temporaire.
Rien n'est toutefois envisagé, à ce stade, pour les cas de sous-traitance. La rapporteure soutient l'idée qu'un partage des coûts soit mis en oeuvre dans ces situations, la charge financière pour l'entreprise donneuse d'ordre devant être moindre que celle pour l'entreprise utilisatrice d'intérim. Une telle évolution devrait toutefois faire l'objet de concertations dans différents secteurs.
Proposition n° 10 : Engager des concertations pour mettre en oeuvre un partage du coût des sinistres professionnels entre le donneur d'ordres et le sous-traitant.
* 74 Article D. 242-6-6 du code de la sécurité sociale.
* 75 Réponses écrites de la DRP de la Cnam au questionnaire de la rapporteure.
* 76 Les CTN sont les « comités techniques nationaux », qui élaborent des recommandations nationales qui font office de références pour la prévention des risques professionnels. En pratique le sigle est fréquemment utilisé pour désigner un secteur d'activité. Le « CTN B » correspond au secteur du bâtiment.
* 77 Décret n° 2024-723 du 5 juillet 2024.