N° 87

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2025-2026

Enregistré à la Présidence du Sénat le 29 octobre 2025

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées
(1) sur la proposition de loi
, adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade,

Par M. Rachid TEMAL,

Sénateur









(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Jean-Baptiste Lemoyne, Claude Malhuret, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; M. Étienne Blanc, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Didier Marie, Pierre Médevielle, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.

Voir les numéros :

Assemblée nationale (17ème législ.) :

1380, 1463 et T.A. 124

Sénat :

675 (2024-2025) et 88 (2025-2026)

L'ESSENTIEL

À l'invitation de son rapporteur, M. Rachid Temal (Groupe socialiste, écologiste et républicain), la commission a adopté le texte sans modification.

I. RECONSTITUER LA CARRIÈRE D'ALFRED DREYFUS, UNE EXIGENCE DE JUSTICE

A. L'AFFAIRE, LIEU DE MÉMOIRE DE LA RÉPUBLIQUE

Le 22 décembre 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, brillant officier juif et fervent patriote, est condamné pour haute trahison par un tribunal militaire sur la base de fausses preuves à la destitution de son grade, à la dégradation militaire et à la déportation perpétuelle. Il est dégradé dans la cour de l'École militaire le 5 janvier 1895, et vit en déportation à l'île du Diable jusqu'en 1899. Il faut le courage et la persévérance de son entourage et de quelques dreyfusards des mondes militaire, politique et intellectuel pour que le complot contre un innocent devienne un scandale d'État. Condamné par un second tribunal militaire, à Rennes, le 9 mars 1899, il est gracié par le président Émile Loubet le 19 septembre 1899. Alfred Dreyfus n'est finalement réhabilité, par la Cour de cassation, que le 12 juillet 1906.

« Née de l'impact des courants antisémites, nationalistes et autoritaire sur un État et un régime républicain fragilisés par la crise boulangiste, celle du nationalisme et celle de Panama », l'Affaire touche « coup sur coup [...] la vie politique dans ses plus hautes prérogatives : le vote de la loi, la reconnaissance de l'autorité suprême, l'exercice du pouvoir ministériel. Le régime républicain apparaît en danger, menacé de l'intérieur comme de l'extérieur »1(*). En portent témoignage, outre bien sûr les dysfonctionnements de l'institution militaire : la faillite de la justice - des tentatives bloquées de révision jusqu'à l'acquittement de l'auteur de la tentative d'assassinat de Dreyfus en 1908 -, l'instrumentalisation de la fonction législative pour dessaisir la Cour de cassation, la paralysie des cabinets ministériels, la brutalisation de la vie politique, jusqu'à l'agression du président Loubet.

Mise à l'épreuve de la République, l'Affaire est aussi ce qui l'a consolidée en la démocratisant et en outrepassant les résistances passives de « nombreux antidreyfusards modérés républicains, sincères, soucieux seulement d'ordre et de conservatisme dans la société, dans l'armée »2(*). Le pouvoir civil en sort renforcé, l'institution militaire plus proche de la société - à Rennes, deux officiers généraux votent pour l'acquittement -, la société mieux représentée par l'essor de la presse et des activités associatives, le rôle de la raison, enfin, consolidé dans la vie publique - en sortiront la laïcité, les progrès méthodologiques des sciences sociales, la figure de l'intellectuel (Zola, Clemenceau ou Jaurès).

Il reste que l'Affaire n'a pu être close que par la commission d'une injustice pour Dreyfus, laquelle n'a pas été totalement réparée. Waldeck-Rousseau, devenu président du Conseil après le procès de Rennes et soucieux de consolider le régime républicain en refermant l'Affaire, « imposa à Dreyfus de retirer son pourvoi en révision [...] pour le forcer à paraître accepter le verdict »3(*). Cette deuxième injustice est en quelque sorte réparée par la réhabilitation prononcée par la Cour de cassation le 12 juillet 1906, mais elle en fait naître immédiatement une autre : la loi votée le lendemain ne le réintègre qu'au grade de chef d'escadron, soit le grade immédiatement postérieur au sien, sans prendre en compte ses sept années d'emprisonnement pour évaluer celui auquel il aurait pu prétendre. Voyant ses espoirs d'atteindre, à terme, le grade d'officier général anéantis, Alfred Dreyfus demande à contrecoeur sa mise en retraite en juin 1907. Mobilisé en tant qu'officier de réserve en 1914, il est affecté en 1917 au Chemin des Dames et en 1918 à Verdun. Il termine la Première Guerre mondiale au rang de lieutenant-colonel et est élevé au rang d'officier de la Légion d'honneur.

À certains égards, Alfred Dreyfus est davantage qu'une incarnation de l'injustice : en acceptant la grâce qui valait reconnaissance de sa culpabilité, geste extraordinaire qui fait passer l'intérêt supérieur du pays avant le sien propre et avant même l'exigence de justice, puis en ne réclamant jamais rien pour lui-même qui fût susceptible de rouvrir les fractures nationales, il prend figure de victime émissaire, dont le sacrifice conditionne l'unité du collectif. Sous ce rapport, Dreyfus est, s'il est permis de reprendre ici la formule de Jaurès, « l'humanité elle-même »4(*). Comment honorer sa mémoire ? Le restaurer dans ses droits est un minimum.


* 1 Vincent Duclert, L'Affaire Dreyfus, Paris, La Découverte, 2025, 5e édition, p. 51.

* 2 Vincent Duclert, op. cit., p. 88.

* 3 Pierre Vidal-Naquet, cité par Vincent Duclert, op. cit.

* 4 Jean Jaurès, Les preuves, La petite République, 1898.

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