EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le 29 octobre 2025, sous la présidence de M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de loi élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade.

M. Cédric Perrin, président. - Nous commençons nos travaux par l'examen du rapport et l'élaboration du texte de la commission sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce texte sera examiné en séance le 6 novembre, dans le cadre du temps réservé au groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Cette proposition de loi a été déposée à l'Assemblée nationale par Gabriel Attal, à la suite d'une tribune rédigée par Pierre Moscovici, Frédéric Salat-Baroux et Louis Gautier. Au Sénat, le groupe socialiste avait déposé une proposition de loi similaire.

L'affaire Dreyfus trouve son origine au temps de la IIIe République naissante, au lendemain de la terrible défaite qui vit l'Alsace-Lorraine devenir prussienne, dans une France en proie à un antisémitisme assez profond. Pendant de longues années, les intellectuels et toutes les familles de France se déchirèrent entre dreyfusards et anti-dreyfusards.

Alfred Dreyfus, dont la famille avait fait le choix de quitter l'Alsace au moment où elle devenait prussienne, était un brillant officier juif et patriote fervent.

Dans la cour de l'École militaire, lorsqu'il fut dégradé en 1895, tout comme durant les cinq années passées sur l'île du Diable, il n'a jamais remis en cause son rapport à l'armée ni son attachement à notre pays. Une fois retraité, il s'est même réinvesti en participant à la guerre de 1914-1918.

Pourquoi une loi aujourd'hui ? Le droit a toujours été présent dans l'affaire Dreyfus. Le Parlement avait adopté un texte en extrême urgence pour que Dreyfus soit envoyé à l'île du Diable plutôt qu'en Nouvelle-Calédonie, jugée insuffisamment dure par les autorités de l'époque. Plus tard, deux sénateurs, Auguste Scheurer-Kestner et Ludovic Trarieux, ont joué un rôle majeur dans la défense d'Alfred Dreyfus. Enfin, le 13 juillet 1906, au lendemain de la décision de la Cour de cassation, la Chambre des députés puis le Sénat ont adopté une loi réhabilitant Picquart et Dreyfus, dont l'innocence était définitivement démontrée.

Toutefois, si la loi a réintégré Picquart en tenant compte de l'ensemble de son parcours, il n'en a pas été de même pour Alfred Dreyfus. Lorsque nous avons auditionné le chef du bureau des officiers généraux, il reconnaissait que Dreyfus aurait dû être général si sa carrière avait été intégralement recomposée. Aujourd'hui, nous disons simplement qu'il faut réparer cette injustice.

Certains évoquent l'obstacle de l'article 13 de la Constitution, aux termes duquel le Président de la République nomme aux emplois civils et militaires. Mais cette disposition ne s'applique qu'aux personnes vivantes et aux emplois ouverts, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. La présente proposition de loi ne transgresse donc aucun article de notre Constitution.

Il existe aussi d'autres précédents de décisions individuelles dérogatoires dans notre histoire : Jean Moulin, par exemple, a été nommé général de division par décret du ministre des armées. En l'occurrence, c'est la Nation française, et non l'un des pouvoirs constitués, qui propose d'élever, et non de nommer Dreyfus au rang de général. Nous ne nous situons pas dans le cadre habituel des nominations.

Au fond, la question qui nous est posée est la suivante : allons-nous, à l'instar de nos collègues députés, permettre de clore l'affaire Dreyfus ? Il n'est pas question d'aller contre l'armée, ni de rouvrir la guerre entre dreyfusards et anti-dreyfusards, mais simplement, comme nous l'avons fait à plusieurs reprises au Sénat, d'apaiser les mémoires et de rendre hommage au parcours exemplaire d'Alfred Dreyfus.

Concernant le périmètre de cette proposition de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que ne sont recevables, au titre de l'article 45 de la Constitution, que les amendements portant sur la reconstitution de la carrière d'Alfred Dreyfus et la reconnaissance de la Nation à son égard.

Il en est ainsi décidé.

M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour ma part, je vous propose d'adopter le texte sans modification.

M. Roger Karoutchi. - Je reste très réservé sur cette proposition de loi.

Alfred Dreyfus a été fait lieutenant-colonel après sa conduite héroïque à Verdun. Pourtant, on continue de l'appeler « capitaine Dreyfus ». Le problème n'est pas de reconstituer sa carrière, mais le climat qui régnait au sein de l'armée et de la République à l'époque. Alors que le vrai coupable, Esterhazy, était connu, on a persisté à accuser Dreyfus, par antisémitisme. Le nommer général un siècle ne changera rien au fond de l'affaire...

Il est trop facile - et illusoire - de vouloir clore un événement qui a profondément marqué la France, où les Zola, les Clemenceau et autres Jaurès se sont battus pour Dreyfus face aux antirépublicains. Cette proposition de loi n'étouffera pas l'écho de cette affaire, qui reste toujours vivace dès que l'on évoque les questions de rupture d'égalité, d'antisémitisme et de sectarisme.

Je peux comprendre que ses descendants souhaitent cette élévation de grade à titre symbolique, mais j'aurais préféré pour ma part que l'on propose de faire entrer Alfred Dreyfus au Panthéon. Je ne sais pas ce que je voterai dans l'hémicycle, par respect pour la famille, mais je suis agacé par la manière dont on prétend vouloir mettre un terme à l'affaire Dreyfus, alors que c'est impossible.

Enfin, je n'accepte pas que certains puissent dire : « Je suis pour cette proposition de loi, donc je ne suis pas antisémite. » C'est bien trop facile...

M. François Bonneau. - Il n'est pas question, évidemment, de remettre en cause les choses terribles vécues par le capitaine Dreyfus et sa famille, mais on ne peut pas réécrire l'Histoire, parsemée de faits glorieux comme de faits odieux que nous devons assumer. Il y a de surcroît un vrai danger à s'engager dans cette voie : demain, ne voudra-t-on pas dégrader le maréchal Lyautey parce qu'il était colonialiste ou remettre en cause un certain nombre de faits historiques sur lesquels notre société s'est construite ?

Notre groupe s'abstiendra donc ou ne participera pas au vote.

Mme Michelle Gréaume. - L'affaire Dreyfus est connue de toute la population, et l'erreur commise à l'époque est admise par tous. De plus, Alfred Dreyfus a été promu lieutenant-colonel après sa réhabilitation. Pourquoi vouloir en rajouter ?

Pour l'instant, je ne me prononcerai pas au nom de mon groupe, mais je vous avoue sincèrement que je ne perçois pas très bien l'utilité de ce texte aujourd'hui.

M. Jean-Pierre Grand. - Les analyses des uns et des autres sont éminemment respectables, mais si nous ne votions pas ce texte, nous ferions un cadeau fantastique aux antisémites...

M. Akli Mellouli. - Remettons les choses en perspective. Il ne s'agit pas de se donner bonne conscience, mais de faire prendre conscience que l'Histoire finit toujours par réhabiliter ceux qui ont été injustement discriminés. Comme l'a dit François Bonneau, notre passé mêle le meilleur comme le pire, mais c'est justement en reconnaissant ses parts sombres et en demandant le pardon qu'une République s'honore.

Parce que d'autres personnes seront victimes de cette suspicion permanente qui pèse sur une partie de notre population, nous envoyons, au travers de ce texte, un message fort : la République se tiendra toujours aux côtés de ceux qui sont discriminés ou attaqués en fonction de leur origine ou de leur orientation religieuse.

M. Étienne Blanc. - Je partage l'avis de Roger Karoutchi : il est assez facile de se retourner vers le passé, beaucoup plus difficile de lutter contre l'antisémitisme qui ravage actuellement la France et l'Europe. Se donne-t-on bonne conscience ? Je ne veux pas sonder les coeurs de ceux qui sont à l'origine de cette proposition de loi, mais je dis très clairement que ce n'est pas le sujet.

Pour avoir lu beaucoup d'ouvrages sur l'affaire Dreyfus, j'ai toujours été frappé de constater que deux personnes en particulier ont manipulé la justice militaire. Le premier est le colonel du Paty de Clam. Ce grand officier français, spécialiste de graphologie, a été instrumentalisé pour authentifier le fameux message qui condamnera Dreyfus. Il est pourtant mort dans son lit sans jamais avoir subi la moindre sanction. Le second est le colonel Henry, qui a produit les faux, les a cachés et en a détruit une partie. Il s'est certes suicidé dans sa cellule, mais il est mort colonel et n'a jamais été dégradé.

Peut-être faut-il reconnaître à Dreyfus ce grade de général, mais, en contrepartie, nous devrions songer aussi à dégrader celles et ceux qui l'ont emprisonné dans des conditions absolument épouvantables. Si je devais amender ce texte, c'est ce que je ferais.

Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je suis extrêmement sensible aux arguments de Roger Karoutchi, mais ce texte est désormais sur la table, et si nous ne le votons pas, j'imagine l'interprétation qui en sera faite à l'extérieur... Les combats que la France a menés à cette époque sont encore d'actualité. Par conséquent, je ne peux imaginer que nous ne votions pas ce texte.

M. Cédric Perrin, président. - Loin de moi l'idée de voter contre cette proposition de loi, acte de justice symbolique dont le but est de corriger un préjudice qui aura brisé un homme, généré un tumulte considérable et marqué l'histoire du XXe siècle. Je partage toutefois l'idée selon laquelle ce texte permettra à certains - je ne vise personne au sein de notre assemblée - de s'acheter à bon compte une virginité en matière d'antisémitisme, ce qui me gêne profondément.

Je regrette pour ma part que l'on décide de nommer Dreyfus général de brigade. Il aurait été plus judicieux, me semble-t-il, de proposer au Président de la République de le promouvoir à un grade élevé de la Légion d'honneur, ce qui aurait permis de reconnaître une erreur et d'honorer sa mémoire.

En ouvrant la réhabilitation, sans doute légitime, du colonel Dreyfus, on ouvre aussi la boîte de Pandore. Pourquoi ne nous intéresserions-nous pas à de Castelnau, qui n'a jamais obtenu le grade mérité parce qu'il était catholique, ou à d'autres, discriminés pour d'autres raisons ?

Pour ces raisons, je m'abstiendrai à titre personnel, même si je comprends les raisons qui ont motivé le dépôt de cette proposition de loi.

M. Rachid Temal, rapporteur. - À aucun moment nous ne proposons de réécrire l'Histoire : les faits historiques ne sont nullement impactés par le texte.

Monsieur Karoutchi, quand je parlais de clore l'affaire, je ne voulais pas dire que tout était fini. Les grands débats perdureront, bien entendu, et je n'oublie pas que l'on doit aussi une part de la place de la France dans le monde à ceux qui ont pris des risques pour protéger le capitaine Dreyfus.

Mais ce n'est pas parce qu'il restera le « capitaine » Dreyfus pour l'Histoire que nous ne devons rien faire. Comment expliquer qu'il ne puisse recouvrer le grade qu'il aurait dû obtenir au regard de sa carrière ? Cette demande de la famille me semble légitime.

Nous ne cherchons pas non plus à nous donner bonne conscience. Nous serons toujours présents pour mener le combat contre l'antisémitisme, et ce n'est pas parce que certains pourraient vouloir profiter de ce texte que l'on ne doit pas s'attaquer à cette question.

Concernant les risques de précédents que certains décrivent, il me semble que l'histoire d'Alfred Dreyfus n'est comparable à aucune autre. Demain, on pourra dire aux jeunes qui intégreront nos armées que la France a su reconnaître les mérites d'un grand militaire et d'un grand patriote.

À titre personnel, je suis favorable également à l'intégration symbolique d'Alfred Dreyfus au Panthéon - on pourrait d'ailleurs imaginer qu'il le soit avec son épouse et son frère - ainsi qu'à sa promotion à la Légion d'honneur. Il faudrait, selon moi, faire les trois, mais je vous propose pour l'instant de nous en tenir à ce qui relève de la loi. Par ailleurs, si nous décidions de modifier ce texte, nous empêcherions son adoption avant le 11 novembre, jour de l'Armistice.

Pour conclure, si j'étais un peu taquin, je rappellerais que, parmi les signataires de la proposition de résolution que nous avions déposée en 2023, qui prévoyait déjà que le colonel Dreyfus soit élevé au rang de général, figuraient Roger Karoutchi, André Guiol, Étienne Blanc, Catherine Dumas ou Sylvie Goy-Chavent...

M. Roger Karoutchi. - L'ambiance n'était pas la même !

M. Rachid Temal, rapporteur. - Justement, ce regain d'antisémitisme rend ce texte plus nécessaire que jamais ! Les députés ont voté la proposition de loi à l'unanimité des suffrages exprimés, il serait assez incompréhensible que les sénateurs n'en fassent pas de même.

M. Cédric Perrin, président. - Je m'inquiète de constater que, depuis quelques années dans ce pays, tout devient manichéen. Si vous votez contre ce texte, vous seriez antidreyfusard ; si vous votez pour, vous seriez dreyfusard. Le problème est en réalité beaucoup plus complexe que cela, et il tient surtout à la manière de faire passer le message.

EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE

Article unique

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté sans modification.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page