B. DES ALÉAS QUI SE PRÉCISENT

A l'occasion de la réunion du groupe technique de la commission des comptes et des budgets économiques de la Nation du 3 octobre 1995, le consensus des instituts de prévision -leur opinion moyenne- s'est établi à 2,5 %, soit le bas de la fourchette de la prévision gouvernementale.

Quelques semaines plus tard, lors de la table ronde organisée par la commission des finances du Sénat, le 19 octobre 1995, la tonalité des interventions des prévisionnistes avait changé et l'optimisme semblait plus mesuré.

Le changement de ton provenait :

ï d'une part, des dernières informations conjoncturelles connues qui mettaient en lumière un infléchissement plus marqué que prévu de l'activité en 1995 ;

ï d'autre part, des tensions monétaires avec le relèvement du taux interbancaire à trois mois qui, ramené du niveau de 8 % du début mai à 6 % en août, a été remonté le 9 octobre à 7,2 %.

L'évolution conjoncturelle en 1995

La prévision initiale de croissance en 1995 s'élevait à 3,1 %. Elle a été ramenée en cours d'année à 2,9 %.

Le taux de croissance du PIB est passé de 4 % en glissement annuel à la fin de 1994 à 3 % à la fin du premier semestre de 1995 et serait proche, selon l'INSEE, de 2,5 % en fin d'année.

Le ralentissement de l'activité est donc plus marqué que prévu.

Il provient, pour l'essentiel, d'un arrêt dans le comportement de restockage des entreprises et d'une inflexion de l'investissement, la consommation des ménages restant, elle, sur un rythme haussier modéré.

Cependant, l'acquis de croissance étant à la fin du premier semestre de 1995 de 2,5 % pour l'ensemble de l'année, une croissance de seulement 0,55 % du PIB au second semestre par rapport au PIB réalisé pendant la même période en 1994 permettrait d'enregistrer un rythme de croissance de 2,9 % au cours de l'année.

1. L'investissement

Initialement fixée à 8 % la prévision de croissance de l'investissement des entreprises a été ramenée à 5,5 % par l'INSEE au début de l'automne.

Le taux de marge ( ( * )1) qui mesure la part de la valeur ajoutée oui "revient" aux entreprises reste à un niveau élevé -31,8 %- tandis que le taux d'épargne ( ( * )2) des entreprises qui traduit leur aisance financière se redresse vivement -18,4 %-.

L'amélioration des capacités de financement des entreprises ( ( * )3) s'accompagne d'un niveau élevé de leur taux d'autofinancement -112,8 %-.

Mais, celui-ci provient, pour beaucoup, du faible niveau de l'investissement, car, bien qu'allant en s'allégeant, les charges financières supportées par les entreprises restent à un niveau élevé et absorbent près de 10 % de leurs ressources.

Le désendettement est resté, pour les entreprises, une priorité : le niveau élevé des taux d'intérêt est, sans doute, un facteur puissant expliquant cette stratégie.

Mais la croissance modérée de l'investissement résulte sans doute également de l'atonie des perspectives.

Le taux d'utilisation des capacités de production dans l'industrie qui mesure les tensions exercées sur les facteurs de production par la demande se redresse quelque peu en 1994 mais demeure à un niveau modéré -82 %-.

Ceci se traduit par une dérive très modeste des prix de production et indique que la demande n'exerce guère d'influence marquée sur l'investissement des entreprises.

Cette analyse est confortée par le dépouillement des enquêtes menées auprès des entrepreneurs au terme desquelles se dégage le sentiment d'une dégradation et de leurs perspectives personnelles et des perspectives générales.

2. La consommation des ménages

De façon assez réconfortante, c'est la consommation des ménages qui, au premier semestre de 1995, s'est le moins éloignée des prévisions.

Cependant, son rythme de croissance reste modéré : + 2,3 %.

Le pouvoir d'achat du revenu disponible des ménages devrait s'accroître en moyenne annuelle de 2,7 % en 1995 après une hausse de 1,1 % en 1994.

Cette accélération provient d'une série d'évolutions contradictoires.

La composante "revenus directs" de l'activité y contribue fortement.

L'accroissement de la masse salariale provient de deux facteurs :

- une progression du nombre des emplois, dynamique depuis la moitié de l'année 1994, de l'ordre de 1,5 % en glissement annuel ;

- une accélération du niveau du salaire moyen par tête.

Évolution du taux de salaire horaire et du salaire moyen par tête (entreprises non financières hors GEN )

(en moyenne annuelle en %)

1991

l992

1993

1994

1995

Salaire moyen par tête :


• en valeur

4,6

3,8

1,6

2,2

3,1


• en pouvoir d'achat

1,2

1,3

-0,7

0,5

1,2

Source : INSEE, DP.

En revanche, si l'on excepte les revenus de la propriété, de l'entreprise et d'assurance dont la progression est très vive, les autres composants du revenu disponible brut des ménages -les transferts nets- exercent une influence à peine positive sur le pouvoir d'achat des ménages en 1995 après avoir eu un impact négatif en 1994.

Selon l'INSEE, l'accélération de la consommation observable au deuxième trimestre de 1995 aurait été "principalement liée à la suppression à la fin juin de la prime à la casse des véhicules de plus de dix ans qui a entraîné une vague d'acquisitions de dernière minute".

En outre, les enquêtes sur la confiance des ménages, favorables pendant l'été, ont enregistré à la rentrée une sensible dégradation du climat de confiance.

Taux d'épargne des ménages

(En % du revenu disponible brut)

1991

1992

1993

1994

1995

Épargne économique

dont :

Épargne financière

13,2

4,8

13,7

6.2

13,8

6,1

13,4

5,5

13,8

5,6

Source : INSEE, DP

"In fine", l'année 1995 devrait enregistrer une hausse de 0,4 point du taux d'épargne des ménages qui viendrait atténuer les effets favorables sur leur consommation de leurs gains de pouvoir d'achat.

Au-delà de leurs conséquences immédiates sur le sentiment des prévisionnistes, ces deux catégories d'événements illustrent la nature et l'ampleur des aléas qui entourent la prévision gouvernementale :


• le "triomphe des marchés" pour reprendre le titre de la projection de l'économie mondiale à l'horizon 2002, présentée par le CEPII et l'OFCE à l'initiative de la Délégation pour la planification du Sénat ;


• l'incertitude quant aux variables centrales du scénario gouvernemental.

1. Le "triomphe des marchés"

Le mouvement de globalisation économique internationale a accru les interdépendances économiques et accentué la vitesse de propagation des effets des déséquilibres survenus ici ou là vers les autres économies.

Certains affirment que les marchés ne dictent pas leur politique économique aux gouvernements n'ayant pas les yeux rivés sur quelques indicateurs, mais sur les chances de réussite des politiques économiques. Mais ils admettent que la pire erreur est de vouloir s'opposer aux marchés quand un gouvernement a tort à leurs yeux.

Ce faisant, ils reconnaissent, semble-t-il, qu'un "bras de fer" existe entre les marchés et les gouvernements.

En fait, l'incidence des marchés sur l'économie réelle est potentiellement très déstabilisante.

Le risque d'éclatements de bulles spéculatives est bien de plus en plus important comme l'ont montré depuis 1987 :


• deux crises boursières de grande ampleur,


• les crises immobilières au Japon, en Grande-Bretagne et en France,


• la crise mexicaine.

Si les effets patrimoniaux de certaines de ces crises ont été moins importants qu'il n'était redouté, leurs effets sur les évolutions monétaires et sur la croissance réelle ont été, la plupart du temps, très négatifs.

Tout se passe comme si les désordres que connaissent périodiquement les marchés augmentaient tendanciellement la prime de risque demandée par les prêteurs.

A cet égard, la situation de l'économie américaine ne laisse d'inquiéter.

L'interdépendance économique entre l'Europe et les États-Unis ne provient pas, pour l'essentiel, des courants d'échange entre les économies des deux continents.

Le très fort découplage constaté ces dernières années entre les conjonctures américaine et européenne a sans doute soutenu l'activité en Europe, mais dans de faibles proportions compte tenu du niveau modeste d'ouverture réciproque des économies concernées (autour de 10 %).

A l'inverse, les besoins de financement de l'économie américaine provoquent des effets très défavorables en Europe.

Ils provoquent une baisse conséquente du dollar et le maintien de taux d'intérêt à un niveau élevé. Les pertes de compétitivité et les tensions monétaires qui s'ensuivent en Europe obligent les économies européennes à dégager de forts gains de productivité afin de défendre leur compétitivité et d'échapper à l'effet des taux d'intérêt. Comme conséquence, la croissance en Europe est bridée par une "sur-épargne".

L'insuffisance d'épargne dégagée par l'économie américaine agit comme une cause structurelle expliquant le niveau des taux d'intérêt.

Elle suscite, en outre, une inquiétude supplémentaire. Un temps suspendue, l'asymétrie des effets sur les monnaies européennes de la dépréciation du dollar semble se manifester à nouveau.

Ces phénomènes sont très préoccupants et illustrent à quel point les économies européennes se trouvent fragilisées par leur "polycentrisme monétaire" face à la monnaie unique américaine.

Le monde va-t-il manquer d'épargne ?

Selon les participants au Forum économique, qui s'est tenu le 12 juin 1995 au siège du FMI sur le thème de l'épargne mondiale, de fortes ponctions sur les ressources financières disponibles dans le monde peuvent nuire à la croissance et à la santé de l'économie mondiale. "L'épargne mondiale, qui était relativement faible au XIXe siècle, a progressé constamment après 1945. Depuis le début des années 80, toutefois, l'ampleur des déficits budgétaires des principaux pays industrialisés a réduit sensiblement le taux d'épargne".

S'il est difficile de déterminer le sens de la relation de causalité, la progression de l'épargne accroît indiscutablement la production en intensifiant la formation de capital même si là où la croissance est plus rapide, l'épargne est plus forte.

Or, le changement mondial majeur a été la chute du taux d'épargne publique des pays industrialisés (en moyenne 4 % du PIB entre 1960 et 1972 mais 1/2 % seulement de 1981 à 1993) alors que leur épargne privée est restée de l'ordre de 20 % du PIB durant les trois décennies écoulées.

Il apparaît que la hausse des taux d'intérêt réels de 1960 à 1972 tient surtout à la dette publique -qui est passée de 45 % du PIB mondial pendant cette période à plus de 55 % de 1981 à 1993. On estime que chaque fois que le ratio dette publique/PIB augmente au niveau mondial de 100 points de base, le taux d'intérêt réel mondial à long terme s'accroît de 14 points de base.

Malgré son attrait, les pays doivent prendre garde au montant qu'ils empruntent à l'étranger car un pays ne peut recourir indéfiniment à l'épargne des autres. Une telle stratégie provoque de graves problèmes de balance des paiements et exige des efforts d'ajustement économique douloureux.

Compte tenu de leur position dominante, les États-Unis échappent à cette logique. Ils ont absorbé à eux seuls près de 25 % de l'épargne mondiale entre 1989 et 1993. Leur responsabilité dans le niveau des taux d'intérêt est ainsi clairement établie.

Tout se passe comme si le comblement des déséquilibres de l'économie américaine était reporté sur les autres pays.

2. Les incertitudes sur le comportement des agents

La prévision gouvernementale repose sur la réalisation d'un certain nombre d'enchaînements vertueux qui est soumise à quelques aléas.

La prévision repose d'abord sur une réorientation de la combinaison des politiques économiques. Le besoin de financement des administrations publiques serait ramené de 5 à 4 points de PIB. Ce résultat suppose un déficit de l'État limité à 3,5 % du PIB et un retour du déficit de la sécurité sociale à un niveau de 0,4 point de PIB (0,8 point en 1995) dont on a supposé qu'il serait atteint grâce à des économies de dépenses de l'ordre de 32 milliards de francs.

La politique monétaire enregistrerait une baisse des taux courts.

Malgré le scepticisme de quelques-uns, on ne peut douter de la réduction des déficits publics. De la même manière, il n'est guère douteux que le surcroît de crédibilité gagné par la politique budgétaire déterminée du gouvernement devrait amener les autorités monétaires à assouplir leur politique.

Cependant, les effets de cette recombinaison des politiques économiques restent quelque peu incertains à court terme.

Le financement de l'économie française est très sensible au niveau des taux d'intérêt à long terme. Selon une étude de la Banque de France, ceux-ci conditionnent :


• 85 % des crédits aux ménages,


• 66 % des prêts aux administrations publiques,


• 50 % des crédits aux entreprises.

Or, l'effet d'une baisse des taux à court terme sur les taux à long terme n'est ni automatique ni univoque.

Dans l'ensemble toutefois, moyennant quelques délais, la maîtrise du taux d'inflation et la compétitivité fondamentale de l'économie française devraient permettre à une politique monétaire assouplie de produire une inflexion des taux à long terme.


La prévision du gouvernement repose également sur une accélération de la consommation des ménages sous l'effet des gains de pouvoir d'achat de leur revenu mais aussi d'une inflexion du taux d'épargne.

L'amélioration du revenu des ménages est attendue d'une évolution modérée du taux de salaire par tête -+ 1,3 %- et d'une forte progression du nombre d'emplois dans l'économie - 280 à 300.000 emplois devraient être créés en 1996-.

Ce dernier phénomène traduit un enrichissement de la croissance en emplois sans précédent à ce stade du cycle en général caractérisé par des effets de productivité accusés.

L'explication principale de cette évolution se trouverait dans la baisse (-15 % depuis deux ans) des charges grevant le coût du travail peu qualifié.

Hormis les effets de cette politique sur les comptes publics, la question se pose de la pérennité de ses effets sur les créations d'emplois.

Le rythme de créations d'emplois permet une diminution annuelle de 130.000 chômeurs, si bien qu'en août 1995, le taux de chômage au sens du BIT s'établit à 11,4% de la population active contre 12,2% l'année précédente.

Compte tenu des caractéristiques du marché du travail en France, la poursuite de cette évolution semble incertaine.

A priori, une modération du rythme de la réduction du taux de chômage ne devrait pas provenir d'un accroissement plus important qu'escompté de la population active.

La progression de la population active (+ 142.000 personnes entre mars 1994 et mars 1995) est désormais modérée.

Toutefois, on ne peut exclure que la relance des offres d'emplois suscite une demande supplémentaire d'autant que les taux d'activité aux deux extrémités de la vie active sont particulièrement faibles dans notre pays.

Un obstacle plus sérieux que pourrait rencontrer la poursuite du mouvement d'enrichissement de la croissance en emplois pourrait provenir de l'insuffisance du travail qualifié en France.

A ce propos, il convient d'observer qu'à la fin des années 80, malgré un taux de chômage de 9 %, la reprise de l'emploi avait provoqué des tensions salariales dues, pour l'essentiel, à des pénuries de main-d'oeuvre qualifiée.

Une telle évolution constituerait, à l'évidence, un facteur d'inflexion de la croissance prévue tandis que sa perspective milite pour une politique structurelle d'amélioration des qualifications.

Un dérapage des salaires consécutif à des pénuries d'emplois qualifiés provoquerait une dégradation du chômage, un assombrissement des perspectives des agents économiques et, partant, un ralentissement de la croissance et un surcroît de difficultés pour rééquilibrer les comptes publics.

II s'accompagnerait sans doute d'une hausse de l'épargne de précaution et éloignerait de la réalisation d'une inflexion du taux d'épargne des ménages qui est l'une des variables clefs déterminant la bonne orientation de la consommation prévue par le gouvernement.

Dans la prévision associée au projet de loi de finances pour 1996 la baisse du taux d'épargne des ménages - - 0,6 point- explique pour beaucoup le dynamisme de leur consommation.

Elle s'expliquerait par un retour à un comportement normal d'épargne motivé par la baisse des taux d'intérêt, le ralentissement des gains de pouvoir d'achat, la poursuite d'une maîtrise de l'inflation et l'amélioration des perspectives d'emplois.

Son influence est grande sur les perspectives de croissance.

Si, au lieu de la baisse prévue, le taux d'épargne des ménages devait, comme en 1995, s'apprécier de 0,4 point le rythme de la croissance ne serait guère supérieur à 2 % l'an prochain.

* (1) Excédent brut d'exploitation/Valeur ajoutée

* (2) Epargne brute/Valeur ajoutée

* (3) Epargne/Formation brute de capital fixe

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