II. LE CHOC DE LA PROFESSIONNALISATION

A. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

Pour les personnels militaires, la professionnalisation va provoquer une transformation profonde dans leur vie professionnelle, dans ses aspects quotidiens comme dans la conception même qu'ils se faisaient de leur métier. Ce sera en grande partie un autre métier qu'ils exerceront, d'autres carrières qu'ils accompliront.

L'annonce même de la professionnalisation a été un choc pour les militaires.

Séculairement armée de conscription, notre armée, selon le Livre blanc sur la Défense de 1994 devait être une " armée mixte " fondée à la fois sur la conscription et sur la professionnalisation :

" La conscription est la solution la mieu x adaptée au format retenu pour les armées, aux missions qu'elles doivent assumer, aux moyens que la Nation entend lui consacrer. Doivent lui être associées une professionnalisation accrue des armées et une universalité véritable du service national... L'armée de métier ne permettrait pas de répondre à l'ensemble des missions déjà évoquées, sauf à imaginer des dépenses budgétaires et un flux d'engagements qui paraissent déraisonnables voire hors de portée ". (Livre blanc sur la Défense 1994. La Documentation française pp. 126-127).

Telle était l'option choisie pour entrer dans le troisième millénaire puisque le Livre blanc portait jusqu'aux années 2010. Telles étaient les perspectives pour ceux qui se trouvaient ou qui entraient dans la carrière des armes.

L'annonce par le chef de l'État, dans son intervention télévisée du 22 février 1996, de la suppression du service national sous la forme retenue par le Livre blanc, apparaît donc comme unr rupture totale avec l'une des orientations majeures du Livre blanc.

Cette annonce n'a pas été sans marquer profondément la plupart des militaires. Pour ceux-ci la conscription était à la fois - pour reprendre la formule d'un officier général - " le socle et le ciment " de la nouvelle armée reconstruite après la guerre d'Algérie ; elle était " source d'équilibre et de fierté ".

Mais la professionnalisation voulue par le chef de l'État, votée, dans une de ses conséquences essentielles, la suspension du srvice militaire obligatoire, est désormais chose acquise. Elle est acceptée par les militaires, sinon toujours par esprit de conviction, du moins par esprit de discipline.

Votre Rapporteur se doit cependant d'exprimer trois mises en garde.

La première découle de la spécificité même de la condition militaire.

La reconversion profonde de notre dispositif de Défense, dans ses structures, dans ses implantations et dans son fonctionnement, son évolution vers un format plus ramassé, ne doit pas faire peser sur le personnel militaire par le jeu de son statut et des contraintes spécifiques qu'il édicte, le poids essentiel de cette reconversion.

Or celle-ci risque de conduire à solliciter d'autant plus la mobilité qui peut être imposée aux militaires que cette mobilité imposée permet un traitement préférentiel des personnels civils mieux protégés par leurs statuts, mieux garantis dans leurs affectations et plus bruyamment défendus. Les militaires comprendront mal, en particulier, que la relève des appelés par des civils, clef de la réussite de la professionnalisation, soit entravée par des hésitations ou des atermoiements dans la mise en œuvre des possibilités de mobilité géographique et fonctionnelle prévues par les statuts des personnels civils.

Il s'agit là d'un des aspects de la deuxième préoccupation que nous voulons exprimer.

La professionnalisation exige une période de transition suffisante pour atténuer et résorber, dans toute la mesure du possible, le bouleversement qu'elle provoque dans les esprits et dans les faits. C'était, précisément, l'un des objets de la programmation militaire, d'étaler cette mutation sur la période qu'elle couvre, six années de 1997 à 2002.

Mais la conscription se maintiendra-t-elle vraiment jusqu'au terme prévu ?

Certaines dispositions de la loi du 28 octobre 1997 portant réforme du service national permettent d'en douter. Son article 3 prévoit, en effet, la possibilité d'obtenir un report d'incorporation pour les jeunes gens titulaires d'un contrat de travail à durée déterminée ou indéterminée.

On peut certes, comprendre qu'il est difficile de menacer l'emploi de ces jeunes. Mais il faut être bien conscient que les reports risquent de compromettre gravement l'évolution indispensable des effectifs résultant d'une diminution progressive du nombre des appelés et accroissent certains des engagements.

Le chef d'état-major de l'armée de Terre s'est, du reste, ouvertement exprimé sur les craintes qu'il éprouvait de ne pas disposer de la ressource indispensable en appelés jusqu'à la fin de la période de transition.

S'ajoutent à cela les difficultés rencontrées à recruter, en nombre suffisant le personnel civil, destiné à compenser la réduction de la ressource en appelés, du fait d'une mobilité géographique et fonctionnelle sans commune mesure avec celle que l'on attend des militaires, du fait aussi des mesures restrictives d'embauche imposées par le ministère des Finances qui laisse près de 3 000 emplois vacants.

Se trouvent ainsi réunies les causes d'un effondrement de la ressource qui laisserait nos armées - juxtaposition de coquilles pleines et de coquilles à peu près vides - hors d'état de faire face à leurs missions.

Enfin, votre Rapporteur, tient à signaler d'autres conséquences qui peuvent être pernicieuses, de la disparition de la ressource en appelés . Ceux-ci apportent en effet, une grande diversité d'aptitudes et de compétences : professeurs dans les écoles militaires, informaticiens de haut niveau, ingénieurs et chercheurs, juristes, médecins, linguistes, journalistes etc. Sait-on, par exemple, que la radio des forces françaises qui servent à Sarajevo ne fonctionne que grâce à une équipe d'appelés ? Leur remplacement ne sera ni facile, ni bon marché. Leur non-remplacement nuirait gravement au bon fonctionnement de l'institution militaire. Certaines de ces compétences que l'autorité militaire a le souci de valoriser dans l'intérêt même des intéressés permettent, en outre, aux armées de pourvoir, notamment, des postes de moniteurs de sports et d'activités éducatives diverses ou de professions de la restauration dans les cercles et mess. Il s'agit là d'une plus value certaine apportée à la condition militaire, aux conditions de vie des militaires et de leurs familles , qui va disparaître. Votre Rapporteur, au cours de ses déplacements, a pu mesurer les conséquences concrètes et regrettables, dans la vie d'une garnison, de la disparition de cette ressource, conséquences qu'il importe de mesurer et d'atténuer dans toute la mesure du possible dans le cadre de la professionnalisation. C'est là une possibilité, que nous souhaiterions voir traduire en moyens, d'atténuer le choc de la professionnalisation.

Prenons garde : l'énorme mutation en cours ne réussira que par l'adhésion des cadres déjà fortement éprouvés par des réorganisations successives qui ont altéré leurs conditions de vie et de travail.

Officiers et sous-officiers ont consacré et continuent encore à consacrer, dans des conditions parfois difficiles, leur énergie et leur temps, leur foi et leur peine à la formation, à la qualification, à l'instruction civique et sociale des appelés qu'ils ont accueillis, année après année, contingent après contingent. Ils ont été atteints par les critiques globales de la conscription dont on a cru devoir assortir la décision de professionnalisation.

Que l'on n'ajoute pas maintenant, sous couvert de la réserve et de la discipline exigées des militaires, aux difficultés et aux incertitudes d'une professionnalisation, déjà en elle-même source d'interrogations et d'inquiétudes.

B. LA SITUATION DE L'ARMÉE DE TERRE

C'est, certainement, dans l' armée de Terre , du reste, que le choc de la professionnalisation sera le plus ressenti.

Depuis plus de 30 ans, l'armée de Terre a été l'objet des réorganisations et des restructurations successives. Elle a su y faire face et a montré sa faculté d'adaptation, sa capacité à répondre à ses missions. Elle n'a cessé de perdre ses régiments, dépositaires de " l'esprit de corps " : 20 pour la seule année 1997, 5 encore pour 1998 et cet amoindrissement physique ne va évidemment pas sans conséquences humaines et affectives.

A cette mutation permanente, la professionnalisation ajoute maintenant une nouvelle mutation majeure.

Les objectifs quantitatifs de cette mutation sont retracés dans le tableau ci-dessous :

Catégories de personnel

Année 1996

Année 2002

Variations 2002/1996

Effectifs

Pourcentages

Officiers .............................

17 461

16 080

- 1 381

- 7,9 %

Sous-officiers .....................

56 644

50 365

- 6 279

- 11,1 %

MdR engagés.......................

30 202

66 681

+ 36 479

+ 120,8 %

Total carrière-contrat .......

104 307

133 126

+ 28 819

+ 27,6 %

Appelés

* Service national .............

132 319

0

- 132 319

-

* Volontaires ....................

-

5 500

+ 5 500

-

132 319

5 500

- 126 819

- 95,8 %

Total militaires ..................

236 626

138 626

- 98 000

- 41,4 %

Civils .................................

31 946

34 000

+ 2 054

+ 6,4 %

Total général ................

268 572

172 626

- 95 946

- 35,7 %

L'armée de Terre, au terme de cette évolution, sera substantiellement différente de l'armée de Terre actuelle. Ses effectifs auront régressé de plus de 35 % passant de 268 000 à 172 000. Elle comptera deux fois plus de civils dont la proportion passera de 10 à 20 %. Elle ne sera pratiquement plus composée que de militaires de carrière ou sous contrat puisque les volontaires du service national prévus pour servir dans l'armée de Terre représenteront à peine 3 à 4 % de l'effectif total.

Ces seuls chiffres décrivent déjà l'ampleur du " choc " que sera la professionnalisation de l'armée de Terre : ce ne sera plus la même armée, ce ne sera plus tout à fait le même métier, ni la même carrière .

Mais avant d'en arriver là et d'ici à 2002, l'armée de Terre devra, et simultanément, assumer la disparition du service militaire, doubler le nombre de ses militaires du rang engagés, assurer le départ de certains de ses officiers et sous-officiers, accroître la part de ses personnels civils, accueillir les volontaires du service national, rénover ses réserves.

La tâche est, à l'évidence, considérable. Et chacune des obligations qu'elle implique se heurte à des difficultés spécifiques :

- La suppression du service militaire obligatoire

La loi de programmation n'est pas assortie d'un échéancier annuel des effectifs d'appelés, elle traite de l'" agrégat " appelés-volontaires ; ceux-ci dépendent donc, année après année, des seules dispositions et disponibilités budgétaires ; et la décroissance des effectifs risque, on l'a déjà noté, d'être précipitée par l'amendement incorporé à la loi sur le service national, relatif aux jeunes gens titulaires d'un contrat à durée indéterminée ou d'un contrat à durée déterminée. La grande inconnue est celle de la date véritable d'extinction de la ressource en appelés qui risque d'être anticipée .

- L'accroissement du nombre des engagés

L'armée de Terre va perdre la faculté qu'elle a de recruter et de sélectionner une part importante de ses engagés dans le " vivier " des appelés. Or, pour atteindre ses effectifs, l'armée de Terre devra chaque année recruter 10 000 jeunes ; elle en a recruté jusqu'en 1996 moins de la moitié dont la majorité au sein des appelés. De surcroît, le recrutement d'engagés ne pourra se borner à alimenter les régiments en effectifs ; il devra être suffisamment diversifié pour correspondre à la diversité des compétences des appelés et l'éventail de leurs emplois, au moins pour ceux qui ne pourront être confiés à des civils.

- Le départ d'officiers et de sous-officiers

L'armée de Terre devra se séparer d'ici à 2002 de 8 000 officiers et sous-officiers. Ces départs ne se feront que sur la base du volontariat. Reste à savoir si les incitations financières seront suffisantes bien qu'elles aient déjà été accrues (822 milliards de francs réservés aux pécules dont 296 millions de francs pour l'armée de Terre, contre 572 millions de francs en 1997) ; l'armée de Terre en outre, doit compter avec un sureffectif du nombre de ses sous-officiers peu portés au départ. Il va de soi qu'il conviendra d'éviter que les conditions d'un départ volontaire ne soient pas créées par des mesures de gestion pénalisant délibérément les intéressés.

- L'accroissement de la part des personnels civils

Les postes seront pourvus essentiellement par transfert du personnel des établissements de la Délégation générale pour l'armement. Or ce transfert se trouve contrarié par la mobilité géographique relative des intéressés et une certaine inadéquation entre les postes à pourvoir et les compétence jusque là exercées. Or l'armée de Terre ne pourra réussir la professionnalisation si elle ne peut pas compter sur l'apport du personnel civil et si elle doit, en outre, subir un amoindrissement prématuré de ses effectifs en appelés.

- L'accueil des volontaires du service national

La loi portant réforme du service national crée un volontariat militaire d'une durée d'un an, mais elle renvoie à une loi ultérieure les modalités de sa mise en œuvre. Or l'armée de Terre doit compter 5 500 volontaires mais en l' absence de dispositif plus précis ne sait ni quand, ni comment elle pourra les accueillir.

- La rénovation de la réserve

L'armée de Terre avait mis au point un plan de revalorisation des forces de réserve dans le cadre de la précédente programmation (1995-2000). La nouvelle loi de programmation répartit les réservistes en deux catégories de réserve ; la première réserve, d'environ 30 000 hommes, complète et renforce les unités d'active ; la seconde réserve accomplit des activités moins opérationnelles et complète, le cas échéant, la première dont elle est un volant de gestion. Toutefois la loi sur les réserves annoncée par la loi de programmation n'est toujours pas prête ; l'armée de Terre se trouve ainsi privée de la possibilité de mettre en place une réserve parallèlement à la montée en puissance de l'armée active professionnalisée.

L'importance de cette question nous conduit, du reste, à lui consacrer le chapitre V de cette première partie.

En résumé, la crainte la plus redoutable tient à la perspective qui tend malheureusement à se concrétiser de voir fondre prématurément l'apport en appelés , du fait des reports d'incorporation pour les jeunes titulaires d'un contrat à durée indéterminée ou d'un contrat à durée déterminée. Il est vain, évidemment, de penser que la professionnalisation pourra être - en contrepartie - menée plus activement. L'équipement des régiments qui vont être dissous devra-t-il être mis en caisse par les seuls sous-officiers ? Ceux-ci peupleront-ils, avec les officiers, à eux seuls ou presque, les casernements des régiments maintenus ? Faudra-t-il détourner les militaires de leur vocation opérationnelle pour remplir les tâches que devrait remplir le personnel civil qui ne souhaite pas ou ne peut pas remplir les postes qui leur sont normalement destinés ? Qui assurera alors les tâches requises pour " Vigipirate " ou - et - pour les opérations extérieures ?

Mais une autre difficulté attend également l'armée de Terre. Elle tient au silence de la loi .

Le volontariat du service national ne pourra, en effet, être effectif, notamment lorsqu'auront été précisées les modalités de la mise en œuvre de la loi portant réforme du service national qui a créé ce volontariat.

Or l'armée de Terre avait estimé ses besoins à 700 volontaires pour 1998 et doit à partir de 2002 compter 5 500 volontaires dans ses rangs ; elle ne sait pour le moment ni quand, ni comment elle pourra les accueillir.

Même silence au sujet des réserves dans l'attente d'un projet de loi attendu pour l'année prochaine.

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