3. Les choix gouvernementaux conduisent à une situation de blocage

A ces difficultés résultant du cadre juridique et des conditions matérielles d'exécution des mesures de reconduite s'ajoutent les difficultés qui ne manqueront pas de résulter des choix gouvernementaux .

La décision gouvernementale de suspendre jusqu'au 24 avril les mesures de reconduites à la frontière aura nécessairement des conséquences sur la suite des procédures.

Elle a placé nécessairement le Gouvernement face à un choix entre deux solutions :

- soit une opération massive d'éloignement d'étrangers non régularisés qui se seraient néanmoins maintenus sur le territoire ;

- soit une " dilution " des mesures de reconduite à la frontière, c'est à dire en pratique une acceptation du maintien des intéressés sur le territoire.


Dans la première hypothèse, les recours gracieux, hiérarchiques et contentieux n'ayant pas de caractère suspensif, les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière à l'encontre d'étrangers non régularisés n'ayant pas quitté le territoire à l'expiration de l'IQF devraient être pris massivement au même moment.

Ce risque serait d'autant plus grand que les préfectures ont eu tendance à traiter en priorité les dossiers présentant le moins de difficultés. Les dossiers examinés en fin de procédure -comme l'ont confirmé les services préfectoraux visités par la commission d'enquête- sont ceux les plus susceptibles de justifier une décision de refus . Dans ces conditions, un grand nombre d'invitations à quitter le territoire devrait être notifiées et expirer au même moment, ouvrant donc la voie à des arrêtés de reconduite à la frontière, sauf instructions ministérielles à venir appelant l'attention des préfets sur l'intérêt de diluer leurs mesures.

Une telle situation ne pourrait que rendre très difficile voire irréalisable l'exécution matérielle des reconduites à la frontière des étrangers non régularisés.

Cette première difficulté serait aggravée par l'absence de tout dispositif spécifique permettant d'assurer l'éloignement des étrangers non régularisés.

Le Premier ministre a, en outre, souhaité écarter d'emblée le recours à des vols spécialement affrétés. Ce choix de principe que ne saurait justifier le bilan de cette pratique dans les années récentes ne peut que contribuer à limiter l'effectivité des mesures d'éloignement.

Les reconduites par les lignes aériennes régulières :
les interrogations des commandants de bord

La commission d'enquête a entendu, le 7 mai 1998, MM. Gérard Nicklaus et Eric Tournaire, commandants de bord à Air France.

A l'invitation de M. Paul Masson, président, M. Gérard Nicklaus a décrit les incidents survenus récemment lors de la reconduite d'étrangers en situation irrégulière par la voie aérienne.

M. Gérard Nicklaus a tout d'abord précisé que les droits et devoirs du commandant de bord étaient définis par le code de l'aviation civile et que les passagers étaient placés sous la responsabilité du commandant de bord dès qu'ils pénétraient dans l'aéronef. Il a fait valoir que les incidents survenus engageaient la sécurité des clients, du matériel et des équipages de la compagnie et qu'ils posaient le problème plus général de la sécurité des vols. Il a souligné que le comportement parfois violent des personnes reconduites pouvait conduire à des dégradations et à des émeutes à bord de l'appareil.

M. Gérard Nicklaus a déploré le comportement des autres passagers qui prenaient fait et cause pour les personnes reconduites alors même qu'ils ignoraient tout de la situation de ces derniers. Il a cité l'exemple d'incidents survenus lors de la reconduite de personnes non admises sur le territoire français, qui n'avaient donc jamais séjourné sur notre sol. Après avoir estimé que les passions étaient aujourd'hui exacerbées, il a souligné que des altercations à bord d'un appareil, lors de la phase d'approche, comme cela s'était produit récemment, mettaient en danger l'ensemble des passagers. M. Gérard Nicklaus a signalé les agressions physiques et verbales dont était parfois victime le personnel navigant commercial, qui n'était dès lors plus en mesure d'assurer la sécurité de la cabine de l'avion. Après avoir attiré l'attention de la commission sur les conséquences dramatiques que pourrait avoir une agression perpétrée à l'encontre d'un des deux pilotes, il a expliqué que le personnel navigant technique devait nécessairement rester dans le cockpit lors d'incidents pendant le vol, attitude qui n'était pas toujours comprise par les passagers.

M. Gérard Nicklaus a mis l'accent sur les problèmes psychologiques et le stress important que pouvaient susciter pour les pilotes des incidents avec les personnes reconduites. Il a considéré que ces incidents pouvaient induire des perturbations dans le déroulement des procédures et un manque de concentration lors d'opérations particulièrement délicates. Il a également dénoncé la pression parfois déstabilisante exercée par les autorités de police pour inciter les commandants de bord à embarquer les personnes reconduites. Après avoir rappelé que certaines personnes reconduites étaient désormais transportées par la SABENA, il a fait état de menaces de boycott de cette compagnie de la part des prestataires locaux qui assurent l'assistance à l'escale dans certains pays africains.

Estimant que la loi devait être appliquée ou alors modifiée, M. Gérard Nicklaus a considéré qu'à défaut les pilotes devenaient les otages de comportements sur lesquels ils n'avaient pas prise. Il a redouté que la sécurité des agents d'Air France devienne très problématique dans certains pays africains, particulièrement au Mali, où ils sont désormais assimilés aux services de police français. Il a regretté que les étrangers clandestins soient parfois qualifiés par les médias de " sans-papiers ", ce qui leur confère un statut de victime, alors qu'ils sont en infraction avec la législation sur le séjour en France. Il a estimé que les passagers des vols dans lesquels se trouvaient des étrangers reconduits pouvaient être influencés par la présentation de ces derniers comme des victimes. Il a considéré que la solution aux problèmes de l'éloignement aérien relevait de mesures politiques et non de solutions techniques telles que l'affrètement de charters.

En réponse à votre rapporteur, M. Eric Tournaire a jugé que certains incidents pouvaient provenir du non-respect des procédures de police prévues pour l'éloignement des personnes reconduites. Il a estimé que les passagers étaient sensibles à la médiatisation et éprouvaient une certaine compassion à l'égard des étrangers reconduits, présentés comme des victimes. Il a considéré que cela expliquait l'hostilité croissante des passagers à l'égard des procédures de reconduite par la voie aérienne. Après avoir déclaré qu'il serait de plus en plus difficile de mélanger dans un même vol des passagers commerciaux et des personnes reconduites, M. Eric Tournaire a suggéré que l'on affrète désormais des vols de l'armée de l'air pour accomplir cette tâche.

En réponse à M. Paul Masson, président, M. Eric Tournaire a affirmé qu'il exprimait le sentiment d'une majorité de commandants de bord. Il a jugé que les mesures transitoires adoptées par Air France et le ministère de l'intérieur au cours du mois d'avril pour régir les reconduites par voie aérienne constituaient des avancées indéniables et que les faits montreraient si elles étaient suffisantes. Il a estimé que les rôles respectifs des services de police et des équipages avaient été bien répartis, même si les manquements aux procédures écrites débouchaient souvent sur des incidents.

M. Eric Tournaire a considéré que l'augmentation du nombre des incidents s'expliquait par la hausse du nombre de reconduites. Il a indiqué que les destinations pour lesquelles se produisait le plus grand nombre d'incidents étaient l'Afrique de l'Ouest, particulièrement Bamako, Douala et Conakry, et la Chine populaire.

Votre rapporteur, souhaitant savoir si de nouveaux incidents pouvaient fonder une nouvelle décision de la compagnie Air France de suspendre les reconduites sur certains vols, M. Eric Tournaire a déclaré qu'il s'agissait là d'une décision du ressort du président de la compagnie. Il a ajouté que les pilotes considéraient quant à eux que l'objectif de la compagnie Air France était de transporter les passagers commerciaux et payants et non des passagers au comportement dangereux.

M. Eric Tournaire a souligné qu'il manquait une réelle volonté politique de protéger les avions à leur arrivée dans les pays de destination. Il a affirmé que l'armée de l'air avait les moyens logistiques nécessaires pour transporter sans difficulté les étrangers reconduits. En réponse à votre rapporteur, qui l'interrogeait sur la façon dont nos principaux partenaires européens traitaient le problème de l'éloignement par voie aérienne, M. Eric Tournaire a indiqué que de nombreux pays, dont le Danemark, les Pays-Bas et l'Allemagne, pratiquaient un éloignement médicalisé des étrangers reconduits, en utilisant tranquillisants et somnifères, sous la surveillance d'un médecin.

M. Gérard Nicklaus a rappelé qu'il n'y avait jamais eu de problèmes lors de reconduites diligentées par d'autres pays européens sur des vols Air France, pour lesquelles chaque reconduit était habituellement escorté de deux policiers. Il a considéré qu'il y avait probablement moins de personnes éloignées sur les lignes régulières dans les autres pays. Il a expliqué que les durées de rétention de personnes en situation irrégulière étaient généralement beaucoup plus longues dans les autres pays européens, ce qui facilitait les éloignements par vols groupés.

Mais en réalité le Gouvernement s'est placé dans la seconde hypothèse, c'est à dire celle de l'acceptation du maintien sur le territoire des étrangers non régularisés.

Devant la commission d'enquête, le 12 mai 1998, M. Jean-Pierre Chevènement a souligné qu'il n'était pas envisageable de reconduire en quelques mois 70 000 personnes supplémentaires . Il a néanmoins fait valoir qu'aucun obstacle physique ne s'opposerait au doublement du nombre actuel de reconduites à la frontière.

Or, le nombre de ces reconduites effectivement exécutées s'établit entre 10 et 12 000 (12 330 mesures d'éloignement exécutées en 1996). Ce chiffre a fléchi au cours des derniers mois à la suite des décisions gouvernementales suspendant les mesures d'éloignement pour des étrangers non régularisés.

Dans ces conditions, même en envisageant un doublement des reconduites sur la base d'un chiffre annuel de 12 000, au maximum 24 000 reconduites seraient assurées. Or ce sont quelque 70 000 étrangers non régularisés qui devront logiquement quitter le territoire auxquels s'ajouteront les quelque 12.000 étrangers reconduits par ailleurs chaque année. Certes, il conviendra de décompter de ce total ceux d'entre eux ayant volontairement rejoint leur pays. Néanmoins, les faibles résultats de la procédure d'aide au retour peuvent faire craindre que ce décompte soit en définitive très limité.

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