Audition de M. Jean-Luc DUVAL,
Président du Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA)

(28 février 2001)

M. Gérard Dériot, Président - Monsieur Duval, je vous remercie d'avoir répondu à notre convocation.

Je vous rappelle que vous êtes auditionné par notre commission d'enquête en tant que président du Centre national des jeunes agriculteurs, le CNJA.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Duval.

M. le Président - Monsieur Duval, la commission d'enquête souhaiterait d'abord savoir ce que vous connaissez de cette affaire et quelle en est votre analyse.

M. Jean-Luc Duval - Permettez-moi au préalable de me présenter. Je suis moi-même agriculteur et éleveur ; j'ai une exploitation de vaches laitières et de jeunes bovins ; je me suis installé dans l'Orne en 1988. Je suis depuis peu, depuis le mois de juin précisément, président du CNJA.

Je vous livrerai donc moins les réflexions d'un dirigeant ou même d'un militant syndical que l'expérience d'un éleveur.

Pour parler des farines animales, cette question cruciale qui se pose dans tout le monde agricole, il nous faut remonter jusqu'aux années 1990.

D'après ce que j'ai pu voir et entendre, la responsabilité propre des agriculteurs ne me semble pas du tout avérée, bien au contraire, et nous avons subi cette crise plus que nous n'en avons été des acteurs.

Pour dire le moins, nous sommes très attentifs au sort qui sera réservé aux actions en justice qui ont été diligentées en différentes régions et nous souhaitons aller jusqu'au bout de ce dossier pour mieux comprendre les mécanismes et désigner des responsables, si tant est qu'il y en ait. Nous sommes, de même, très intéressés par les travaux de votre commission d'enquête.

Il faut dire que le monde agricole vit très mal la suspicion qui pèse sur sa profession, je peux en témoigner en tant qu'éleveur. Je ne dis pas que nous sommes blancs comme neige et vierges de tout, mais de là à jouer avec la santé du consommateur, vraiment, ce n'est pas notre fonction première, laquelle consiste, au contraire, à fournir à la population l'alimentation la plus saine possible.

Après expertise, après analyse du dossier de l'ESB, le monde agricole s'est posé des questions dans les années 1988-1990. La presse spécialisée se faisait alors l'écho de l'existence de problèmes au Royaume-Uni et de décisions prises. Nous avons interrogé les responsables syndicaux de mon département ainsi que l'administration, notamment pour en savoir un peu plus sur ce qui se passait outre-Manche, car si le cheptel bovin était touché, nous pouvions nous poser des questions.

A posteriori, après toute la polémique qui s'est développée, nous constatons que nos amis britanniques avaient découvert cette maladie quelques années auparavant et avaient pris en conséquence des décisions concernant leur territoire, et uniquement leur territoire, sans alerter suffisamment leurs partenaires. A cet égard, la prise de conscience européenne n'a pas été à la hauteur et les précautions prises par le Royaume-Uni n'ont pas été étendues au reste de l'Europe.

Européen convaincu, et pour m'être entretenu avec des spécialistes du prion comme Mme Brugère-Picoux, que vous avez dû auditionner, je ne peux qu'être étonné de constater que les exportations anglaises d'abats en direction de la France ont été multipliées par vingt d'une année sur l'autre, passant de 400 tonnes à 8 000 tonnes ! Autrement dit, on refuse chez soi de consommer des produits pour mieux les exporter dans un pays voisin, qui plus est ami : c'est tout de même dangereux !

Puis ce fut la polémique sur les fameuses farines animales. Au risque de passer pour un rétrograde, je n'ai pas l'impression que nous ayons joué aux apprentis sorciers. J'ai même retrouvé, dans certains traités d'agriculture de mon père, que l'on avait déjà, à l'époque, la préoccupation du recyclage des déchets ; l'utilisation des farines animales en faisait partie. Simplement, nous sommes allés trop loin dans cette voie en utilisant les cadavres. Compte tenu de notre métier d'agriculteur et de la société qui est la nôtre, il était donc normal qu'à un moment donné le problème du recyclage de tous les déchets se pose.

Ce n'est pas aux élus que vous êtes que je l'apprendrai, on ne peut pas se contenter d'entasser les déchets dans un coin et se sentir tranquille avec cette solution : tôt ou tard des problèmes surgissent ; je pense notamment aux boues des stations d'épuration.

Les farines animales ont donc été utilisées pour l'alimentation animale. Cependant, il faut relativiser l'ampleur du phénomène - les pourcentages n'ont jamais été aussi extraordinaires qu'on a pu le dire - et le replacer dans son contexte. D'un point de vue technique et peut-être même, au-delà, politique, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, notre pays et ses voisins européens avaient en quelque sorte décidé, mais de manière moins explicite que cela, de se partager les productions avec les États-Unis : à ces derniers revenaient les productions de protéines azotées, aux Européens, la production d'énergie. La France étant fortement déficitaire en protéines azotées, les farines animales lui ont permis de diminuer un peu ce déficit. On a pu constater une légère accélération de l'utilisation de ces farines au moment de la crise pétrolière de 1973.

Depuis que je suis militant syndical, je vois que les organisations agricoles réclament les moyens nécessaires pour que nous soyons sinon indépendants, du moins, pour ce qui est de la production des protéines azotées, le moins déficitaires possible.

Or, j'imagine que, compte tenu de toutes les conséquences de la crise de l'ESB, un certain nombre de décisions pourraient être prises en faveur de la culture, chez nous, de protéines azotées. Il ne s'agirait pas forcément d'ailleurs d'une monoculture de type soja, car nous pouvons opposer techniquement d'autres solutions à celle-ci, notamment avec la féverole, le pois fourrager ou le lupin.

D'un point de vue tant agronomique que technique, les agriculteurs sont prêts. Les décisions politiques restent à prendre à l'échelon européen, mais il est vrai que l'on ne ressent pas une grande motivation sur le sujet.

Les farines animales ont été interdites le 24 juillet 1990 pour les ruminants, et sans que nous nous y opposions, bien au contraire : s'il y avait un problème, il fallait prendre une décision, tout en sachant que, auparavant, du fait d'un certain flottement, ces farines dorénavant interdites avaient peut-être été utilisées pour l'alimentation des ruminants. Dont acte !

J'ai personnellement vécu, dans les années 1990, c'est-à-dire après l'interdiction des farines animales, les interrogations que ne manquaient pas de susciter chez les agriculteurs les écarts de prix enregistrés entre les farines destinées à l'alimentation des bovins. Et l'on avait bien du mal à nous expliquer de telles différences de prix. En tant qu'ancien président des jeunes agriculteurs de mon département entre 1992 et 1994, et pour avoir siégé au bureau auparavant, j'ai de bons rapports avec les responsables des organismes coopératifs ou privés qui fournissent l'alimentation animale dans ma région. Nous nous sommes rendu compte que, sur certaines parties du territoire, des éleveurs, des agriculteurs se fournissaient en alimentation pour ruminants à des prix inférieurs de quinze à vingt centimes par kilogramme. Syndicaliste agricole, j'ai bien sûr posé la question : si certains peuvent se procurer de l'alimentation moins chère, pourquoi pas moi ? C'est un raisonnement économique simple : pour une exploitation de vaches laitières et de jeunes bovins, il faut 30 à 35 tonnes d'aliments ; avec un différentiel de 20 centimes par kilogramme, vous voyez que cela donne des sommes importantes qui grèvent ou non le revenu de l'agriculteur.

Je n'ai jamais obtenu de réponse satisfaisante et plausible à l'époque. A posteriori, l'analyse que je peux en faire, et elle n'engage que moi même si elle est partagée par d'autres au CNJA, c'est qu'il y a sûrement eu des fraudes, à un niveau ou un autre, dans la production de l'alimentation animale, singulièrement des farines animales. C'est peut-être une supposition gratuite, mais nous nous sommes constitués partie civile pratiquement dans les trente-sept actions en justice diligentées et j'attends beaucoup des décisions judiciaires à venir.

Aujourd'hui, c'est l'explosion avec, en France, la crise de l'ESB et un nombre de cas que l'on a qualifié d'importants, mais qu'il convient de relativiser : avec nos 270 ou 280 cas, contre 180 000 au Royaume-Uni, nous ne sommes pas dans la même situation. Cela n'est cependant pas une raison pour ne plus nous préoccuper de la question.

Nous avons pris un certain nombre de décisions s'agissant du retrait des matériaux à risque, jusque et y compris les farines animales, retrait dont nous avions adopté le principe lors de notre dernier congrès, à Deauville, tout en estimant qu'il était peut-être risqué de rendre cette fois végétariens les cochons et les poulets, qui sont omnivores. Mais, au nom de la protection du consommateur, il fallait aller jusqu'au bout sur un dossier aussi important.

Telle est mon expérience, sans doute retracée de manière un peu décousue, d'agriculteur et de responsable syndical.

M. le Président - Votre intervention était parfaitement structurée et nous vous avons fort bien compris.

M. Jean Bizet, Rapporteur - J'aimerais savoir si, pour vous, les pouvoirs publics ont tardé à prendre des décisions et des réglementations dans la gestion de cette crise de l'ESB et de ses conséquences.

M. Jean-Luc Duval - J'ai vraiment le sentiment qu'il y a eu une période de flottement européen sur le sujet. Certains faits sont avérés aujourd'hui. Enfin, il faut être lucide de temps en temps. Moi, j'ai fait certains rapprochements. Je constate ainsi que le problème est né au Royaume-Uni, là où la viande bovine est d'une importance particulière, comme en Irlande, d'ailleurs. Je constate encore que le commissaire européen chargé de l'agriculture était, à l'époque, M. Ray Mac Sharry, un Irlandais qui a fini sa carrière précisément dans le secteur de la viande bovine. D'où certaines interrogations...

J'ai l'impression, d'une part, que nos amis anglais ont tenté de gérer le problème chez eux, mais sans alerter de façon suffisamment pressante les autorités européennes, d'autre part, que le commissaire chargé de l'agriculture de l'époque n'a peut-être pas pris toutes les précautions qu'il devait.

Quant à l'empressement de la France sur le sujet, il est toujours très facile a posteriori, quinze ans plus tard, de juger, fort des nouvelles connaissances acquises depuis, qu'il aurait fallu prendre telle ou telle décision. Pour revenir à l'exemple que j'ai cité tout à l'heure, nous envoyer par cargos entiers des abats qui étaient interdits à la consommation en Angleterre, cela me paraît un peu problématique, surtout quand on veut construire une Communauté.

M. le Rapporteur - Avez-vous, vous-même ou vos prédécesseurs, alerté les pouvoirs publics et les différents ministères concernés ? Y aurait-il eu des échanges de courriers que vous pourriez retrouver dans les archives du CNJA ?

M. Jean-Luc Duval - Tout à fait !

Nous changeons de président tous les deux ans, vous voyez le nombre de présidents que cela donne si l'on remonte si loin dans le temps. Il faudrait faire des recherches dans les archives pour vérifier si nous avons alerté de manière effective les pouvoirs publics.

M. le Président - Je pourrais vous le demander.

M. Jean-Luc Duval - Je peux m'engager à faire cette recherche dans ce que nous pouvons avoir comme archives au CNJA et produire devant vous, le cas échéant, des courriers et autres documents.

M. le Président - Par exemple.

M. Jean-Luc Duval - Je pourrais interroger mes prédécesseurs pour savoir s'ils ont souvenir d'avoir formulé des interrogations. Oui, je peux le faire.

M. le Président - Alors, je vous le demande officiellement. (Sourires.)

M. le Rapporteur - A la faveur de la crise de l'ESB, quelle analyse faites-vous d'une part de la réorientation de l'élevage bovin français et de l'agriculture au sein de la politique agricole commune et, d'autre part, de cette politique ?

M. Jean-Luc Duval - D'après mon expérience et celle de mes aînés, je peux dire que nous avons vécu, entre le début et la fin du XXe siècle, une évolution bien plus rapide que celle qui avait été constatée entre le Moyen Age et la fin du XIXe siècle. Rien n'avait changé, alors, et le soc de la charrue était simplement non plus en pierre mais en bois et la traction animale prévalait toujours. Au contraire, depuis le début du siècle dernier, nous vivons une immense révolution et nous sommes toujours en évolution. Alors, à ceux qui pensent que nous sommes des attardés qui ne prennent pas en compte ces évolutions, je dis, moi, au contraire, que nous ne faisons qu'évoluer.

J'ai du mal à accepter que l'on jette le bébé avec l'eau du bain. Ne nous a-t-on pas demandé, peut-être pas explicitement, mais tout de même, d'assumer des situations de crise, notamment après la guerre, quand la France n'était pas autosuffisante du point de vue alimentaire ? Il semble que l'on a un peu oublié ce que nous avons réussi à faire.

Je reviens du Japon, car j'ai la chance, du fait de mes responsabilités syndicales, de pouvoir aller à droite et à gauche. Il faut savoir que le Japon n'est autosuffisant que pour 40 % et importe 60 % de ses besoins alimentaires, ce qui veut dire que le Japon sait encore ce que signifie le mot « pénurie ». Voilà pourquoi il cherche à développer son agriculture. Nous, en France, nous avons oublié que, à un moment donné de notre histoire, le problème était de donner à manger à tout le monde. Il est bon de le rappeler régulièrement.

Quant à ce que l'on pourrait appeler les « nouvelles attentes de la société », je constate l'écart qu'il y a entre les pratiques culturales d'aujourd'hui et ce que j'ai appris à l'école dans les années 1980, ne serait-ce qu'en termes de techniques agricoles.

Aujourd'hui, les préceptes de l'époque nous semblent erronés, mais c'est qu'ils ont été modifiés au fil du temps. Peut-être que, par rapport à des sujets aussi cruciaux que l'environnement, l'action des agriculteurs n'a pas forcément été exemplaire, mais songez qu'il fallait faire avec les connaissances de l'époque.

Je prends régulièrement l'exemple de ce professeur de phytotechnique qui, dans les années 1980, nous recommandait, pour détruire le chiendent dans le maïs, d'utiliser de l'Atrazine à raison de 8 à 10 kilogrammes. Eh bien, aujourd'hui, le dosage réglementaire est de 1,5 kilogramme, parce que l'on s'est rendu compte qu'avec l'effet de lessivage on retrouvait du produit dans la nappe phréatique. Et c'était pourtant une préconisation technique d'un professeur.

Cela étant, tous les efforts qui sont faits aujourd'hui n'auront pas de répercussions immédiates sur l'environnement. C'est la période critique que nous traversons. Pour les rencontrer régulièrement, je vois que les jeunes sont très sensibilisés et ont envie de bien faire leur métier et d'être exemplaires, mais tout ce qui se fait à l'heure actuelle n'aura de répercussions sur l'environnement que dans quelques années. Il faut compter avec le temps de réponse de la nature : il ne suffit pas, comme dans un véhicule, de donner un coup d'accélérateur !

Je ne suis pas contre une certaine réforme. En revanche, je suis très inquiet, à la suite de ce qui s'est passé avant hier soir, de constater que l'on est en train de renationaliser la politique agricole commune. Pour la France, c'est dommage et cela m'inquiète beaucoup. Certains pensent que nous sommes en surproduction structurelle. Mais je rappelle qu'au mois de septembre dernier, et les cours l'ont montré, notamment pour la viande bovine, nous avons peut-être connu une sous-production. Je suis vendeur de vaches de réforme et de jeunes bovins et je peux vous dire que lorsque l'on posait la question, on nous répondait qu'il ne fallait pas se plaindre. Quand on connaît les paysans, on sait qu'une telle réponse veut dire que la situation n'était pas trop mauvaise.

Donc, au départ, nous n'étions pas du tout en complète surproduction. Maintenant, de cette situation conjoncturelle, va peut-être naître une situation cette fois structurelle si les consommateurs changent durablement leurs habitudes alimentaires.

Voilà pourquoi nous nous posons des questions quand on en appelle à la diminution importante de la production agricole.

Cela concerne le devenir des producteurs, et notre structure se bat pour l'installation des paysans ; cela concerne également l'industrie agroalimentaire, qui est source de renom national et international pour la France. J'ai le sentiment de ne pas apporter beaucoup de réponses.

Certes, il faut évoluer, mais j'ai du mal à croire en un virage à 180° pour ce qui concerne la production agricole. Notre réflexion vise à inscrire la politique agricole commune et ses réorientations dans le temps ; il en sera question lors du congrès du mois de juin.

En effet, comment imaginer que les jeunes s'investissent dans une démarche systématiquement fondée sur des aides de prix et des compensations économiques que certains nomment « primes », d'autres « subventions » ? Il est d'ores et déjà difficile d'expliquer cela au grand public et aux médias, mais qu'en sera-t-il dans dix ans ou dans quinze ans quand il faudra expliquer que le prix est un prix mondial assorti de compensations pour permettre aux producteurs de s'en sortir ?

Nous appelons de nos voeux une politique des prix. Mais si nous relançons une telle démarche au plan national et européen, il faut à mon sens associer l'OMC à la réflexion. Il faut savoir utiliser les mots qui fâchent la profession, à d'autres endroits, et parler de temps en temps de baisse de production.

Je connais bien le secteur laitier. Même si nous avons beaucoup diminué le nombre des producteurs de lait, il y en a encore 130 000 en France. C'est le secteur qui connaît le plus grand nombre d'installations. J'ai régulièrement des contacts avec mes collègues européens, notamment les jeunes, qui s'étonnent que nous puissions maintenir une filière laitière dynamique en France avec de jeunes agriculteurs. Anglais et Allemands s'interrogent en effet sur la pérennité de leur filière, qui compte de nombreux producteurs âgés de plus de 40 ans et qui ont peut-être moins envie d'accélérer la dynamique.

Par ailleurs, pourquoi vouloir opposer l'agriculture biologique à l'autre système d'agriculture ? Je suis normand, je ne suis donc pas un homme d'opposition, et je préfère poser le problème en ces termes : comment faire évoluer l'ensemble de l'agriculture ? Le CNJA mène une réflexion approfondie sur l'agriculture raisonnée. Ce type d'agriculture ne modifiera pas de manière très importante les pratiques des agriculteurs, même si des efforts sont à faire, mais cela permettra peut-être d'expliquer au public la production agricole. Je me trouvais au salon de l'agriculture la semaine dernière et j'ai remarqué que la discussion avec les visiteurs permettait de lever un certain nombre d'incompréhensions.

M. le Rapporteur - Précisément, le concept de l'agriculture raisonnée est-il partagé par vos homologues européens, jeunes agriculteurs ?

M. Jean-Luc Duval - Par les jeunes agriculteurs, oui.

Si vous demandez à des gens qui ont été incités à prendre une direction de révolutionner leur démarche, la réponse ne sera pas rapide. En revanche, la pression est très forte sur les jeunes agriculteurs, leur métier, la façon de produire. Il suffit de participer à un repas où il n'y a pas que des agriculteurs, à des réunions diverses, pour s'en rendre compte. Pour vivre heureux vivons cachés, telle n'est pas la devise du CNJA. Nous préférons être fiers de notre métier et aller au contact du public. Les jeunes sont prêts à relever le défi, encore faut-il leur en donner les moyens.

De ce point de vue, nous allons devoir batailler avec les pouvoirs publics, mais également avec nos partenaires de la filière que sont les transformateurs, la grande distribution et les consommateurs. Nous menons une opération - Terre Attitude - qui réunit les acteurs de la filière agricole, de la filière agroalimentaire et de la grande distribution. La semaine dernière, nous sommes parvenus à rédiger un communiqué de presse commun avec l'UFC-Que choisir - ce qui n'est tout de même pas simple - sur le concept de l'agriculture raisonnée. Si cela vous intéresse, je peux vous le faire parvenir.

M. le Rapporteur - Ne pensez-vous pas que l'avenir de la filière de la viande bovine passe par une diminution du nombre des intermédiaires entre l'éleveur et le consommateur ? En effet, les éleveurs, comme les consommateurs urbains qui s'approvisionnent maintenant majoritairement dans les boucheries de quartier, sont révoltés de constater que la baisse du prix de la viande, de sept à dix francs au kilo, n'est pas répercutée en fin de chaîne.

M. Jean-Luc Duval - Nous cherchons à savoir comment cela se passe.

M. le Rapporteur - Nous auditionnerons M. Bedier. Pour autant, menez-vous une réflexion sur le raccourcissement de la filière ? Comment cela vous semble-t-il possible ?

M. Jean-Luc Duval - Compte tenu de la masse de viande bovine qui est produite, il ne me semble pas possible de ne faire que de l'élevage en circuit court. Cependant, un certain nombre de mes collègues imaginent la vente de la viande par Internet. Cela peut être une solution personnelle, mais j'ai du mal à croire que la population agricole y recoure majoritairement.

En revanche - et là nous faisons un peu tache au sein de la profession, mais c'est aussi notre rôle - nous devrions saisir l'occasion de cette crise pour mettre au clair la filière agricole et la filière de la viande bovine. Si nous parvenions au même degré d'organisation que dans la filière laitière, ce serait une révolution ! Cela suppose que les producteurs prennent des responsabilités qu'ils ne sont pas prêts à assumer.

Le lait doit être détruit rapidement alors qu'on peut attendre deux à trois semaines avant de vendre une vache et en négocier le prix. C'est cela que nous aimerions voir changer dans le monde des producteurs. Je souhaite vraiment que nous puissions nous réunir autour d'une table pour clarifier la situation et, en disant cela, je ne me fais pas que des amis.

Récemment, un certain nombre d'actions syndicales ont été menées par nos adhérents exaspérés par les intervenants de la filière. Or, j'ai rencontré hier un restaurateur qui dit travailler dix-sept tonnes de viande par jour et qui jure ses grands dieux qu'il n'arrive pas à s'approvisionner sur notre marché. Dans un pays qui compte vingt millions de bovins, aller chercher hors des frontières de la viande bovine me laisse perplexe. Je vais pouvoir interroger des transformateurs sur le sujet.

M. Paul Blanc - Une question pratique. Combien de temps se garde un sac d'aliment pour le bétail ?

M. Jean-Luc Duval - Personnellement, je n'achète pas d'aliment en sac, mais en vrac. Pour mes jeunes bovins, je remplis un silo de quatre tonnes d'aliment environ tous les deux mois. En ce qui concerne les vaches laitières, pour l'alimentation concentrée - protéines énergétiques - j'utilise mes céréales d'une campagne sur l'autre ; pour les produits azotés, j'utilise un aliment d'hiver et un aliment d'été.

M. Paul Blanc - C'est une rotation très rapide ; il est donc peu probable que des sacs d'aliment aient été stockés et utilisés beaucoup plus tard.

M. Jean-Luc Duval - Je ne le crois pas. Le paysan est d'un naturel assez intéressé et, le stock, c'est de l'argent qui dort.

M. Paul Blanc - S'agissant de la traçabilité des aliments pour le bétail, vous semblez soupçonner un trafic de farines animales. Pouvez-vous citer des faits précis ?

M. Jean-Luc Duval - Non, je m'interrogeais. Quand on met des données bout à bout, on peut tirer des conclusions. Nous n'avions pas connaissance, entre 1990 et 1996, du fait que certains producteurs d'aliments utilisaient des farines animales. Les chiffres sont là : on a augmenté très fortement notre achat de farines animales en Belgique, par exemple, alors que ce pays n'a pas doublé sa capacité de production.

M. Paul Blanc - Qui est « on » ?

M. Jean-Luc Duval - Certains intervenants.

M. Paul Blanc - Est-ce que ce sont des éleveurs qui fabriquent leur aliment à la ferme ou bien des intermédiaires ?

M. Jean-Luc Duval - Ceux qui fabriquent les aliments à la ferme travaillent des matières premières telles que des tourteaux de colza, de soja ou des mélanges de céréales produites sur l'exploitation. Je ne connais pas de gens qui achetaient directement des camions de farines animales. Avant l'interdiction, nous savions qu'il y avait des farines animales dans l'aliment du bétail, nous l'apprenions même à l'école : les tables de calcul des rations faisaient état des valeurs énergétiques des farines animales. Cela n'était pas caché sous le manteau.

M. Paul Blanc - C'était légal.

Et pour ce qui concerne les fabricants ?

M. Jean-Luc Duval - J'ai un doute.

M. le Président - Vous évoquiez tout à l'heure les importations de Belgique. Avez-vous des témoignages, des écrits, car nous ne disposons pas forcément des mêmes chiffres que les vôtres ?

M. Jean-Luc Duval - C'est un recoupement de ce qu'on a pu voir ici ou là, de chiffres qui ont été publiés notamment dans la presse et de ce qu'on a pu entendre. Certains vous donneront peut-être des documents relatifs aux saisies de douane ; il y a matière à s'interroger. Je n'ai pas de documents à produire sur le sujet, je fais plutôt état d'une ambiance. Mais il est un fait que des aliments pour bovins de valeur alimentaire de même nature étaient proposés avec un différentiel de prix. Comment ne pas s'interroger ?

M. Paul Blanc - Cela n'a jamais été expliqué ?

M. Jean-Luc Duval - Non, et j'attends beaucoup des actions en justice et des travaux qui seront menés car j'ai besoin de savoir.

M. le Rapporteur - Y aurait-il dans les archives du CNJA une liste des entreprises qui proposaient aux agriculteurs des aliments à des prix inférieurs de quinze à vingt centimes ?

M. Jean-Luc Duval - Non.

M. Paul Blanc - Avez-vous l'impression - ou la certitude- que les coopératives qui fabriquaient des aliments étaient plus attentives qu'on ne pouvait l'être dans le secteur marchand privé ?

M. Jean-Luc Duval - Bonne question. Il y avait certainement plus de pression de la part des agriculteurs sur les coopératives pour un sujet aussi important que celui-là.

M. Paul Blanc - Cela les aurait incitées à être plus regardantes ?

M. Jean-Luc Duval - Oui. Certains responsables de coopératives sont également des paysans, ce sont nos copains, nos voisins, les choses vont plus vite, on en parle un peu plus...

M. Paul Blanc - Autrement dit, à partir du moment où vous vous posiez des questions sur ce qui se passait en Angleterre, les agriculteurs auraient pu mettre en garde les coopératives...

M. Jean-Luc Duval - Oui. Certains responsables de coopérative nous disent a posteriori n'avoir jamais décidé de tomber dans ce panneau-là.

M. Jean Bernard - La concurrence aidant, il fallait que tout le monde s'aligne sur les prix.

M. Jean-Luc Duval - C'est clair. Étant coopérateur, je demandais à mon fournisseur pourquoi je payais vingt centimes de plus que les autres.

M. le Président - Mes chers collègues, avant de conclure, je souhaiterais poser une dernière question.

S'agissant de l'avenir de la profession d'agriculteur, auriez-vous rédigé quelque document que vous pourriez nous communiquer ?

M. Jean-Luc Duval - Tout à fait. Sachez que les jeunes sont soucieux de leur avenir.

M. le Président - Nous attendons donc les différents documents que nous vous avons demandés et nous vous remercions de votre témoignage.

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