Audition de M. Jérôme BÉDIER, Président de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD), accompagné de Mme Géraldine POIVERT

(28 février 2001)

M. Gérard Dériot, Président - Monsieur Bedier, je vous rappelle que vous êtes auditionné dans le cadre de la commission d'enquête du Sénat sur le problème des farines animales, élargi à la propagation de l'ESB sur les bovins, et que je dois à ce titre vous faire prêter serment après vous avoir rappelé les dispositions permettant le fonctionnement de cette commission d'enquête.

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Bédier et à Mme Poivert.

M. le Président - Dans un premier temps, je vais vous laisser la parole pour que vous nous disiez, vu de votre côté, ce que vous savez et les conséquences que ce problème a pu entraîner, après quoi nos collègues vous poseront les questions qu'ils souhaitent pour éclaircir leur jugement.

M. Jérôme Bédier - Merci, monsieur le Président. Nous avons, comme beaucoup d'acteurs économiques, découvert l'ampleur du problème de l'ESB au moment de la première crise de 1996. C'est à ce moment-là que nous nous sommes retrouvés affectés directement dans notre activité et que nous avons entrepris, tout d'abord, de nous documenter sur la situation scientifique et les informations qui étaient disponibles.

Nous avons créé, en avril 1997, un service d'information alimentaire assorti d'un comité scientifique qui nous a permis d'exercer une sorte de veille pendant l'ensemble de cette crise et nous avons été amenés, à cette occasion, à nous exprimer de temps en temps sur la situation de la viande bovine et sur les mesures qui y étaient liées.

Nous l'avons fait d'ailleurs en faisant appel, le cas échéant, à des personnalités extérieures. C'est ainsi que Mme Brugère-Picoux est venue à plusieurs reprises devant nos spécialistes et notre comité scientifique pour nous faire part de ses observations et de ses connaissances.

Au plan interne de notre Fédération, c'est notre comité "qualité" qui a suivi la crise bovine. Il s'agit d'un comité composé de tous les responsables qualité, qui sont souvent des vétérinaires, des gens qui suivent l'ensemble des questions de qualité à l'intérieur des enseignes, avec l'appui de notre comité "viande", qui suit plus particulièrement les questions liées au marché de la viande bovine.

Voilà, en gros, l'architecture des organes amenés à travailler sur cette question.

Qu'avons-nous fait ou entrepris à ce sujet ? Notre position est de dire que nous avons besoin d'un maximum d'informations sur la crise pour prendre, dans nos entreprises, les mesures les plus adaptées mais que, bien sûr, nous ne pouvons pas avoir de pensée scientifique autonome par rapport à ce que disent les pouvoirs publics, c'est-à-dire que nous nous calons de manière précise sur ce que les pouvoirs publics disent et dictent et que notre priorité est évidemment de faire en sorte que ce que disent les pouvoirs publics, en particulier ce qu'ils demandent aux commerçants, qui sont à l'aval de la filière, soit véritablement mis en oeuvre dans les magasins.

C'est ainsi que nous avons été amenés à travailler sur cette question dans le cadre des cahiers des charges qui sont mis en place entre les enseignes, certains producteurs et certains transformateurs et à faire en sorte que ces cahiers des charges soient le plus possible actualisés en fonction des informations qui existaient.

S'agissant des farines animales, nous avons été finalement amenés à intervenir sur ce sujet, en particulier sur un aspect latéral mais important : le problème du financement. En effet, nous avons enregistré les décisions qui ont été prises. La première l'a été en 1990, avant même la sensibilité qui existe maintenant sur ce sujet, et la suivante a été prise en 1996 pour le retrait des matériaux à risques spécifiés. C'est finalement par le biais financier et budgétaire que nous nous sommes trouvés mêlés assez directement à l'opération, puisque c'est à ce moment-là que le gouvernement de l'époque a décidé de mettre en place une taxe d'équarrissage qui nous paraissait présenter beaucoup de problèmes, parce que nous considérions --et nous considérons d'ailleurs encore--, d'une part, que cette taxe d'équarrissage avait tendance à déresponsabiliser l'amont en faisant payer par l'aval, c'est-à-dire, en définitive, le consommateur, l'essentiel des charges liées à l'élimination des carcasses et au problème du processus des farines et, d'autre part, que nous ne bénéficiions pas, dans ce domaine, d'une suffisante visibilité sur la façon dont fonctionnait le service public de l'équarrissage qui a été institué à l'époque.

Nous avons d'ailleurs milité pour dire qu'il fallait un système plus ouvert qui ne bénéficie pas de manière directe d'une fiscalité propre. Cela s'est traduit par l'article 3 de la loi instituant le service public de l'équarrissage, article dans lequel on dit qu'il faut un rapport tous les ans pour donner toutes les informations sur la mise en oeuvre de ce service public. Ce rapport, à ma connaissance, est sorti une année, début 1999 sur l'exercice 1998 et, depuis, nous avons eu assez peu d'informations. Nous avons donc dit que cette façon de calculer une fiscalité pour l'équarrissage nous paraissait problématique et dangereuse.

C'était le premier épisode : celui de 1996.

En ce qui concerne la crise de l'année dernière, nous avons été parmi les derniers à prendre position, en tant que profession, sur l'élimination des farines animales de l'alimentation. Nous avons en effet considéré longtemps que les mesures édictées par le gouvernement, c'est-à-dire les mesures de précaution pour le traitement des farines, d'une part, et l'interdiction absolue d'utiliser les farines dans l'alimentation des herbivores, d'autre part, suffisait à garantir à nos consommateurs une sécurité alimentaire nécessaire.

Nous avons été obligés de constater qu'il y avait un tel doute sur l'application réelle de la mesure édictée en 1990 qu'il fallait que nous changions un peu de position. Les premiers qui l'ont fait, d'ailleurs --cela nous avait un peu surpris à l'époque--, sont les industriels et l'ANIA, c'est-à-dire l'industrie agroalimentaire, qui ont dit en juin 2000 : " il faut interdire les farines animales dans tous les types d'alimentation des animaux".

Nous avons dit qu'il était dangereux de le dire parce que cela signifiait que nous n'étions pas sûrs que les contrôles sont véritablement appliqués. Si c'est un problème de contrôles inappliqués, il vaut mieux faire les contrôles et appliquer la réglementation, dès lors que l'on considérerait que des farines traitées pourraient continuer à servir à l'alimentation d'autres animaux que les herbivores.

Finalement, nous avons eu l'addition des cas de vache folle naïfs avec, à chaque fois, un communiqué ou des commentaires tendant à indiquer que c'était sans doute la contamination croisée qui expliquait les cas. Tout cela a abouti à une crise de confiance, à notre avis assez compréhensible, de l'opinion. C'est pourquoi on a fini par se dire qu'il valait mieux prendre une mesure drastique et éliminer les farines animales avec le risque que cela comportait, dans la mesure où on émettait un doute sur l'application des mesures qui avaient été prises dans le passé.

C'est ainsi qu'après que l'ANIA eût rappelé (tout cela s'est passé au CIAL, comme vous le savez), le lundi, qu'elle souhaitait l'interdiction des farines, que l'une de nos grandes enseignes, Carrefour, eût dit le mardi qu'elle souhaitait que les farines animales n'entrent pas dans l'alimentation et que le président de la République eût dit le mercredi qu'il fallait prendre cette mesure, nous avons en quelque sorte confirmé cette position dans une interview aux Echos qui est intervenue peu de temps après.

Voilà la position que nous avons prise. Nous avons eu le sentiment que l'absence de garanties suffisantes sur les contrôles, cette remarque valant aussi pour la non utilisation ou l'élimination des matériaux à risques spécifiés, nous obligeait à prendre une mesure qui avait un impact lourd et qui, en outre, avait l'inconvénient de donner l'impression aux Français que les mesures de sécurité alimentaire n'avaient pas été véritablement respectées dans le passé.

La question qui est posée aujourd'hui est de savoir comment les choses peuvent se passer. La seule remarque que je ferai, parce que l'interdiction est provisoire --elle doit durer six mois mais elle durera vraisemblablement plus longtemps--, c'est qu'il faudrait éviter, après avoir banni les farines animales de l'alimentation, d'avoir des circuits de farines insuffisamment contrôlés. Il faut que l'on puisse, d'une part, continuer à traiter les farines pour que des éléments contaminants ne puissent pas continuer à se promener d'une manière ou d'une autre dans la nature et, d'autre part, avoir une traçabilité complète des farines, quelle que soit l'utilisation finale, même si on en revient, un jour, à les utiliser dans un processus alimentaire dès lors qu'il y aurait un consensus des scientifiques pour le faire.

Voilà la position que nous avons prise.

Nous avons également été amenés à intervenir à nouveau sur la taxe d'équarrissage. Pour être francs, nous avons été franchement déçus par la décision prise à cet égard et le Sénat connaît bien le débat puisqu'il a voté à deux reprises contre l'augmentation de la taxe d'équarrissage dans sa nouvelle forme. En effet, il nous est apparu totalement inadéquat de multiplier par plus de trois le produit de la taxe d'équarrissage à un moment où il fallait recréer la confiance des Français à l'égard de la viande. Ce n'est pas en créant un impôt de 4 % sur la viande, à comparer avec une TVA de 5,5 %, que l'on allait contribuer à recréer la confiance chez les Français, d'autant plus qu'il s'agissait à notre sens d'une question de santé publique qui devait être financée par le budget général du pays.

Par ailleurs, on ne dispose aujourd'hui d'aucune visibilité sur le circuit des farines, la rentabilité et la façon dont on peut recréer un processus industriel de valorisation ou d'utilisation des farines. On voit des articles sur ce point dans les journaux. Certains disent que l'on peut les brûler et que cela a un pouvoir calorifique considérable ; d'autres disent que cela coûte 2 milliards...

En tout cas, nous, opérateurs économiques qui nous nous retrouvons mêlés à l'impôt qui est prélevé, n'avons aucune visibilité sur le coût réel de ce processus et de son optimisation. En effet, nous sentons bien que si on crée une fiscalité pérenne, cela ne pousse pas à une forme d'optimisation, y compris si on veut avoir un usage énergétique des farines animales.

Nous avons donc dit de manière très claire qu'il nous paraissait extrêmement contre-productif, dans la période transitoire que nous traversons, de créer une fiscalité définitive. C'est malheureusement ce qui a été fait, avec le paradoxe que la taxe est finalement reversée au budget général. En effet, si elle avait été reversée, comme c'était le cas dans le passé, au CNASEA, pour financer les farines animales, elle aurait été manifestement anticommunautaire. On a donc créé une taxe de 4 % sur les produits de viande pour alimenter le budget général. Je pense que l'on aurait pu essayer de trouver une autre solution pour essayer de conforter la filière bovine.

Nous ne contestons pas qu'il puisse y avoir des coûts, car il faut absolument que ce problème des farines animales soit réglé, mais si on doit financer certains coûts, il faut le faire, premièrement, sur la base de données scientifiques et techniques précises permettant d'ajuster véritablement les coûts, deuxièmement, sur le fondement d'un contrôle extrêmement précis de ce que serait un service public de l'équarrissage ou de l'élimination des farines et, troisièmement, sous la forme d'une fiscalité qui devrait, comme il s'agit d'un problème de santé, dépendre du budget général et non pas d'une fiscalité propre sur le produit.

Voilà, monsieur le Président, ce que je voulais dire pour commencer. Je m'en tiendrai là pour respecter le délai avant de répondre à vos questions.

M. le Président - Merci. Le problème de la crise de l'ESB a eu forcément un impact considérable sur l'activité de l'ensemble des commerces. Quel impact réel sur les chiffres d'affaires a eu cette crise de la fin de l'année dernière ?

M. Jérôme Bédier - Nous avons perdu, en chiffre d'affaires, 50 %, en gros, entre octobre et début décembre ; nous sommes remontés début décembre, nous sommes redescendus en janvier et nous sommes actuellement à environ - 25 % pour la viande bovine. Cela dit, il y a des effets de report sur d'autres productions. En gros, nous chiffrons la perte de nos enseignes, globalement, pour l'année 2000, à plusieurs centaines de millions de francs, entre 500 et 800 millions de francs. Une seule enseigne a perdu 80 millions de francs, en affectant les frais fixes que nous sommes tenus d'affecter. Ce sont des montants considérables.

Aujourd'hui, nous sommes inquiets sur l'évolution de la consommation, comme nous l'avons dit à plusieurs reprises au ministre de l'agriculture. En effet, la meilleure manière de financer cette crise est de recréer de la consommation, c'est-à-dire de recréer de la confiance. Or nous avons le sentiment que les conditions ne sont pas encore réunies pour que la confiance soit au rendez-vous, et ce pour une raison essentielle : la difficulté que nous avons, dans cette crise, à réunir tous les partenaires autour de la table et à les faire parler d'une même voix, avec un même objectif et sur un même sujet : le produit.

Les Français n'attendent pas qu'on leur parle du financement des agriculteurs ou des dernières hypothèses de tel ou tel chercheur anglais ou américain ; ils attendent qu'on leur dise : "voilà le produit qu'on vous présente et voilà ce qu'on a fait pour répondre aux questions qui ont été soulevées au cours des semaines précédentes". Malheureusement, nous avons un mal fou à y arriver.

Dans l'interview des Echos auquel j'ai fait allusion tout à l'heure, j'ai dit publiquement que l'interprofession ne fonctionnait pas et c'est le cas encore aujourd'hui, c'est-à-dire que nous assistons à une série d'effets d'annonce individuels. On a vu récemment apparaître des logos dont personne n'avait véritablement discuté auparavant ; on a vu apparaître, au cours d'un congrès récent, une charte de l'élevage que l'on connaît plus ou moins mais qui n'a pas été véritablement discutée ; on a vu l'initiative de tel ou tel syndicat pour prendre telle ou telle mesure d'élimination des animaux.

Bref, les Français sentent qu'il y a une assez forte cacophonie de l'ensemble des acteurs et c'est un point auquel nous sommes particulièrement sensibles. Tout notre effort serait donc d'arriver à mettre sur pied, pour que ce soit en application d'ici l'été, un système très simple mais très coordonné consistant à dire aux Français : "on s'est mis d'accord, pour vous garantir, par des voies de contrôle, non seulement que les réglementations sont appliquées mais que toutes les bonnes pratiques que nous connaissons sont mises en oeuvre pour l'ensemble des produits", ce qui suppose de mettre en place un nouveau logo ou cahier des charges qui serait une sorte de "VBF plus" avec des contrôles de tiers.

Cela suppose aussi que l'on ait une politique claire et explicite sur les prix de la viande bovine qui, aujourd'hui, son réellement la bouteille à l'encre. Certains disent qu'il faut absolument ne pas baisser les prix, sans quoi c'est la catastrophe, et d'autres disent qu'il faut absolument les baisser, sans quoi le marché ne reprendra pas. Certains disent qu'il y a trop de marges et d'autres qu'il n'y en a pas assez, etc. Il y a aussi le problème, assez difficile à résoudre, des valorisations ou covalorisations de l'animal, qui peut baisser en vif mais dont le rumsteck, celui du même animal, peut augmenter parce que le reste n'est pas valorisé.

Bref, il faut arriver à trancher une série de problèmes sur les prix. Nous l'avons dit à M. Glavany et à M. Patriat à la table ronde sur les tests d'ESB au mois de janvier et il faut vraiment une politique claire sur les prix. Soit on fait comme les Anglais qui ont dit : "on baisse de 20 à 30 %" et on explique cela aux Français, soit on fait autre chose, mais on le dit.

Certaines de nos enseignes ont essayé de faire des promotions au mois de décembre et ont vendu de la viande à -- 25 ou - 30 %. Cela n'a pas marché du tout parce que, lorsque le consommateur, qui n'a pas été informé de manière collective, voit arriver dans le magasin une viande à - 25 ou - 30 %, il se demande ce qu'on est en train de lui vendre et où on est allé chercher le produit en question. Quand on lui dit : "c'est exactement la viande que vous aviez deux mois avant, mais comme les prix ont baissé, on vous la vend moins cher", il n'achète pas. S'il n'y a pas une information collective, c'est très difficile à gérer.

Voilà où nous en sommes. Les chiffres restent bas et nous sommes dans une période où nous pensons que, s'il n'y a pas de sursaut, nous risquons d'avoir des comptes d'exploitation durablement affectés.

M. le Président - Vous parlez de 800 millions de pertes sur 2000, mais cela se rapporte à quel chiffre d'affaires total ?

M. Jérôme Bédier - Nous représentons environ 70 % de la commercialisation de viande.

M. le Président - Cela ne nous donne pas le chiffre.

M. Jérôme Bédier - Je ne l'ai pas à l'esprit. Pour nous, cela représente beaucoup.

M. Paul Blanc - Combien représente la taxe d'équarrissage ?

M. Jérôme Bédier - Elle a un rapport prévu de 3,5 milliards de francs environ. Elle a la caractéristique de porter sur tous les achats de produits à base de viande. Si vous avez une pizza dans laquelle il y a 5 % de viande, on paie la taxe d'équarrissage sur la pizza, donc y compris sur le reste. Cela dit, nous pourrons vous fournir le chiffre que vous demandez.

M. le Président - Nous souhaitons l'avoir.

M. Paul Blanc - Si je vous ai bien compris, aujourd'hui, en ce qui concerne la viande, la loi du marché ne joue plus.

M. Jérôme Bédier - La loi du marché joue d'une certaine façon, dans la mesure où les clients ont eux-mêmes arbitré, en fonction de l'image qu'ils se font de la sécurité de tel ou tel produit, pour certains types de production. Ils ont arbitré pour d'autres viandes que la viande bovine et, au sein de la viande bovine, ils ont arbitré, pour résumer les choses, plus vers de l'allaitant et du jeune bovin.

On voit bien que tout ce qui est signe de qualité, filières tracées, allaitant, etc. a eu des chiffres d'affaires qui ont plutôt augmenté, avec d'ailleurs une certaine difficulté à trouver du produit, et qu'en revanche, la vache laitière, qui a de très bonnes qualités gustatives et qui est l'un des produits classiques que les Français consomment, a perdu beaucoup de part de marché.

M. Paul Blanc - En matière de prix, elle n'a pas baissé.

M. Jérôme Bédier - Dans les magasins, elle a légèrement baissé.

M. Paul Blanc - C'est d'ailleurs ce que vous reprochent les éleveurs en disant : "nous ne pouvons pas vendre notre production et, parallèlement, sur l'étal, elle n'a pas baissé d'un centime".

M. Jérôme Bédier - Nous disons aux éleveurs que, d'une part, il ne faut pas comparer directement le prix du vif et le prix du bifteck, parce que lorsqu'on ne vend plus les avants, que le steak haché est à moins de 40 %, que l'on ne vend plus les abats (qui représentaient, pour certains, une valorisation importante) et que les farines deviennent une source de coûts au lieu d'être une source de vente, il peut arriver dans certains cas que le prix du vif baisse alors que le prix "prêt à découper", comme on dit, que l'on achète pour le vendre dans les magasins, n'a pas véritablement baissé.

M. Paul Blanc - C'est très difficile à faire comprendre aux consommateurs français.

M. Jérôme Bédier - Oui, mais nous sommes en face de produits avec des co-valorisations et il faut bien que le consommateur puisse le comprendre. C'est pourquoi il faut faire de la pédagogie ensemble. Si on dit aux consommateurs français : "vous allez vous faire arnaquer si vous allez acheter de la viande parce qu'ils vous ont fait des marges", ce n'est pas ce qui fera remonter la consommation. On a plutôt intérêt à nous mettre d'accord --c'est ce que nous disons aux agriculteurs-- sur un niveau de prix et à en discuter entre nous plutôt que sur la place publique.

Je pense qu'aujourd'hui, si on décide de le faire, on pourrait baisser les prix de certaines catégories de bovins, notamment de certaines vaches laitières, de manière drastique. C'était d'ailleurs l'une des hypothèses de la discussion qui s'est conclue à Berlin. La Commission avait dit elle-même qu'on ne pouvait plus continuer, sur la viande bovine, à avoir un différentiel de prix aussi élevé par rapport à la viande blanche et donc qu'il fallait baisser de 20 à 30 % les prix de la viande bovine en tendance. Une partie des éleveurs français est d'ailleurs assez favorable à cette évolution. C'est ce qu'ont fait les Anglais.

Le troupeau allaitant y est très opposé. J'ai eu l'occasion d'en parler avec certains leaders du troupeau allaitant qui ont dit : "si on fait cela, on aura une grappe de prix de la viande blanche assez basse et une grappe intermédiaire, et la viande allaitante va devenir une viande de riches, avec un décalage important de prix visuels. On sera donc obligé d'aller vers le bas". Ce serait donc compliqué à gérer pour des troupeaux soumis à des contraintes assez fortes.

Par conséquent, cette décision ne peut être prise que collectivement. Si nous voulons baisser le prix du bifteck dans les magasins, nous ne pouvons pas le faire individuellement.

Si nous le baissions trop, les agriculteurs nous le reprocheraient. Si nous faisions des promotions trop fortes sur la viande, les agriculteurs protesteraient en disant : "vous allez casser l'éventuelle remontée des cours".

C'est d'ailleurs ce qu'ils ont fait. Quand la viande a été vendue trop peu cher dans certains cas, le sentiment des agriculteurs a été que, par rapport aux interventions des pouvoirs publics qui étaient faites à certains niveaux, on courait le risque de faire migrer les prix vers le bas. C'est une problématique que l'on connaît bien et nous avons eu souvent l'occasion d'en parler avec les producteurs de porcs, qui ont des cours très erratiques et qui sont souvent venus nous dire : "ne faites pas trop de promotions et ne vendez pas trop bas parce que, si on veut baisser les prix, il faut que nous le fassions par promotions".

Nous pensons qu'on ne peut pas baisser les prix du fond de rayon sans courir un risque. Si on fait passer aux Français l'idée que le prix du fond de rayon de la viande est durablement peu élevé, on va freiner la remontée des cours si elle intervient un jour. Donc si nous voulons vendre moins cher, il faut le faire par promotions et, dans ce cas, on le fait dans un contexte qui ne contribue pas à tirer le marché vers le bas.

Tout cela est assez compliqué. Comme c'est une audition publique, je sais que les autorités chargées de la concurrence m'entendent, mais, sur des sujets comme celui-là, il faut, d'une manière ou d'une autre, que les acteurs économiques se mettent d'accord sur une évolution. Nous sommes prêts à le faire. Nous sommes tout à fait prêts à envisager, avec nos partenaires de la filière, que, sur certaines catégories de produits, on se mette d'accord pour dire qu'il y a une baisse durable.

Par exemple, on doit avoir un débat sur certaines catégories de vaches, sur le steak haché (là aussi, les positions sont contrastées : certains industriels souhaiteraient que l'on baisse le prix du steak haché de manière assez forte, mais il faut mesurer les conséquences que cela peut avoir) et sur les abats. Je considère aujourd'hui que certains abats sont vendus trop chers par rapport au prix du marché et qu'on ne peut pas espérer que leurs prix remontent. Dans ces conditions, on a intérêt, en tendance, à plutôt les baisser.

En tout cas, c'est une stratégie que nous devons arrêter tous ensemble, avec les partenaires de la filière.

M. Jean Bizet, Rapporteur - Monsieur le Président, dans cet effort de pédagogie collective auquel vous aspirez et sur lequel nous ne pouvons être que sensibles, je pense que cela doit passer également par une transparence en ce qui concerne l'élaboration, tout au long de la chaîne, du prix final de la viande. Or cela a toujours été, pour l'ensemble de la filière, quelque chose d'assez nébuleux. Ne serait-il pas l'occasion de clarifier les choses sur ce point précis ?

Nous sommes tout à fait d'accord avec vous sur le fait que le cinquième quartier n'a plus la valeur d'autrefois et que les quartiers avants, puisqu'il n'y a plus d'écoulement sur le steak haché, ont perdu beaucoup de leur valeur. Ne serait-ce pas l'occasion de clarifier très nettement les choses ? Je crains qu'en effet, certes à la marge, se développent malgré tout, sur l'ensemble du territoire national, une filière et des circuits un peu plus courts. Je pense que nous aurions tous intérêt à jouer la transparence. Ce serait l'occasion de jouer sur l'élaboration de la grille et, par conséquent, de la fixation finale du prix de la viande.

M. Jérôme Bédier - Nous y sommes favorables, monsieur le Rapporteur. Nous avons d'ailleurs fait une conférence de presse le 14 décembre dernier --nous pourrons vous laisser le document-- au cours de laquelle nous avons réclamé une sorte d'observatoire des prix de la viande. Nous avons souhaité qu'il puisse y avoir, de façon régulière, à partir des chiffres qui existent et que l'on connaît (il y a les cotations, les chiffres de l'OFIVAL, etc.), une analyse de l'évolution du marché aux différents stades. En effet, nous avons toujours constaté dans le passé que, lorsqu'il y avait des débats ou des conflits sur ces sujets de prix, une bonne analyse factuelle et chiffrée réglait beaucoup de problèmes.

Je me souviens des crises que nous avons eues sur la tomate et le choux-fleur. Des analyses ont été faites et, depuis, chacun a pu considérer la réalité des compositions de coûts et a pu voir que, par exemple, entre un prix de vente dans l'exploitation et un prix de vente dans le magasin, il y avait une série d'étapes avec des coûts. Bref, les études faites par des experts extérieurs ont contribué à éclaircir les esprits et à circonscrire les éventuels problèmes que nous pouvions avoir.

Nous y sommes favorables. Nous avons été à deux doigts de le faire tout seuls et de dire que nous allions financer nous-mêmes des études sur la décomposition des prix, mais il nous est apparu qu'il était préférable que cela puisse être fait par des experts totalement indépendants qui ne puissent pas être mis en cause.

Il nous paraîtrait donc utile qu'à partir des chiffres qui existent, on puisse avoir régulièrement ces analyses, qu'elles soient diffusées à tous les acteurs et que, lorsqu'elles sont produites, les acteurs en parlent entre eux pour considérer tel problème ou telle question stratégique à régler ensemble.

M. Paul Blanc - Vous m'excuserez, mais, sur la tomate, étant du département des Pyrénées-Orientales, j'aurais beaucoup à dire sur le prix de production chez nous et sur le prix de revient de la tomate marocaine ou espagnole. Il y a de gros problèmes.

M. Jérôme Bédier - Vous avez tout à fait raison, mais il ne faut pas nous en rendre responsables, monsieur le Sénateur. Ce n'est pas nous qui signons les accords avec le Maroc et ce n'est pas nous non plus qui allons opérer au Maroc... (Rires.)

M. Paul Blanc - Je sais bien que des agriculteurs catalans sont allés investir au Maroc.

Je ne veux pas vous rendre responsable de tout, mais il y a quand même une chose qui m'embête un peu. En définitive, vous avez toujours essayé de tirer les prix vers le bas. Cela a été votre leitmotiv, en particulier pour la viande. Par là même, vous avez incité les agriculteurs et les éleveurs à produire les produits les moins chers possible. Maintenant, ne pensez-vous pas que vous avez une part de responsabilité, dans la mesure où vous leur dites maintenant : "il faut en discuter" ?

Vous dites qu'il faut organiser la filière et se mettre d'accord autour d'une table, mais ils sont réticents sur ce point aujourd'hui car vous n'avez pas toujours tenu ce langage. Ne pensez-vous pas qu'une part de responsabilité vous incombe, dans la mesure où, maintenant, les mêmes sont assez frileux ?

M. Jérôme Bédier - Nous n'essayons pas de tirer les prix vers le bas en tant que tels. Nous essayons simplement, évidemment, de négocier des prix compétitifs par rapport au marché. On nous prêterait beaucoup de talent en prétendant que nous avons fait évoluer l'agriculture et provoqué le productivisme en agriculture avant même que nous existions.

La révolution agricole a commencé au XVIIIe siècle et la politique de production de masse de l'agriculture, qui a été confirmée par la PAC des années 60, date des années 50, avant même que nos formes de commerce ne se soient véritablement créées. Il ne faut donc pas nous rendre responsables, nous, du productivisme agricole. Le productivisme agricole est une chose qui correspondait parfaitement, à mon avis, à des priorités qui étaient celles des années 50 et 60, au moment où on a créé notamment la Politique agricole commune.

M. Paul Blanc - Nous en sommes tous responsables, parce que tout le monde a dit : "il faut manger du poulet, du saumon, etc."

M. Jérôme Bédier - Tout à fait, et on ne peut pas contester le choix de nos parents qui l'ont fait à l'époque. Ce choix du productivisme agricole a été fait à une époque et je pense que c'est maintenant terminé.

D'ailleurs, dans nos magasins, nous ne vendons pas que du premier prix. Nous avons, certes, des premiers prix, mais si vous allez dans nos magasins, quelle que soit leur taille, vous verrez que tout le travail que nous faisons depuis quinze ans consiste justement à sortir d'une logique dans laquelle nous étions, en vendant uniquement des produits de masse à des prix indifférenciés. Nous avons au contraire cherché à arbitrer des marchés pour créer des filières, des segmentations et des produits à valeur ajoutée, sachant que, dans beaucoup de filières, cela a produit beaucoup d'effets.

Je vais vous faire une confidence : nous, commerçants, nous aimons beaucoup vendre des produits chers si les clients les achètent. Quand nous vendons du vin à 1 000 F la bouteille, nous sommes ravis si un client nous l'achète. C'est la même chose pour la viande : quand nous vendons une viande à 100 F le kilo, comme cela nous arrive parfois, parce qu'elle est tracée, nous sommes ravis.

La réalité, aujourd'hui, et l'avenir de l'agriculture, c'est la création de la valeur ajoutée sur les produits et c'est là, d'ailleurs, que beaucoup de richesse va être créée. Il y aura peut-être moins d'agriculteurs mais beaucoup plus de richesse. On le voit bien dans les filières qui ont fait le travail : la filière viti-vinicole qui, depuis quinze ans, a su créer de la valeur ajoutée, fonctionne bien. Elle a d'autres défis pour demain qui sont la marque, le cépage et le commerce international, mais elle a très bien fonctionné durant les quinze dernières années.

Il en est de même pour la filière de la pomme de terre, que vous connaissez bien. La pomme de terre a augmenté sa valeur ajoutée de 2,5 % en quinze ans avec le même tonnage. Dans les magasins, vous avez dix sortes de pommes de terre : on vend de la rate à 30 F le kilo dans les magasins, ce qui était impensable il y a quinze ans.

Par conséquent, tout un travail est en train de se faire. Ce travail est justement lié à l'abandon du concept de l'agriculture de masse et nous nous sentons les acteurs de cette évolution.

Ceux qui, au contraire, sont pour le prix minimum (je l'ai souvent dit à nos amis syndicalistes agricoles), ont encore dans le cortex le réflexe de l'agriculture de masse. On fait des produits indifférenciés, le bon agriculteur est celui qui fait le plus de quantité possible et comme il y a le prix minimum, il a un revenu minimum.

L'agriculture de demain, ce n'est pas cela du tout. Elle consiste à faire de la valeur ajoutée et à avoir des produits que l'on place, ce qui est une autre logique qui fait que l'on n'a plus besoin de prix minimum. A quoi servent les prix minimum si on vend huit sortes de pommes de terre ? On ne va pas faire un prix minimum sur la roseval, sur la rate, sur la bintje, etc. Donc on sort de cette logique.

Malheureusement, à mon avis, le monde agricole y est, d'une certaine façon, moins prêt que nous.

M. le Rapporteur - Je pense que cela évolue, quand même. Ce que vous venez de décrire est tout à fait vrai. C'était la théorie de M. Gourvenec, mais je pense quand même que, même chez les Bretons --et je ne suis pas breton--, c'est un point de vue qui évolue.

Cependant, quand vous parlez de valeur ajoutée, je me permets d'insister, avec tout le respect que je dois à la fonction que vous représentez, car je pense qu'il est essentiel que la captation de la valeur ajoutée ne soit pas le fait de la seule grande distribution. Il faut être, à cet égard, assez objectif et il va falloir plus équitablement partager cette notion de valeur ajoutée. Je pense que l'on est à l'aube d'un nouveau partage en la matière, et Dieu sait si vous connaissez ma sensibilité politique.

M. Jérôme Bédier - Je pense que ce partage dépend, en définitive, de l'équilibre des marchés.

Dans certains domaines, pour des produits très particuliers, on peut se mettre d'accord entre acteurs avec des cahiers des charges et des rémunérations pour les uns et pour les autres. Cela existe pour certaines filières. Dans ce cas, on passe un contrat individuel entre acteurs économiques et il y a ce que l'on peut appeler une forme de partage de la valeur ajoutée. Certains contrats sont passés de cette façon et, en général, ils ne fonctionnent pas mal.

Si on est dans un domaine dans lequel il y a des effets de cours, c'est une toute autre logique, parce qu'on ne partage pas la valeur ajoutée. On a un système dans lequel les niveaux de cours s'établissent en fonction de l'équilibre du marché. Si le marché est bas, valeur ajoutée ou non, la rémunération du producteur est mauvaise. En revanche, si le marché est élevé, la rémunération est bonne. En général, quand le marché est bas, on dit que c'est de la faute des distributeurs et lorsqu'elle est élevée, on dit : "c'est grâce à notre talent que nous arrivons à vendre nos produits à des prix élevés".

S'il n'y a pas d'équilibrage des marchés ni ce que j'appellerai la gestion de la rareté de certains marchés, il ne faut pas croire qu'il pourra y avoir une bonne rémunération des producteurs.

La réponse finale à la question que vous avez posée tout à l'heure sur le revenu des éleveurs est dans les cours de la viande bovine qui n'ont pas été mauvais depuis 1995 ; il y a eu une bonne tenue des cours non pas parce que nous ou d'autres avons été particulièrement vertueux ou parce que nous avons voulu faire plaisir à tel ou tel éleveur mais, tout simplement, parce qu'il y a eu un bon équilibre du marché, et il y a eu un bon équilibre du marché parce qu'il y a eu de bonnes mesures gouvernementales. Comme le marché a été tenu, les cours ont été corrects, et comme les cours sont la rémunération de l'éleveur, il y a eu une rémunération correcte de l'éleveur.

Il faut pouvoir analyser ces phénomènes de cours. Nous sommes favorables, évidemment, à des cours stables car il est alors plus facile de faire notre métier. Quand on a des cours stables, on peut prévoir les choses et les organiser, et il y a ce qu'on appelle une image "produit" chez le consommateur qui est cohérente. Quand vous avez des cours en yoyo, vous avez beaucoup plus de mal à expliquer au consommateur à quel prix il faut acheter et pourquoi tel produit est différent d'un autre.

Nous sommes d'accord avec l'idée de dire que, pour des filières particulières, il faut se mettre d'accord entre opérateurs économiques sur des contrats, sachant que, dans ces contrats, il y a une forme de partage de la valeur ajoutée avec éventuellement des surplus ou des surrémunérations dues à telle ou telle opération ou telle ou telle contrainte de cahier des charges. En revanche, quand on est dans une économie collective, ce sont purement les effets de cours qui jouent. Il ne faut pas nous demander à nous, distributeurs, de compenser des effets de cours qui n'auraient pas été bien gérés ou réglés par ailleurs.

On peut donner un coup de main à un moment donné, comme on le fait de temps en temps sur les fruits et légumes pour dégager le marché (on essaie de faire des actions ponctuelles de cette sorte dans le cadre des filières), mais s'il y a un déséquilibre structurel sur un marché, ce n'est pas en parlant de valeur ajoutée et par des actions que chacun voudra mener de son côté que l'on pourra le régler.

M. Jean-Paul Emorine - Vous avez évoqué l'agriculture productiviste depuis les années 50. La difficulté à laquelle l'agriculture est confrontée aujourd'hui, c'est que, même en voulant avoir des produits de qualité, le prix du produit est toujours basé sur les périodes où il y avait des surproductions.

Vous avez dit tout à l'heure qu'il fallait que le prix de la viande rouge se rapproche de celui des viandes blanches. Or vous êtes assez averti pour savoir que c'est une chose très difficile. En effet, une viande rouge a un minimum de deux ans au moment où elle est abattue alors que les viandes blanches (on ne va pas en faire la critique ici) ont souvent 42 à 50 jours. L'immobilisation dans les entreprises n'est pas la même et si vous voulez laisser croire au consommateur que cette viande devrait avoir le même prix dans l'avenir, ce serait le tromper.

Vous avez évoqué par ailleurs la baisse des prix, dont vous n'êtes pas forcément responsable. Aujourd'hui, il y a deux options. Soit on pense que l'agriculture et l'élevage vont s'en sortir avec la baisse des prix, soit on pense que l'agriculture doit faire partie de l'économie dans laquelle l'agriculteur vit de son produit. Si on veut qu'il vive de son produit, il faut bien qu'il tire son revenu le plus possible de son produit.

Vous évoquiez à l'instant même le revenu des éleveurs. Je suis désolé, mais si on n'avait pas les primes européennes, aucun compte d'exploitation ne serait bouclé, aujourd'hui, en matière d'élevage.

Je pense que nous sommes à un moment charnière auquel vous pouvez participer --je vous ai bien entendu sur ce point-, sachant que vous préférez travailler sur un produit qui a une valeur assez élevée au départ pour pouvoir dégager des marges.

Ce que je crains --et je vous le dis pour que vous le sachiez--, c'est que, plus vous irez vers un produit bas au départ, moins cela laissera de marge pour tout le monde par la suite. On ne peut pas baser un élevage ni une agriculture sur des prix bas systématiques parce qu'on est en train de confondre le prix de revient d'une viande rouge avec celui d'une viande blanche alors que ce n'est pas comparable.

Je suis d'accord avec vous sur le fait que les éleveurs doivent aller vers des politiques de qualité, mais il faut qu'ils puissent en tirer des profits. Je suis éleveur de charolais et je sais de quoi je parle aujourd'hui. Nous avons beau développer des politiques de qualité (je me suis inscrit dans le charolais de Bourgogne). On voit bien que nous ne valorisons pas notre produit dans une période de crise.

Je pense que nous en sommes à un moment charnière. En ce qui concerne la PAC, en 2000, deux politiques pouvaient se dessiner. Je me souviens que j'ai été rapporteur d'un projet de loi, avec mon collègue Deneux, qui prenait en compte la politique consistant à aller vers la baisse des prix, et c'est ce qui a été retenu dans la PAC 2000, mais quand on évoque des baisses de prix de 20 à 30 %, on ne voit pas comment on va pérenniser l'agriculture parce qu'on va vers un produit intérieur brut qui va représenter un jour (je parle de l'agriculture et non pas de l'industrie agroalimentaire) 1 % du produit intérieur brut national, si bien que tout le monde peut remettre en cause l'avenir de l'agriculture.

Je souhaite donc qu'à travers vos responsabilités, vous ayez à prendre en compte des produits de qualité plutôt que d'aller vers la baisse des prix, sans quoi nous ne pourrons pas avoir une agriculture pérennisée.

En tout cas, il ne faut surtout pas confondre la viande rouge et la viande blanche. J'ai des voisins qui ont des poulaillers et qui, sur une exploitation d'élevage bien plus importante, sortent chaque mois quatre fois le tonnage d'une exploitation d'élevage. Si on veut aller vers des produits de qualité, il faut prendre en compte le fait que la viande rouge a un prix de revient. Cela dit, comme vous l'évoquiez sur l'élevage laitier, il faut peut-être avoir une réflexion au niveau des professionnels.

Je ne vous pose pas de question parce que vous y avez déjà répondu en partie, mais je voulais avoir votre sentiment, malgré tout, sur le fait de pouvoir défendre le prix de la viande rouge par rapport à celui de la viande blanche en expliquant bien aux consommateurs que ce n'est pas la même chose, ainsi que sur une agriculture qui, comme c'est malheureusement le cas à l'heure actuelle, perçoit des primes par rapport à une agriculture qui pourrait vivre de son produit.

M. Jérôme Bédier - Nous sommes plutôt favorables, mais nous ne voulons pas préjuger d'une décision prise par l'ensemble de l'interprofession, à "sortir de la crise par le haut", comme nous le disons. Ce sont les termes que nous avions utilisés en décembre. Nous ne croyons pas, en ce qui nous concerne, à une baisse des prix de la viande bovine et à son intérêt. Cependant, il ne faut pas nous dire en même temps qu'il faut baisser les prix dans le magasin.

On nous dit en même temps qu'il ne faut pas baisser les prix des producteurs et qu'il faut baisser les prix dans les magasins. Il faut savoir. Si la collectivité veut que l'on baisse les prix dans les magasins, on peut le faire, mais notre expérience, c'est que l'on est toujours sorti des crises alimentaires par le haut. Au moment du problème des hormones avec la volaille, le veau, etc., c'est toujours en refaisant des filières par le haut et en offrant des garanties, des qualités, etc. que l'on a pu s'en sortir. Je ne pense donc pas que c'est en baissant les prix que l'on s'en sortira. Je suis tout à fait d'accord avec vous sur ce point, et il est vrai que les deux produits que sont la viande blanche et la viande rouge sont très différents. Il faut simplement arriver à vendre les particularités de l'un et de l'autre à un consommateur.

Quand on voit les courbes de la viande blanche et de la viande rouge, on voit bien la substitution assez forte qui est intervenue, d'où l'intérêt de cette réflexion.

Encore une fois, nous sommes plutôt favorables à sortir par le haut, à condition que tout le monde soit d'accord pour le dire et le faire.

En ce qui concerne la rémunération des producteurs sur les contraintes nouvelles et particulières qui sont liées à la réglementation ou au cahier des charges, finalement, différents types de contraintes peuvent être édictés.

Un premier type de contraintes apparaît comme étant un minimum exigible dans l'avenir. On voit que, par exemple, en ce qui concerne les antibiotiques à des fins autres que thérapeutiques (pour l'instant, c'est dans les cahiers des charges), les Suédois ont déjà décidé une interdiction parce qu'il y a un risque de santé avéré énorme, même s'il n'est pas dû qu'à la viande bovine. Dans quinze ans (nous avons d'ailleurs fait un dossier scientifique dans le cadre de notre comité qui est intéressant ; il est fait par les professeurs Lagrange et Carlier), les antibiorésistances auront tellement augmenté qu'il faudra prendre des mesures.

Il est possible que, si on va dans cette logique, il faudra avoir une rémunération correspondante dans un premier temps mais qu'ensuite, cela devienne le lot commun, c'est-à-dire qu'on ne le valorise pas spécialement.

Il y a une deuxième manière de valoriser les choses. Il s'agit de dire que nous avons en face de nous une caractéristique objectivement valorisée pour le consommateur, qui fait la différence entre le produit précédent et celui qui a une nouvelle caractéristique, auquel cas il accepte de payer plus. Finalement, c'est le consommateur qui décide. S'il dit : "vous m'expliquez cela mais, finalement, j'y ai droit de toute façon ; donc vous n'allez pas m'expliquer que, comme vous n'avez pas mis de produits que vous ne devez pas mettre de toute façon, il faut que je vous paie plus". En revanche, s'il y a une caractéristique propre ou une origine, le consommateur est prêt à payer plus.

C'est là le travail que nous devons faire ensemble. Ce n'est pas nous, commerçants, qui allons deviner tout seuls ce que le consommateur est prêt à payer, pas plus que les éleveurs. C'est ensemble que l'on va dire : "voilà ce qu'on peut faire et voilà vers quoi nous pouvons aller". Dans ce cas, on sent qu'une chose va intéresser le consommateur.

Le troisième élément de rémunération pour les producteurs, c'est que ceux qui sont dans ces filières bénéficient d'une sorte de compartimentage de la production et donc d'une plus grande sécurité en cas de crise. Si je prends l'exemple des filières de porc gascon, quand on a eu la crise sur le porc avec des prix du porc extrêmement bas, tout ce qui était porcs fermiers et porcs labellisés s'en est beaucoup mieux tiré. Les producteurs avaient, à ce moment-là, une sorte de garantie de revenus due au fait que leurs produits n'étaient pas affectés comme les produits tout venant.

C'est aussi une manière d'assurer au producteur une certaine pérennité de sa rémunération, mais c'est la contractualisation qui va régler tout cela progressivement.

M. le Président - Nous passons très vite à la dernière question, parce que nous avons dépassé le délai.

M. le Rapporteur - Monsieur le Président, j'aimerais avoir votre avis sur les derniers dispositifs définis par l'Union européenne en matière d'étiquetage et d'identification suite à la décision de l'Union européenne du 18 juillet 2000. On connaît la position d'un certain nombre d'associations de consommateurs qui, pourtant, à travers l'accord interprofessionnel de 1997, étaient tout à fait en phase avec l'ensemble de la filière.

Quelle est votre position sur ce point et comment pensez-vous vous en sortir ? Serez-vous ouverts, à terme, à la mise en place, comme on le lit dans certaines revues spécialisées, de bornes d'information interactives dans vos magasins déterminant un étiquetage beaucoup plus informatif ?

M. Jérôme Bédier - Nous sommes négatifs sur l'accord qui est intervenu au printemps sur l'étiquetage. Nous considérons que c'est un mauvais accord et qu'il doit être renégocié. Nous l'avons redit au ministre.

Il est mauvais parce qu'il a été passé avant la deuxième crise sur la base d'un compromis avec les Allemands, qui considéraient eux-mêmes qu'ils n'avaient pas d'ESB chez eux et qui ont donc dit qu'ils ne voulaient pas entrer là-dedans et qu'il fallait mettre sur l'étiquette des indications qui n'intéressent pas du tout le consommateur et qui n'ont aucune contrainte pour la structuration de la filière : le numéro de l'abattoir et celui de l'atelier de découpe. Nous l'avons dit à l'époque et nous continuons à le dire.

Comme il y a eu la crise de l'ESB, nous pensons qu'il faut renégocier l'accord. Nous voulons continuer à mettre la catégorie et la race ; nous continuons d'ailleurs à le faire dans beaucoup de magasins --c'est l'accord que nous avons signé--, sachant que c'est une vraie information pour le consommateur et un élément très structurant. En effet, dès que l'on met la catégorie et la race, on est obligé de faire des choix commerciaux d'un bout à l'autre de la filière. Cela veut dire qu'un magasin ne peut pas avoir un grand nombre de catégories ou de races. Il choisit donc de se spécialiser dans tel ou tel domaine ou de recréer une filière avec telle ou telle appellation. Cela structure le marché, cela recrée la concurrence et cela débanalise complètement le produit. Donc cela a un effet tout à fait positif.

En revanche, nous sommes opposés à mettre la catégorie et la race, plus l'atelier de découpe et l'abattoir, et ce pour au moins deux raisons.

La première, c'est que nos étiquettes sont totalement surchargées. Les consommateurs sont d'ailleurs en train de discuter avec nous pour savoir comment simplifier les étiquettes parce qu'ils ont du mal à s'y retrouver avec des étiquettes trop complexes, sachant que, si on met deux choses qui ne servent à rien, cela a un impact négatif.

La deuxième raison, c'est que si nous allions dans cette direction consistant à tout mettre sur l'étiquette, cela coûterait encore une fois cher au consommateur, en définitive, parce qu'on serait obligé de reprendre toutes les machines à étiqueter et à refaire tout un système pour étiqueter l'atelier de découpe alors que nous avons, pour chacun des produits, un numéro de lot qui nous permet tout à fait de remonter en amont si nous avons une crise sanitaire à assumer.

Nous estimons donc que le numéro de lot plus la catégorie et la race sont ce qu'il faudrait faire. Le problème, aujourd'hui, c'est que nous sommes verbalisés dans les magasins par la DGCCRF, qui vient nous reprocher de ne pas appliquer la réglementation européenne. Elle dit : "vous faites ce que vous voulez, mais il faut que vous mettiez le numéro de l'atelier de découpe et l'abattoir". Nous avons même eu un agent zélé qui est venu verbaliser 3 000 F par barquette dans un supermarché en disant : "il n'y a pas le numéro de l'atelier de découpe". J'ajoute que lorsque nous en parlons à la DGCCRF, elle nous dit qu'elle a les agents de Bruxelles sur le dos.

Nous souhaitons que les pouvoirs publics puissent traiter ce problème rapidement, c'est-à-dire que nous puissions nous mettre d'accord sur le fait que, si nous avons le numéro de lot, la traçabilité est suffisante pour retrouver les origines en cas de crise alimentaire et sur le fait qu'il suffise de mettre la catégorie et la race sans avoir à refaire l'ingénierie de l'étiquetage et aboutir à des étiquettes trop complexes.

Nous sommes favorables au principe de mettre la catégorie et la race, mais à condition que cela ne s'additionne pas au reste.

M. le Président - Très bien. C'est parfait. Merci d'avoir consacré ce temps à notre commission. Vous nous ferez donc passer les chiffres que nous vous avons demandés.

M. Jérôme Bédier - On va vous donner ces chiffres et vous faire passer des communiqués de presse et des déclarations que nous avons faites ces derniers temps et qui reprennent en partie tout cela.

M. le Président - Très bien.

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