f) M. Marcel MATIÈRE, Entrepreneur de travaux publics à Arpajon sur Cère (cantal) - Mercredi 21 mars 2001

M. Marcel Matière - Mon entreprise est une entreprise familiale de 300 personnes basée dans le Cantal. Ses activités d'origine sont les canalisations, étendues, dans les années 1970, aux canalisations gazières et pétrolières. Avec le choc pétrolier, l'entreprise a dû se reconvertir et c'est à cette époque que je me suis intéressé aux tuyaux permettant de récupérer l'énergie de basse chute. J'ai rapidement constaté que ces tuyaux n'existaient pas sur le marché. J'ai inventé un procédé de fabrication consistant à assembler des éléments longitudinaux pour la fabrication de ces tuyaux de grosse envergure. Il est apparu que cette technique pouvait être étendue aux ouvrages d'art. Cette technique a fait l'objet d'un premier brevet, progressivement complété, jusqu'à obtenir un « buisson » de brevets permettant de protéger l'ensemble des inventions et d'éviter d'éventuels contournements.

Depuis 1983, l'entreprise a bâti toute sa stratégie sur les brevets. Elle développe des ouvrages d'art préfabriqués, montés sans échafaudage et transportables dans des conditions compatibles avec le code de la route. Ces ouvrages voûtés à fond circulaire et aplati ont jusqu'à vingt mètres de portée. 8.000 ont déjà été réalisés, dont 4.000 à l'étranger : Etats-Unis, Japon, Espagne, Portugal. La société dispose de trois familles de brevets.

M. Francis Grignon - Quels problèmes avez-vous rencontrés pour déposer ces brevets ? Le dépôt de brevet est-il un « parcours du combattant » pour une PME ?

M. Marcel Matière - Je me suis tout d'abord procuré un ouvrage de vulgarisation sur les brevets, dont j'ai contacté l'auteur, conseil en propriété industrielle. Ce spécialiste est resté mon conseil depuis lors. Les brevets déposés par son intermédiaire sont parfaitement rédigés et m'ont permis de gagner quinze fois à l'Office européen des brevets (OEB) à Munich.

Quand on dépose un brevet à l'INPI, il n'y a pas de procédure d'examen. L'INPI est une chambre d'enregistrement. Les brevets européens sont au contraire délivrés à l'issue d'un examen approfondi, mais ils présentent un certain danger pour les PME, en ce qu'ils constituent une cible facilement attaquable. Les contrefacteurs ne se privent pas d'en demander l'annulation et de poursuivre leurs agissements pendant toute la durée de la procédure de contestation, ce qui porte un préjudice grave à une PME.

Le brevet européen est en quelque sorte une cible identifiable et donc facile à démolir. Une grande entreprise française de travaux publics a, dans mon cas, consacré près de 3,5 millions de francs de frais de procédure à l'annulation de mes brevets. Les coûts engagés par ma société pour déposer et défendre ses brevets ne doit pas être très éloigné de ce chiffre.

M. Francis Grignon - La nécessité de déposer autant de traductions que de pays dans lesquels la protection est demandée vous a-t-elle gêné ?

M. Marcel Matière - Non, car c'est seulement lorsque le brevet européen est accordé que l'on doit déposer ces traductions. A ce moment-là, on sait qu'on l'a obtenu et on peut mieux apprécier le potentiel économique du brevet.

M. Francis Grignon - Avez-vous demandé la protection dans beaucoup de pays ?

M. Marcel Matière - Au total, mes brevets désignent une quarantaine de pays. Leur défense m'a coûté beaucoup de temps et d'argent. Ils ont été systématiquement contestés et il faut savoir que la procédure soumet le défendeur à une forte pression. Dans mon cas, les avocats de la partie adverse étaient particulièrement agressifs. En outre, j'estime avoir été victime d'une forme de harcèlement juridique, en étant contesté systématiquement à quinze reprises par la même entreprise concurrente. J'ai d'ailleurs fini par me résoudre à écrire au président de la fédération des travaux publics en menaçant de révéler certaines affaires touchant ce concurrent. La fédération a finalement établi un rapport et un million de francs de dédommagement m'a symboliquement été attribué par ce concurrent.

Le premier inconvénient du brevet européen est donc qu'il constitue une cible facile pour les concurrents. Le deuxième inconvénient est qu'il est en quelque sorte inutilisable tant qu'un éventuel recours n'a pas abouti : c'est un titre de propriété dont la portée est très réduite tant que le juge ne l'a pas confirmé. Dans mon cas, les principaux clients sont des administrations et des collectivités, soumises au code des marchés publics, qui ne comporte aucune disposition quant à l'attitude à avoir face à un fournisseur détenteur d'un titre de propriété industrielle.

M. Francis Grignon - Il me semble pourtant que le code des marchés publics admet qu'il n'y ait pas de mise en concurrence lorsque le prestataire dispose d'une exclusivité technique conférée par un brevet ?

M. Marcel Matière - Dans mon cas, c'est un avis du Conseil général des Ponts et Chaussées qui a permis d'interpréter le code des marchés publics en concluant, en 1992, à la responsabilité du donneur d'ordre en cas de contrefaçon. En outre, au début des années 1990, la contrefaçon est devenue un délit pénal, ce qui a également renforcé ma position.

M. Francis Grignon - Comment encourager les PME à déposer plus de brevets ?

M. Marcel Matière - A mon avis, sauf pour la recherche fondamentale, l'innovation provient essentiellement des PME.

Les grand groupes sont dirigés par des financiers qui ne s'intéressent pas à la technologie. Ils investissent dans des recherches de pointe sur leur domaine d'activité par des bureaux de recherche intégrés. La recherche technologique est plus du domaine des PME car, du fait de son risque, elle ne peut être décidée que par le patron et n'y a que dans les PME que le patron va sur le chantier, dans l'usine, où se pose le problème qui pourra engendrer une innovation. L'innovation se réalise à l'interface entre deux domaines technologiques, par exemple, le « Lamellé collé » est à l'interface entre la colle (aviation) et le bois (charpente), ou encore les « Conduits Matière » que fabrique mon entreprise sont à l'interface entre la mécanique (rotule acier) et le béton armé.

M. Francis Grignon - Quelle est l'efficacité et l'accessibilité comparée des différents systèmes de brevets ?

M. Marcel Matière - Le défaut du brevet français est l'absence d'examen lors du dépôt. L'INPI se comporte comme une simple chambre d'enregistrement de la date de dépôt et du contenu de l'invention. Elle ne procède à aucun examen réel (brevetabilité, antériorité...). De ce fait, un brevet français n'est pas un titre de propriété, mais un simple accusé de réception. Sa validité ne sera examinée qu'à l'occasion d'une contrefaçon, ce qui donne au contrefacteur un délai de nuisance supplémentaire avant jugement de la contrefaçon. Le contrefacteur est toujours plus gros que le breveté, et joue la montre. Toute législation qui accroît ce déséquilibre est néfaste au breveté et donc à la politique de dépôt de brevet. Une victoire posthume est une défaite.

Le brevet européen est plus crédible que le brevet français car il y a un examen préalable, mais il constitue une cible plus grosse pour les contrefacteurs.

Les tribunaux français ne tirent pas les conséquences de cet examen préalable passé avec succès. Ils ne considèrent pas le titre de propriété industrielle comme les autres titres de propriété (foncières, etc...), c'est à dire valable, sauf preuve du contraire. Les tribunaux français sursoient systématiquement à statuer jusqu'à décision définitive de l'OEB à Munich, ce qui est très néfaste pour le breveté. Les délais et les coûts d'une défense efficace à l'OEB sont très lourds.

Les brevets américains et japonais sont efficaces car l'examen préalable est très sérieux et, de ce fait, considérés comme un véritable titre de propriété par les tribunaux qui les respectent, sauf preuve du contraire. Par contre, aucun Européen n'a les moyens d'aller plaider aux Etats-Unis. Le brevet américain autorise le dépôt des brevets de perfectionnement : système simple et très efficace, qui n'existe ni en France, ni en Europe.

M. Francis Grignon - Pourquoi la mauvaise place de la France et de l'Europe dans le dépôt des brevets ?

M. Marcel Matière - Pour inverser cette tendance, il faudrait, à mon avis, instituer en France un dépôt à examen préalable, pour lequel l'INPI, après analyse approfondie du brevet déposé, attesterait de la brevetabilité (caractère nouveau, inventif et application industrielle) et de l'absence d'antériorité pertinente.

Il faudrait ensuite que les tribunaux français accordent à ces brevets, délivrés après examen de l'INPI, une véritable valeur de titre de propriété. C'est à dire qu'ils considèrent que, sauf jugement contraire à intervenir, ces titres de propriété industrielle sont valables. La contrefaçon serait alors examinée et jugée sans attendre que la validité du brevet accordé soit jugée préalablement.

M. Francis Grignon - Quelles sont les principales difficultés rencontrées en France dans le dépôt de brevet ?

M. Marcel Matière - La propriété industrielle est un domaine juridique très pointu. Pour qu'un brevet soit défendable, il faut qu'il soit libellé par un spécialiste de haut niveau. D'où un coût important. Je ne pense pas cependant que ce coût soit dissuasif, pour une innovation rentable. Ce qui est important, c'est que ce coût puisse être amortissable sur une période suffisante protégée correctement.

Dans le domaine des travaux publics, il existe un véritable frein culturel au dépôt de brevet. Dans ce secteur, une circulaire interministérielle sur l'attitude à adopter par l'Administration face à des produits ou procédés brevetés serait très souhaitable, lors des appels d'offres et en cas de contrefaçons proposées dans le cadre d'un marché public.

Le principal handicap est que le dépôt d'un brevet constitue une autodénonciation publique d'une avancée technologique en devenir, qui va attirer les grands groupes équipés de cellules de veille technologique. La contrefaçon de mes brevets a toujours été réalisée en France (et non à l'étranger) par de très grands groupes appliquant ouvertement la stratégie du pot de fer contre le pot de terre, facilitée par la jurisprudence actuelle. On ne va pas commencer par examiner la contrefaçon, mais la validité de mes propres brevets, ce qui va prendre cinq ou huit ans, s'il s'agit de brevets européens, durant lesquels la contrefaçon pourra se poursuivre sans sanction immédiate.

M. Francis Grignon - Que pensez-vous du brevet communautaire ?

M. Marcel Matière - Ce sera un facteur de relance s'il s'agit bien d'un brevet accordé après examen approfondi et surtout si, de ce fait, les tribunaux français le considèrent comme un titre de propriété accordé valablement jusqu'à preuve du contraire.

M. Francis Grignon - Comment jugez-vous les politiques américaine et japonaise en matière de brevets ?

M. Marcel Matière - Ce sont en fait des politiques protectionnistes, mais qui, en contrepartie, donnent une valeur certaine aux brevets accordés. La stratégie européenne va, semble-t-il, dans le sens opposé, en facilitant le dépôt de brevet, mais en lui enlevant de la valeur protégée.

M. Francis Grignon - Quelles incitations devraient à votre sens être développées ?

M. Marcel Matière - Etant la conséquence d'une innovation, le retour sur investissement d'un brevet n'est jamais certain ni rapide. En ce sens, les frais de recherche et de brevet nécessitent un régime fiscal adapté. Par contre, un projet, s'il est bon, n'a pas besoin de subventions qui profitent toujours beaucoup plus aux chercheurs de subvention qu'aux chercheurs d'innovation. Pour l'innovation, un bon système d'avances remboursables en cas de succès existe avec l'ANVAR. Ne pourrait-on pas étendre ce système géré par l'ANVAR aux frais de brevets, qui sont l'aboutissement logique de l'innovation ?

M. Francis Grignon - Que pensez-vous du projet de révision du régime linguistique du brevet européen ?

M. Marcel Matière - Ce projet me paraît très malsain. Il consiste à autoriser le dépôt en France de brevets dans une langue étrangère européenne. L'INPI se chargeant, sous sa seule responsabilité, d'établir une traduction (des seules revendications), en Français. Si ce projet se réalise, il aboutira à ce que même les Français déposent leurs brevets français en Anglais ou en Allemand... Ainsi, l'INPI établira une traduction en Français, mais sans le visa ni même l'aval du déposant, qui pourra toujours arguer, lors du procès de contrefaçon, qu'il ne s'agit pas d'une bonne traduction.

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