IV. L'ACCAPAREMENT DU PROBLÈME PAR DES PENSEURS SPÉCIALISÉS

A. LES CLIMATOLOGUES

Pour mener les conférences internationales actuelles sur l'application du protocole de Kyoto, tout le monde se repose sur les travaux du GIEC (ou IPCC ). Il est donc intéressant d'étudier le mécanisme d'élaboration des rapports de ce groupe d'experts en rappelant que ces documents regroupent les travaux de plus d'une centaine d'auteurs principaux travaillant eux-mêmes à partir des textes de plus de 500 contributeurs divers, qu'une vingtaine de correcteurs reprennent ce travail à partir des observations de près de 700 relecteurs et que la somme de cette publication dépasse les 2.500 pages. D'où la nécessité de présenter une version plus accessible de cet énorme travail sous la forme d' un résumé pour les décideurs politiques appelé SPM ( summary for policy makers ) .

Il est donc évident que le passage du premier document, le rapport, au second, le résumé, doit être entouré de garanties réelles. Près de 50 auteurs contribuent à l'élaboration de ces résumés, mais à ce stade, les scientifiques qui ont collaboré au rapport de base et les organisations non gouvernementales sont seulement consultés.

Le choix de la rédaction finale dépend ensuite de 400 délégués des pays participants qui possèdent, ou non, une compétence sur les disciplines scientifiques traitées. Chaque mot du résumé doit être approuvé à l'unanimité, les discussions étant d'ailleurs menées simultanément en cinq langues.

A cette étape, les représentants des gouvernements poursuivent des buts fondés sur des objectifs politiques plutôt que sur le contenu scientifique du rapport initial et ce point a été naturellement critiqué de nombreuses fois au cours des années passées. C'est pourquoi, il semblerait souhaitable qu'à l'avenir soient clairement mentionnées, au sein du résumé pour les décideurs, les opinions divergentes et qu'à tout le moins, il soit clairement indiqué que les résumés pour les décideurs n'émanent pas uniquement du travail des scientifiques , même si les principaux rapporteurs sont présents et s'ils peuvent faire entendre leurs observations qui sont prises en compte par les représentants des gouvernements. Certains ont suggéré de soumettre le texte final du résumé à l'assemblée plénière des rédacteurs du rapport de base. Sinon, fatalement, les rédacteurs de ce résumé risquent de ne prendre dans le rapport de base que les faits propres à étayer leurs convictions initiales. En outre, les nombreuses réserves de méthode ou de fond exprimées au long du rapport et qui sont essentielles compte tenu de la complexité du sujet sont gommées dans le résumé.

En lisant les travaux du GIEC, l'ensemble des observations ci-dessus doit demeurer présent à l'esprit sans pour autant conduire à dénier toute valeur au résumé pour les décideurs. A cet égard, le travail mené par l' Académie nationale des sciences des États-Unis d'Amérique en 2001 , pour apprécier si le résumé pour les décideurs reflétait bien le rapport de base, a abouti à considérer que le résumé était bien cohérent avec le corps du rapport, mais que, toutefois, le résumé pourrait être enrichi par l'explication précise de la portée des lacunes ou incertitudes à partir desquelles les conclusions du rapport ont été élaborées .

Ces observations rejoignent celles développées par M. Philippe ROQUEPLO lors de son audition devant votre Rapporteur.

De plus, il est vraisemblable que beaucoup de scientifiques spécialistes du climat brossent un tableau un peu trop négatif de la réalité estimant probablement que, sans cela, les politiques ne se mettraient pas en action. Cette remarque est également valable pour l'opinion publique en général qui risquerait de ne pas s'intéresser assez à cette question si elle avait en mémoire l'ensemble des incertitudes qui sous-tend les conclusions présentées.

Enfin, d'autres voix critiques se sont élevées pour observer que le colossal effort de synthèse des opinions scientifiques des chercheurs du monde entier que représentent les rapports du GIEC aurait mérité d'être mené également au sujet de la déforestation ou du risque de pénurie d'eau potable, ou encore de la pollution des océans ou des modifications génétiques.

Une partie de ces critiques a été présentée par la revue « Nature » 56 ( * ) , sous le titre « consensus science or consensus politics », un consensus de la science ou des consensus politiques.

Dans le rapport du GIEC paru en octobre 2001, est rappelée la méthodologie utilisée par le groupe de chercheurs internationaux travaillant sous l'égide de l'ONU pour essayer d'établir des simulations du climat du futur.

Il y est souligné que la complexité des processus en oeuvre dans le système climatique interdit de se livrer simplement à l'extrapolation du passé ou de statistiques pour en tirer des projections . Même si un modèle climatique ne peut être qu'une simplification mathématique représentant le climat de la Terre, l'élaboration de tout modèle exige une connaissance approfondie des mécanismes physiques, géophysiques, chimiques et biologiques qui gouvernent le système climatique.

Les équations mathématiques utilisées couvrent trois dimensions du globe . Elles s'efforcent de traduire aussi bien l'atmosphère que l'océan, la surface des continents, la cryosphère -ou le système de l'eau- et la biosphère. Pour cela, le bloc terrestre et son atmosphère sont divisés en compartiments, en général de 250 kilomètres de long et d'environ 1 kilomètre de hauteur, mais d'autres résolutions plus fines ou plus larges sont parfois également retenues.

Les évolutions physiques qui ont lieu dans ces espaces sont simplifiées selon la technique connue sous le nom de paramétrisation .

Ensuite, les différents modèles concernant soit l'atmosphère, soit les océans, soit d'autres éléments sont développés séparément ou couplés entre eux.

Cependant le GIEC relève que beaucoup d'aspects du climat de la Terre sont chaotiques , ce qui signifie qu'à un moment donné, un système peut être très sensible à de petites perturbations de l'équilibre initial, et cela rend très difficile toute prévision relative à l'évolution dudit système .

Pour établir la réalité de l'influence de l'homme sur le changement climatique, les chercheurs du GIEC se sont intéressés non seulement aux températures des mille dernières années, mais aussi à l'analyse détaillée des changements de température au cours des quelques dernières centaines d'années en se demandant si la prolongation des paléotempératures relevées pouvait expliquer les observations les plus récentes. Il est résulté de ces travaux que les récents changements ne peuvent s'expliquer par une simple variation interne des données climatiques mais que celle-ci a été amplifiée par un autre facteur, qui l'avait probablement multipliée par deux, voire davantage .

Ces résultats s'appuient notamment sur trois différents modèles climatiques (HadleyCentre, au Royaume-Uni, Geophysical Fluid Dynamics Laboratory, aux États-Unis d'Amérique et Hambourg). Par ailleurs, les forçages radiatifs naturels observés sur le dernier demi-siècle ne permettent pas davantage d'expliquer le récent réchauffement climatique observé dans la mesure où le forçage radiatif naturel résultant du soleil ou de l'activité volcanique a été négatif au cours des deux, voire des quatre dernières décennies.

Les chercheurs du GIEC en sont venus à la conclusion que, sans le forçage radiatif anthropique, il est impossible d'expliquer les évolutions des trente dernières années et que, même si les incertitudes demeurent sur les signaux climatiques d'un réchauffement, il apparaît évident que la part de l'homme est importante dans celui-ci.

Dans leur recherche, les membres du GIEC prennent grand soin d'obtenir les mesures les plus fiables et intègrent le fait que plusieurs décennies de données sont indispensables pour distinguer entre les signaux d'un réchauffement artificiel et les manifestations d'une variabilité climatique naturelle . Ils soulignent aussi qu'actuellement, il n'est pas possible de faire une telle distinction sur une échelle spatiale inférieure à 5.000 kilomètres, la difficulté étant de simuler la variabilité naturelle de manière crédible avec les modèles climatiques sur des échelles de quelques centaines de kilomètres.

Ces observations résultent de l'emploi de modèles de plus en plus perfectionnés prenant par exemple en compte à la fois les gaz à effet de serre et les aérosols soufrés.

Or, il apparaît que plus les causes de réchauffement dues à l'homme sont prises en compte, plus les simulations des modèles cadrent avec la réalité des observations.

Par ailleurs, la prise en compte des aérosols soufrés est indispensable dans la mesure où le forçage provenant de ces aérosols peut aboutir à un refroidissement et donc limiter la constatation de l'ampleur du réchauffement mais, contrairement aux travaux effectués il y a encore quelques années, l'importance du signal d'un réchauffement de l'atmosphère dû à l'homme apparaît maintenant d'une ampleur telle que son existence devient indubitable, résultant bien davantage qu'auparavant des observations.

Le GIEC insiste sur les incertitudes qui demeurent, par exemple dans l'effet du réchauffement provenant du Soleil comme de l'activité volcanique, notamment parce que les données sur ces phénomènes n'ont pas plus de deux décennies d'existence. Le GIEC relève également les incertitudes relatives aux aérosols et au changement dans l'usage des terres, beaucoup de ces effets n'ayant pas été pris en compte dans les études menées, mais il est vraisemblable que l'influence de ces facteurs est plus locale que globale.

Enfin, le GIEC ne passe pas sous silence les réponses différentes résultant de l'emploi de tel ou tel modèle ; il note qu'il reste nécessaire de quantifier et de réduire ces différences en obtenant de meilleures données d'observation et de meilleures techniques de fabrication des modèles.

Mais, au total, le GIEC considère que l'essentiel du réchauffement observé au cours des cinquante dernières années résulte, sans ambiguïté, de l'augmentation de la concentration des gaz à effet de serre .

Avant le rapport d'octobre 2001, le GIEC avait lancé, en 1996 , la rédaction d'un rapport spécial sur les différents scenarii d'émission de gaz à effet de serre , approuvé en mars 2000. Quarante scenarii ont été comparés qui incluaient, outre les données climatiques, les principales données démographiques, économiques et technologiques.

Certains scenarii décrivaient un monde en croissance très rapide et assez homogène, d'autres un monde très hétérogène ; d'autres modèles encore représentaient un monde aboutissant à des solutions convergentes en matière économique, sociale ou de développement durable ; d'autres enfin, retraçaient des solutions locales, un développement économique de niveau intermédiaire et des solutions de protection environnementale et d'équité sociale équilibrées.

Là encore, le GIEC insistait sur les incertitudes assez larges entourant chaque scénario (celles-ci allaient de moins de 10 % à plus de 30 %) et concluait à une concentration de gaz carbonique dans l'atmosphère oscillant entre 490 ppmv et 1260 ppmv, c'est-à-dire entre 115 % et 350 % d'augmentation au-delà du seuil constaté en 1750.

Ces modèles poursuivaient la projection des émissions de gaz à effet de serre mais aussi de gaz à effet de serre indirect (NOx, CO, COV), mais ils notaient surtout que l'émission de gaz à effet de serre envisagée risquait de détériorer l'ensemble de l'environnement plus vite que ne l'aurait fait le changement de climat , ce qui n'est certes pas une conclusion réconfortante, mais vient renforcer la nécessité de resituer l'étude du changement climatique dans le contexte le plus général et le plus interdisciplinaire possible.

Cette étude du GIEC montrait aussi que la part du CO 2 dans le total des émissions de gaz à effet de serre risquait de continuer à augmenter en passant de la moitié aux trois-quarts des émissions totales . Aucune estimation n'était avancée quant aux effets locaux du futur réchauffement.

* 56 Volume 412, 12 juillet 2001, pages 112 à 114

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