2. La prévention spécialisée à redécouvrir

Après les années où la prévention conçue et menée dans le cadre de la politique de la ville a constitué une réponse unique à la délinquance juvénile, la prévention spécialisée redevient digne d'intérêt dans le cadre d'actions complémentaires aux autres dispositifs de prévention.

a) La prévention spécialisée : un regain d'intérêt

Héritière des clubs d'enfants créés à la fin de la Seconde guerre mondiale, la prévention spécialisée est née d'une critique de la prise en charge institutionnelle de la délinquance, souvent incapable de résoudre les problèmes posés par les bandes d'adolescents, et d'une volonté de proposer des réponses autres que répressives. En mai 1963, le Haut commissariat à la jeunesse et au sport crée un « comité national des clubs et équipes de prévention contre l'inadaptation sociale de la jeunesse ». La prévention spécialisée restera sous tutelle du Haut commissariat à la jeunesse et des sports pendant près de dix ans.

Rattachées à l'aide sociale à l'enfance, les pratiques de la prévention spécialisée sont fixées par l'arrêté du 4 juillet 1972. Cet arrêté rappelle la nécessité « dans un milieu où les phénomènes d'inadaptation sociale sont particulièrement développés, de mener une action éducative tendant à faciliter une meilleure insertion sociale des jeunes, par des moyens spécifiques supposant notamment leur libre adhésion ». La prévention spécialisée connaît alors une sorte d'apogée, forte d'environ 350 associations, 2.500 professionnels et d'un organe consultatif auprès du ministre des Affaires sociales, M. René Lenoir.

Les lois de décentralisation transfèrent les compétences d'aide sociale à l'enfance aux départements, et avec elles, la prévention spécialisée. Dans un contexte de promotion des outils de la politique de la ville, la prévention spécialisée n'est plus considérée comme une réponse pertinente au phénomène de montée de la délinquance.

Sceptiques au départ, les départements ont mis une quinzaine d'années avant de se décider à réinvestir la prévention spécialisée. Aujourd'hui, le nombre d'intervenants -structures et professionnels- est peu ou prou équivalent à son niveau des années 1970. Mais la prévention spécialisée suscite un nouvel intérêt. Tandis que les communes s'interrogent sur la possibilité de revendiquer cette compétence, comme l'a précisé devant la commission M. Daniel Hoeffel, vice-président de l'Association des Maires de France, l'Etat a mis en place un groupe de travail interministériel.

b) La prévention spécialisée : une action préventive véritablement complémentaire

Ce regain d'intérêt s'explique aisément dans le contexte d'une recrudescence de la délinquance juvénile. La prévention spécialisée propose d'accompagner, soit en comblant leurs lacunes, soit en renforçant leurs actions, l'ensemble des dispositifs de prévention sur lesquels les pouvoirs publics ont misé ces dernières années.

Le paradoxe de la prévention spécialisée est de travailler sur des jeunes pour lesquels tous les dispositifs existants ont échoué. A ce titre, la prévention spécialisée contrebalance l'abus de la médiation à l'égard de jeunes en grand besoin d'éducation. La médiation cherche à trouver un compromis dans le cadre d'un conflit. Les jeunes en difficulté ont aussi besoin de rencontrer des adultes qui leur tiennent tête dans le cadre d'actions qui, finalement, ne sont que des prétextes pour apprendre à ces jeunes les valeurs indispensables à la vie sociale : le respect d'autrui et de soi-même, l'effort, le travail, la solidarité.

Les éducateurs de la prévention spécialisée sont les seuls adultes présents dans la rue pour amener les jeunes les plus en rupture dans un parcours d'insertion. Il est tout à fait illusoire de croire qu'un jeune formé « à l'école de la rue » puisse du jour au lendemain participer à un programme sportif, éducatif ou culturel qui impose le respect des horaires et des responsabilités. Il faut auparavant qu'un éducateur ait, dans un premier temps, gagné sa confiance et l'ait, dans un second temps, convaincu. Aucun dispositif de médiation sociale n'a vocation à sortir les jeunes de la rue : c'est le travail exclusif des éducateurs de prévention spécialisée.

Ces derniers jouent un rôle tout à fait déterminant dans le décryptage de la demande sociale. Le plus souvent, des solutions tout à fait modestes résolvent des problèmes réputés inextricables pour peu qu'elles soient très ciblées. Coutumiers de l'échange avec les habitants, travaillant par définition dans la rue, l'éducateur spécialisé est souvent le mieux à même de renseigner les pouvoirs publics sur les attentes de tel ou tel micro-quartier. Cette fonction de « baromètre » et d'intermédiaire n'est pas toujours reconnue mais demeure pourtant essentielle. C'est la seule qui soit susceptible d'être partagée avec les acteurs de la politique de la ville.

c) Après avoir réalisé des progrès, la prévention spécialisée doit être dynamisée

Les traditionnelles difficultés rencontrées par la prévention spécialisée ne semblent plus aussi insurmontables.

Le principe de l'anonymat a longtemps été source de mésentente entre les éducateurs et les autres acteurs de la lutte contre la délinquance. Il semble cependant que la réticence à la levée de l'anonymat, demande souvent réitérée par les partenaires et donneurs d'ordres des éducateurs, ne soit plus aussi forte. Dans un contexte idéologique très marqué, celui des années 1960, beaucoup d'éducateurs refusaient absolument tout lien avec les institutions, au nom de la spécificité du travail d'éducateur de rue. Ce contexte est aujourd'hui définitivement révolu. Beaucoup d'éducateurs ne parlent plus d'anonymat mais de confidentialité. Les faits qui appellent une action institutionnelle sont signalés -il n'y a pas de « secret professionnel ». Toutefois les éducateurs sont discrets sur les relations qu'ils établissent avec les jeunes qui se confient à eux. Cette discrétion est logique car leur outil de travail est la confiance qu'ils sont capables de susciter.

Entendu par la commission d'enquête en tant que représentant de l'Association des départements de France, M. Philippe Nogrix a souligné que les conseils généraux étaient favorables à certaines évolutions, notamment en ce qui concerne la libre adhésion du jeune : « (...) il nous semble important de faire comprendre au jeune que, de temps en temps, il a besoin de recevoir certaines instructions lui indiquant la direction à suivre. Il faut l'obliger à adhérer à un contrat de « remise dans les clous » (...) Nous aimerions permettre l'établissement d'un contrat d'objectifs que chaque jeune aurait à atteindre, contrat prédéfini avec son éducateur, bilans d'étapes à l'appui.

« Nous réclamons une commande claire des actions à mettre en oeuvre sur un territoire bien délimité. Dans l'état actuel des choses, le président du Conseil général doit définir chaque année les territoires sur lesquels ses équipes spécialisées vont intervenir. Nous préfèrerions que ce soient les villes qui définissent la commande et ce sur un mode beaucoup plus territorialisé ».

Par ailleurs, la prévention spécialisée reste critiquée du fait des réticences des éducateurs face à l'évaluation de leur travail. Devant la commission d'enquête, M. Sébastian Roché a aussi observé à propos des éducateurs : « je ne connais pas de corporation plus opposée à l'idée de résultat ; ils ont une « sainte horreur », encore plus que la justice, et ce n'est pas peu dire, des chiffres et de l'évaluation externe ».

Il semble cependant qu'une évolution soit en cours. Les instances de la prévention spécialisée, le Comité national de liaison des associations de prévention spécialisée comme l'Union de la sauvegarde de l'enfance, souhaitent la généralisation d'une évaluation systématique des actions menées, au regard d'un diagnostic de départ réalisé conjointement et d'objectifs clairs formulés dans le cadre d'un projet contractuel entre le donneur d'ordre et l'association. Les instances estiment par ailleurs nécessaires les contrôles des services du département, notamment de l'aide sociale à l'enfance.

La prévention spécialisée a récemment opéré une évolution pour s'adapter à la modification des phénomènes de délinquance. Du fait du rajeunissement des auteurs, les éducateurs ont modifié leur intervention vers la tranche d'âge 8-14 ans, ce qui a eu pour effet d'entraîner un travail simultané en direction des familles, parents et fratries. Cette évolution -une prévention qui ne soit plus unicentrée sur les jeunes- est à saluer.

Il reste à régler la question cruciale de la formation des éducateurs, de plus en plus problématique dans un contexte de vieillissement de la profession et de fuite de certains d'entre eux vers les métiers de la ville . Le manque d'écoles susceptibles de former de nouveaux éducateurs plaide pour des solutions intermédiaires, notamment la formation en cours d'emploi. Bien sûr, la pénurie d'éducateurs n'est pas propre à la prévention spécialisée. Elle est au contraire générale. Toutefois, dans un contexte difficile -le travail de rue est, avec le secteur hébergement, la facette du métier la plus éprouvante- des propositions innovantes s'appuyant sur l'expérience devront être retenues .

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