1. La rénovation controversée du campus de Jussieu : de la Halle aux vins au bateau ivre

Retranché derrière ses grilles et ses douves, coupé de la ville, mais non de son agitation sporadique, le campus de Jussieu fait aujourd'hui l'objet de toutes les critiques.

Sa rénovation, et donc sa mise en sécurité préalable, décidées en 1996 dans des conditions où les intérêt particuliers et corporatifs ont sans doute été privilégiés par rapport à l'intérêt général, et à celui des contribuables, notamment sous la pression des enseignants-chercheurs concernés, n'emportent pas l'adhésion, en particulier compte tenu de l'intérêt architectural controversé de ses bâtiments, qui impose cependant de lourdes et coûteuses contraintes en matière de réhabilitation.

Enfin, et surtout, l'absence de lisibilité de l'objectif annoncé, le coût total considérable et difficilement prévisible des opérations de désamiantage, de mise en sécurité et de réhabilitation d'un campus, qui abrite certes la première université scientifique française, mais moins de 20 000 étudiants, ne peuvent qu'alimenter une perplexité légitime.

Etait-il raisonnable de préserver une telle survivance architecturale des années 60 ? Méritait-elle d'être réhabilitée, même avec une plus grande ouverture sur la ville ? La raison ne commandait-elle pas de raser cet ensemble 38( * ) , de le reconstruire sur place ou d'implanter un nouveau site universitaire ailleurs, après valorisation d'un foncier rare et cher, alors que la Ville de Paris dispose d'espaces disponibles au nord de la capitale et que l'Ile-de-France était prête à accueillir toute délocalisation avec les meilleures conditions d'accès ?

Force est de constater que diverses logiques se sont croisées pour aboutir au « sauvetage » de Jussieu dans des conditions où l'improvisation semble souvent l'avoir emporté sur la raison : celle d'un monde universitaire attaché à ses particularismes, à sa culture disciplinaire propre et aussi à ses habitudes ; celle de la Ville et de la région, trop longtemps indifférentes au sort des universités parisiennes ; celle des établissements concernés et rivaux incapables de conduire une opération technique aussi complexe de mise en sécurité et de réhabilitation ; celle de la nébuleuse des architectes « paillettes » d'ailleurs partagés sur l'intérêt du bâti existant ; celle de l'État, bien en peine de reloger en totalité sur une courte période une telle masse d'étudiants, d'enseignants-chercheurs, de personnels techniques et de laboratoires ; celle des experts, des tribunaux, de la préfecture de police, saisis des problèmes de sécurité par le comité anti-amiante...

a) La genèse du campus de Jussieu : la symphonie inachevée d'Albert
(1) Une architecture « spatiale et cinétique » pour un campus « hyper urbain »

En 1962, pour éviter le triplement du « pesant immeuble » 39( * ) de Cassan construit dans les années 50, qui barre encore aujourd'hui les bords de Seine, le ministre André Malraux impose un jeune architecte auteur de deux constructions métalliques remarquées (l'immeuble du 85 rue Jouffroy et la tour de la rue Croulebarbe) : Édouard Albert, théoricien de l'architecture spatiale et cinétique, familier du monde artistique de l'époque, est ainsi chargé de donner un caractère plus ambitieux au projet 40( * ) et de proposer une architecture d'avant-garde à la plus grande université scientifique européenne, située au coeur du V e arrondissement. En octobre 1962, il établit un premier plan-masse qui se distingue par sa « légèreté et sa fluidité ».

Le plan définitif, présenté en mars 1963, fait apparaître un imposant quadrilatère de 275 mètres sur 333 ; 400 000 m² de planchers se répartissent dans des corps de bâtiments sur pilotis déterminant l'espace de 22 cours -dont la cour d'honneur avec sa tour centrale dite Zamanski- selon la forme d'un Gril inspiré, d'après les observateurs les plus indulgents, de l'exemple de l'Escurial...

Les barres en « L » avaient pour objet de répondre autant à des contraintes fonctionnelles qu'à des impératifs de rapidité de réalisation : la construction s'appuie sur 64 tours cylindriques de béton et constitue un bâtiment soumis à « un jeu d'articulations et de soulèvements » qui dégage une vaste esplanade ouverte et suspendue au-dessus de la ville, rythmé par « une ossature tubulaire associée à d'imposantes poutres-gondoles qui renforcent l'idée d'apesanteur » ; les couples de fenêtres, qui coulissent verticalement « enrichissent par leur mouvement aléatoire le rythme de la structure »...

(2) Une naissance difficile, une construction rapide et un arrêt prématuré du chantier

Devant la mission, l'architecte Jean Nouvel 41( * ) , qui a été chargé en septembre 2000 de la rénovation et du réaménagement de Jussieu, a rappelé que le campus avait été construit en urgence, sur la Halle au Vins, en tenant compte du maintien des chais et des exigences des « pinardiers », et dans des conditions techniques particulièrement difficiles.

Son concepteur, selon lui injustement méconnu et sous-estimé a ainsi eu recours à un système inédit de fondation adapté à un sous-sol fragile, traversé en particulier par la Bièvre, consistant à implanter des cylindres autoportants tous les 40 mètres à partir desquels a été édifié en deux ans un véritable meccano, qui n'a jamais été terminé.

Sa mort prématurée ne lui a pas permis, en particulier, de mener à bien son projet de tour à étages décalés, inspiré du « modèle de l'oiseau de Braque » et ses ambitions architecturales ont été noyées dans un consortium d'architectes qui a été à l'origine des deux grandes barres dites de Cassan, jugées cinquante ans plus tard « brutales, simplistes, corbuséennes et banlieusardes », par leur confrère Jean Nouvel.

La disparition soudaine d'Edouard Albert, le 17 janvier 1968, a laissé le chantier entre les mains de son équipe, qui trop rapidement a jeté l'éponge.

Les grandes dates « architecturales » de Jussieu

1959, 4 février. La propriété des immeubles de la Halle aux vins pour la faculté des sciences est transférée à l'Etat.

1962. André Malraux désigne l'architecte Édouard Albert.

1963, mars. Le plan définitif du campus est adopté.

1964, 17 février. Le chantier de Jussieu démarre.

1968, 17 janvier. Mort d'Albert : la construction se poursuit avec peu d'égards par rapport au projet initial.

1971. Le chantier s'interrompt.

1975 à 1979. La création d'un collectif intersyndical, qui dénonce la présence d'amiante en 1974, est à l'origine de premiers travaux de protection.

1982. Le plan d'achèvement qui prévoyait la création d'une bibliothèque est annulé par le concours de l'Institut du monde arabe (Ima).

1991-1992. Le concours pour la bibliothèque de Jussieu est remporté par Jean Nouvel et Rem Koolhaas.

1994. Le comité anti-amiante de Jussieu est créé.

1995. Un rapport remis en novembre conclut à la nécessité d'une opération massive de déflocage.

1996. La consultation pour la mise en sécurité et la réhabilitation du campus lancée par les services immobiliers de l'académie de Paris (Scap) est remportée par Guy Autran, Vladimir Mitrofanoff et le BET Technip.

Libération demande le classement de Jussieu au titre des Monuments historiques.

Déclaration du Président de la République le 14 juillet : « avant la fin de l'année, il n'y aura plus d'étudiants à Jussieu, parce qu'il y a un risque ».

Le conseil d'administration de Paris VII approuve en novembre le projet de déménagement de l'établissement sur la ZAC Paris Rive gauche.

1997. L'EPA Jussieu est créé.

1998. Une expertise officielle effectuée en 1997 sur la tenue au feu du bâtiment, pour le compte de l'académie de Paris, est rendue publique.

Une mission de maîtrise d'oeuvre pour une première tranche de travaux (huit barres) est lancée par l'équipe Autran-Mitrofanoff (livraison du premier bâtiment à l'été 2001).

2000. Après des négociations avec la Ville de Paris, le transfert de l'université Paris-VII vers un nouveau site dans la Zac Rive-Gauche est inscrit au contrat de plan.

2000, juillet. Une consultation sur l'aménagement du site est lancée par l'EPA Jussieu. Jean Nouvel est retenu au mois de septembre.

2001, septembre. Le schéma directeur d'aménagement de Jean Nouvel est déposé.

2002, juillet : Jean Nouvel est auditionné par la mission d'information du Sénat chargée d'étudier le patrimoine universitaire.

2002, décembre. Le projet Nouvel est « écarté ».

(3) Un campus « clochardisé » au fil des années

Lors de son déplacement 42( * ) sur le site, le 15 janvier 2003, la mission en formation plénière a constaté que l'état actuel de désolation du bâtiment, affligé de constructions parasites, avait eu raison du parti original de transparence et de légèreté du projet d'origine : l'abandon du chantier, conjugué à la négligence à l'égard des oeuvres d'art 43( * ) installées dans les cours, peut expliquer que Jussieu fasse aujourd'hui l'objet d'une « détestation commune » à la plupart des bâtiments de cette époque.

Le manque d'entretien, les graffiti, les tags, y compris sur les bâtiments récemment rénovés, et l'amiante ont achevé de faire d'une « mégastructure » considérée par certains parmi les plus remarquables de sa génération, au même titre que le Centre Georges-Pompidou, la cible de toutes les critiques : « une forteresse sans âme en plein Paris où les étudiants en sureffectifs sont embastillés derrière des douves », qui sont aujourd'hui transformées en autant de déchetteries, comme a pu le constater la mission.

Sans qu'il soit nécessaire d'évoquer longuement les multiples occupations sans titre recensées sur le campus, et portées à la connaissance de la mission (caves utilisées par certains chercheurs installés de longue date à Jussieu comme garde-meuble personnel, bureaux ou laboratoires constituant autant de dortoirs, lieux de prière clandestins, trafics de toute nature, vagabonds élisant domicile dans les salles de cours, surtout dans les années 60...), et même si la situation a été quelque peu reprise en main à la fin des années 80, notamment par la présidente de Paris VII de l'époque, force est de constater que les caractéristiques architecturales et la dimension du campus autorisent toutes les intrusions et toutes les dérives.

Comme à l'époque du Paris d'Abélard, Jussieu a tout de la cour des miracles...

Compte tenu de sa conception et de ses dimensions, et en dépit de ses grilles et de ses douves, Jussieu n'a d'un château-fort que l'apparence : en l'absence de tout hall d'entrée sécurisé, on y entre comme dans un moulin...

Le campus a été ainsi régulièrement le point de ralliement de la plupart des grandes manifestations étudiantes des décennies et des années récentes, grossies souvent d'éléments extérieurs dépourvus de tout lien avec le monde universitaire. On a indiqué à la mission que chacune de ces grandes manifestations, qui ne relèvent en rien de la traditionnelle agitation étudiante, entraînait en moyenne 2 à 4 millions de francs de dégâts, avec intrusion dans les locaux et se traduisaient parfois par des incendies nécessitant la venue de pompiers obligés de déloger au préalable les perturbateurs.

On notera à cet égard que le campus ne dispose pas d'un responsable unique de la sécurité, qui aurait rang sur les présidents des deux universités et sur le directeur de l'IPG.

Au total, la mission considère que l'ouverture de l'université sur la ville, ne signifie pas université ouverte à tous les vents, en dépit de l'effet venturi caractéristique de la dalle, ce qui suppose que les projets architecturaux privilégient les besoins universitaires en prenant en compte leurs contraintes et que les universités disposent des moyens de fonctionnement nécessaires pour répondre à une gestion sélective et rigoureuse de leurs espaces.

La réussite du futur campus « dans la ville » de Paris VII est à ce prix...

(4) Une sécurité scientifique non assurée

Outre les problèmes généraux de sécurité qui viennent d'être évoqués, la mission rappellera qu'une grande université scientifique doit nécessairement faire l'objet d'une protection particulière, compte tenu notamment du coût très élevé des équipements utilisés pour ses activités de recherche, et aussi des dangers que présentent ces activités. Elle ne peut que constater que le campus de Jussieu est loin de répondre actuellement à ces impératifs, notamment pour ses laboratoires non encore rénovés.

Comme toute université scientifique, Jussieu comporte en effet nombre de laboratoires sensibles qui stockent, sans précaution particulière, d'innombrables produits chimiques potentiellement dangereux, des produits transgéniques, des bonbonnes de gaz, voire des matières fissiles, présentant une radioactivité non négligeable, utilisées dans le passé pour son accélérateur de particules 44( * ) et surtout par les laboratoires de chimie et de biologie.

La sécurisation de tels équipements constitue donc une nécessité, ce qui implique un accès sélectif badgé aux laboratoires et des moyens de gardiennage d'autant plus importants que l'utilisation des locaux et les expériences en cours ne sont pas en phase avec les rythmes de la journée, de la semaine et de l'année universitaire, ainsi qu'avec ceux des personnels IATOS.

La fréquence des incendies officiellement recensés sur le campus et également constatés par les riverains de la rue Jussieu, au-delà de ceux résultant des manifestations évoquées plus haut, comme les menaces potentielles qui pèsent sur certains produits utilisés pour les activités de recherche, ne peuvent que justifier un renforcement de la sécurité scientifique à Jussieu.

(5) Des coûts de fonctionnement anormalement élevés

Du fait de sa conception architecturale, et de ses dimensions, les coûts de fonctionnement du campus de Jussieu seraient, selon des informations communiquées à la mission, très supérieurs à ceux d'une université standard.

Alors que Jussieu est alimenté par le chauffage urbain, la plupart des locaux, non isolés sur le plan thermique, dont les fenêtres souvent détériorées sont exposées à l'effet venturi bien connu de la dalle, doivent utiliser un chauffage électrique d'appoint, qui est pour partie à l'origine de la consommation d'électricité « phénoménale » du campus.

Le coût de fonctionnement de la tour administrative, dont la moitié seulement de la superficie 45( * ) est utilisée, et occupée par 600 personnes, serait également considérable en raison des normes de sécurité qui s'appliquent aux immeubles de grande hauteur (IGH), lesquels nécessitent la présence permanente d'une équipe de pompiers et une maintenance coûteuse des ascenseurs.

En dépit d'un surencadrement administratif et technique, la mission a pu constater le manque d'entretien du campus, le chantier en cours ne contribuant naturellement pas à améliorer cette situation. On lui a indiqué que les vitres des bâtiments n'avaient jamais été nettoyées depuis plus de trente ans, sauf à l'occasion de l'opération de ravalement qui a été décidée en 1992 par le ministère de l'éducation nationale de l'époque.

Afin d'y voir plus clair, profiter pleinement de la vue exceptionnelle offerte sur Paris et surtout constater l'état d'avancement du chantier, les membres de la mission lors de leur déplacement sur site, ont dû ainsi se hisser sur la terrasse de la tour administrative surplombant le bureau du Président de Paris VI...

En outre, d'après les informations qui lui ont été communiquées, 30 % des surfaces utilisables à Jussieu seraient mal utilisées. En l'absence de tout système de gestion du patrimoine universitaire parisien, permettant d'établir une cartographie des locaux et une répartition des activités et des personnels, il est toutefois difficile de mesurer précisément la gabegie en surfaces du campus.

Ces observations conduisent la mission à s'interroger sur les coûts et les contraintes de gestion des sites universitaires dispersés, inadaptés et monumentaux : au-delà d'une superficie de 200 000 m 2 , cette gestion apparaît particulièrement difficile, notamment pour assurer la sécurité d'espaces publics de grande dimension.

b) Les modalités d'un sauvetage
(1) La mise en sécurité préalable : un démarrage en fait laborieux

Lors de son audition par la mission, le président de l'établissement public administratif de Jussieu, lui-même universitaire 46( * ) , a rappelé que la création de l'EPCJ, décidée en 1997 pour « régler un problème politique devenu ingérable », avait été officiellement justifiée par la complexité des opérations de rénovation et de désamiantage du campus, qui accueille les deux universités de Paris VI (Pierre et Marie Curie), Paris VII (Denis Diderot), ainsi que l'Institut de physique du Globe, qui a le statut de grand établissement 47( * ) :

Lors de son déplacement sur le campus, la mission a pu constater l'importance des surfaces affectées à la recherche notamment en troisième cycle pour les filières scientifiques dures et expérimentales, par rapport à celles d'enseignement (deux tiers-un tiers), même si les opérations de mise en sécurité ont conduit en priorité à déménager les laboratoires de recherche, plutôt que les locaux d'enseignement.

L'ensemble du campus présente des problèmes de sécurité, notamment dans sa partie amiantée qui constitue les deux tiers de la superficie. L'opération de désamiantage a d'abord été expérimentée, comme il a été vu, sur une seule barre, représentant 5 000 m 2 et a été menée avec toute la prudence requise sur un campus qui accueillait toujours étudiants et personnels.

D'après les informations communiquées à la mission, cette opération complexe a consisté d'abord à confiner le bâtiment par l'intérieur avant de mettre celui-ci en dépression contrôlée ; il a fallu ensuite mettre en place un réseau de distribution d'air avant d'engager la phase de démantèlement des faux-plafonds, des hauts des cloisons et de créer un circuit d'évacuation des déchets. Le déménagement du campus suppose un démontage des laboratoires, effectué avec les enseignants-chercheurs et aussi un dépoussiérage préalable 48( * ) qui entraîne, par exemple, un doublement du coût et un triplement du temps de déménagement d'une bibliothèque.

Devant la mission, M. Michel Delamar, ancien président de Paris VII, a indiqué que le chantier de désamiantage avait démarré laborieusement et sans plan d'ensemble, en s'attaquant d'abord aux bâtiments non affectés à des activités expérimentales. Le déménagement de Paris VII, prévu pour la fin 2005, a été, selon lui, décidé dans une certaine improvisation, alors que cette opération aurait justifié une réflexion approfondie sur l'intégration de l'université dans la capitale.

L'ancien président de Paris VII a également estimé que les premiers bâtiments rénovés à Jussieu n'étaient pas adaptés à des activités expérimentales et que leurs capacités seraient sans doute excédentaires pour les seuls étudiants de Paris VI appelés à rester sur le campus. Il a par ailleurs souligné la médiocrité de la rénovation déjà engagée, celle-ci se limitant à l'installation de minces cloisons de plâtre, de portes blindées et d'ascenseurs mis aux normes de sécurité.

Son successeur, M. Benoît Eurin, s'est également interrogé devant la mission sur la justification d'une « rénovation hasardeuse » du campus et sur le coût de location des locaux tampons. Il a évoqué les nuisances liées au chantier de désamiantage (bruit, pollution, protection assurée vaille que vaille par des bâches, des grillages et des filets) qui perturbent considérablement les conditions de vie et de travail des chercheurs, des étudiants et des personnels, voire des pensionnaires des animaleries transgéniques 49( * ) .

(2) Les avatars de l'opération de désamiantage

La mission rappellera que la présence d'amiante à Jussieu a été dénoncée dès 1974 par un collectif intersyndical et que les premiers travaux de protection ont été engagés entre 1975 et 1979. Constitué en 1994, le comité anti-amiante de Jussieu présente un rapport en novembre 1995 concluant à la nécessité d'une opération massive de déflocage. En 1996, une consultation est lancée par les services immobiliers de l'académie de Paris et remportée par les architectes Guy Autran, Vladimir Mitrofanoff et le BET Technip. En 1998, une expertise officielle effectuée sur la tenue au feu du bâtiment pour le compte de l'académie de Paris est rendue publique ; une mission de maîtrise d'oeuvre est lancée pour une première tranche de travaux portant sur huit barres par l'équipe Autran-Mitrofanoff.

Plus récemment, le comité anti-amiante de Jussieu dans une lettre ouverte au Président de la République constate le 13 juillet 2002, cinq ans après la mise en place de l'EPA, que seuls 2,5 % de la surface à traiter ont été désamiantés, mis aux normes de sécurité et livrés aux universités et que des travaux n'ont été engagés que sur 17,5 % des surfaces . Le comité estime que « l'extrême lenteur des travaux s'explique non par l'existence de problèmes techniques, mais par l'absence de volonté politique qui a fait passer les impératifs de santé publique et de sécurité derrière toutes les autres considérations possibles, en particulier immobilières ». Le comité rappelle que le nombre de maladies professionnelles liées à la présence d'amiante à Jussieu est passé de 9 à 95 entre l'automne 1994 et mai 2002 et que sur ces 95 cas, on dénombre 8 cas de cancer.

Interrogé à ce sujet par la mission, le président de l'EPCJ a indiqué qu'une enquête avait été menée auprès des personnels des services techniques et qu'une cinquantaine de malades présentaient des plaques pleurales. Il a cependant estimé que la pollution liée aux opérations de désamiantage était très faible et a stigmatisé les pratiques traditionnelles des enseignants-chercheurs qui consistent à intervenir eux-mêmes sur les gaines, afin notamment de « tirer des réseaux électriques ».

En avril 2002, une commission de sécurité a été diligentée par la préfecture de police pour faire le point sur les multiples risques liés à l'exploitation des locaux de Jussieu, tandis qu'une perquisition visait les sièges des universités de Paris VI et Paris VII dans le cadre de l'information judiciaire ouverte pour blessures involontaires par imprudence, négligence et manquement à une obligation de sécurité, suite aux plaintes déposées en 1996 et en 1997 par plusieurs victimes de l'amiante.

(3) Un désamiantage qui doit s'accompagner d'une prévention du risque incendie

Outre la présence d'amiante, le campus de Jussieu se caractérise par l'instabilité de ses structures métalliques en cas d'incendie, la ventilation insuffisante des parkings souterrains 50( * ) et l'état de dégradation du réseau électrique. Autant de dysfonctionnements et de vices de construction qui, en plus de la nécessaire poursuite du chantier de désamiantage, seraient susceptibles de conduire à la fermeture entière ou partielle du site : alors que cette situation est connue depuis 1997, seuls des travaux de cloisonnement, de « désenfumage » des escaliers, et de mise en conformité des systèmes d'alarme ont été réalisés.

Les rapports d'experts, commandés par le ministère auprès des cabinets Technip Seri Construction, Gleeds International et Casso, ont pourtant livré des conclusions inquiétantes sur l'état général des bâtiments : alors que la réglementation actuelle précise que les établissements recevant du public doivent résister au moins 1 h 30 aux flammes, de nombreux éléments métalliques de Jussieu atteindraient rapidement leur point de rupture. C'est le cas notamment des sections d'acier qui soutiennent les dalles de béton et des poteaux extérieurs : « les calculs théoriques » , précise le rapport de Technip, « montrent que les sections d'acier en étage sont limites et ne répondent pas aux critères de stabilité au feu » ; les observations sur les planchers béton sont similaires 51( * ) .

Le cabinet Technip indique que « la durée de résistance d'un poteau dans le cas d'un incendie extérieur est inférieure à 1 h 30 ». Si un incendie se déclarait au troisième étage, la température critique d'effondrement, soit 520°, serait atteinte en moins d'une heure. En cas de sinistre, les étudiants et les personnels ne disposeraient que d'un temps limité pour évacuer entièrement le campus 52( * ) .

Les rapports insistent également sur l'état inquiétant des installations électriques et de la ventilation. Les transformateurs qui ne sont plus fabriqués depuis plus de vingt ans, « sont d'une technologie complètement dépassée » selon Technip, qui précise que « leur exploitation ne correspond plus au mode actuel et que la présence d'huile dans leurs cellules représente un risque non négligeable d'incendie ».

Le local des groupes électrogènes, un lieu « classé à risque important ne dispose pas de gaines permettant l'évacuation des fumées par les pompiers ». Pour les équipements haute tension, les experts s'inquiètent particulièrement « de la présence quasi générale de transformateurs isolés à l'Askarel -un liquide de refroidissement aujourd'hui proscrit- qui présentent un haut danger latent d'explosion ou d'incendie pour les personnes et l'environnement ».

Les ventilateurs du parc de stationnement de 900 places situé sous le campus, selon Technip, « ne présentent pas de tenue au feu et ne peuvent participer à un éventuel désenfumage que dans la limite de leur résistance et de leur puissance, soit une évacuation de 300 m 3 /h alors que la législation actuelle impose un débit de 600 m 3 /h ».

Le président du comité anti-amiante indique que ces problèmes sont bien connus et qu'il « faudrait encore ajouter la présence de nombreux laboratoires sensibles et d'innombrables produits chimiques potentiellement dangereux stockés sans protection particulière dans les bâtiments. Jussieu est la somme incroyable d'accumulations successives de risques et de négligences ».

La mission rappellera que les premières opérations de mise en sécurité ont consisté à démonter les façades, à sabler les poteaux extérieurs des parois donnant sur la rue Jussieu et à les enduire de peinture intumescente 53( * ) . Les façades donnant sur les patios intérieurs et vers le campus ont été avancées et les poteaux porteurs, situés désormais à l'intérieur, ont été encoffrés de plâtre pour garantir une stabilité au feu égale au moins à une heure et demie.

Dans les étages, les murs de briques 54( * ) ont été remplacés par des cloisons plus légères, des rails étant installés sur les plafonds pour y faire passer les câbles électriques.

(4) Une rénovation apparemment « légère »

Après avoir, lors de son déplacement sur site, visité des barres rénovées ou en cours de rénovation, la mission a pu constater la qualité des travaux de rénovation qui l'a laissée perplexe sur l'espérance de vie des aménagements effectués.

Elle s'interroge notamment sur l'efficacité des portes blindées, dont les chambranles reposent sur de minces cloisons intérieures de plâtre, qui ont remplacé, pour des raisons de poids, les anciens murs de briques.

Elle a également constaté que les paillasses à hauteur d'appui des salles rénovées de travaux pratiques, également pour des raisons de poids et de coût, n'étaient plus, comme jadis, en maçonnerie carrelée mais en aggloméré stratifié et ne comportaient pas d'alimentation en gaz, pourtant indispensable pour mener à bien certaines expériences. Ce souci d'économie de l'EPCJ conduira nécessairement les enseignants-chercheurs à utiliser des bouteilles de gaz, voire des camping-gaz dont le stockage ne contribuera sans doute pas à améliorer la sécurité du campus.

Elle a également noté la fragilité des revêtements muraux des couloirs et des espaces collectifs réservés aux étudiants, aux couleurs certes pimpantes, mais qui auraient sans doute plus leur place dans des chambres de jeunes enfants que dans des lieux de passage empruntés par de robustes jeunes gens.

Elle a en revanche regretté que les élégants bancs de détente destinés aux étudiants, déjà installés devant les façades vitrées de certains espaces communs rénovés, comme d'ailleurs les banques de guichets construites sur mesure, soient condamnés à être démolis sur injonction de la commission de sécurité au seul motif que ces équipements sont en bois, et à être remplacés par des structures métalliques. La mission n'épiloguera pas sur le coût de ces gaspillages...

Elle a également remarqué la déclivité vertigineuse d'un petit amphithéâtre rénové, qui risque d'alimenter les statistiques des étudiants accidentés recensés par l'Observatoire de la sécurité...

Enfin, elle n'a pas été en mesure de vérifier que le local qui abrite les gros ordinateurs des informaticiens était convenablement sécurisé derrière des cloisons solides.

(5) Le coût des délocalisations temporaires

La mission rappellera que le coût du relogement dans des locaux tampons représentait environ le tiers de l'enveloppe arrêtée fin 1998 pour le désamiantage et la mise en sécurité de Jussieu.

L'ancien président de Paris VII-Denis Diderot lui a indiqué que la recherche et l'aménagement des locaux de transition, avant déménagement sur la Rive gauche, impliquaient en termes de fonctionnement et d'équipement des surcoûts importants, de l'ordre de 51 millions de francs par an : le coût de la mise en place d'un gardiennage permanent sur le site Montréal-Javelot dans le 13 e arrondissement est par exemple de 3 millions de francs par an.

D'après les informations fournies par l'université Denis Diderot, le surcoût lié aux délocalisations représentait pour 2000 et 2001, hors coûts induits, 6,8 millions de francs, et devrait s'élever en moyenne à 5,55 millions de francs pour chacune des années suivantes.

Ce surcoût couvre les dépenses de fonctionnement des « locaux-tampons » (2 millions de francs pour les 4 000 m 2 du site Chevaleret en 2000 et 2001, 4,7 millions de francs pour les 5 000 m 2 du site Montréal-Javelot en 2002, 579 000 F en 2000 et 2001 pour les 1 600 m 2 du site Saint-Lazare) ainsi que les travaux engagés pour les redéploiements internes sur 3 000 m 2 de la barre 65-66 de Jussieu affectée à Paris VII (plus de 85 000 F en 2000 et 2001) et sur les 1 700 m 2 de la Maison de la pédagogie (94 000 F en 2000 et 2001).

En conséquence, Paris VII a demandé un complément de dotation de 6,8 millions de francs en 2001 et devrait solliciter une dotation exceptionnelle de 5,6 millions de francs par an jusqu'à son installation dans ses locaux définitifs de la Rive gauche.

La mission citera enfin le constat sévère effectué par l'inspection générale dans un rapport de mars 2002, relatif à l'analyse des surcoûts occasionnés par l'utilisation des locaux-tiroirs et qui a trait aux réserves financières de l'EPCJ : si « sur le court terme, l'établissement public a des disponibilités financières qui lui permettent de couvrir plus de charges, la situation est toute autre sur le long terme puisque le retard des travaux a pour conséquence des charges non prévues initialement (en particulier en terme de location de locaux tampons) et il est impossible dans ces conditions de faire des prévisions sérieuses ».

c) Un sauvetage légitime ?
(1) La pression de la démographie étudiante : un argument discutable

Sur un plan général, le recteur-chancelier de l'académie de Paris a indiqué à la mission que l'évolution de la démographie étudiante à Paris se traduisait, notamment depuis deux ans, par une stabilité à taux constant de poursuite d'études.

Cette évolution spécifique par rapport à la tendance à la baisse constatée au plan national, et aussi contraire aux prévisions de la DATAR prises en compte dans la préparation du contrat de plan État-région Île-de-France, s'explique par l'attractivité historique des universités parisiennes et par le caractère « étoilé » du réseau des transports franciliens : on constate à cet égard que l'IUT de l'avenue de Versailles, grâce au RER, recrute bon nombre de ses étudiants dans l'académie éponyme, et que le succès des universités nouvelles franciliennes -en termes d'effectifs accueillis- s'explique notamment par le réseau des transports franciliens.

Comme les grands centres universitaires de province à forte et ancienne tradition universitaire, les établissements parisiens sont épargnés par la baisse de la démographie étudiante et concurrencent les universités plus récentes et plus fragiles de la grande couronne parisienne, et même du grand bassin parisien.

Cette réalité a été confirmée devant la mission par le président de Paris VI qui s'est félicité d'un « brassage social intelligent » en premier cycle, notant que la moitié de ses étudiants en DEUG étaient originaires des départements de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, et fréquemment issus de la seconde génération de l'immigration.

La mission rappellera à cet égard que l'académie de Paris comptait en 2001-2002, 193 500 étudiants, contre 87 800 dans l'académie de Versailles et moins de 80 000 dans l'académie de Créteil, mais surtout que Paris VI, qui est la seule université appelée à rester sur le campus ne rassemble que moins de 20 000 étudiants sur site... 55( * )

(2) La pression des universitaires de Paris VI

Comme toute communauté humaine, celle des universitaires, notamment les plus chevronnés, aspire légitimement à persévérer dans l'être, et de préférence sans changer ses habitudes...

La mission rappellera, pour mémoire, les très vives réactions qui s'étaient déjà manifestées à la fin des années 50 lorsqu'il s'était agi de déplacer de quelques centaines de mètres la faculté des sciences de l'époque, de la Sorbonne jusqu'à la Halle aux vins.

Elle évoquera, à titre d'anecdote significative, en s'appuyant sur la propre expérience universitaire de son président, les conditions de travail archaïques offertes par les anciens laboratoires de chimie organique de la Sorbonne -dignes des « paillasses 56( * ) » des époux Curie- et pourtant les réticences des enseignants-chercheurs de l'époque à abandonner ces locaux hors d'âge...

Devant la mission, le président de Paris VI a souligné le caractère exceptionnel du site de Jussieu, au coeur du Quartier Latin et le haut niveau de la recherche pratiquée dans quelques 160 laboratoires : selon lui, « l'âme de Jussieu résulte d'un compromis historique entre un certain élitisme universitaire et l'ouverture au plus grand nombre » et un consensus s'est dégagé pour maintenir Paris VI sur le site de Jussieu « afin d'éviter une dispersion de son potentiel scientifique ».

Il a également fait observer que Paris VI et Paris VII, qui n'ont pas les mêmes caractéristiques disciplinaires, partageaient des laboratoires mixtes et souhaité que son université dispose des moyens de son ambition, « sauf à casser son potentiel de recherche », qui représenterait 15 % du potentiel national : ceci suppose notamment de nouvelles surfaces de vie étudiante pour les étudiants qui sont actuellement entassés dans des conditions « scandaleuses », des locaux affectés aux enseignants et l'aménagement d'une maison de la science.

Bref, Paris VI appelait de ses voeux un déménagement de Paris VII qui lui permettrait d'être au large à Jussieu.

(3) « La science à Paris » : la survie de la recherche française ?

Devant la mission, le recteur-chancelier de l'académie de Paris a rappelé que Paris VI, en dépit de faiblesses bien connues, faisait l'objet d'une évaluation internationale flatteuse sur le plan scientifique. Il a cependant estimé que le maintien de son potentiel de recherche supposait une rénovation de ses locaux et un développement de ses capacités d'accueil, sauf à être de plus en plus concurrencé par les grandes universités scientifiques de province.

Pour sa part, le président de Paris VI - Pierre et Marie Curie a longuement exposé à la mission que son université était la plus importante d'Europe dans le domaine scientifique, notamment en raison de son activité de recherche qui est orientée autour de quatre pôles (génome, modélisation et ingénierie, espace et environnement, matières et nouveaux matériaux) et qu'elle était la première université mondiale pour les mathématiques. Elle regroupe par ailleurs le tiers des formations médicales parisiennes qui sont implantées sur de nombreux sites hospitalo-universitaires, souvent très dégradés en raison, selon lui, de l'inertie de l'AP-Hôpitaux de Paris et des autorités de tutelle.

Premier complexe scientifique et médical en France, Paris VI rassemblerait ainsi, selon les données fournies à la mission, 4 000 chercheurs et enseignants-chercheurs, 2 000 personnels IATOS et 30 000 étudiants 57( * ) , dont 10 000 en troisième cycle.

L'importance de l'UPMC-« La science à Paris », est confirmée par la plaquette déclinant le contrat d'établissement 2001-2004, et qui a été transmise par son président à la mission lors de la dernière rentrée universitaire.

En préambule de ce document, le président Béréziat indique que son université « a élaboré un contrat de développement, à la fois scientifique et pédagogique, dont la cohérence doit lui permettre d'assurer ses missions avec une plus grande efficacité. Être une grande université européenne passe évidemment par le nécessité de disposer d'un campus et de moyens qui soient à la hauteur de ses ambitions et de sa réputation . Il lui faut aussi valoriser l'activité de ses 170 unités de recherche, être ouverts sur le monde économique et social et renforcer ses coopérations internationales ».

La mission observe cependant que le document transmis passe sous silence l'état dégradé du bâti immobilier de Jussieu, qui impose des conditions de travail très contraignantes aux étudiants et aux chercheurs et qui ne pourrait au mieux être sécurisé, voire réhabilité dans sa totalité, que dans une décennie ; cette brochure consacre également plusieurs pages au volet « social et culturel-vie étudiante », qui est aujourd'hui très insuffisant, faute de moyens et de surfaces disponibles.

Dans une seconde brochure, émanant de l'UPMC-« La science à Paris », datée du 22 octobre 2002, et elle aussi adressée au président de la mission, M. Gilbert Béréziat évoque, dans un deuxième temps, « l'évolution des locaux de l'UPMC » et son souci d'accélérer la rénovation du campus de Jussieu.

Il y indique que la programmation du secteur ouest, permettant de re-localiser la totalité de l'informatique, des mathématiques et de la physique, a été « compliquée par les injonctions de la Préfecture de police consécutives aux multiples recours déposés au tribunal administratif » : la mise en chantier de la tour administrative en 2003 nécessite ainsi la recherche d'environ 8 000 m² de locaux transitoires supplémentaires qui sont aujourd'hui réservés (l'immeuble Réseau ferré de France destiné à Paris VII et un immeuble situé dans la cité Voltaire dans le XI e arrondissement, pour Paris VI).

Alors que la programmation du secteur ouest concerne 18 barres, l'EPCJ avait prévu, dans un premier temps, de n'en mettre que 13 en chantier : l'UPMC a demandé l'inclusion de deux barres supplémentaires, la mise en chantier devant se réaliser de décembre 2002 à janvier 2004 et la réoccupation de ce secteur intervenir à la rentrée 2005 et s'étaler sur deux ans, soit un calendrier modifié par rapport à celui prévu au début de l'opération ; les unités de recherche d'informatique et de mathématiques, qui sont les premières à avoir été délocalisées, devraient ainsi revenir en totalité à Jussieu au début de la livraison du secteur ouest.

Dans la même brochure, le président de Paris VI précise que le budget initial de l'opération est de 4,8 milliards de francs (732 millions d'euros 58( * ) ) et ajoute qu'« un tel investissement nécessite qu'il soit aussi pensé par rapport au schéma général d'urbanisme » ; il indique avoir demandé au maire de Paris de prendre en compte les recommandations proposées par l'architecte Jean Nouvel 59( * ) , dans les prochaines délibérations du conseil de Paris, concernant le plan local d'urbanisme ; soulignant qu'une « partie de ce financement » est utilisée pour payer les loyers et les aménagements des nouveaux locaux transitoires (Ivry, immeubles RFF et Voltaire), il note qu'« il nous faudra donc obtenir de nouveaux arbitrages au prochain contrat de plan », ajoutant que les « ressources générées par le placement des fonds gérés par l'EPA ont, quant à elles, permis d'effectuer les travaux de sécurité d'urgence imposés par la Préfecture de police ».

Sur ce dernier point, et après avoir souligné les nouvelles prétentions budgétaires du Président de Paris VI, la mission tient à rappeler que la loi de finances pour 2003 a inscrit 21 millions d'euros en AP au chantier de Jussieu, mais apparemment, aucun crédit de paiement pour la mise en sécurité, prolongeant de manière radicale un mouvement de baisse engagé depuis plusieurs années : 88 millions d'euros en 2000, 46 en 2001, 22,9 en 2002. Cette évolution logique s'explique par les retards constatés dans le déroulement du programme de désamiantage, et qui se traduisent au plan budgétaire par d'importants reports de CP ; les crédits de paiement alloués en 2001 et 2002 ont en effet contribué à l'augmentation du fonds de roulement de l'EPCJ, qui représentait 124 millions d'euros fin 2001, soit quatre fois les dépenses des opérations entreprises au cours de l'année, et à abonder ses réserves financières, qui ont dégagé en 2001 plus de 5 millions d'euros de produits financiers, ce qui est substantiel et correspond à une rentabilité supérieure à 4 %.

Le montant de ce fonds de roulement est ainsi supérieur au montant cumulé du reliquat des dépenses d'opérations engagées début 2001, mais non mandatées (33 millions d'euros) et au montant des engagements prévus en 2002 (72 millions d'euros).

Comme le relève avec raison la commission des finances du Sénat dans son rapport budgétaire pour 2003, l'octroi de crédits de paiement à l'EPCJ en 2001, au prix d'un endettement accru de l'État, était « absurde », puisque ces crédits ont en fait abondé les réserves financières de l'établissement public, « dont on peut espérer qu'elles sont investies dans des titres sûrs, en particulier des titres de dette publique » ; de même, l'octroi de CP supplémentaires en 2002 était parfaitement « inutile » dès lors que le fonds de roulement de l'EPCJ était supérieur au montant cumulé du reliquat des dépenses d'opérations engagées mais non mandatées : compte tenu du décalage croissant entre les engagements et les mandatements, le fonds de roulement de l'EPCJ pourrait encore dépasser 100 millions d'euros à la fin 2002 60( * ) .

Il convient toutefois de noter que la fraction du fonds de roulement mobilisable est limitée au regard du coût total du programme, qui avait été estimé à 0,58 milliard d'euros en 1999, et qui a été réévalué à 0,68 milliard d'euros en 2002 ; compte tenu des CP déjà alloués entre 1997 et 2003 (0,24 milliard d'euros), l'achèvement du projet prévu en 2009 suppose d'y consacrer entre 2004 et 2009 au moins 80 millions d'euros supplémentaires chaque année.

d) La réhabilitation du campus : le projet Nouvel

Outre la sécurisation du campus, qui devrait en principe s'effectuer barres après barres jusqu'à la fin de la décennie, le recteur-chancelier de l'académie de Paris a indiqué à la mission que le maintien d'une université « présentable » sur le site de Jussieu conduisait nécessairement à aller au-delà d'un simple traitement de la sécurité, en recherchant une amélioration de la vie étudiante et une véritable insertion du « quadrilatère » dans la ville, via notamment le Muséum. Comme l'a indiqué l'architecte Jean Nouvel devant la mission, le système des douves et des grilles a aujourd'hui vécu.

(1) Les orientations du projet Nouvel : l'ouverture sur la ville dans le respect de l'oeuvre initiale d'Albert

L'architecte Jean Nouvel a été chargé d'une étude portant sur la définition des principales orientations d'architecture et d'urbanisme susceptibles d'être appliquées par les équipes de maîtrise d'oeuvre successivement chargées de la rénovation du campus.

La mission se décomposait en trois éléments :

- un schéma général d'aménagement du campus ;

- des propositions pour la prise en compte de nouvelles fonctionnalités sur le campus ;

- l'élaboration de cahiers des charges architecturaux.

Ce marché d'étude avait été attribué dans le cadre d'un appel d'offres restreint, et non d'un concours d'architecte au sens habituel du terme (avis d'appel à la concurrence qui avait recueilli sept candidatures, puis remise de trois offres).

Le marché avait été notifié en novembre 2000 et le rendu effectué en octobre 2001.

Les principales orientations du plan « Atelier Jean Nouvel » peuvent être résumées ainsi qu'il suit :

- Traiter les dysfonctionnements actuels du campus

Le socle, c'est-à-dire la partie située sous la dalle de l'université, abrite actuellement des salles de cours, des locaux techniques, de stockage et des laboratoires. Ces locaux ne disposent que de peu de fenêtres et cette absence d'ouvertures entraîne un manque de lumière naturelle.

Les propositions de l'étude de Jean Nouvel étaient les suivantes :

. rendre ces locaux viables en travaillant sur la luminosité des salles. Les patios (espaces situés actuellement entre quatre barres au niveau Jussieu) seraient creusés sur un étage. Ils se trouveraient donc à un niveau inférieur par rapport à la dalle, c'est-à-dire au niveau du rez-de-chausée. Les parois des salles périphériques aux patios pourraient ainsi être pourvues de vitres, ce qui favoriserait la lumière du jour. Les patios deviendraient des cours intérieures plantées où circuleraient les usagers du campus ;

. mettre en place un écran de protection contre le vent, doublé de végétaux sur toute la périphérie de la dalle ;

. installer des constructions légères sous les barres pour animer la dalle (sandwicherie, librairie...), qui ont vocation à faire obstacle supplémentaire contre le vent.

- Moderniser le campus et le rendre accueillant pour la vie universitaire, en parachevant le gril

Les propositions de l'étude étaient les suivantes :

. construire des barres supplémentaires, avec comme ambition de créer, non pas des espaces fermés sur eux-mêmes, mais ouverts vers l'extérieur (rue Cuvier) ;

. installer des logements étudiants dans ces nouveaux bâtiments et regrouper les salles de cours de 1 re année. Ceci permettrait une intégration plus aisée des nouveaux étudiants ;

. rassembler les espaces de vie étudiante autour d'un jardin (gymnase, restaurant universitaire, activités syndicales, mutuelles...) ;

. regrouper les bibliothèques d'enseignement, actuellement séparées par discipline et éparpillées sur le campus en une grande bibliothèque. Celle-ci serait implantée dans la barre de Cassan en front de Seine, surplombant ainsi à la fois le jardin et la Seine ;

. abriter une « maison de la recherche » dans les nouveaux bâtiments. Ce lieu permettrait d'organiser des colloques, des conférences et d'accueillir des chercheurs étrangers ou des visiteurs.

- Assurer la continuité du campus avec l'environnement

Les propositions Nouvel peuvent être ainsi résumées :

. créer un lien avec le Jardin des Plantes en aménageant un parc en gradins entre le gril et les barres de Cassan. Les constructions en rez-de-chaussée des barres de Cassan (en front de Seine et le long de la rue Cuvier) seraient par ailleurs supprimées, ce qui engendrerait un bâtiment sur pilotis nécessitant la construction d'écrans anti-bruit. La « coulée verte » ainsi créée offrirait une perspective depuis l'esplanade de l'Institut du Monde Arabe jusqu'au Jardin des Plantes ;

. créer un lien vers la Seine grâce à des passerelles surplombant les voies de circulation quai St Bernard. Cela permettrait d'accéder facilement aux quais qui peuvent offrir un espace de loisirs et de détente supplémentaire aux étudiants ;

. prolonger la périphérie du socle vers la rue des Fossés-St-Bernard. Actuellement, cette rue n'offre qu'un seul trottoir commerçant, l'autre étant fermé par une façade quasi aveugle du campus. Cette proposition permettrait d'animer la rue de « façon bilatérale ». De nouvelles façades vitrées et plus ouvertes pourraient accueillir diverses activités tournées vers le public (antenne pour l'accueil des étudiants, antenne des scolarités, éventuellement activités commerciales...).

Un dispositif similaire pourrait être implanté rue Jussieu.

- Respecter l'architecture d'Edouard Albert

Le mode de traitement de la stabilité au feu prévoit de conserver les façades existantes des barres du gril (poteaux extérieurs, allèges de type marbre sous les fenêtres et maintien des fenêtres coulissantes) sans utiliser de peintures intumescentes ni avancer les façades d'origine. Des poteaux supplémentaires seraient mis en place derrière chaque façade pour supporter la structure et seraient protégés du feu par des carreaux de plâtre.

L'étude élaborée par l'agence prend donc en compte les bâtiments d'Albert comme une « leçon d'architecture » et propose de les conserver en répondant aux normes de sécurité incendie. Techniquement possible, la réfection des anciens châssis coulissants devait être soumise à des arbitrages financiers et « prémunirait pourtant de l'exécrable relecture du travail d'Albert déjà tenté par l'équipe Autran-Mitrofanoff » sur une des barres du campus qui défigurerait à jamais son architecture 61( * ) ».

Cette démarche supposerait même une mesure de protection au titre des monuments historiques, pour empêcher toute transformation du site et préserver la réalisation initiale d'Edouard Albert.

A cet égard, la mission a pu constater lors de sa visite que la première rénovation, qui aurait été réalisée sans permis de construire, avait consisté à avancer la façade devant les poteaux métalliques préalablement traités, ce qui constituait pour la rue de Valois, une atteinte intolérable au projet architectural d'Albert : ces modifications auraient suscité un débat houleux entre l'EPCJ et la direction de l'architecture et du patrimoine.

La rénovation des autres barres devrait en revanche s'effectuer en conservant, conformément au projet d'Albert, le principe de poteaux de soutien extérieurs aux façades espacés de 150 cm, chacun d'entre eux étant cependant doublé à l'intérieur, selon les préconisations du cabinet Technip afin de minimiser la fragilisation de l'ossature métallique du bâtiment.

Ce débat entre l'EPCJ et les architectes des bâtiments de France conduit la mission à se demander s'il convenait de conserver un campus au motif de préserver l'intégrité du projet initial d'Albert, tout en acceptant, au moins implicitement, des atteintes substantielles à ses principes architecturaux.

(2) Un projet présenté dans le détail devant la mission

Devant la mission, l'architecte Jean Nouvel a d'abord rappelé qu'après avoir remporté en 1981 le premier concours des grands travaux présidentiels pour la construction de l'Institut du monde arabe, il avait été sollicité pour établir un premier plan destiné à parachever le campus de Jussieu, afin de créer notamment un espace public piétonnier sur l'ancienne dalle.

S'agissant de l'IMA, il a noté qu'il avait proposé dès l'origine un bâtiment « en liaison » avec Jussieu, apportant une complémentarité historique au site et permettant aux piétons de circuler du quartier Saint-Germain jusqu'au Jardin des Plantes et d'ouvrir le « ghetto » de Jussieu sur la ville.

Ce projet, jugé à l'époque quelque peu « sacrilège », consistait à ouvrir au public une part d'un espace universitaire en établissant des passerelles, alors que la situation des étudiants de Jussieu, véritable ville dans la Ville, isolée du Quartier latin par des portails et des herses, posait selon lui un véritable problème d'« urbanité ». La solution retenue procédait d'une logique universitaire prenant en compte les locaux existants et la nécessité de les faire évoluer, Jussieu ayant une dimension patrimoniale, pour le moment occultée.

Il a également souligné la qualité urbanistique du quartier : au lieu d'un « château-fort » universitaire, il importe d'organiser les déplacements des diverses populations, en contrôlant cependant l'accès aux laboratoires de recherche et en établissant une distinction stricte entre les espaces publics, semi-publics et privatisés, l'objectif étant d'intégrer Jussieu dans la ville en transformant sa partie ouverte au public en territoire municipal.

Sa première étude de 1982 avait pour objectif d'établir une symbiose entre le Jardin des Plantes et l'université, entre « le végétal et le minéral », alors que le campus est actuellement isolé par la cloison étanche des quais de la Seine, la ligne du RER et fait face à l'« abominable quai Tino Rossi » et à un jardin de sculptures laissé à l'abandon.

Sa seconde étude, commandée en 1994, se proposait d'aménager en terrasses les barres de Cassan, d'ajouter des circulations extérieures, d'ouvrir deux passages publics, de parachever le gril, de débarrasser les patios de leurs constructions parasites, de lancer deux passerelles jusqu'au jardin, de libérer les rez-de-chaussée des barres de Cassan construites sur pilotis.

Son dernier projet, déposé en septembre 2001, qui reprend ces orientations architecturales, a été exposé en détail par ses collaborateurs 62( * ) devant la mission : transformation du gril Albert, conservation des façades, libération des rez-de-chaussée, intégration des escaliers de secours, ouverture et création de patios à ciel ouvert, construction d'un sixième étage sur le gril et d'un circuit d'évacuation par les rotondes, lutte contre le vent et le bruit, protection et animation de la dalle, installation d'aires de détente sur le quai, décoration des plafonds, ouverture de bibliothèques sur les patios, création d'une maison des sciences à l'articulation des barres de Cassan, installation de laboratoires en toitures...

Jean Nouvel a notamment souhaité conserver les façades du gril d'Edouard Albert, dont 85 % des fenêtres seraient encore en état de fonctionnement, et qui présentent un intérêt architectural tout particulier 63( * ) . Il a également déploré la non utilisation des terrasses, seulement accessibles en cas d'évacuation rapide, l'absence de plans libres, le remplissage des pilotis.

Soulignant les conditions médiocres de la vie étudiante à Jussieu, il a indiqué que les pignons inachevés faisant face à l'IMA pourraient être rehaussés par des tours pour abriter les associations et les syndicats ; la résidence universitaire comporterait 200 chambres et une bibliothèque de première année de premier cycle pourrait être ouverte en terrasse des barres de Cassan, ce qui suppose des ascenseurs adaptés comme à l'IMA. Alors que chaque laboratoire souhaite disposer de sa propre bibliothèque, il pourrait être envisagé de regrouper les bibliothèques universitaires de troisième cycle. Son projet prévoyait enfin d'entourer l'actuelle tour administrative dans un cylindre de verre, en augmentant sa hauteur de 15 mètres.

D'après les indications fournies à la mission par Jean Nouvel, dix années seraient nécessaires pour mener à bien la réhabilitation du campus et « introduire de l'urbanité » à Jussieu.

(3) Les solutions finalement retenues

Un certain nombre de propositions de l'Agence Jean Nouvel ont été intégrées dans le traitement des quatre dernières barres du secteur des théoriciens (premier secteur traité) et dans le règlement du concours du secteur ouest :

- prise en compte de la solution de l'Agence pour le traitement des escaliers supplémentaires (escaliers intégrés dans les barres et parallèles aux rotondes) ;

- traitement de la stabilité de la structure métallique par ajout d'un poteau supplémentaire interne (la solution retenue après calcul est une variante par rapport à la proposition de l'Agence : un poteau tous les 1,5 mètre alors que Jean Nouvel proposait un poteau tous les 3 mètres ; cette variante n'a pas de conséquence architecturale) ;

- le dernier point concerne les fenêtres à guillotine dont l'Agence préconise la remise en état. Cette proposition fait l'objet d'une variante architecturale pour le concours du secteur ouest.

En revanche, plusieurs conditions contraignantes devaient être réunies pour que la mise en oeuvre du schéma puisse se faire en toute sécurité :

- de nombreuses propositions concernent en effet des zones qui n'entreront en chantier que vers la fin de l'opération, après le départ de l'Université Paris VII vers la ZAC Paris Rive Gauche : barres de Cassan, plaine intermédiaire entre les deux bâtiments du gril et les barres de Cassan ;

- la mise en oeuvre de certaines des propositions du projet est commandée par la disponibilité limitée des surfaces, tout particulièrement avant le départ de l'Université Paris VII. Le décaissement des patios est par exemple plus facilement envisageable après 2006, mais serait très difficile avant, dans la mesure où se posent tous les problèmes de relogement transitoire.

Il convenait enfin et surtout de clarifier le contexte budgétaire du déroulement de l'opération. Sur la base des évaluations de l'Agence, le surcoût de la rénovation était de 300 millions d'euros, la différence s'expliquant par un périmètre différent et par un projet plus ambitieux que celui qui avait été défini en 1998.

Un élément permet notamment d'illustrer l'ambition du projet : l'Agence proposait de créer 105 000 m 2 de nouvelles surfaces et d'en détruire 65 000 m 2 , ce qui générait un solde de surface net de 40 000 m 2 . Cette solution avait obligatoirement un impact budgétaire, même si elle correspondait aussi à la création de nouvelles fonctions sur Jussieu.

Il n'a pas été jugé concevable de lancer des concours de maîtrise d'oeuvre intégrant de nouvelles propositions, sans que la couverture budgétaire correspondante soit assurée. A titre d'exemple, le décaissement des patios et la construction en terrasse sur le gril représentent un budget de 60 millions d'euros, et ce point n'avait pas été prévu dans l'arbitrage budgétaire de 1998.

En conséquence, les décisions des ministères de tutelle ont consisté à favoriser dans un premier temps l'accélération du chantier, en particulier en lançant le concours pour la partie ouest du campus (pour laquelle la libération des espaces était assurée par la prise à bail des derniers locaux tiroirs), et à décaler dans le temps le lancement de la rénovation du secteur est, des barres de Cassan et de la « plaine » intermédiaire.

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