DEUXIEME TABLE RONDE : LA RESPONSABILITE DE L'HOMME

M. LE PRESIDENT - Je demande à Madame Marion GUILLOU, directrice générale de l'INRA, de nous présenter une communication.

Mme Marion GUILLOU, Directrice générale INRA - Merci Monsieur le Président. Je vais donc intervenir en tant que directrice d'un organisme de recherche publique qui a comme champ de travail l'agriculture, l'alimentation et l'environnement, qui travaille donc beaucoup au service de l'homme et des milieux dans lesquels il vit et sur lesquels il intervient, donc à une échelle d'action de l'homme. Je pense que mon collègue du CNRS sera à une échelle plus globale.

Vous nous avez sollicités pour faire des commentaires sur les quatre principes associés à la Charte, que vous nous avez cités : prévention, précaution, participation information et pollueur-payeur.

En tant que représentante du monde de la recherche finalisée sur des thématiques intéressant directement l'homme et ce qu'on appelle les milieux anthropisés, dans lesquels l'homme intervient, je vais essayer de passer en revue ces différentes questions.

Vous savez qu'un organisme de recherche finalisé a plusieurs types de missions. Il produit d'abord des connaissances et il est chargé de leur diffusion et de leur valorisation.

Ensuite et surtout pour un organisme de recherche finalisé comme le nôtre, il doit participer à l'expertise et surtout à l'expertise publique.

Enfin il doit contribuer à la formation à et par la recherche, à l'innovation et au débat science-société, ce qu'à une époque, nous appelions la culture scientifique et technique et qui, maintenant, est un processus plus participatif entre le scientifique et le citoyen.

Vis-à-vis des quatre principes que vous avez proposés, il me semble que nous avons plusieurs positions et je vais essayer de prendre chacune d'elles.

En tant qu'institut de recherche, nous allons travailler notamment dans les sciences économiques, dans les sciences humaines et sociales sur la compréhension et la formalisation de ces principes et, pour notre part, dans ce qui concerne l'agriculture, l'alimentation et les territoires.

Deuxième posture, c'est une contribution à la mise en oeuvre de ces principes soit par la production de connaissances, de techniques ou de méthodes, soit par la contribution à l'expertise, soit encore par la contribution à l'innovation.

Troisième posture, c'est un organisme qui est acteur puisque lorsqu'on fait de la recherche aussi bien que lorsqu'on a une autre activité, on peut être concerné à la fois par le principe de prévention, par celui de précaution et par celui de participation à la décision ou de pollueur-payeur.

Dans le domaine de la prévention, nous sommes dans le domaine des risques avérés et donc, d'une certaine manière, ce que nous appelons l'analyse causale est un peu le fil directeur de l'action. Nous essayons de comprendre les enchaînements entre certaines causes et certaines conséquences.

Nous conduisons donc des recherches pour essayer de cerner mieux ce qui est connu et les dommages qui pourraient découler de certaines actions.

Beaucoup de ces recherches tournent autour du rapport entre ce que nous pourrions appeler un bien public, un bien collectif et des acteurs privés et nous devons faire en sorte que les modes de connaissance et ceux d'action publique, fassent converger ce qui a priori peut se présenter sous forme de tension ou de contradiction : la constitution d'un bien public et les décisions d'un acteur privé.

C'est particulièrement évident dans l'exemple de l'érosion des terres agricoles et des pratiques agricoles. La somme de décisions d'acteurs agricoles privés peut contribuer plus ou moins à l'érosion des terres agricoles et il faut voir de quelle manière, par la production de connaissances et l'animation des pratiques agricoles, nous pouvons contribuer à diminuer ce risque qu'est l'érosion des terres agricoles.

Deuxième mode de participation au principe de prévention, c'est mieux connaître pour maîtriser les pollutions d'origines agricoles de l'air, de l'eau ou des sols. Je vous donne l'exemple de programmes dans lesquels nous travaillons avec les acteurs, comme le programme « porcheries vertes », c'est-à-dire comment, au-delà du problème directement scientifique posé, construire une solution collective avec les acteurs.

Troisième type de mode d'intervention, c'est une expertise publique pour contribuer à la prévention d'accidents qui peuvent affecter la santé ou l'environnement.

Je vous donne l'exemple du changement climatique.

A la demande du ministère de l'écologie, nous venons d'effectuer une expertise collective qui portait sur la thématique : Comment les sols agricoles peuvent contribuer à la diminution de l'effet de serre ?

Cela peut être les forêts, là c'était les sols agricoles. Nous avons également des travaux sur la sylviculture et les effets de serre.

Nous contribuons là à la formation par une expertise collective pluridisciplinaire contradictoire - ce sont toujours les mêmes caractéristiques de l'expertise -, à un point sur la question.

Un autre mode d'intervention sur la prévention est, dans le cadre des procédures d'autorisation, des experts qui contribuent à l'évaluation du risque en routine ou à cette évaluation avant des procédures d'autorisation.

Donc, sur la prévention : production de connaissances, étude de mécanismes de prévention et de mobilisation des acteurs, puis production de connaissances brutes.

En ce qui concerne la précaution, nous rentrons dans le domaine de l'incertitude, des risques plausibles, graves, non scientifiquement établis et/ou irréversibles - la doctrine n'est pas totalement unanime autour de la table.

Sur le plan conceptuel, nous avons les mêmes types d'intervention, nous avons des recherches sur le concept de principe de précaution appliqué dans les domaines agricoles alimentaires ou environnementaux.

De la même manière, sur le plan opérationnel, nous avons des recherches qui essayent d'appréhender les incertitudes et d'évaluer les risques avant que le problème ne se pose. C'est comment faire en sorte que nous cadrions un peu mieux ces domaines dans lesquels les risques sont plausibles, mais non scientifiquement établis.

Une fois le problème posé, nous sommes mobilisés non plus en tant qu'institut, mais en tant que chercheur, puisqu'environ un tiers des experts, par exemple à l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, sont des personnes de l'INRA.

Les agences d'expertise mobilisent les capacités de la recherche publique pour contribuer à une expertise collective indépendante. C'est en tant qu'elle est collective et organisée de manière contradictoire, que l'expertise peut être indépendante.

Enfin - et c'est ce que vous avez appelé l'obligation de recherche - l'INRA est chargé de conduire des travaux de recherche pour éclairer certains risques ou incertitudes dans des domaines qui peuvent paraître graves.

L'intéressant dans ce domaine de la précaution, c'est qu'il a porté - c'était un exercice entre scientifiques - la controverse scientifique sur la place publique. C'est sans doute ce qui a contribué à un étonnement vis-à-vis de la science qui paraissait un édifice construit. Non, la science se construit sur des controverses et chaque controverse permet d'aller un peu plus loin et de bâtir un peu plus de science. Effectivement la modalité de rapports entre la science et la société a sans doute pas mal changé à travers ce domaine de la précaution.

Après vous nous parlez de participation et d'information. Pour moi, la participation à l'élaboration des politiques et décisions publiques est claire. Nous pouvons fournir un appui méthodologique qui favorise la participation des acteurs aux débats et décisions publiques. Ce sont nos travaux sur les méthodes de conférences de consensus sur les OGM, sur les méthodes de concertation et de décision.

En temps qu'acteur, nous pouvons participer au débat public sur les sujets controversés et préalablement aux décisions et nous pouvons même parfois nous-mêmes susciter des opérations de délibérations avant décision.

Nous allons vous remettre un petit document sur une opération que nous venons de terminer dans sa phase 1. C'était une opération de participation pour nous aider à décider sur un sujet particulièrement controversé et difficile qui était un plan de vigne génétiquement modifié. Fallait-il ou non continuer les recherches et donc passer en plein air concernant une maladie pour laquelle nous n'avons pas actuellement de solution de traitement ? Dans ce cas, nous sommes demandeurs de nouvelles formes délibératives pour éclairer nos décisions.

Là encore, nous fournissons soit des connaissances, soit un appui dans un processus, soit nous sommes acteurs. Nous avons chaque fois plusieurs types de positionnement.

En ce qui concerne ce que vous appelez le principe d'information, j'avoue que, pour moi, c'est plus flou. La participation à un processus de décision, nous voyons ce que c'est, il y a un processus en marche. En revanche il me semble que nous aurions besoin de savoir à quoi s'applique le droit à l'information.

Tous vos autres sujets s'appliquent à quelque chose d'assez déterminé, soit un risque avéré, soit un risque plausible grave, soit à un processus de décision.

Nous avons l'impression qu'il faudrait aussi appliquer le droit à l'information à quelque chose qui permette ensuite aux lois et textes de savoir quand il se déclenche. Et ce, si je peux m'exprimer ainsi, bien que ce soit un principe constitutionnel et que comme l'a expliqué Monsieur KLAPISCH, ce n'est pas de même nature qu'une loi.

Le quatrième principe est pollueur-payeur. Nous sommes exactement dans les mêmes postures ; nous apportons un éclairage du concept à travers l'analyse du conflit entre bien public et acteur privé.

Je peux vous donner plusieurs exemples de publications sur la manière dont le principe pollueur-payeur pourrait être appliqué à l'activité agricole, quels en sont les limites, les instruments réglementaires, les instruments incitatifs.

Par ailleurs, nous mettons au point des outils et méthodes qui permettent d'évaluer les pollutions et d'en identifier les auteurs, notamment dans le cadre des pollutions d'origine agricole.

Il peut nous arriver de participer à l'expertise des dommages comme nous l'avons fait très largement dans l'expérience de l'Amoco Cadiz ou dans celle de l'Erika. Nous sommes appelés à participer à l'expertise.

En conclusion, je voudrais dire que la situation actuelle est une situation beaucoup plus globale et beaucoup plus impliquante pour la science. Ce contexte a certainement déplacé l'interface entre le champ de la connaissance, de la science et de la décision. Nous sommes en train de travailler sur les nouveaux modes d'organisation entre la science et le monde de la décision pour faire en sorte qu'on ne les mélange pas et que chacun contribue au travail de l'autre.

Si cela vous est utile - je ne sais pas comment vous travaillerez -, nous avons apporté quelques dossiers sur des productions d'articles scientifiques un peu plus conceptuels sur ce que ce sont ces différents principes et la manière dont ils s'appliquent aux milieux sur lesquels nous travaillons, qui sont les milieux agricoles, alimentaires ou territoriaux, donc l'environnement à l'échelle de l'homme.

Je vous remercie.

M. LE PRESIDENT - Merci beaucoup Madame. Il me semble que vous avez déjà apporté des réponses aux questions posées tout à l'heure par Robert KLAPISCH sur la manière dont la puissance publique peut contribuer à cette mise en oeuvre et dont la recherche peut participer à la mise en oeuvre de ces différents principes.

Je donne maintenant la parole à Madame Sylvaine CORDIER pour l'INSERM.

Mme Sylvaine CORDIER, INSERM - Merci Monsieur le Président. En tant que chercheur épidémiologiste à l'INSERM, je vais illustrer certains des débats sur l'expertise scientifique qu'ont évoqués Monsieur KLAPISCH et Madame PERRIN-GAILLARD pour vous montrer à quel point le processus est difficile et aboutit à un certain nombre de recommandations que je voudrais transmettre.

Les chercheurs épidémiologistes de l'INSERM sont très fréquemment sollicités pour participer à des expertises sur les risques sanitaires concernant un certain nombre de produits et d'installations.

Vous voyez 1 quelques exemples de synthèses d'expertises auxquelles nous avons eu à participer :

- l'expertise du centre international de recherche sur le cancer sur la cancérogénicité des dioxines ;

- des expertises INSERM, en particulier, sur les effets sanitaires des expositions aux éthers de glycol ;

- plus récemment, en collaboration avec l'Institut de veille sanitaire et l'Association française de sécurité sanitaire des aliments dont a parlé Madame GUILLOU, sur l'impact des incinérateurs d'ordures ménagères ;

- l'évaluation des risques liés à la présence d'aluminium dans l'eau de boisson ;

- de façon plus générale, des recommandations émises au niveau européen sur les effets cancérigènes de substances comme le styrène, le nickel, etc...

Nous sommes amenés vraiment très régulièrement à travailler sur de tels sujets.

Je voudrais vous présenter un type d'exemple pour vous montrer la difficulté des décisions dans le domaine, celui des incinérateurs d'ordures ménagères.

L'incinération des déchets est amenée à se développer en France. De façon inévitable, de par le processus chimique, cette incinération génère en particulier des dioxines, des métaux lourds qui sont des produits réputés toxiques, cancérigènes.

Le tout est de savoir si les niveaux émis ou qui l'ont été, impliquent des risques sanitaires pour les populations aux alentours.

Deux types de réponses sont apportés :

- Les réponses davantage apportées par les agences sanitaires, comme l'Institut de veille sanitaire, sont des réponses en termes d'évaluation de risques.

On part de données existantes chez l'animal ou sur des populations professionnellement exposées et, par modélisation, on essaye de prédire le risque probable sur ces populations.

- Il y a les approches épidémiologiques, auxquelles je m'intéresse plus particulièrement, qui consistent à observer a posteriori l'état sanitaire de ces populations et à essayer d'associer éventuellement un excès de certaines pathologies avec les émissions, au cas présent, des incinérateurs.

Le tout est de pouvoir imputer aux incinérateurs ce qui leur est imputable, c'est-à-dire d'exclure les autres causes de ces excès ce qui n'est pas simple et de prendre en compte éventuellement les autres expositions environnementales qui peuvent contribuer.

En général ce qu'a dit Monsieur KLAPISCH précédemment, c'est que ce genre d'observation ne peut pas être unique. Malheureusement l'épidémiologie est donc limitée par son caractère multifactoriel et ne peut acquérir une certitude qu'avec une répétition de ce genre d'études sur d'autres populations.

L'important à retenir est que, compte tenu de la complexité des mécanismes biologiques en cause et de la diversité des expositions auxquelles sont soumises les populations humaines, les résultats seront nécessairement remis en termes de probabilités, donc d'un risque et d'une imprécision associée à ce risque. C'est incontournable.

Pour en revenir aux incinérateurs, actuellement nous savons que les rejets actuels qui sont probablement dus à des modifications dans les processus de traitement des fumées, sont probablement très réduits. Malheureusement des incinérateurs encore hors normes continuaient de fonctionner, par nécessité, et les sols ont été pollués et continuent à l'être par des substances qui, en la matière, sont des substances très peu biodégradables et qui sont bioaccumulables dans les tissus biologiques.

En revanche, l'incertitude subsiste sur le mode de contamination des populations et je pense, par exemple, que l'évaluation de la contribution alimentaire à la contamination par les dioxines est importante pour essayer de séparer ce qui provient d'une contamination locale et ce qui provient d'une façon générale des circuits de production beaucoup plus généraux.

Il y a des incertitudes aussi sur les effets sanitaires. Certaines études épidémiologiques ont suggéré des excès de cancers, d'autres des excès d'effets sur la reproduction ; elles doivent donc être reproduites.

En ce qui concerne les conclusions sur les incinérateurs, il est certain que le principe de précaution impose que les incinérateurs hors normes soient fermés ou en tout cas remis aux normes le plus rapidement possible.

Le problème subsiste quand même de savoir comment traiter les sols pollués. Il faut là encore que de nouvelles connaissances soient acquises sur le mode de contamination des populations qui vivent autour des incinérateurs.

Cet exemple médian sur les incertitudes scientifiques dans le domaine des risques sanitaires des expositions environnementales se situe entre les deux extrêmes que je vous cite maintenant.

Le premier extrême concerne des situations comme les expositions à l'amiante ou au plomb, domaines dans lesquels un grand nombre de connaissances a été acquis parfois depuis très longtemps. Dans le domaine de l'amiante, il est certain qu'en France, les connaissances scientifiques en l'occurrence ont largement précédé la mise en place de la prévention.

Il faut se prémunir de ce genre de choses d'où la nécessité d'une veille absolument active et vigilante.

A l'inverse - et c'est aussi à ce sujet du doute scientifique que les scientifiques doivent se prévenir - nous sommes fréquemment sollicités par des alertes sanitaires.

Par exemple la présence d'aluminium dans l'eau est-elle ou non une cause d'un excès de maladie d'Alzheimer ? Nous avons cité précédemment les téléphones portables. Il y a un certain nombre de situations dans lesquelles l'alerte sanitaire est présente, elle ne peut pas être mise de côté.

En revanche les experts doivent essayer de dissocier ce que sont les faux positifs, les alertes à tort, de ce qui est une vraie réalité scientifique, en particulier en pondérant la plausibilité biologique et les évidences épidémiologiques ou toxicologiques.

En conclusion, en tant que chercheur praticien de base épidémiologiste participant à l'expertise, je voudrais que soit bien compris par les responsables politiques et les populations concernées les messages suivants.

Le doute doit être admis car il permet de se garantir contre les nombreux faux positifs. Ces derniers ont également des conséquences désastreuses ; je pense aux populations qui vivant à côté d'une antenne de télécommunications, sont très stressées par ce fait.

En revanche le doute doit être associé à une procédure de réévaluation régulière en fonction de la production des connaissances.

Les experts doivent malgré tout s'engager. Ils doivent être amenés à formuler des conclusions provisoires et réévaluables régulièrement au-delà d'un doute raisonnable. J'imagine que si la limite ne peut pas être constitutionnalisée, elle doit être établie.

L'important au niveau de l'information est que les notions de risques et d'échelle de risques doivent être absolument transmises aux populations concernées, aux citoyens de façon qu'ils comprennent que les doutes des experts ne sont pas une manière de se cacher ou de cacher quelque chose de grave, mais qu'ils doivent être compris et respectés.

Il faut aussi que ces populations puissent résister à la panique générée parfois par des informateurs peu scrupuleux, ce qui ne manque pas.

En complément, je dois dire aussi que probablement la formation médicale a des carences en l'état actuel des choses sur l'existence de risques sanitaires liés à l'environnement. Peut-être qu'une formation médicale un peu plus complète permettrait aussi d'informer un peu mieux la population en général sur l'existence de ces risques.

Je vous remercie Monsieur le Président !

M. LE PRESIDENT - Merci Madame !

Le scientifique qui vit encore en moi s'est réjoui que vous ayez en quelque sorte réhabilité le doute. Si nos concitoyens ont besoin de certitudes et d'absolu, nous devons vivre avec le doute.

Mme PERRIN-GAILLARD - Je pourrais faire, Monsieur le Président, la même remarque que celle que vous venez de faire aux deux scientifiques qui viennent de s'exprimer.

A ce moment-là de notre réflexion, après avoir entendu les premiers intervenants, puis Madame GUILLOU et Madame CORDIER, je m'interroge et je voudrais demander à ces deux personnes si elles pensent que nous avons vraiment besoin d'une Charte constitutionnelle pour faire les travaux qu'elles ont faits.

En fin de compte, vos travaux sont déjà là, vous avez déjà des interrogations sur le principe de prévention, le principe de précaution, le principe pollueur-payeur et je pense qu'en matière de recherche, vous n'êtes pas les seules à pouvoir travailler et éclairer les autorités publiques sur ces points.

Je m'adresse également à Madame CORDIER qui a donné un exemple frappant, celui de l'amiante. Elle a dit que cela faisait des années que l'on connaissait les risques graves liés à l'amiante et la prévention a été mise en place bien après la connaissance de ces risques, ce qui est quand même extrêmement grave.

Je me demande si une Charte permettra ou non de pallier ce genre de déficience dans la mesure où dans le code de l'environnement, nous avons déjà un certain nombre de principes. Ne serait-ce pas plutôt l'application de ces principes qui permettrait justement de pallier ces pollutions environnementales ou la détérioration de l'environnement aujourd'hui ?

Si nous appliquions ne serait-ce que les lois qui ont déjà été votées par le Parlement, ne pensez-vous pas que cela suffirait ? Faut-il véritablement une reconnaissance juridique constitutionnelle à ces principes pour qu'ils soient véritablement effectifs ? C'est la question que je me pose parce que finalement les propos des uns et des autres m'amènent à cette interrogation.

N'avons-nous pas d'ores et déjà aujourd'hui un arsenal juridique suffisant, à condition bien sûr qu'il soit bien respecté, pour permettre une véritable protection de l'environnement ?

M. LE PRESIDENT - Nous pouvons effectivement associer l'asbestose, maladie provoquée par l'amiante, et peut-être aussi la silicose. En quoi et comment une approche constitutionnelle aurait-elle-pu changer les données ?

Mme GUILLOU - Votre question est vaste et difficile pour nous deux et nous allons essayer de nous répartir quelques réflexions en réponse à votre intervention qui est assez fondamentale.

Il y a d'abord une question de droit à laquelle je serais bien incapable de répondre, à savoir ce que va générer un principe constitutionnel par rapport à des obligations de la loi.

Il me semble que les quatre principes sur lesquels nous sommes intervenus l'une et l'autre de manière complémentaire, sont soit partiellement soit complètement déjà mentionnés soit dans les textes législatifs soit dans des textes de niveau communautaire.

Pour nous, scientifiques, j'ai donc du mal à vous dire si le fait que ce que soit au niveau constitutionnel versus le niveau législatif changera quelque chose.

Ce qui nous intéresse pour notre part, c'est le champ d'action, la production de connaissances, les réflexions sur les modes d'efficacité des principes.

En ce qui concerne par exemple les travaux que je vous citais - cela rejoint votre question à laquelle ma collègue répondra de manière plus compétente - c'est bien d'avoir un principe de prévention de la pollution des eaux des nappes phréatiques par les nitrates, encore faut-il savoir où nous en sommes, quels sont les objectifs, quels sont les transferts dans les sols. Surtout, il faut savoir par quels moyens vous pouvez convaincre les acteurs dispersés et privés de participer à quelque chose qui est un bien public collectif, soit par des obligations réglementaires - et nous avons montré que ce n'était pas toujours la panacée -,soit par des dispositifs de construction commune, soit encore par des dispositifs incitatifs.

Je me place au niveau 2. Une fois que nous avons énoncé un principe encore faut-il s'interroger sur les modes d'efficacité ou de mise en pratique donc les possibilités d'observation - vous parliez de différentes postures épistémologiques -, de modélisation, de compréhension et puis, il ne faut pas l'oublier - et je pense que c'est quelque chose de plus récent - comment faire participer l'acteur au processus.

C'est ce que nous appelons dans notre jargon l'impératif ou l'objectif biotechnique et les motivations des acteurs, c'est-à-dire comment mettre l'acteur en situation d'être motivé par un objectif collectif fixé.

Je me placerai plutôt sur ce niveau 2 en étant assez incapable de faire la distinction dont ont parlé les deux interlocuteurs sur la force du principe constitutionnel par rapport à des principes inscrits dans la loi.

Mme CORDIER - L'intérêt que je vois à élever l'environnement au rang de la Constitution est de l'établir en principe irréversible et d'engager une responsabilité.

C'est ce qui s'est passé dans des épisodes précédents par la création d'agences chargées de surveiller la sécurité sanitaire des aliments, de l'environnement.

Je pense que cela ne peut aller que dans ce sens et probablement aussi au niveau des responsabilités de l'Etat - vous le mentionniez tout à l'heure - de pouvoir faire suivre les budgets de recherche également en conséquence pour faire vivre ces principes.

Nous avons vu - et vous l'avez signalé - que le mot recherche a été cité à tous les niveaux puisque, par définition, la connaissance n'est que provisoire et ne peut que s'alimenter par des recherches nouvelles.

Il y aura peut-être à un moment, une incohérence entre développer un principe au rang de la Constitution, et ne pas faire suivre la prise de conscience non seulement théorique, mais aussi pratique, en incluant cela au niveau plus large des populations et de la prise de participation des populations dans la mise en application de ces principes.

M. KLAPISCH - Pour répondre à Madame GUILLOU, en ce qui concerne le droit à l'information, nous nous référons au Sommet européen d'Aarhus qui a édicté ceci.

Je ne sais pas si cela a déjà eu une conséquence législative sur le plan français, mais j'imagine que sous réserve des secrets industriels, etc. nous devons fournir tous les éléments - et vous en fournissez beaucoup par vos publications - aux populations, soit spontanément, soit sur demande. Cela existe déjà dans les engagements internationaux français.

En ce qui concerne le fait de savoir s'il faut mettre des choses dans la Constitution, je dois dire qu'ayant assisté à plusieurs de ces assises territoriales, j'ai constaté que les personnes demandaient si la spéculation immobilière dans le Midi ou si le bruit aux alentours de Lyon allait être réglé. Là je dois dire que, sur ce point, je rejoins les termes de Monsieur COCHET, une chose qui est inscrite dans la Constitution ne se transforme pas du jour au lendemain magiquement en quelque chose qui rentre dans le droit positif. Vous avez cité 1789, le droit de vote des femmes a attendu cent cinquante ans.

En revanche la première raison pour laquelle nous pensons que c'est important, c'est d'abord pour une raison presque pédagogique. Le fait qu'il y ait eu ce débat attirera certainement l'attention des personnes, au-delà d'une minorité agissante de personnes conscientes, sur la nécessité de préserver l'environnement, notre avenir et l'avenir des générations.

La deuxième raison est d'ordre politique. Il ne faut pas confondre quelque chose qui est dans la Constitution et l'action politique d'un gouvernement.

Un gouvernement qui prend l'initiative de faire cette consultation en vue de mettre les principes de l'environnement à la suite des principes historiques des Droits de l'Homme, des droits sociaux de 1946, nous voyons mal comment cette initiative ne trouverait pas sa traduction sur le plan politique, législatif.

Nous voyons mal aussi, en vertu de l'alternance normale dans un pays démocratique, comment le jour où elle sera au pouvoir, l'opposition actuelle reviendrait en arrière là-dessus.

Aussi je pense que, sans en faire quelque chose d'automatique et en évitant les effets pervers dont nous avons parlé, c'est une démarche positive.

Il ne faut cependant pas attendre et penser que du jour au lendemain, tout sera résolu. Et je suis bien d'accord avec vous, Madame, pour dire que l'application est quelque chose d'extrêmement important et que c'est ce qui manque en matière de pollution maritime par exemple.

Mme PERRIN-GAILLARD - J'ai bien entendu les réponses. Cependant il ne faut quand même pas oublier - et c'est peut-être à vous que je vais m'adresser aujourd'hui Monsieur le Président - que la constitutionnalisation de la Charte va conduire le juge constitutionnel à jouer un rôle important.

Je me demande alors - et c'est un point, en ma qualité de parlementaire, qui attire beaucoup mon attention - quel sera le rôle du Parlement. Si un juge constitutionnel a le pouvoir de décision, il est bien évident que le Parlement en aura beaucoup moins.

Par ailleurs, ce juge constitutionnel sera bien obligé d'aller rechercher et de faire des expertises. Le juge sera en effet obligé d'aller chercher l'information quelque part.

Devrons-nous à nouveau être obligés de créer des organismes d'expertise pour donner au juge constitutionnel l'information dont il aura besoin pour pouvoir prendre des décisions ?

Je crois que nous devrons envisager ce point dans nos travaux parlementaires parce qu'il me paraît très grave de dessaisir le Parlement d'un certain nombre de possibilités de choix.

Cette interrogation ne sera pas résolue aujourd'hui avec les industriels et les chercheurs, mais elle pourrait l'être, au travers de l'Office, en auditionnant d'autres personnes.

M. LE PRESIDENT - Effectivement un problème de la formation se pose non seulement pour le juge constitutionnel, mais pour tout juge.

Le jour où un juge aura à juger sur un recours qui se fondera sur ces principes, sur quelles connaissances pourra-t-il s'appuyer ? Par-delà l'aspect juridique, il y a également un aspect scientifique.

Je me pose une autre question. Je ne suis pas choqué par le fait que le juge constitutionnel décide que telle ou telle loi est conforme aux principes contenus dans la Charte. Ce qui m'inquiéterait plus, c'est qu'il soit amené à définir la norme, c'est-à-dire à entrer dans des détails.

Pour moi la définition des normes dépend du pouvoir exécutif. C'est au gouvernement de définir les normes en matière de santé publique, d'environnement, compte tenu de l'apport de la recherche, des conventions internationales et autres, mais c'est bien la responsabilité du politique.

Il y a, d'une part, les principes sur lesquels le juge doit intervenir et, d'autre part, ce qui, à mon sens, devrait être évité, qu'il intervienne sur les modalités et, en particulier, sur les normes.

M. KLAPISCH - Nous touchons à un point extrêmement important du débat et je vous remercie de l'avoir mis en évidence.

Même si vous n'avez pas le texte de la Charte, nous avons deux dangers extrêmes et il faut veiller à la fonction du législatif.

Vous avez, d'une part, la démocratie participative à laquelle tout le monde tient, et qui ne doit pas non plus empiéter sur le fait que nous avons une démocratie élective et, d'autre part, l'intervention du juge constitutionnel.

Première remarque, Monsieur le Président, à l'heure actuelle, dans cette situation de vide ou presque, excepté la loi Barnier, c'est le juge judiciaire qui peut intervenir. Il peut y avoir des recours privés se fondant sur la jurisprudence ou des conventions internationales auxquelles la France a adhéré. Par conséquent il y a une certaine nécessité d'agir.

D'un autre côté, nous avons une formulation constitutionnelle qui explicite les choses et qui n'entre pas trop dans le détail.

A la limite un des membres de la commission a fait remarquer que si nous étions sur la question de l'intégration de tous les aspects de la politique de l'environnement ou de la politique, cela pourrait vouloir dire que le budget de l'Etat serait soumis au Conseil constitutionnel. Ce serait, je crois, absurde et je ne crois pas que le Conseil constitutionnel aurait envie de regarder la loi de finances en détail.

Il y a donc de vrais dangers et c'est la raison pour laquelle je crois qu'il faut se méfier pour que les choses soient fortes, mais sans qu'elles n'apportent de contraintes injustifiées et inacceptables au pouvoir législatif et ce, dans les deux sens.

M. LE PRESIDENT - Je ne voudrais pas vous décevoir, mais le Conseil constitutionnel a été amené à rendre des décisions, y compris dans le domaine budgétaire. Je ne veux pas faire de peine à Yves COCHET, mais la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) a été victime du Conseil constitutionnel.

M. TUBIANA - Je précise tout d'abord que le Professeur PETIT et moi-même, nous sommes ici en tant que représentants de l'Académie des Sciences et que je représente, en plus, l'Académie de Médecine.

Pour répondre à la question extrêmement importante que vous posiez Madame, à savoir comment suivre et mettre en oeuvre une loi, constitutionnelle ou non constitutionnelle, au sein des deux Académies, nous avons pensé à l'utilité que pourrait avoir un Conseil national consultatif de l'environnement, un peu sur le modèle de ce qui a été fait pour la bioéthique.

Il y a quelques années, tout le monde s'en souvient, il y avait de grandes discussions autour de la bioéthique, de la nécessité de lois de bioéthiques et de la façon de les mettre en oeuvre.

La solution trouvée à l'époque par le Gouvernement s'est avérée, à l'expérience, extrêmement fructueuse - à savoir créer un Comité national consultatif d'éthique n'ayant aucun pouvoir opérationnel, mais donnant des avis.

Ce comité a permis de dépassionner le débat - et c'était extrêmement important parce que nous en arrivions à un moment où des positions s'affrontaient extrêmement violemment les unes contre les autres -, nous avons essayé de le mettre sur un plan concret et ceci a bien marché. Nous allons maintenant vers une réforme des lois de bioéthique avec l'aide du Comité national consultatif d'éthique et je pense que la France aura donné un exemple de ce qu'il est possible de faire dans ce domaine.

Par analogie, nous pensons que pour l'environnement cela pourrait être la même chose.

Il est à l'évidence prématuré non seulement d'inscrire le principe de précaution dans la Constitution - cela a été dit et répété, cela pourrait avoir des effets catastrophiques - mais même de l'inscrire dans des lois non organiques ; il faut être prudent avec le principe de précaution. Nous parlerons peut-être tout à l'heure de ce que peuvent apporter le principe de précaution et le principe d'anticipation, mais je voudrais dire tout de suite que, dans ce domaine aussi, un organisme indépendant, fait de représentants de la société civile et des scientifiques, des personnes impliquées dans ces débats, pourrait progressivement réussir à dégager quelques idées fortes et voir la manière de les mettre en oeuvre.

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