3. Des inconvénients avérés
La commission d'enquête considère qu'une légalisation de l'usage des stupéfiants, ou du cannabis seul, pourrait avoir des conséquences dramatiques et difficilement réversibles.
a) En termes de santé publique
(1) Les dangers avérés du cannabis
Ainsi
qu'il a déjà été vu, une consommation
régulière de cannabis peut conduire à des ruptures
sociales (absentéisme scolaire, délinquance,
impossibilité d'assurer un travail stable, situation de rupture
familiale), mais également présenter des troubles pour la
santé : liens avec la schizophrénie, cancer du poumon. Ceci
est particulièrement vrai s'agissant des nouvelles
variétés néerlandaises à teneur
élevée en principe actif.
S'agissant des autres drogues, la dangerosité est encore plus clairement
établie. On peut ainsi se demander comment on pourrait laisser des
femmes enceintes se droguer librement.
(2) Le cannabis, porte ouverte vers les drogues dures ?
Si la théorie de la passerelle apparaît incertaine, il n'en reste pas moins qu'une personne ayant déjà expérimenté les effets hallucinogènes comparativement bénins du cannabis sera plus facilement disposée à essayer des drogues aux propriétés plus intenses comme le LSD. Ainsi, la plupart des héroïnomanes se sont initiés avec ce produit.
(3) La nécessaire application du principe de précaution
Ainsi
que l'a indiqué M. Jean-François Mattei, ministre de la
santé, de la famille et des personnes handicapées, lors de son
audition devant la commission d'enquête, l'interdiction du cannabis doit
être maintenue en vertu du principe de précaution, puisque
ses dangers potentiels sont de mieux en mieux connus : «
Tout
le monde sait d'ailleurs que si le tabac était une substance sollicitant
aujourd'hui son autorisation de mise sur le marché, sachant ce que nous
savons sur ses effets délétères sur la santé,
l'autorisation lui serait refusée
».
Comme l'a rappelé le ministre, une légalisation du cannabis
porterait en outre atteinte à la crédibilité du message de
prévention à l'égard du tabac.
Par ailleurs, s'agissant de la légalisation des autres drogues,
répandre largement sur le marché des drogues puissantes
relativement mal connues serait particulièrement risqué.
Contrairement à l'héroïne, que l'on peut remplacer par la
méthadone, il n'existe pas de dose d'entretien pour la cocaïne ou
pour le crack, et aucun produit de substitution ne s'est
révélé efficace aux fins de désintoxication.
b) Une décision difficilement réversible
L'un des risques majeurs de la légalisation tient à son caractère difficilement réversible. A la date du jour où l'on a établi le lien entre cigarettes et cancer du poumon, il a fallu trente ans pour renverser les habitudes des adultes en matière de tabagisme, avec des campagnes de sensibilisation prolongées et coûteuses . L'expérience acquise avec le tabac devrait nous enseigner que même la connaissance des effets nocifs d'une substance ne dissuade pas forcément de son usage et qu'il est particulièrement difficile de renoncer aux accoutumances contractées dans la jeunesse.
c) L'incohérence d'un Etat dealer
La porte
de sortie consisterait à décider de ne pas valider le trafic
international et d'organiser sa propre production, à l'instar du tabac.
Dans ce cas, l'Etat prendrait la responsabilité d'ajouter culturellement
un nouveau produit, qui est néfaste en termes de santé et de
société aux problèmes déjà difficiles
à gérer que sont l'alcool et le tabac
113(
*
)
.
Comme l'a indiqué M. Jean-François Mattei, ministre de la
santé, de la famille et des personnes handicapées, à
partir du moment où un pays autoriserait ou tolérerait le
cannabis, il se mettrait en situation de devoir prendre la
responsabilité de s'assurer de la qualité du produit
consommé et donc entrerait dans une démarche de contrôle de
la qualité et naturellement de distribution, ce qui n'est pas
envisageable.
Ainsi que l'a souligné M. Nicolas Sarkozy, ministre de
l'intérieur et de la sécurité intérieure :
«
Parce que la société a été mauvaise
depuis tant d'années sur l'alcool et le tabac, faudrait-il commettre les
mêmes erreurs sur la drogue ? (...) Il est vrai que pendant des
années, l'Etat a fabriqué des cigarettes. La privatisation de la
SEITA remonte à 1994. Jusque là, l'Etat produisait des cigarettes
et en même temps finançait les programmes d'information pour
détourner les jeunes du tabac : cela n'avait pas de
sens.
»
Une légalisation induirait donc nécessairement des coûts
très importants pour élaborer les programmes éducatifs et
sanitaires qui devraient forcément précéder la mise sur le
marché de substances psychoactives et contrer les campagnes de marketing
des drogues.
d) La responsabilité d'une hausse de la consommation, notamment chez les jeunes
L'importance du facteur clanique a été
démontrée à maintes reprises. Ainsi que l'a
souligné le professeur Philippe-Jean Parquet, président de
l'OFDT : « c
'est l'un des problèmes les plus
importants sur lesquels il faut insister. Moins il y a de consommateurs, moins
la probabilité d'avoir des personnes qui entrent en consommation est
forte. C'est la loi de Lederman, qui existe en alcoologie depuis
longtemps
. »
L'impact de la disponibilité des drogues sur la consommation a
été prouvé à plusieurs reprises : en
1973-1975, alors qu'il y avait une pénurie d'héroïne
à New-York, le nombre de consommateurs a baissé, pour remonter
ensuite
114(
*
)
. De même,
le taux d'abus d'opiacés est plus élevé chez les
médecins, les infirmières et les pharmaciens que dans le reste de
la population.
Même dans le cas d'addiction au produit, il y a une
élasticité considérable de la demande, qui varie en
fonction directe du prix.
De plus, le taux de capture, c'est-à-dire la proportion d'usagers
sporadiques devenant des usagers coutumiers, serait proche de celui des
consommateurs de tabac, soit plus de 50 %. C'est d'ailleurs la raison pour
laquelle la Suède est revenue à une politique répressive
après l'intermède libéral des années 1960.
Maître Francis Caballero a d'ailleurs reconnu lors de son audition que la
consommation, à terme, augmenterait forcément.
Le plus
grave est que cette consommation serait particulièrement sensible chez
les jeunes.
Dans l'hypothèse d'une interdiction de vente aux mineurs ou aux moins
de seize ans, retenue tant par le CIRC que par le Mouvement de
légalisation contrôlée, il est très probable que,
comme c'est le cas pour l'alcool et le tabac, les mineurs auraient plus
facilement accès aux drogues désormais légales
qu'aujourd'hui aux drogues illicites, d'une part du fait de l'indulgence de
leurs aînés et d'autre part du fait que les produits seraient plus
abordables. L'exemple de l'inapplication de l'interdiction de vente d'alcool
aux moins de seize ans est d'ailleurs particulièrement instructif. Les
réglementations se rapportant à l'âge des consommateurs
seraient très difficiles à appliquer.
Maître Francis Caballero a ainsi indiqué à la commission
d'enquête : «
Il n'y a pas de sanction dans mon
système, pas plus qu'il n'y en a dans le système d'interdiction
du tabac ou de l'alcool aux mineurs. On considère que le mineur n'a pas
toute sa capacité pour contracter et on le protège sans le punir.
En revanche, on punit dans le code des boissons les cafetiers qui vendent de
l'alcool aux mineurs de moins de seize ans non accompagnés, ainsi que
les supermarchés. Celui qui est puni, c'est le commerçant, qui
est facile à contrôler : il y a 38.000 bureaux de tabac
à contrôler et non pas des millions de mineurs.
»
Les avatars de la récente proposition de loi du Sénat visant
à sanctionner effectivement la vente de tabac aux mineurs paraissent
cependant riches d'enseignements à la commission d'enquête.
En outre, les adolescents sont particulièrement sensibles à
l'hypocrisie de nombreux adultes et seraient peu enclins à accepter un
discours consistant à dire : «
Moi, je peux me le
permettre, mais pour toi c'est dangereux
».
e) Les risques d'une immixtion paradoxalement plus importante dans la vie privée
Pour
protéger la majorité des non consommateurs de la minorité
de consommateurs, il faudrait concevoir de nouveaux tests pour diverses
activités (au moins les forces armées, les conducteurs de
machines, les chauffeurs-routiers, les professions médicales et tous
ceux qui travaillent dans des industries sensibles comme le nucléaire).
La question se poserait de savoir si la prohibition des drogues serait
partielle (autorisée par exemple en fin de semaine) ou totale.
Le choix des catégories qui seraient interdites de consommation et
l'introduction de mesures nécessaires à l'application de cet
interdit poseraient toute une série de problèmes juridiques
liés aux libertés civiles. Les tests seraient en outre
très onéreux et de telles démarches pourraient
représenter une immixtion dans la vie privée des individus
très supérieure à ce que l'on considère
actuellement comme tolérable.