3. Une négociation en panne

a) Les ambiguïtés du dispositif de Doha

Des définitions floues

Arrêté dans l'effervescence de l'achèvement d'une Conférence difficile, le texte de Doha était une déclaration éminemment politique, dont le caractère général a rendu la traduction juridique délicate.

On peut l'observer dès l'article premier qui mentionne expressément trois maladies - le sida, la tuberculose et le paludisme - et « d'autres épidémies » . Ce terme qui visait par exemple l'anthrax, compte tenu du contexte de l'époque, pourrait concerner aujourd'hui le SRAS, syndrome respiratoire aigu sévère, qui a largement frappé la zone asiatique avant de se répandre à travers le monde. Si ce terme d' « épidémies » recoupe, en français, la notion de contagion, « epidemics », en langue anglaise, peut aussi concerner le diabète ou les maladies mentales. Il existait donc, dès l'origine, un flou, peut-être volontairement entretenu, sur le contenu du dispositif, qui a alimenté un malentendu entre les différents États membres.

Les pays en développement sont en effet restés sur « l'esprit de Doha », considérant que le dispositif avait un champ d'application illimité et pouvait concerner n'importe quelle pathologie, tandis que d'autres partenaires, les États-Unis notamment, avaient une conception plus restrictive des maladies à prendre en compte. La même approximation se retrouve à l'article 4 qui mentionne « les crises de santé publique » sans en proposer de définition, alors même que l'article 5C accorde à tout pays le droit de se déclarer de lui-même dans une telle situation de crise pour s'extraire des obligations de l'accord ADPIC.

Des bases juridiques incertaines

Pour mettre en oeuvre le dispositif d'exception, deux dispositions distinctes de l'accord ADPIC sont utilisables, mais le choix de la base juridique emporte des conséquences différentes :

- L'article 30 autorise des exceptions très ponctuelles à la réglementation des brevets, ce qui pourrait être envisageable pour les médicaments. Conformément à ce texte, les membres peuvent prévoir des exceptions limitées aux droits exclusifs conférés par un brevet, à condition que celles-ci ne portent pas atteinte, de manière injustifiée, à l'exploitation normale du brevet, ni ne causent un préjudice injustifié aux intérêts légitimes du titulaire du brevet, compte tenu des intérêts légitimes des tiers.

L'avantage d'agir par cette voie serait de pérenniser le régime applicable aux médicaments en y ajoutant une disposition interprétative limitée à ces produits. La procédure en est simple, mais l'industrie pharmaceutique la juge dangereuse, d'autant que le droit des brevets est appliqué directement par les tribunaux nationaux et non par l'OMC elle-même.

- L'article 31 organise le mécanisme de licences obligatoires. Selon cet article, la concession de licences obligatoires et l'utilisation par les pouvoirs publics de l'objet d'un brevet sans autorisation du détenteur du droit sont permises, mais elles sont assujetties à des conditions visant à protéger les intérêts légitimes du détenteur du droit. Notamment, il est prévu :

Ø de ne concéder de telles licences que si le candidat utilisateur s'est efforcé d'obtenir une licence volontaire, suivant des conditions et modalités raisonnables, et que si ses efforts n'ont pas abouti dans des délais raisonnables ;

Ø d'accorder au détenteur du droit une rémunération adéquate selon le cas d'espèce, compte tenu de la valeur économique de la licence ;

Ø de prévoir une procédure de révision, judiciaire ou autre, par une autorité supérieure distincte.

Utiliser l'article 31 comme base d'intervention permettrait de prévoir le droit d'exporter les médicaments génériques hors du territoire national. Cette solution a pour inconvénient de mobiliser des procédures complexes, nécessitant un consensus, et n'aurait qu'un effet limité dans le temps à un an, en principe. En outre, elle conduit à rouvrir l'accord le plus fragile de l'OMC, qui protège les intérêts des pays industrialisés et dont le maniement excède les capacités juridiques des pays en développement.

Le choix entre ces deux fondements n'a pas été tranché. Les pays en développement, soutenus par l'OMS et les organisations non gouvernementales (ONG) plaident pour la solution de l'article 30, considérant qu'elle répond davantage à « l'esprit de Doha ». Les États-Unis, la Commission européenne et l'industrie pharmaceutique optent pour l'article 31, qui répond mieux, à leur sens, à « la lettre de Doha ». Les États membres de l'Union se répartissent entre les deux branches de l'alternative, la France ayant longtemps soutenu la voie de l'article 30 ; mais il faut bien reconnaître qu'aucune des deux solutions n'est pleinement satisfaisante.

b) Des thèses opposées

Les positions en présence

Les discussions ont porté, pour l'essentiel, sur la liste des maladies concernées et sur les pays susceptibles d'utiliser la procédure d'urgence.

- Les maladies visées

Les États-Unis étaient partisans d'imposer une liste restrictive de vingt-cinq maladies en retenant le concept d'épidémies transmissibles. Ce faisant, ils ont bloqué l'élaboration du compromis dans les délais requis et provoqué de la part de certains pays en développement une réaction brutale de refus de s'éloigner du texte élaboré à Doha, qui ne prévoit aucune limitation des pathologies. L'Inde, l'Afrique du Sud ou le Brésil ont alors fait montre d'intransigeance dans le débat, ce qui s'explique aussi par le fait que, producteurs potentiels de médicaments génériques exportables, ils souhaitent pouvoir disposer du plus large marché possible.

L'Union européenne a fait preuve, dans ces négociations, d'une grande volonté d'aboutir qui n'a toutefois pas suffi pour emporter la décision. Elle a notamment proposé d'établir une liste préalable de vingt-deux maladies, mais qui pouvait être complétée après avis de l'OMS, en fonction des situations sanitaires pouvant survenir. Cette proposition n'a toutefois pas été retenue. Le principe d'établir une liste n'est d'ailleurs peut-être pas la meilleure solution car celle-ci comporte toujours le risque d'être incomplète : dans la version présentée le 20 décembre 2002, on y avait ainsi inscrit les oreillons, mais pas la lèpre...

- Les pays bénéficiaires

Après des discussions tendues, il semble que le problème de la liste des pays susceptibles d'avoir recours au dispositif fasse désormais l'objet d'un consensus. La difficulté tenait au fait que certains pays classés « en développement » , Singapour par exemple, se trouvaient en fait dans une situation économique de croissance ne justifiant pas qu'ils aient accès à ce mécanisme préférentiel.

Il serait désormais admis de classer les pays en développement en trois grandes catégories :

Ø les « pays pauvres » sans capacités industrielles de production (environ quarante) ;

Ø les « pays moyens » dont la situation pourrait être appréciée au coup par coup suivant les cas rencontrés ;

Ø les « pays riches » qui devraient avoir l'élégance de se retirer d'eux-mêmes du bénéfice du dispositif.

Les inquiétudes de l'industrie pharmaceutique

La position des laboratoires pharmaceutiques, notamment français, n'est pas une hostilité de principe à l'octroi de facilités particulières aux pays en développement. Ils ont d'ailleurs eux-mêmes mis en fabrication, à destination des pays déshérités, des médicaments particuliers qui, sans être génériques, permettent d'abaisser de 85 à 90 % le coût des traitements (10 ( * )) . Il faut en outre souligner que bon nombre des produits utilisés dans les pays en développement ne sont désormais plus couverts par la période de protection des brevets, le véritable problème résiduel touchant essentiellement le traitement du sida.

Ils font toutefois valoir que la difficulté tient, à leur sens, moins à la question du prix des médicaments qu'à celle de la structure de dépistage, d'administration et de suivi de la thérapie qui est encore largement défaillante dans les pays concernés. Pour être efficace, il ne suffit pas d'envoyer les médicaments sur place, à prix quasi-nul, mais de disposer aussi des dispensaires et des équipements médicaux permettant d'expliquer la situation aux malades et de contrôler que les traitements sont correctement utilisés. Des expériences très concluantes de partenariat menées par des laboratoires avec certains pays d'Afrique, l'Ouganda par exemple, ont montré l'importance de cet accompagnement thérapeutique.

Par ailleurs, les industriels restent vigilants sur les risques de détournements de trafic des médicaments vers les pays riches : précisant qu'un traitement de trithérapie coûte environ 10 000 euros par an et par malade, tandis que son prix, sous forme générique, n'est que de 200 euros, il est aisé de mesurer l'intérêt financier qui découlerait d'une revente à prix fort d'un médicament fabriqué hors brevet. Il est vrai que ce risque demeure limité en France, en raison des dispositifs de sécurité sociale en vigueur, mais la situation est moins bien contrôlable dans d'autres pays européens et même aux États-Unis où la protection sociale des populations américaines est assurée selon des modalités moins favorables.

Les industriels considèrent enfin que l'échec de la négociation en cours est imputable à un manque de confiance entre les partenaires, les pays en développement considérant que les pays riches manquent à leur parole, les pays développés craignant un détournement injustifié des procédures si la crise sanitaire n'a pas d' urgence avérée. Pour y remédier, certains suggèrent qu'une procédure de contrôle ex-post puisse être confiée au Conseil des ADPIC à l'OMC : cette institution pourrait être chargée de vérifier, une fois la crise sanitaire surmontée, la réalité et l'importance de celle-ci, éventuellement avec l'aide de l'Organisation mondiale de la Santé. En cas d'exagération dans l'appréciation de la situation et d'aggravation des circonstances réelles de la crise, le détenteur du brevet pourrait être alors rétabli dans ses droits.

*

Dans l'attente de la résolution du problème, les pays producteurs de médicaments sous licence - Union européenne, États-Unis, Suisse et Canada - ont arrêté un moratoire et se sont engagés unilatéralement à ne pas saisir les tribunaux d'éventuels litiges. Dès lors que les pays en développement ne sont pas astreints au respect de l'accord ADPIC jusqu'en 2005, cela signifie que l'on continue, actuellement, à pouvoir leur fournir des médicaments génériques sans contrevenir aux règles internationales.

Pour autant, l'inquiétude des pays en développement demeure pour la période suivante et ils attendent qu'une solution durable et juridiquement valable soit trouvée. On ne peut donc exclure, que si la situation restait figée jusqu'à l'ouverture de la Conférence de Cancun, les pays en développement n'en tirent des conclusions peu propices à la tenue de cette réunion dans un climat apaisé. Certes, cette question ne conditionnera pas l'aboutissement des négociations, agricoles ou autres, mais elle aura incontestablement une influence sur le climat psychologique dans lequel se tiendra la réunion ministérielle.

* (10) Ce faisant, ces médicaments restent trois fois plus chers que leurs équivalents génériques.

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