2. L'affinement du continuum entre dette et capital : les titres super subordonnés

Introduit en première lecture par l'Assemblée nationale, l'article 61 relatif aux titres communément appelés « super subordonnés » 145 ( * ) (TSS) constitue une disposition simple dans sa rédaction (modification de l'article L. 228-97 du code de commerce), mais importante dans ses implications pour le financement des sociétés. En permettant aux entreprises d'émettre des titres de dette d'un rang de priorité inférieur aux prêts et titres participatifs, et d'organiser à leur gré la subordination de leurs divers types de dettes 146 ( * ) , la LSF donne aux entreprises les moyens de se financer par des instruments présentant d'importants avantages sur le plan prudentiel, juridique et financier. Trois émissions ont été réalisées entre septembre 2003 et juin 2004, dont deux par des établissements de crédit, pour un montant global de 1,6 milliard d'euros qui a généralement été sur-souscrit (deux fois dans le cas de Michelin, qui a pu lever 500 millions d'euros au lieu des 300 initialement prévus). Ces trois émissions présentent des caractéristiques techniques différentes, mais poursuivre un même objectif de renforcement du bilan sans dilution du capital ni alourdissement de la dette senior .

Emissions de titres super subordonnés réalisées au 01/06/04

 

Michelin

Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE)

Agence française de développement

Date

Novembre 2003

Décembre 2003

Avril 2004

Montant (millions d'euros)

500

800

300

Coupon fixe

6,375 %

5,25 %

4,605 %

Coupon variable

Euribor 3 mois + 2,95 %

N.C.

Euribor 3 mois + 1,32 %

Source : Banque Magazine n° 659, juin 2004

Ainsi que le rappellent Mme Annick Moriceau et M. Olivier Hubert 147 ( * ) , l'émission d'un TSS « n'évite pas la création d'une dette, mais elle en assouplit les termes de telle sorte que celle-ci ne puisse plus devenir une menace pour l'entreprise en cas de difficultés financières ». Dans un contexte jurisprudentiel aujourd'hui plus sécurisé sur la validité des clauses organisant un ordre de paiement, la subordination de dernier rang induit en effet que les TSS puissent servir d' « amortisseur » pour les créanciers seniors en cas de liquidation de l'émetteur, lorsque les pertes n'auront pas été absorbées par le capital social. La sécurité du financement est encore renforcée si l'émetteur assure une certaine permanence par une maturité longue (les TSS émis par Michelin sont ainsi remboursables au terme de trente années) ou par l'absence de clause stipulant l'exigibilité anticipée en cas de défaut (ce qui est le cas dans les émissions de Michelin et de la CNCE).

Ces titres peuvent constituer une alternative intéressante aux « preferred shares » et autres titres hybrides portant accès au capital , montages complexes et coûteux, souvent réalisés par l'intermédiaire d'un véhicule ad hoc domicilié aux Etats-Unis ou au Luxembourg, et qui se traduisent par une augmentation de capital indirecte. En effet, si les TSS peuvent ne pas être considérés comme des titres de capital sur le plan comptable 148 ( * ) , ils sont en revanche susceptibles d'être assimilés, sur le plan prudentiel, à des fonds propres de base.

Cette caractéristique présente ainsi un intérêt majeur pour les banques , utilisateurs privilégiés des TSS, et en l'espèce pour la CNCE et l'AFD 149 ( * ) , en ce qu'elle les autorise à améliorer leurs ratios prudentiels par un accroissement du « tier one » (fonds propres de base), sans procéder à une augmentation de capital contraignante (dilution des actionnaires existants, prérogatives afférentes aux titres de capital, difficulté à émettre dans une autre devise que l'euro, absence de déductibilité du dividende...). La similitude avec les fonds propres peut être confortée par le régime des coupons : à la différence des obligations classiques, dont les coupons constituent une dette exigible en cas de difficultés financières, l'émetteur de TSS peut interrompre le paiement des coupons y afférant en cas de dégradation de sa situation 150 ( * ) . De même, la rémunération des titres peut n'être acquise que si les actionnaires ont perçu un dividende, comme c'est le cas dans les émissions de Michelin et de la CNCE.

Les TSS peuvent aussi contribuer au financement d'une acquisition 151 ( * ) , ce qui constituait un des objectifs de l'émission de la CNCE (rachat de CDC Ixis). Il en résulte une amélioration de l'équilibre financier des émetteurs, facteur de rehaussement de la notation et de diminution des coûts d'emprunt ; et l'émetteur peut in fine arbitrer entre le coût des TSS et la baisse des taux d'intérêt sur le reste de sa dette.

Le potentiel des TSS n'apparaît cependant pas encore pleinement exploité, en particulier s'agissant des émetteurs non bancaires . A cet égard, la question de la déductibilité fiscale des coupons semble avoir fait l'objet d'incertitudes, ce qui constitue un facteur désincitatif. Les modalités de placement et de cotation des titres Michelin et CNCE 152 ( * ) n'ont également pas facilité la naissance d'un marché secondaire, laquelle suppose des cotations sur les mêmes place et un marché suffisamment large, ce qui n'est pas encore le cas.

* 145 Car désignant une nouvelle génération de titres de créances plus subordonnés que les titres « classiques » que sont les titres subordonnés remboursables (TSR) ou titres participatifs.

* 146 Cette faculté n'a pas été utilisée pour les émissions de la Caisse nationale des caisses d'épargne et de l'Agence française de développement, mais ce mécanisme peut s'avérer utile lorsque l'émetteur dispose d'un grand nombre de lignes de dettes et doit donc organiser une grande diversité de niveaux de subordination.

* 147 In « Titres super-subordonnés : observatoire des émissions récentes » - Banque Magazine, n° 659, juin 2004.

* 148 Selon les normes IFRS, une condition nécessaire mais non suffisante pour obtenir un classement en capitaux propres est que les titres ne soient pas remboursables au gré des porteurs, à l'instar des actions. Le contrat d'émission de la CNCE ne prévoit ainsi aucune clause l'obligeant à rembourser les TSS, ce qui conforte la stabilité du financement.

* 149 Pour obtenir cette qualification prudentielle en fonds propres, la CNCE et l'AFD ont dû toutefois restreindre la rémunération des TSS et les droits des porteurs au remboursement de leurs titres, à la différence de Michelin, qui ne recherchait pas cette assimilation et a donc pu proposer des conditions de rémunération plus attractives.

* 150 Cette suspension du paiement ne saurait toutefois être discrétionnaire ni même automatique, et est contractuellement fixée selon des critères objectifs.

Le sort des coupons suspendus varie selon les émissions. Dans le cas de Michelin, le paiement n'est que reporté et le cumul porte lui-même intérêts ; cette option de différer le paiement des intérêts est en outre conditionnée au non-paiement des dividendes afin de ne pas créer de traitement différencié entre actionnaires et porteurs obligataires. Dans les émissions de la CNCE et de l'AFD, les coupons suspendus sont définitivement perdus, ce qui traduit la priorité de la continuité de l'exploitation sur la rémunération des titres et correspond à un des critères prudentiels de distinction des fonds propres de base de ceux complémentaires.

* 151 La réforme des normes prudentielles issue de « Bâle II » impose en particulier aux établissements de crédit de financer pour moitié leurs acquisitions sur fonds propres de base.

* 152 Les TSS Michelin ont fait l'objet d'un placement privé en France et à l'étranger, suivi d'une cotation sur Euronext ; les titres CNCE sont cotés à Luxembourg, et les titres AFD devraient l'être sur les deux places.

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