2. Des remises en cause récentes
L'évolution des situations, le « retour d'expérience » ou tout simplement l'observation et le pragmatisme pourraient légitimement justifier une remise en cause du principe de séparation auquel on ne saurait conférer un « caractère théologique ». Deux démarches en ce sens peuvent être signalées : la première apparaît à travers une « auto-évaluation » à laquelle il a été procédé au deuxième trimestre 2003 à la demande de l'AFSSA elle-même, la seconde est une prise de position énoncée en novembre 2003 par le Pr. Lucien Abenhaïm, ancien Directeur général de la santé, dans son livre « Canicules ».
La « démarche d'auto-évaluation de l'AFSSA »
Une rapide présentation et explication de texte sont ici nécessaires.
Cette démarche d'auto-évaluation de l'AFSSA est ainsi présentée par son directeur général (document daté du 25 août 2003).
« L'AFSSA a souhaité réaliser un travail d'évaluation interne de son activité, trois ans après sa création. Cette démarche décidée en Comité de direction s'inscrivait dans un double contexte, celui de la mise en oeuvre des missions d'inspection ministérielle et parlementaire liées à l'évaluation de la loi de 1998 et celui de la fin du premier mandat des comités d'experts spécialisés de l'AFSSA en août 2002.
Les objectifs principaux étaient de faire le point sur les réalisations de l'AFSSA, la manière dont elle avait rempli ses missions mais également les manques, les difficultés et les domaines à renforcer afin de préparer une nouvelle étape dans le développement de l'agence après les phases de création et de construction.
Le choix a été fait de faire appel à une équipe externe, reconnue pour son expérience en évaluation des systèmes ou politiques publiques, appartenant à un organisme public, le CNRS avec un travail conduit en plusieurs étapes comprenant une phase externe complémentaire de la réflexion conduite en interne par les équipes de l'agence notamment au sein de la Derns en vue du renouvellement des comités d'experts ».
La note de synthèse d'accompagnement du processus d'auto-évaluation, selon les termes de cette présentation « portait sur le diagnostic que cette équipe spécialisée dans la sociologie des organisations faisait des premières années de l'agence au regard de ses missions et devait ouvrir des perspectives et faire des recommandations pour l'avenir ».
La méthodologie adoptée mais surtout les conditions dans lesquelles cette « auto-évaluation » a été menée ne nous paraissent pas de nature à tirer des enseignements substantiels dans le cadre de l'évaluation à laquelle nous sommes amenés à procéder même si le recueil d'opinions individuelles et de rappels de certains éléments factuels, le plus souvent déjà connus, ne manque pas d'intérêt. L'absence de recul, inévitablement lié à ce genre d'exercice, limite déjà l'apport attendu, et le non respect de règles classiques d'analyse sociologique oblitère nécessairement le résultat. Le fait que deux des trois tutelles ministérielles aient refusé de participer à cet exercice en rend les enseignements attendus d'autant plus limités. Des appréciations sévères sur ces travaux ont d'ailleurs été formulées, y compris par des connaisseurs ou professionnels de la sociologie des organisations.
Concernant la « note de synthèse », celle-ci procède en effet à des « diagnostics » et « ouvre des perspectives et fait des recommandations ». On y trouve ainsi une observation selon laquelle « Au plan législatif, en somme, la situation semble claire. Si l'agence n'a pas de véritable pouvoir de gestion du risque, elle peut se considérer comme chargée d'une mission d'évaluation de cette gestion par les autorités compétentes » . Les suggestions implicites que comporte cette rédaction méritent déjà d'être remarquées car elles traduisent assez clairement la tentation d'aller nettement au-delà de l'évaluation du risque pour ce qui est du domaine de compétence de l'agence. Très logiquement, ce que l'on trouve dans la conclusion en est le prolongement : la situation diagnostiquée de l'agence comporterait un risque : « celui de maintenir l'agence dans le créneau étroit de producteur d'avis scientifiques et de gestionnaire déléguée d'un potentiel de recherche et d'appui scientifique et technique, créneau qui semble convenir à la fois à ses administrations de tutelle et aux professionnels, mais qui apporte une « fausse » garantie en matière de maîtrise des risques ». (...)
« La question que doit se poser la direction générale est donc la suivante : l'AFSSA peut-elle se contenter d'occuper ce créneau tout en remplissant son rôle de protection de la santé publique ? (...).
« En revanche, si la réponse à cette question est négative, la perspective change et un autre axe d'action prioritaire apparaît : il s'agit alors de rechercher un autre positionnement de l'agence dans le champ de l'évaluation et de la gestion de la sécurité sanitaire des aliments. Une telle recherche devra se faire dans deux directions principalement qui impliquent
- de reconstruire d'autres rapports avec les représentants et les acteurs du secteur privé, en instaurant des relations plus directes reposant sur une forme de réciprocité ;
- de clarifier et surtout de rééquilibrer les relations de l'agence avec ses tutelles ».
(...)
« Cette clarification et ce rééquilibrage renvoient enfin, et par-dessus tout, à la réalisation du rôle que la loi confère à l'Agence dans l'évaluation des activités de tous les acteurs concernés par la gestion du risque alimentaire (...).
Si l'AFSSA souhaite renforcer son influence dans l'évaluation et la gestion de la sécurité sanitaire des aliments, tout en diminuant la vulnérabilité inhérente à la situation qu'elle occupe aujourd'hui, il lui revient de repenser dans un sens plus ouvert et plus direct ses relations avec les acteurs privés de la chaîne agroalimentaire et, parallèlement, à rééquilibrer les relations avec ses tutelles dans les directions esquissées ci-dessus ».
On distingue assez difficilement ce que ce « rééquilibrage », dont la nécessité est plusieurs fois soulignée, laisserait dans la gestion du risque ou à la décision aux directions ministérielles de tutelle. Les « relations directes avec le secteur privé reposant sur une forme de réciprocité » reviendraient à une situation que l'on a précisément voulu supprimer pour éviter la confusion des genres. L'ensemble des fonctions serait ainsi regroupé, pour ne pas dire confondu, dans le périmètre de l'AFSSA, seule compétente en matière de sécurité des aliments.
Dans une perspective moins transparente, c'est dans le même sens que s'orientent les propositions du Pr. L. Abenhaïm dans son livre « Canicules » 24 ( * ) . .
Consacrant un chapitre (« la sécurité sanitaire inachevée ») entier à l'organisation de la sécurité sanitaire et à l'architecture constituée par les agences à partir de la loi de 1998, il précise d'emblée : « la faiblesse de la réforme majeure de la sécurité sanitaire qui a eu lieu ces dix dernières années est qu'elle reste inachevée ».
Présentant l'Etablissement français du sang, l'Institut de veille sanitaire et l'AFSSAPS comme des réussites accomplies de la loi de 1998 et des réformes qui l'avaient précédée, l'auteur s'appuie précisément sur l'exemple de cette dernière où l'évaluation et la gestion du risque sont dans une même main pour estimer que « le secteur alimentaire est à la traîne » , selon l'intitulé même du paragraphe où il détaille son point de vue.
Les remarques et l'analyse précises des enchevêtrements de compétences décrivent assez bien les difficultés rencontrées, les risques de retard et la position particulièrement inconfortable de la D.G.S. ; l'exemple des importations est d'ailleurs particulièrement intéressant : il cite à titre d'illustration une infection de poulets importés des Pays-Bas par un virus de grippe potentiellement très dangereux pour l'homme en mai 2003 dont il a été informé par le ministère de l'agriculture avec plusieurs semaines de retard. L'illustration la plus marquante des graves difficultés systémiques avec le ministère de l'agriculture est celle des épidémies ou épisodes de listeria en 1993 et 1997. Les preuves bactériologiques se faisant inévitablement attendre, il convenait, en effet, à partir des constatations épidémiologiques faites par l'InVS de prendre des mesures conservatoires d'urgence. Et ce n'est qu'après de longues tractations à l'occasion de cette crise à l'automne 1999 qu'un protocole sur la listériose a pu être adopté et mis en oeuvre avec des résultats concrets.
Ces exemples et de nombreux autres illustrent d'une part les extrêmes difficultés et acuité des crises auxquelles la D.G.S. et le Ministère de la santé ont à faire face, et d'autre part un comportement discutable du Ministère de l'agriculture fondé sur des réflexes et des pratiques inadaptées face à l'évolution des esprits (exigence de transparence) et des techniques ou des situations (rapidité et diversité de la distribution, multiplicité de produits et de circuits).
En fait, l'AFSSA (ou l'InVs, en tant que tel), n'est pas en cause ; la conclusion que tire le Pr. L. Abenhaïm de ces faits sur la réunification de l'autorité évaluatrice du risque et celle investie du pouvoir de décision, n'en résulte pas réellement. La majorité des crises citées à l'appui de cette thèse sont antérieures à la création de l'AFSSA ou directement concomitantes à sa mise en place (listériose - automne 1999).
En fait, ce qui apparaît clairement au début de ce paragraphe intitulé « La position difficile des agences sanitaires » est que l'auteur n'a pas admis le partage des tâches et l'équilibre institués par la loi de 1998 dans le domaine alimentaire : il conclut d'ailleurs sans ambages : « La mission laissée à l'AFSSA en matière de sécurité sanitaire se limite donc à l'évaluation des risques et à la vérification de la conformité des décisions générales des ministères - leurs arrêtés - aux principes découlant de cette évaluation. Sans qu'elle ait les moyens de vérifier si ces décisions sont bien appliquées, ni même la capacité de les définir de façon opérationnelle. C'est extrêmement regrettable ».
Cette présentation restrictive du rôle de l'AFSSA est exagérée. Ses travaux, ses activités et la conception que son directeur général affiche du rôle de l'AFSSA malmènent d'ailleurs quelque peu cette analyse et cette conclusion lapidaire, même si, et c'est un problème d'application sur le terrain et non de principe, l'association de l'agence aux activités de contrôle sur le terrain peut soulever de réelles difficultés qui doivent être résolues rapidement. C'est d'ailleurs la résolution de ces difficultés qui permettra précisément de supprimer ces situations où le décideur est confronté au dilemme du « tout ou rien » qui est effectivement celui du ministère de l'agriculture ou de la santé.
Rappelons enfin que le choix de la séparation entre l'évaluateur et le gestionnaire du risque dans le domaine alimentaire n'est pas une exception française et qu'il est même l'un des principes d'organisation préconisé dans le cadre du Codex alimentarius.
* 24 Canicules - novembre 2003 Fayard Editeur.