2. Des tentatives de banalisation du médicament
De différents horizons des tentatives se multiplient pour ôter au médicament son statut spécifique qui a été érigé pour des raisons évidentes. Les traités européens ont d'ailleurs ab initio reconnu cette spécificité et les restrictions naturelles qu'elle implique, dans la distribution notamment. Les dispositifs juridiques et administratifs qui en découlent sont généralement cohérents et précis, notamment en ce qui concerne la France. Cela ne décourage pas pour autant des milieux qui n'ont de cesse, par tous les biais imaginables, de faire abolir ces dispositifs.
* Le cas des importations parallèles : pratique légale qui s'est établie au sein de l'Union européenne et qui en France a fait récemment l'objet d'un texte réglementaire les organisant (janvier 2004), les importations parallèles (en amont de la distribution au public) par les grossistes répartiteurs ou les pharmaciens permettent de s'approvisionner dans des Etats-membres où les médicaments considérés sont nettement moins chers.
Il ne s'agit pas ici de revenir sur ce régime juridique et les raisons du développement de cette pratique légale. Le réel problème qui se pose dans ce domaine est celui du déconditionnement des médicaments et même de la « déblistérisation » des plaquettes de produits qu'autorisent les dispositions européennes avec tous les re-conditionnements possibles. Cela interdit en pratique la procédure de rappel des lots et ouvre de remarquables possibilités, à la contrefaçon notamment.
* Lors de l'élaboration de la Directive n° 2004/27/CE et du Règlement 726/2004, la Commission européenne, reprenant des demandes de firmes pharmaceutiques, avait proposé d'autoriser pour les médicaments soumis à prescription médicale une publicité déguisée en l'espèce sous forme « d'information du public ». La publicité pour ces médicaments étant interdite dans les pays de l'Union, cette proposition a rencontré une vive opposition au Parlement européen. De leur côté, la plupart des ministres des Etats-membres avait également exclu une telle possibilité. Cette tentative témoigne néanmoins de l'opiniâtreté à attaquer de front des règles évidentes de santé publique, l'argument étant généralement que « cela se pratique hors d'Europe ».
* Tout récemment, le groupe de travail présidé par M. Michel Camdessus, à la demande de M. Nicolas Sarkozy, alors Ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, a remis un rapport intitulé « Le sursaut - vers une nouvelle croissance pour la France ». Dans un chapitre VI (Assurer l'efficacité des marchés des biens et des services), un développement dont le titre révélateur est « Supprimer les réglementations qui visent essentiellement à protéger les situations acquises » s'attaque à des secteurs qu'il s'agit ainsi de commencer par stigmatiser, parmi lesquels les taxis parisiens ... et les pharmacies. Il est rappelé en tête du paragraphe qu'il s'agit de « quelques réglementations à faire évoluer en prenant davantage en compte l'intérêt de tous les citoyens ». Le texte place donc sous un chapeau commun des situations fort diverses, totalement hétérogènes, en précisant : « On notera ici quelques exemples qui nous placent dans une situation particulièrement atypique par rapport à nos partenaires » . Le passage relatif à la pharmacie indique sans ambages la direction :
« Le cas des pharmacies est également spécifique à la France. Si partout en Europe l'activité de pharmacie est encadrée, cet encadrement est beaucoup plus strict en France puisqu'il concerne la répartition du capital : un pharmacien ne pouvant être propriétaire de plus d'une officine, la constitution d'une chaîne officinale permettant une diminution des prix est impossible. Dans le même secteur, la France est l'un des rares pays à étendre le monopole de vente des médicaments sur prescription aux médicaments hors prescription, ce qui empêche une distribution plus large accompagnée d'une diminution des prix ».
Rien ne devrait donc entraver les perspectives de pression sur les prix, qui sont d'ailleurs très relatives dans les situations d'oligopoles résultant de concentrations abusives. L'exercice personnel de la pharmacie devrait donc s'effacer face aux exigences de la « libéralisation » du marché. La réalité est fortement malmenée, notamment lorsqu'on indique qu'on est là dans une « situation particulièrement atypique par rapport à nos partenaires ». Si les « partenaires » sont les Etats-Unis, on peut se réjouir de ne pas connaître en France l'anarchie qui caractérise la distribution du médicament dans ce pays (cf. infra, notamment le jugement de l'attorney general de l'Etat du Michigan et les constatations du GAO en juin 2004) ; si c'est l'Allemagne, c'est faux, tout au moins jusqu'à une date très récente. En effet, nos voisins d'Outre-Rhin sont en train de découvrir une nouvelle organisation de la distribution du médicament où tout devient possible, exploitant les facultés ouvertes par un arrêt de la CJCE qu'il convient précisément d'aborder.
* L'arrêt « DocMorris » rendu le 11 décembre 2003 par la Cour de Justice des Communautés Européennes
Cet arrêt a été rendu en réponse à une question préjudicielle posée par le Landesgericht (tribunal du Land) de Francfort-sur-le-Main dans le cadre d'une procédure engagée par les fédérations et associations de pharmaciens allemands contre la société DocMorris, établie aux Pays-Bas à cinq kilomètres de la frontière germano-néerlandaise. Celle-ci propose à la vente par Internet des médicaments soumis ou non à prescription médicale, notamment vers le public allemand. C'est sur la base de la législation allemande alors en vigueur que cette instance avait été engagée. En effet, cette législation interdisant la vente par correspondance des médicaments dont la délivrance est réservée exclusivement aux pharmacies et qualifiant d'illégale toute publicité tendant à favoriser une telle vente par correspondance, le Deutscher Apothekerverband (DAV) a engagé une procédure contentieuse à l'encontre de DocMorris devant les juridictions allemandes. Le litige s'inscrivant dans un contexte communautaire et transfrontalier, le juge allemand a décidé de surseoir à statuer afin de poser des questions préjudicielles à la CJCE.
Cet arrêt est d'une grande complexité car il fait notamment appel à des notions de droit communautaire subtiles relevant de différents domaines ; il ne saurait donc être analysé en détail ici d'autant que c'est par ses répercussions éventuelles qu'il rentre dans le périmètre de la présente évaluation de la loi de 1998. Mais compte tenu de l'ampleur du phénomène des ventes de médicaments par Internet dans des pays étrangers lointains et quelques uns proches (Pays-Bas, Suisse par exemple), il convient de rappeler les termes de cette évolution inquiétante et donc de cet arrêt.
Une communication de M. Eric Fouassier, professeur à l'Université de Paris XI et membre du Conseil national de l'Ordre des pharmaciens (bulletin de l'Ordre de mars 2004 n° 382) procède à cette analyse approfondie et très argumentée. On en retient donc quelques extraits significatifs.
L'objectif de cette étude est ainsi précisé :
« Cette analyse nous permettra de constater que la CJCE s'est nettement prononcée en faveur du commerce transfrontalier de certains médicaments via Internet, ce qui n'était pas si évident au regard du droit dérivé. Cette position est cependant directement liée à la réaffirmation de la nécessité du monopole pharmaceutique. A bien des égards, le cadre juridique dans lequel devra s'inscrire ce type d'activité demeure à définir. La CJCE n'a pas tranché en effet la question du régime juridique des pharmacies virtuelles ».
M. E. Fouassier enchaîne en donnant ensuite son appréciation préliminaire sur le sens de et arrêt :
« Une simplification abusive du langage, liée à une approche sans nuances des concepts, consisterait à considérer que la CJCE vient d'autoriser la vente des médicaments sur Internet. Se contenter de compléter cette affirmation en précisant que l'autorisation se limite aux seuls médicaments non soumis à prescription serait tout aussi superficiel. Il convient en effet de faire remarquer que cette vente est déjà possible chez certains de nos voisins européens. Le meilleur exemple nous est précisément fourni par la société DocMorris, qui exerce cette activité en toute légalité depuis plusieurs années aux Pays-Bas. C'est seulement parce que cette société a voulu étendre son activité au-delà du territoire batave qu'un litige à vu le jour. Cela nous conduit à préciser que l'arrêt DocMorris porte en réalité, non pas tant sur le principe général de vente de médicaments sur Internet que sur le commerce transfrontalier de médicaments via Internet ».
Un autre auteur (M. Jérôme Peigné, Professeur à l'Université de Lille 2) dans un récent article de la revue de droit sanitaire et social (n° 40 avril-juin 2004 - pages 369-384) procède à un long examen de cet arrêt après un bref signalement ainsi rédigé :
« Au regard des articles 28 et 30 CE, un Etat membre ne saurait interdire la vente par correspondance, via un site Internet, de médicaments légalement autorisés et ne nécessitant pas une prescription médicale préalable. En revanche, compte tenu des exigences liées à la protection de la santé humaine, une législation nationale peut prohiber le commerce électronique de médicaments soumis à prescription médicale obligatoire. De la même manière, la publicité faite en faveur de la vente en ligne de médicaments soumis à prescription médicale facultative ne saurait être interdite au regard des dispositions du code communautaire des médicaments à usage humain, alors qu'une telle interdiction reste permise pour la vente de médicaments nécessitant une prescription médicale ».
Dans l'appréciation de l'environnement juridique fait par M. E. Fouassier, il pointe à diverses reprises le caractère peu convaincant de certains raisonnements faits par la CJCE dans l'appréciation des situations et de la portée de certains principes généraux contenus dans le Traité (art. 28 et 30) et les directives (97/7/CE) concernant la protection des consommateurs et 2000/31/CE relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information.
Se référant à la directive 97/3 (art. 3), il observe ainsi :
« L'article 3 de la directive traduit ces considérations en termes de droit. En effet, tout en posant pour principe que « les Etats membres ne peuvent, pour des raisons relevant du domaine coordonné, restreindre la libre circulation des services de l'information en provenance d'un autre Etat membre », il permet de déroger à cette interdiction lorsque cela apparaît nécessaire pour garantir la protection de la santé publique.
Ce rappel du droit communautaire susceptible de s'appliquer aux pratiques commerciales liées à l'apparition des nouvelles technologies révèle que celui-ci est sous-tendu par la volonté politique d'en écarter la vente de médicaments, ou tout au moins de traiter celle-ci de façon singulière. Le juge communautaire pouvait-il s'en affranchir en se penchant pour la première fois sur la matière, à l'occasion de l'arrêt DocMorris ? On était d'autant moins enclin à le penser que toutes les interventions au cours de l'instruction ont insisté sur la nécessité de réserver un traitement d'exception aux médicaments, en résumé de les exclure du champ du commerce électronique. C'est pourtant une solution inverse qu'a adoptée la CJCE le 11 décembre 2003 ».
Autre critique sur la situation comparée des pharmacies allemandes en l'espèce par rapport à des pharmacies étrangères :
« Le gouvernement allemand reconnaissait que l'AMG (loi sur les médicaments) rendait l'accès au marché allemand plus difficile pour les pharmacies étrangères, mais faisait observer que, du fait de l'obligation d'exercice personnel pesant sur le pharmacien, les pharmacies établies sur le sol national n'avaient pas non plus un accès illimité à l'ensemble du marché allemand. C'est cette analyse que rejette la CJCE.
Selon les termes de l'auteur, « l'argumentation développée par la CJCE ne nous apparaît pas totalement convaincante ». Comme nous l'avons vu plus haut, nous envisageons ici le cas de médicaments qui ont obtenu une AMM valable en Allemagne. Dans la quasi-majorité des cas, ces médicaments seront donc déjà commercialisés de façon traditionnelle en Allemagne par les pharmacies nationales. Ainsi l'interdiction de vente par Internet n'empêche nullement l'accès du marché allemand pour ces produits originaires d'autres Etats-membres, mais pouvant être légalement commercialisés en Allemagne.
C'est cependant ce raisonnement contestable qui permet à la CJCE de considérer que l'interdiction nationale de vente par correspondance des médicaments dont la vente est réservée exclusivement aux pharmacies constitue une mesure d'effet équivalent au sens de l'art. 28 CE ».
Enfin, le commentaire de M. E. Fouassier sur les risques que ferait courir la vente de médicaments par Internet pour ce qui concerne les médicaments non soumis à prescription (dont la CJCE estime précisément dans son arrêt qu'elle ne peut être interdite), à partir des points 113 et 114 de l'arrêt est particulièrement critique :
« La Cour souligne même que « l'achat par Internet pourrait présenter des avantages tels que la possibilité de passer commande à partir de la maison ou du bureau, sans nécessité de déplacement, et de formuler calmement les questions à poser aux pharmaciens, avantages qui doivent être pris en considération (point 113). Concernant les risques de mésusage ou d'abus, la Cour précise qu'un tel risque pourrait être diminué grâce à l'augmentation des éléments interactifs existant sur Internet devant être utilisés par le client avant que celui-ci ne puisse procéder à un achat. S'agissant de la possibilité d'abus, il n'est pas évident que, pour ceux qui souhaitent acquérir de façon abusive des médicaments qui ne sont pas soumis à prescription médicale, l'achat effectué dans des pharmacies traditionnelles présente, en réalité, plus de difficultés que l'achat par Internet (point 114 »).
Sur ce dernier point également, on peut ne pas partager l'approche de la Cour qui procède par simple voie d'affirmation. Le raisonnement nous paraît même un peu contradictoire. La Cour estime en effet que le client dispose, avec Internet, de plus de temps et de calme pour exposer son cas et formuler d'éventuelles questions (élément positif). Mais elle ne perçoit pas que cet avantage s'accompagne aussi d'un inconvénient : le client souhaitant acquérir des médicaments de façon abusive disposera de plus de temps pour répondre aux questions éventuellement gênantes du pharmacien. Ce dernier ne pourra plus prendre en compte un trouble éventuel pour pousser plus loin son interrogatoire. Il est donc, selon nous, erroné de penser que la vente via Internet ne facilite pas les demandes abusives ».
Selon l'un des auteurs précités, M. Jérôme Peigné (op.cit. page 381) « l'arrêt DocMorris devrait obliger certains Etats à modifier leurs droits nationaux pour tenir compte des potentialités ouvertes par Internet » ; il rappelle alors les dispositions applicables actuellement en droit français :
« En droit français, les dispositions de l'article L. 5125-25 du code de la santé publique interdisent aux pharmaciens ou à leurs préposés de solliciter des commandes auprès du public (le colportage). Il leur est également interdit de recevoir des commandes de médicaments et autres produits relevant de leur monopole par l'entremise habituelle de courtiers et de se livrer au trafic et à la distribution à domicile de ces médicaments et produits dont la commande leur serait ainsi parvenue. L'article L. 5125-26 du même code interdit, en outre, la vente au public de tous médicaments et produits réservés au monopole des pharmaciens par l'intermédiaire de maisons de commission, de groupements d'achats ou d'établissements possédés ou administrés par des personnes non titulaires de l'un des diplômes exigés pour exercer la pharmacie.
Le droit interne prohibe donc la sollicitation directe et indirecte de commandes auprès du public, ce qui revient à condamner toute vente par correspondance de médicaments à l'aide d'un site Internet. L'interdiction comporte toutefois des aménagements. L'article L. 5125-32 du code de la santé publique a renvoyé au pouvoir réglementaire le soin de préciser les conditions dans lesquelles pouvaient s'effectuer soit la dispensation par le pharmacien ou l'un de ses préposés d'une commande au domicile des personnes se trouvant dans l'impossibilité de se déplacer, en raison de leur âge, de leur état de santé ou de leur situation géographique (art. R. 5104-4 c. santé publ.), soit la livraison à domicile d'une commande par l'entremise d'un tiers, non pharmacien, sous réserve de respecter certaines conditions de transport et d'empaquetage (art. R. 5104-1 c. santé pub) ».
C'est naturellement l'existence de l'ensemble des règles de protection de la santé publique et des principes dont elles découlent qui constituent un obstacle aux appétits commerciaux d'entreprises comme DocMorris laquelle, avant même que l'arrêt de la CJCE ait été rendu et avant que la législation allemande ait été complètement changée avec l'autorisation de vente de tous les médicaments par Internet (cf.infra), faisait part d'objectifs particulièrement ambitieux comme en atteste un article extrait de la revue « Pharmaceutiques » de novembre 2003 (n° 111).
« DocMorris à la conquête d'autres pays » ?
DocMorris, qui convoite 30 % des parts de marché du secteur médicament en Allemagne, ne dégage pour l'instant aucun profit. Le chiffre d'affaires de 2003 d'environ 45 millions devrait quadrupler avant 2005.
Quand on interroge les responsables de DocMorris sur leurs intentions de conquête d'autres marchés en Europe, et particulièrement en France, la réponse est claire : « DocMorris est une pharmacie néerlandaise, qui répond à toutes les conditions européennes d'exercice de cette profession. Nous n'avons pas besoin d'autorisation spéciale pour vendre des médicaments dans tous ces pays selon le droit européen. C'est aux pays de l'Union de transposer le droit européen dans leurs droits nationaux ! Des clients de toute l'Union européenne commandent déjà des médicaments sur notre site ».
Les procédures, mécanismes et garanties qui assurent actuellement la sécurité dans la dispensation des médicaments en France où, de l'avis général, la situation est tout à fait satisfaisante, notamment par rapport à nos partenaires et voisins, ne sauraient être amoindries, le pharmacien n'apparaissant plus qu'au bas d'une rubrique d'un site internet comme « responsable de l'officine » (localisé éventuellement à des centaines de kilomètres).
L'autre élément clé est constitué par l'existence du remboursement par l'assurance-maladie. Il s'agit là en effet d'une réalité qui, de l'avis général, constitue un obstacle à peu près absolu à la concrétisation du risque internet pour la distribution du médicament en France ; et de citer la situation totalement différente des Etats-Unis où l'on évalue à 40 % le nombre de personnes non couvertes par un régime d'assurance-maladie pour ce type de prestation ; avant même l'apparition d'internet, la situation de la distribution du médicament était déjà problématique dans ce pays.
Si cette constatation est tout à fait fondée, il reste que les « médicaments grand public » non remboursés échappent à ce frein et que, d'autre part, les décisions de moindre ou de non-remboursement peuvent alimenter une tendance favorable aux tentatives de distribution par internet.
Enfin, il conviendra de s'assurer qu'aucun médicament qui aurait été acquis via un réseau Internet n'est remboursé par les caisses d'assurance-maladie. La réalisation d'un risque comme celui d'Internet dans la distribution des médicaments est illustrée d'une manière éclatante avec le développement actuel de la situation en Allemagne.