Rapport de commission d'enquête n° 300 (2005-2006) de MM. Georges OTHILY et François-Noël BUFFET , fait au nom de la commission d'enquête, déposé le 6 avril 2006

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N° 300

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2005-2006

Rapport remis à Monsieur le Président du Sénat le 6 avril 2006

Dépôt publié au Journal officiel du 7 avril 2006

Annexe au procès-verbal de la séance du 11 avril 2006

RAPPORT

de la commission d'enquête (1) sur l' immigration clandestine , créée en vertu d'une résolution adoptée par le Sénat le 27 octobre 2005,

Tome II : Annexes

Président

M. Georges OTHILY

Rapporteur

M. François-Noël BUFFET

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : Mmes Éliane Assassi, Alima Boumediene-Thiery, MM. François-Noël Buffet, Jean-Pierre Cantegrit, Jean-Patrick Courtois, Philippe Dallier, Christian Demuynck, Bernard Frimat, Charles Gautier, Mme Gisèle Gautier, M. Alain Gournac, Mme Gélita Hoarau, MM. Jean-François Humbert, Jean-Jacques Hyest, Soibahaddine Ibrahim, Michel Mercier, Louis Mermaz, Georges Othily, Jean-Claude Peyronnet, Mme Catherine Tasca, M. Jean-Paul Virapoullé.

Voir les numéros :

Sénat : 10 , 31 et T.A. 25 (2005-2006)

Immigration.

I. PROCÈS-VERBAUX DES AUDITIONS
DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

Audition de M. Nicolas SARKOZY, ministre d'Etat,
ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire
(29 novembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le ministre d'Etat, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Vous connaissez les termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des commissions parlementaires. Ils prévoient notamment que les personnes auditionnées par une commission d'enquête sont entendues sous serment.

En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité, de lever la main droite et de dire : « Je le jure ».

M. Nicolas Sarkozy .- Je le jure.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur le ministre d'Etat, et je vous donne la parole.

M. Nicolas Sarkozy .- Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, la constitution d'une commission d'enquête sur l'immigration clandestine n'est pas une décision anodine et je tiens avant toute chose à vous remercier de cette initiative importante. Cette commission est en effet un symbole. En nous voyant aujourd'hui tous réunis, je ne peux m'empêcher de penser : « Que de chemin parcouru depuis trois ans ! »

Que de chemin parcouru, en effet, depuis le temps pas si lointain où le sujet de l'immigration clandestine était considéré comme tabou. Ce n'est plus un sujet tabou parce que, depuis 2002, la lutte contre l'immigration illégale est devenue l'une des actions prioritaires du gouvernement.

N'attendez de ma part aucune « langue de bois ». Je suis venu ici pour dire ma vérité. Cette vérité, c'est que, si la situation s'est, bien sûr, nettement améliorée depuis quelques années, nous avons encore devant nous beaucoup d'efforts à entreprendre pour atteindre l'objectif ambitieux que nous nous sommes fixé.

Il est vrai que je suis optimiste, parce que les résultats positifs que nous avons d'ores et déjà obtenus sont la preuve qu'en renforçant l'action des divers services impliqués, on peut lutter contre l'immigration clandestine. Là comme ailleurs, il n'y a pas de fatalité. La France n'est pas forcément destinée à subir des vagues toujours plus nombreuses de clandestins. Tout est affaire de volonté et, surtout, de méthode. Il faut, premièrement, ne pas avoir peur de nommer et de poser clairement le problème ; il faut, deuxièmement, se donner les moyens de le résoudre sans prêter attention aux donneurs de leçons et aux sectateurs qui aiment tant la pensée unique et qui confondent souvent droits de l'homme et « droits de l'hommisme ».

Lutter contre l'immigration clandestine, c'est d'abord la mesurer et comprendre le phénomène.

L'immigration clandestine est difficile à quantifier et je suis frappé par les insuffisances de notre appareil statistique.

La Commission européenne estime le nombre annuel des entrées illégales à 500.000 dans toute l'Union européenne. En se fondant sur la régularisation pratiquée par la gauche en 1997, un rapport de l'INED en janvier 2004 estimait le flux d'immigration illégale en France à 13 000 par an. Laissez-moi vous dire que ce chiffre me paraît notoirement sous-estimé, notamment quand on le rapporte aux 60.000 migrants en situation irrégulière que les forces de l'ordre interpellent chaque année. C'est pour cela que les évaluations qui me paraissent les plus réalistes sont celles qui font état de 80.000 à 100.000 migrants illégaux supplémentaires chaque année.

Quant au nombre des migrants clandestins déjà présents en France, son évaluation est tout aussi délicate. On sait seulement que 150 000 étrangers en situation illégale bénéficient de l'aide médicale d'Etat. A partir de là, on peut raisonnablement imaginer que leur nombre total est au moins deux fois plus important. Autrement dit, le chiffre réel des clandestins vivant sur le sol français s'établit très certainement dans une fourchette allant de 200 à 400.000 individus.

On sait par ailleurs que la pression que fait peser cette immigration clandestine sur les institutions et la vie quotidienne de nos concitoyens est très inégale selon les départements, les régions et les collectivités du territoire national. Je ne vous apprendrai pas, monsieur le président, qu'en Guyane, par exemple, le taux de cette immigration illégale atteint des proportions que je n'hésite pas à qualifier de considérables, pour ne pas dire intolérables : 22,5 % de la population totale ! Et je ne parle pas de Mayotte, où ce taux est de 25 % !

Il faut ensuite comprendre le phénomène.

Nous avons tous à l'esprit l'image des migrants africains à l'assaut par milliers des barrières de Ceuta et Melilla, celle des Kurdes de « l'East Sea » débarquant en février 2001 sur une plage du Midi ou celle des milliers de personnes qui tentent de franchir le détroit de Gibraltar sur de frêles embarcations, les pateras , bien souvent en y laissant leur vie.

Nul ne peut être insensible à ces images de détresse absolue et de désespoir total qui bouleversent à juste titre les consciences européennes, mais l'émigration à tout prix est-elle la seule solution au drame du continent africain ? Je suis persuadé que non.

Ces images très médiatisées ne représentent pourtant qu'une partie de l'immigration clandestine car les migrants clandestins, dans leur grande majorité, entrent dans l'Union européenne de manière légale, avec un visa de court séjour. C'est la première idée que je veux faire passer : on entre légalement dans l'Union européenne, on s'y maintient illégalement au-delà de la durée légale du court séjour et on bascule ainsi dans l'illégalité.

Bon nombre de ces clandestins sont exploités par des filières criminelles. Organisées en réseaux, elles interviennent à toutes les étapes du parcours des migrants : corruption dans les pays d'origine, production de documents frauduleux qui servent à l'établissement des visas, organisation du voyage par la voie terrestre ou la traversée maritime, mise en contact du migrant avec son employeur.

Dans certains pays, 80 % des documents présentés à l'appui d'une demande de visa sont frauduleux. Le prix d'un passage d'Afrique noire en Europe serait de 15.000 euros. Le revenu de ce trafic atteindrait, selon les estimations, un quart à un tiers de celui du trafic international de stupéfiants.

La réalité de cet odieux trafic est, hélas, bien connue. Des personnes vendent tous leurs biens, s'endettent à vie dans la quête d'un eldorado et, à l'arrivée, ces mêmes personnes trouvent l'enfer et non le paradis promis par des passeurs criminels. Car ce qui attend beaucoup de migrants clandestins, c'est l'exploitation -j'ose le mot- par les esclavagistes du travail illégal. Ce n'est pas la peine de voter un texte contre l'esclavage pour tolérer l'esclavage des temps modernes qu'est l'exploitation des migrants clandestins et illégaux. C'est le cas dans certains secteurs : la restauration, le bâtiment, les emplois domestiques, l'agriculture.

Les autorités italiennes ont régularisé 700 000 travailleurs clandestins sur la base d'un contrat de travail en 2002 et les Espagnols ont régularisé 600.000 personnes cette année. Dans le contexte de la libre circulation, ces régularisations massives sont dangereuses car elles produisent un appel d'air considérable en Europe, comme je l'ai dit à nos partenaires et à nos amis italiens et espagnols, mais elles ont au moins l'intérêt de montrer le poids de l'emploi clandestin en Europe.

Attirée par le travail illégal, l'immigration clandestine vient aussi de ce « quasi-statut » que le rapport de la Cour des comptes de novembre 2004 sur l'accueil des migrants a bien identifié. C'est tout le paradoxe de la situation française. Le migrant clandestin n'a pas de droit au séjour, mais il a droit à l'accès aux soins à travers l'aide médicale d'Etat, droit à la scolarisation de ses enfants et droit à l'hébergement d'urgence. C'est un paradoxe.

Certes, il n'est pas question de laisser des individus, des familles vivant sur le territoire français sans secours, sans soins, sans accueil scolaire pour les enfants. Toutefois, il ne faut pas se cacher la réalité : les droits sociaux accordés aux clandestins sont de nature à favoriser l'attractivité de la France. Ces droits sociaux ne doivent pas être supérieurs en France à ce qui est prévu ailleurs en Europe. Ils ne doivent se concevoir que de manière provisoire, liés à une situation d'urgence et en attendant le retour dans le pays d'origine.

Je tiens à souligner un autre facteur d'attraction de la France pour l'immigration clandestine : l'existence de passerelles entre immigration illégale et immigration régulière. Héritages de la loi du 11 mai 1998, certaines dispositions du code de l'entrée et du séjour des étrangers prévoient une régularisation « de droit » pour toute personne qui réussit à se maintenir illégalement pendant dix ans sur le territoire national. Etrange paradoxe qui consiste à récompenser la persévérance dans la commission d'une infraction.

De même, cette loi de 1998 prévoit la délivrance d'une carte de séjour au titre de la vie privée et familiale pour des personnes qui sont entrées sans avoir respecté les règles et les conditions du regroupement familial. Chaque année, environ 20 000 personnes sont régularisées sur ces bases. Ce dispositif qui nourrit l'immigration clandestine est incompatible avec notre volonté de mettre en place une régulation quantitative de l'immigration.

Il est sûr que les détournements du droit d'asile constituent également un vecteur de l'immigration illégale. Beaucoup d'étrangers en France présentent une demande d'asile dans le seul but de se maintenir le plus longtemps possible sur le territoire. Certes, nous avons accompli des progrès considérables en trois ans grâce à la suppression de l'asile territorial -encore une invention désastreuse de la loi de 1998- et en réduisant les délais qui sont passés de plus de deux ans à six mois au total. Cependant, je note qu'en 2004, la France était toujours le premier pays au monde pour l'accueil des demandeurs d'asile avec 65.000 demandes. Je n'ai pas du tout l'intention de me satisfaire de cette situation.

L'Allemagne en est à 40.000 demandes avec 22 millions d'habitants de plus et le Royaume Uni en est à 30.000 demandes avec le même nombre d'habitants que nous. Que je sache, l'Angleterre et l'Allemagne ne sont pas moins des démocraties que nous.

La lutte contre l'immigration clandestine est un juste combat.

Pendant de trop nombreuses années, le débat sur l'immigration clandestine a été monopolisé par les « bien pensants » ou ceux qui se présentaient comme tels. A l'époque, quand on parlait de l'immigration clandestine comme d'un problème, on était immédiatement catalogué comme un adversaire résolu des droits de l'homme. Les choses ont changé aujourd'hui. On sait maintenant que les vrais ennemis des droits de l'homme sont justement ceux qui acceptent de fermer les yeux et qui se rendent complices des trafics et de l'exploitation indigne d'êtres humains vulnérables, car c'est précisément d'abord dans un souci d'humanité qu'il faut combattre l'immigration clandestine.

Je ne suis pas prêt à accepter la réapparition d'une forme d'esclavage sur le sol français. Je ne suis pas prêt à accepter que des passeurs sans scrupules mettent en danger la vie de leurs victimes. Je me souviens avec émotion du drame de Douvres, en juin 2000, qui avait vu 58 Chinois mourir étouffés dans un camion en tentant de franchir la Manche. Je me souviens des 50 victimes des incendies de l'été qui ont péri dans des immeubles insalubres et du spectacle de ces 11 enfants sur une civière dont j'ai cru en les voyant qu'ils étaient endormis. Le colonel des sapeurs-pompiers m'a indiqué qu'ils étaient morts, mais je ne m'en étais pas aperçu parce qu'ils étaient morts d'asphyxie à la suite de ces incendies.

Je pense aussi aux victimes de la prostitution, à laquelle sont condamnées des jeunes filles, souvent mineures, originaires d'Europe de l'Est ou d'Afrique. Nous ne devons pas accepter le retour de l'esclavage en France. Or l'immigration clandestine, c'est la possibilité d'un esclavage en France.

Insupportable sur le plan moral, l'immigration clandestine est, en outre, dangereuse et injuste sur le plan économique. Elle fausse les règles de la concurrence au profit des employeurs qui exploitent les travailleurs dans des conditions indignes de la France et du XXIe siècle.

C'est, enfin, un facteur de déstabilisation de la société. Je n'ai pas peur de l'affirmer : l'immigration clandestine favorise la ghettoïsation de toute une partie de la population vivant sur le territoire français, condamnée à l'exclusion, à la privation de tous droits et à vivre dans des taudis insalubres.

L'immigration clandestine contribue à produire la haine et à entretenir la violence sur le territoire national. Les violences urbaines que nous avons connues il y a quelques semaines en sont une bien triste illustration.

Le succès dans la lutte contre l'immigration clandestine passe par une transformation profonde et globale de la politique française de l'immigration.

J'ai déjà eu l'occasion de le dire : l'immigration clandestine n'est pas une fatalité. Avec de la volonté politique, nous allons obtenir des résultats.

Nous avons déjà obtenu des résultats dans le cadre de la politique volontariste de « tolérance zéro » à l'égard de l'immigration illégale. Le terme de « tolérance zéro » est un terme fort et je l'emploie à dessein.

Premièrement, j'ai donné des instructions très fermes pour renforcer la répression des filiales criminelles de l'immigration illégale et du travail clandestin. Au premier semestre 2005, les interpellations de migrants clandestins sont en augmentation de 45 % ; les arrestations de passeurs se sont accrues de 53 % pour atteindre 1.300 arrestations sur six mois ; les interpellations d'employeurs ont augmenté de 33 % et celles des travailleurs clandestins de 150 %. La multiplication des opérations « coups de poing » contre le travail au noir porte donc ses fruits.

Deuxièmement, dans le but de contrôler les allées et venues des étrangers, j'ai entrepris de généraliser la mise en oeuvre des visas biométriques prévue par la loi, que j'avais fait voter, du 26 novembre 2003. Elle représente une véritable innovation dans la politique française de gestion des flux migratoires. Ce développement permettra d'organiser le contrôle et l'enregistrement non seulement des entrées mais aussi des sorties. Les migrants en situation illégale en France entrés avec un visa seront ainsi connus et identifiés. Leur éloignement en sera considérablement facilité après interpellation.

Evidemment, quand on arrête tous ces pauvres gens qui ont perdu leurs papiers et qui ont perdu la mémoire, comment voulez-vous qu'on les raccompagne ? Avec les visas biométriques, une empreinte digitale permettra deux choses : savoir d'où ils viennent et avoir la preuve qu'ils sont des nationaux des pays qui nous refusent aujourd'hui les laissez-passer consulaires pour le retour.

Troisièmement, je me suis engagé dans une politique de reconduite systématique. Grâce à l'allongement de la durée de la rétention administrative, qui est passée de 12 à 32 jours depuis la loi du 26 novembre 2003, et grâce à des objectifs chiffrés assignés aux préfets, le nombre des mesures d'éloignement d'étrangers en situation irrégulière exécutées a fortement augmenté. Tenez-vous bien : 10.000 mesures en 2002, 12.000 en 2003, 15.000 en 2004, nous dépasserons les 20.000 en 2005 et j'ai fixé l'objectif de 25.000 en 2006.

Ces trois initiatives constituent des actes forts de la politique de lutte contre l'immigration clandestine que j'ai voulu mettre en place depuis mon arrivée au ministère de l'intérieur.

Pour vous montrer toute la détermination qui est la mienne et l'efficacité des services qui sont aujourd'hui en charge de cette politique, je veux prendre deux exemples plus précis, sensibles entre tous : celui du Calaisis et celui de l'outre-mer.

Je commencerai par Sangatte.

Quand je suis arrivé au ministère de l'intérieur, en 2002, on m'a dit qu'on ne pouvait « rien faire », que c'était « comme ça depuis toujours » et que je ne pourrais rien y changer. J'ai fermé Sangatte. Je ne prétends pas avoir tout réglé. Ce n'est malheureusement pas si simple quand on a eu vingt ans de laxisme derrière soi. J'y suis retourné il y a quelques semaines et j'ai vu les élus, notamment le maire de Calais, avec lequel je travaille depuis longtemps.

J'ai annoncé trois mesures supplémentaires (et je précise que l'on a divisé par 12 le nombre des migrants clandestins là-bas) :

- la mise en place d'une borne EURODAC qui permet de confronter les empreintes digitales des personnes interpellées à celles détenues par la base de données européenne : cela permettra de renvoyer les demandeurs d'asile dans le pays où ils ont effectué leur demande ;

- une politique plus systématique de retour volontaire des Kurdes irakiens dans leur pays grâce à l'ouverture de négociations avec l'Irak (à défaut, on procédera à des retours « non volontaires ») ;

- une politique de même nature avec l'Afghanistan.

Je passe à l'outre-mer.

Même si on est encore loin du compte, j'ai mobilisé très fortement tous les services de l'Etat pour obtenir tout de suite des résultats importants en matière de lutte contre l'immigration clandestine.

En Guyane, en 2001, on comptait 3.700 reconduites et on est passé à 5.500 pour cette année. J'ai fixé au préfet l'objectif de 7.500 reconduites pour 2006, soit 36 % d'augmentation par rapport à cette année. J'ai également demandé que l'on augmente les capacités du centre de rétention administrative de Rochambeau, qui passera de 38 à 62 places. Des policiers supplémentaires de la PAF seront par ailleurs envoyés, au nombre de 12 par an, pour atteindre 60 en 2008.

Même chose en Guadeloupe : 1.400 reconduites sont prévues pour cette année contre 694 en 2001. J'ai fixé au préfet l'objectif de 2.000 reconduites en 2006, c'est-à-dire 40 % d'augmentation. La capacité d'accueil du centre de rétention passera de 20 à 50 places.

Quant à Mayotte, un même effort supplémentaire a été demandé au préfet : 40 % de plus pour le taux de reconduite en 2006, soit un objectif de 12.000 reconduites à la frontière. Bien sûr, pour lui permettre de réaliser cet objectif, des moyens matériels et humains seront, là encore, mis à sa disposition.

Pour aller plus loin, une nouvelle loi est nécessaire.

Je ne vais pas vous présenter le détail du projet que je compte déposer au Parlement dans les prochaines semaines. Je m'en tiendrai seulement à la philosophie générale du texte que je compte vous présenter bientôt, en vous priant de m'excuser d'être sans doute trop long.

Si on veut donner une cohérence à tout cela, il est impossible de ne pas faire le diagnostic. J'ai cru comprendre que la commission préfère que chacun dise la manière dont il voit les choses et qu'ensuite, vous en tiriez les conclusions que vous souhaitez, mais ce n'est pas un sujet que l'on peut présenter en deux minutes et par petits bouts puisque tout est dans tout et qu'il y a une complémentarité dans tout cela.

Cette loi s'inscrira dans la continuité des réformes du 26 novembre et du 10 décembre 2003 avec un objectif central : mettre en place une régulation quantitative de l'immigration. Il appartient en effet à la nation de fixer le nombre de migrants qu'elle souhaite accueillir et de les choisir en fonction de ses capacités d'accueil et de ses intérêts. Ferme et juste, cette loi visera principalement à maîtriser l'immigration subie pour développer une immigration choisie. Une politique d'immigration choisie doit consister à attirer en France les compétences dont notre pays a besoin : travailleurs qualifiés, créateurs d'entreprises, chercheurs, professeurs d'université, étudiants.

Cet aspect de la nouvelle politique d'immigration française est essentiel. On ne peut lutter efficacement contre l'immigration clandestine que si l'on offre des possibilités d'immigration à des fins de travail dans l'intérêt de notre pays et dans celui des pays sources de l'immigration, et selon des modalités compatibles avec la situation de notre marché du travail.

D'autres pays l'ont fait : la Grande-Bretagne, le Canada, la Suisse. Il faut reconnaître au Gouvernement et au Parlement le droit de fixer, catégorie par catégorie, chaque année, le nombre de personnes admises à s'installer sur le territoire. Savez-vous qu'actuellement, moins de 5 % des immigrés viennent pour répondre à des besoins de notre économie ? En Grande-Bretagne et en Australie, cette proportion est de 50 %. Nous accueillerons mieux les réfugiés et les immigrés si nous sommes capables d'endiguer l'immigration clandestine et de réguler l'immigration familiale. Car je veux rétablir un discours positif sur l'immigration.

Il est essentiel d'attirer en France les étudiants étrangers dont nos grandes écoles et nos universités ont besoin. Nombre d'entre eux viendront de pays développés et d'autres de pays plus pauvres. Il ne s'agit pas de piller ceux-ci des « cerveaux » qui font leur richesse, mais il faut cesser d'être naïf. Si nous ne nous montrons pas plus accueillants aux étudiants étrangers de talent, c'est vers d'autres pays qu'ils continueront à aller étudier. Je souhaite d'abord que nous accordions des visas de long séjour pour études à des étudiants que nous choisissons selon des critères simples et clairs : le projet d'étude de l'étudiant, son parcours académique, les intérêts de la France et les intérêts du pays d'origine de l'étudiant étranger.

De plus, j'ai décidé de simplifier vigoureusement les procédures. La solution est simple : l'étudiant qui aura été choisi dans son pays et qui aura donc obtenu sur place un visa de long séjour pour études sera dispensé, une fois arrivé en France, de se présenter en préfecture pour obtenir un titre de séjour. C'était demandé depuis des années et c'est tout à fait évident. Ce titre lui sera délivré automatiquement sans formalité inutile. Nous ne devons pas décourager les talents mais leur montrer, au contraire, que la Maison France les accueille à bras ouverts. Il est évident que nous devons faire venir dans notre pays ceux dont nous avons besoin et ne pas les laisser aller systématiquement vers d'autres pays.

Ouverts à l'immigration choisie, nous sommes fermes contre l'immigration subie.

C'est pourquoi le législateur devra se pencher sur la question des conditions particulières de l'immigration clandestine outre-mer. La réforme en préparation est à la mesure des problèmes posés dans ces départements et territoires de la République : contrôle renforcé des véhicules et des personnes, immobilisation et destruction des moyens de transport des clandestins, suppression du caractère suspensif de certains recours pour accélérer la mise en oeuvre des mesures d'éloignement. L'Etat a une obligation de résultat dans la lutte contre l'immigration clandestine qui mine l'avenir des départements et territoires d'outre-mer. J'y veillerai avec une vigilance particulière.

La loi devra, plus généralement, traiter du problème récurrent des détournements de procédure en matière de droit au séjour. Il faut mettre fin à la situation habituelle d'étrangers qui entrent clandestinement ou avec des visas de court séjour dans la perspective d'une régularisation automatique.

Les régularisations au titre de la vie privée et familiale doivent avoir un caractère exceptionnel, limité à des cas humanitaires spécifiques. La règle en matière d'immigration familiale doit être fondée sur l'octroi d'un visa de long séjour, en amont, par le consulat français, lorsque les conditions de ressources et de logement sont réunies. Je compte vous proposer de modifier en ce sens les règles du regroupement familial.

Je souhaite également que nous revenions, en matière de mariages, à un peu de bon sens. Nous devons supprimer le lien automatique qui existe aujourd'hui entre le mariage et le titre de séjour. La liberté de se marier avec un étranger en situation irrégulière est constitutionnellement protégée, mais rien ne nous interdit de supprimer l'acquisition automatique d'un titre de séjour après le mariage. Je ferai cette proposition.

En matière d'asile, les efforts considérables accomplis en deux ans pour mettre fin au détournement de procédures seront poursuivis. Le délai moyen d'examen des dossiers par l'OFPRA et la Commission des recours des réfugiés doit être encore raccourci. Les demandeurs d'asiles seront fortement incités à accepter un hébergement dans des structures contrôlées par l'Etat, ce qui facilitera leur rapatriement en cas de rejet définitif de leur dossier. C'est le sens de la réforme de l'allocation dite d'insertion, prévue par la loi de finances pour 2006.

Je veux dire par là que quelqu'un qui refuse un hébergement prévu par l'Etat n'aura pas droit à l'allocation, parce qu'il n'y a aucune raison que l'on verse de l'argent à des gens qui veulent habiter clandestinement pour qu'on ne puisse pas les retrouver au moment où on leur refuse un visa ou une demande d'asile. La personne qui veut l'allocation doit se trouver dans un endroit où l'Etat l'héberge, ce qui permet de savoir où elle est. De cette façon, si son dossier est refusé, elle est reconduite. Si elle ne veut pas de l'hébergement prévu par l'Etat, elle n'a pas droit à l'allocation. Il n'y a aucune raison que l'on organise la clandestinité sur notre territoire national.

D'autres évolutions seront sans doute nécessaires pour aller plus loin. Nous en reparlerons lors du débat législatif.

Je veux, pour conclure, souligner que le dispositif envisagé que je viens de décrire s'articule avec les initiatives prises par nos voisins européens. La France ne peut pas s'en sortir seule. Dans un contexte de libre circulation, nous ne réussirons que dans le cadre d'une solidarité européenne étroite. Les pays de l'Union européenne sont tous, à des degrés divers, confrontés aux mêmes enjeux et aux mêmes difficultés.

Nous travaillons d'ailleurs en liaison étroite avec nos partenaires européens. Plusieurs vols groupés communs ont été organisés avec le Royaume Uni, l'Espagne et l'Allemagne. Je cite ces pays qui ont jusqu'à présent des gouvernements à majorité socialiste. Cela ne les a nullement empêchés d'organiser des vols de retour groupés avec le gouvernement français. Je dois d'ailleurs dire que le gouvernement espagnol comme le gouvernement anglais sont demandeurs de l'organisation de ces vols groupés pour permettre des reconduites à la frontière vers la Roumanie, la Turquie et l'Afghanistan.

Nous voulons aller plus loin. Dans le cadre du G5, de nouvelles initiatives sont en cours, par exemple pour accélérer la généralisation des visas biométriques, domaine dans lequel la France joue un rôle pilote.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, l'immigration clandestine constitue l'un des grands enjeux planétaires de notre temps. 550 millions d'hommes et de femmes vivent avec moins d'un dollar par jour et 2,8 milliards avec moins de deux dollars. Nous allons à la catastrophe si rien n'est fait pour combattre la fracture planétaire. Il faut une mobilisation générale de l'Union européenne et de toutes les grandes puissances économiques de la planète pour mettre à tout prix l'Afrique sur la voie du développement. C'est le coeur du coeur de la priorité.

La stratégie de l'Union européenne pour l'Afrique prévoit de consacrer 25 milliards d'euros à son développement d'ici à 2010. C'est une grande ambition autour de laquelle l'Europe doit de toute urgence se rassembler et s'unir. Aider l'Afrique à se développer, c'est aider l'Europe à vivre.

Ces dernières années, je me suis rendu en Roumanie, en Chine, au Mali pour mettre en place des filières d'immigration positive. Je suis allé récemment en Libye pour parler de ce sujet. La Libye a 4.000 kilomètres de frontières au sud avec le désert et 2.000 km de côtes. Il n'est pas illusoire de dire que les frontières de l'Europe, en matière d'immigration clandestine, peuvent commencer au sud de la Libye. 80 % des migrants illégaux qui arrivent en Italie passent par les 2.000 km de frontières maritimes libyennes. Comment voulez-vous que la Libye, seule, puisse contrôler 4.000 km de frontières subsahariennes et 2.000 km de frontières maritimes ? Cela n'a pas de sens.

Les diplomaties française et européenne doivent se mobiliser sur la signature d'accords de coopération avec les pays sources prévoyant tout à la fois des outils de lutte contre l'immigration illégale avec des clauses de réadmission et une ouverture en matière d'immigration régulière à des fins de travail. De même, je souhaite que la Commission européenne mette le plus rapidement possible en oeuvre son programme MEDA, d'un montant de 37 millions d'euros d'ici 2010, destiné à développer les capacités opérationnelles du Maroc pour lutter contre l'immigration illégale.

Bien sûr, ce que j'ai dit de la Libye pourrait être dit de l'Algérie, du Maroc et de la Tunisie, qui sont devenus non pas des pays d'émigration mais des pays d'immigration, ce qu'on appelle les pays « rebonds ». Ces pays souffrent de l'immigration clandestine dans des proportions considérables, du fait de la pauvreté qui est déjà la leur.

La lutte contre l'immigration clandestine est un enjeu aux dimensions multiples (nationale, européenne et planétaire), qui touche à la cohésion nationale. Le défi est immense. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, j'ai l'intention de commencer à le relever.

Encore une fois, en vous priant de m'excuser pour la longueur de mon exposé, dont le texte est à votre disposition, je tiens à vous dire que, compte tenu du caractère quelque peu roboratif de mon intervention, je suis tout à fait prêt, si la commission d'enquête le souhaite, à vous laisser étudier tous ces dossiers et à revenir pour une séance spécifique de questions et de réponses, du moins si vous y trouvez intérêt, monsieur le président et monsieur le rapporteur. Le sujet est si complexe et si difficile que, compte tenu de tout ce que j'ai dit, il ne serait peut-être pas inintéressant que vous ayez le temps de préparer vos questions.

De cette façon, si certaines sont très précises et si j'ai le temps d'avoir des éléments chiffrés, parce que je n'ai pas tout en tête, je pourrai mieux préparer cet échange. Ce n'est pas que je veuille fuir vos questions, monsieur le président : je suis tout à fait prêt à y répondre. Je pense simplement qu'une commission d'enquête doit travailler sur des éléments précis et argumentés, des chiffres et des données avant que nous ayons une discussion générale.

Voilà la proposition que je vous fais.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le ministre d'Etat, je vous remercie de l'exposé que vous venez de faire devant la commission d'enquête. Cependant, je suis persuadé que certains de nos collègues auront à coeur de vous poser dès à présent deux ou trois questions, car la densité de vos propos mérite que nous ayons un petit éclairage sur certains points.

M. Christian Demuynck .- Monsieur le ministre d'Etat, je considère que votre proposition est excellente. Cela va nous permettre d'étudier les pistes et les solutions que vous avez évoquées et de revenir avec des questions précises.

Je voudrais néanmoins revenir sur un point particulier de votre exposé qui concerne les visas biométriques et les reconduites aux frontières. J'aimerais connaître les relations que vous avez aujourd'hui avec les pays d'origine des migrants que nous reconduisons à la frontière et s'il n'y a pas de problème de réadmission.

M. Nicolas Sarkozy .- Premièrement, sachez qu'il y a une innovation dans l'organisation gouvernementale : c'est la première fois qu'en France, un ministre est en charge de la coordination de la politique de l'immigration. Je ne pense pas que cela ait existé auparavant. C'est heureux, parce que les trois ministères en charge de l'immigration n'ont pas les mêmes logiques. Le ministère des affaires étrangères a une logique de rayonnement de la France ; le ministère des affaires sociales a une logique de générosité et d'humanité ; le ministère de l'intérieur a une logique d'ordre public. Selon les décrets d'attribution, j'ai la coordination de la politique d'immigration.

Deuxièmement, nous travaillons main dans la main avec le ministère des affaires étrangères. J'ai proposé, et le ministre a bien voulu l'accepter, que l'on conditionne l'augmentation du nombre de visas, pour certains pays, à la bonne volonté pour les laissez-passer consulaires. Pour certains pays, que je ne citerai pas, nous donnons 250.000 visas par an alors que nous demandons 2.000 ou 3.000 laissez-passer consulaires. Je n'accepte pas cette proportion. L'ordre d'idée est celui-là : les laissez-passer consulaires se comptent en centaines et les visas en dizaines de milliers.

Les choses se sont beaucoup améliorées pour onze pays et elles restent à améliorer pour des pays comme la Tunisie, l'Egypte et la Serbie. Nous avions un problème avec le Maroc, mais je m'y suis rendu dimanche dernier et nous avons levé un certain nombre de malentendus.

En tout cas, nous voulons clairement poser la question de l'augmentation des visas en fonction de l'exécution des laissez-passer consulaires. Nous souhaitons que cette question soit clairement posée car on nous demande toujours plus de visas.

Pour vous donner un ordre d'idée plus précis, sachez que nous délivrons environ 1.900.000 visas de court séjour par an, que les refus de visa sont au nombre de 500 000 chaque année, que l'ensemble des Etats de Schengen délivre 10 millions de visas et que l'on demande quelques milliers de laissez-passer consulaires. Il faut donc vraiment durcir les choses de ce côté.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Monsieur le ministre d'Etat, je vais vous poser une question, mais, au préalable, je tiens à exprimer ici une inquiétude. Vous nous avez fait un exposé excellent sur l'immigration et, notamment, sur l'enfer que connaissent les immigrés clandestins et je suis au moins d'accord avec vous là-dessus : il est clair que cet enfer est notamment de la responsabilité des esclavagistes. Pour autant, lutter contre l'immigration clandestine n'est malheureusement peut-être pas la solution : il vaudrait mieux lutter contre les trafiquants et les personnes qui travaillent et font travailler au noir, c'est-à-dire les donneurs d'ordre, et contre les « marchands de sommeil », comme on dit. Ce sont eux les véritables responsables.

L'immigration clandestine, vous le savez, est composée de personnes qui ont fui la misère et les dictatures et qui essaient de trouver en Europe un havre de paix, en quelque sorte. Malheureusement, ce sont eux qui se retrouvent aujourd'hui victimes.

J'ai l'impression -mon inquiétude est là- qu'en faisant tous ces amalgames autour de la lutte contre l'immigration clandestine et le terrorisme, en jetant la suspicion sur les mariages mixtes, en « criminalisant » les sans-papiers qui sont arrêtés, mis en centre de rétention et parfois expulsés de manière douloureuse, on crée des peurs et que, ce faisant, on risque d'attiser le racisme et la xénophobie. C'est un danger pour la cohésion de notre pays.

J'en viens à ma question. Vous nous dites que le développement des pays du Sud est une nécessité pour enrayer l'immigration, mais lorsque, en même temps, vous nous parlez d'immigration choisie, ce qui revient à prendre aux pays du Sud des cerveaux et de la main-d'oeuvre, à faire de ces pays le self-service de la main-d'oeuvre et des cerveaux pour l'intérêt des pays du Nord, croyez-vous que vous aidez le développement des pays du Sud ? C'est l'une des contradictions que je souligne : au lieu d'aider le développement de ces pays, on les appauvrit. Hier, c'était la colonisation qui les appauvrissait et, aujourd'hui, on assiste à une autre forme de colonisation, puisqu'il s'agit toujours du pillage de leurs richesses.

M. Nicolas Sarkozy .- Je vais essayer de vous répondre précisément. Tout d'abord, je vous rappelle que c'est moi qui ai pris le décret, qui n'avait jamais été pris, destiné à faire payer, par l'employeur indélicat d'un travailleur clandestin, le prix du retour de celui-ci. Cela peut aller de 5.000 à 10.000 € par travailleur clandestin. Il n'y a aucune raison que ce soit le contribuable français qui paie le rapatriement du travailleur clandestin employé clandestinement. C'est un décret qui a été pris il y a quelques jours et c'est une grande nouveauté. Je comprends ce que vous dites, mais c'est un élément qui va dans votre sens, qui est incontestable et qui n'avait été pris auparavant par aucun gouvernement.

Je vais vous donner des chiffres qu'il faut avoir en tête, même si je ne veux pas vous accabler de données chiffrées.

J'ai décidé que la lutte contre le travail illégal serait une priorité et je l'ai annoncé le 27 juillet 2005. Je voudrais donc vous rendre compte de l'action des services sur septembre et octobre 2005, je n'ai pas encore les chiffres de novembre : 380 opérations ont été menées, dont la moitié ont visé le secteur du bâtiment et des travaux publics, et 10.500 personnes ont été contrôlées ; 178 procédures ont été dressées et ont conduit à 600 gardes à vue ; 360 employeurs indélicats ont été interpellés et 450 étrangers en situation irrégulière ont été interpellés. J'ajoute que, même si ce n'est pas un sondage représentatif, il y avait, sur ces 450 travailleurs en situation irrégulière interpellés, une centaine de Turcs, 61 Thaïlandais et 50 Chinois, le reste représentant des nationalités diverses.

C'est vous dire que j'ai pris la mesure du phénomène et que les choses tombent dru maintenant. J'ai d'ailleurs un certain nombre d'organisations qui me demandent de ne pas y aller trop fort. Nous allons aller encore plus fort.

Je dirai un dernier mot sur le pillage des cerveaux, qui est un argument que je connais. Tout d'abord, je n'ai pas fait état seulement des cerveaux : il peut s'agir de maçons, d'employés qualifiés, ou de diverses catégories de main-d'oeuvre.

Ensuite, pour revenir aux cerveaux, nous avons un problème : les économies de ces pays n'ont pas d'emplois qualifiés à proposer aux plus qualifiés de leurs enfants. Je prends souvent l'exemple du Bénin : il y a plus de médecins béninois exerçant en France que de médecins béninois exerçant au Bénin.

Pour autant, il ne faut pas croire que le fait que l'on trouve du travail pour ces cerveaux de pays en voie de développement ne leur rapporte rien, en raison de l'importance des rapports entre la diaspora et les pays d'origine. Toute personne qui est allée à Kayes, au Mali, sait qu'un tiers du budget malien vient du produit de la diaspora.

Par conséquent, madame la sénatrice, la vision que vous pourriez avoir d'un cadre d'un pays en voie de développement qui exerce en France sans que cela ait aucun impact pour l'économie de ce pays méconnaît, me semble-t-il, la réalité culturelle et familiale de ces pays, où celui qui a un travail ailleurs envoie tout ou partie de son argent à sa famille. C'est très important. C'est d'ailleurs pourquoi le Mali, par exemple, est tellement attaché à l'émigration de ses enfants.

Je ne dis pas, pour autant, qu'il faille piller les cerveaux. Mais il ne faut pas croire non plus que le flux est totalement négatif parce que, si nous n'employions pas ces jeunes, ils ne travailleraient pas dans leur pays, qui n'a pas de postes à leur proposer. Voilà la réalité des choses.

M. Alain Gournac .- Monsieur le ministre d'Etat, je tiens tout d'abord à vous dire que je suis tout à fait d'accord pour vous revoir, mais pas tout de suite. Il vaut mieux nous laisser travailler et avancer dans nos travaux et notre réflexion.

Ensuite, j'ai apprécié que vous nous disiez que nous n'allions pas chercher à l'extérieur uniquement des cerveaux. Nous savons bien, en effet, que dans de nombreux secteurs on n'arrive pas à trouver la main d'oeuvre nécessaire : il nous manque des chauffeurs de poids lourds, des travailleurs dans le bâtiment, du personnel de restauration, etc.

Enfin, je pense qu'il serait peut être intéressant de prévoir, en accord avec les pays d'origine des migrants, d'assurer à leurs ressortissants, quant ils viendraient en France, des formations correspondant aux besoins de leurs économies. Ils pourraient ainsi, quand ils retourneraient chez eux, trouver un emploi et contribuer efficacement au développement de leur pays.

Mme Catherine Tasca .- Monsieur le ministre d'Etat, je ne réagirai pas sur le fond à votre exposé car je pense, comme mon collègue M. Gournac, que la commission d'enquête doit d'abord avoir approfondi son information sur l'ensemble du sujet. Je voudrais simplement vous poser deux questions.

Tout d'abord, peut-être ai-je été distraite, mais je n'ai pas noté à quel moment votre projet de loi serait présenté au Parlement.

Ensuite, vous avez évoqué ce que vous appelez un paradoxe : celui des droits sur notre sol de ces immigrants clandestins, en parlant notamment de la scolarisation des enfants. Je souhaiterais que vous complétiez notre information à ce sujet : quelles sont vos intentions en ce qui concerne ces enfants de migrants clandestins qui, parfois, sont scolarisés depuis plusieurs années dans notre pays ?

M. Nicolas Sarkozy .- Je vous donne un exemple, monsieur Gournac : quand nous accueillons un étudiant -et je vous ai dit combien je pensais qu'il fallait que nous en accueillions davantage- il se trouve bien en France, il se marie parfois et il veut s'installer, si bien qu'au lieu d'avoir formé le cadre d'un pays en développement, on a sorti un cadre de ce pays. C'est un problème.

Premièrement, je souhaite donc que l'on réfléchisse sur des cartes de séjour destinées à des étudiants qui ne leur donnent pas systématiquement droit au séjour ou au travail.

Deuxièmement, sur le projet de loi, je répondrai à M. Gournac et à Mme Tasca que je suis en train d'en parler avec le Premier ministre et que c'est une affaire de semaines, le début de l'année prochaine me semblant un délai raisonnable.

Troisièmement, sur les enfants scolarisés des migrants illégaux, qui est la question de Mme Tasca, j'ai pris la décision que, pour les familles qui n'ont pas de titre de séjour mais dont les enfants sont scolarisés, il n'y aurait plus d'expulsion de ces enfants, et donc de leurs parents, durant l'année scolaire. Vous me posez une question et je vous réponds. Cependant, je n'ai pas été plus loin : j'ai bien dit « durant l'année scolaire »... (Réactions diverses) J'essaie d'être honnête et je vous dis les choses telles qu'elles sont.

Maintenant, si on dit qu'il ne faut pas expulser des enfants scolarisés, on crée immédiatement une nouvelle filière d'entrées illégales sur le territoire : il suffira d'être scolarisé pour avoir droit à un titre de séjour ! Je ne le propose pas ; libre à d'autres de le faire, mais, dans ce cas, c'est une nouvelle filière d'immigration. Je pense qu'en décidant de ne pas faire d'expulsion pendant l'année scolaire, on prend une mesure humanitaire et généreuse, et qu'en ajoutant qu'il y aura des expulsions pendant l'été, cela évite de créer une nouvelle filière d'immigration illégale dans notre pays.

Mme Tasca m'a posé cette question et j'ai essayé d'y répondre le plus précisément possible.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le ministre d'Etat, je vous remercie.

Audition de M. François BAROIN,
ministre de l'outre-mer
(30 novembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Nous accueillons aujourd'hui M. François Baroin, ministre de l'outre-mer, que je remercie d'avoir répondu aussi rapidement à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. François Baroin prête serment.

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, je vous propose de commencer l'audition par l'exposé liminaire de Monsieur le ministre qui permettra au rapporteur, puis aux membres de la commission d'enquête de poser des questions sur des points précis ou de demander des éclaircissements.

Je rappelle que l'audition étant ouverte au public, seuls peuvent intervenir les membres de la commission et le ministre. Monsieur le Ministre, vous avez la parole.

M. François Baroin .- Monsieur le Président, mesdames et messieurs les Sénateurs, je remercie M. le président Othily de m'avoir invité dès la première semaine des travaux de votre commission.

Ce débat sur l'immigration irrégulière, tous les Français l'attendent, et en particulier nos concitoyens ultra-marins. L'ampleur du phénomène outre-mer -nous y reviendrons à travers mon exposé liminaire et en réponse à vos questions- permet de bien comprendre pourquoi il était indispensable d'avoir ce débat et pourquoi la création de cette commission d'enquête au Sénat est d'une forte et pertinente actualité : vous savez en effet qu'en France, une reconduite sur deux à la frontière, s'agissant des personnes qui sont entrées illégalement sur notre territoire, concerne l'outre-mer.

J'ai souhaité et lancé ce débat s'agissant de l'outre-mer, et il faut reconnaître qu'il en a résulté un intérêt soudain et assez efficace de la part des médias sur la situation de nos territoires les plus concernés par l'évolution rapide et importante de la situation de l'immigration clandestine, notamment en Guyane et en Guadeloupe, mais également à Mayotte, sur laquelle nous reviendrons.

Aujourd'hui, nous entamons la phase parlementaire et je me réjouis d'une telle démarche. Une fois que la représentation nationale aura rendu ses conclusions et informé les Français des faits, nous pourrons tous prendre nos responsabilités sur ce sujet très important et plus personne ne pourra dire, s'agissant de l'outre-mer, qu'il ne savait pas ce qui se passait là-bas.

Le soleil lointain d'outre-mer voile malheureusement des réalités humaines qui sont tragiques : de misérables embarcations de fortune se transforment trop souvent en tombeau pour des Comoriens ou des habitants de la Dominique, des femmes mahoraises qui refusent la scolarisation de petits Anjouanais. Que reste-t-il, lorsque nous regardons lucidement cette question, de notre pacte social ? Que reste-t-il des fondements mêmes de notre République et de notre façon de mieux vivre ensemble ?

Si vous me permettez ce rappel, lorsque j'ai souhaité, le premier, en remettant un rapport au Premier ministre de l'époque, M. Jean-Pierre Raffarin, une loi interdisant les signes religieux à l'école, il y a eu au départ beaucoup de scepticisme. On se demandait pourquoi il fallait faire une loi et si c'était bien nécessaire. Puis un grand débat a animé vigoureusement la société française et nous sommes parvenus, au titre de la représentation nationale -j'étais à l'époque parlementaire- à trouver un accord consensuel, à l'unanimité. La société était favorable à ce débat, la représentation nationale s'en est saisie et, au final, nous sommes parvenus à une solution efficace.

Sur l'immigration clandestine, la démarche suivie depuis le début de l'automne s'inscrit dans la même logique : une discussion approfondie pour le texte le plus consensuel possible et dans un délai raisonnable, une méthode, un calendrier et des objectifs. Voilà ce que nous vous proposons du côté du ministère.

En attendant, nous prenons des mesures qui s'imposent. C'est ce qui s'est fait dès le 27 juillet dernier, lors de la réunion du Comité interministériel du contrôle de l'immigration (CICI) et lorsque nous avons commencé à formuler un certain nombre de propositions d'ordre réglementaire ou législatif qui pourront naturellement être utilement traitées dans le cadre de votre commission.

Si vous me le permettez, je voudrais exposer la situation telle qu'elle se présente, chiffres à l'appui et de manière objective, pour que chacun ait accès au même niveau d'information et de qualification, ce qui me permettra ensuite d'animer utilement le débat, d'exposer quelques pistes de réflexion sur lesquelles nous travaillons et, enfin, de détailler l'état actuel de nos actions sur le plan international ou en termes de coopération dans le domaine du développement.

Tout d'abord, la situation est préoccupante, ce qui est un terme faible : elle peut être en effet préoccupante, très préoccupante, grave ou même plus. Je commencerai par quelques données chiffrées qui effraient autant qu'elles éclairent.

A Mayotte, sur une population estimée à 160.000 habitants, environ près de 40 % des habitants (c'est le chiffre retenu puisqu'il y a des incertitudes sur la validité de l'état-civil), -c'est-à-dire de l'ordre de 60.000 personnes -sont des étrangers, dont les trois quarts tout en situation irrégulière. Avec une proportion identique, la métropole aurait sur son sol, si on fait une déclinaison par rapport aux ratios et à la taille du pays, plus de 18 millions d'immigrés clandestins.

En Guyane -je parle sous votre contrôle et votre autorité, monsieur le sénateur Othily-, sur une population estimée par l'INSEE au 1 er janvier 2004 à 185.000 habitants, on évalue le nombre d'étrangers en situation irrégulière, clandestine et entrés illégalement sur le territoire français entre 30.000 et 35.000 personnes, soit pratiquement le quart de la population alors que l'on compte déjà quelque 19.000 étrangers en situation régulière.

En Guadeloupe, la population étrangère approche les 23.000 personnes et la population clandestine était évaluée, dès 1999, à environ 10.000 personnes. Le nombre de demandeurs d'asile, presque exclusivement des Haïtiens, a explosé : 1.544 en 2004, 2.352 pour les huit premiers mois de 2005. Dans l'île de Saint-Martin, qui fait partie de l'archipel, le problème de l'immigration clandestine est particulièrement délicat en raison notamment de la localisation de l'aéroport international Princess Juliana, dans la zone néerlandaise de l'île, et de l'absence de contrôle à la frontière entre les deux parties de l'île.

La présence importante d'immigrés clandestins pose évidemment de sérieuses difficultés à la commune sur le plan économique et social, auxquels s'ajoutent des problèmes d'insécurité, de trafic de drogue et de zones d'habitat insalubre avec le développement de bidonvilles. Le nombre de reconduites à la frontière ne cesse d'augmenter : 181 en 2001, 297 en 2004.

La Martinique, de son côté, est actuellement peu touchée par l'immigration clandestine. On y estime à environ 500 le nombre d'étrangers en situation irrégulière, mais sa situation reste fragile compte tenu du risque de transfert de flux migratoires de la Guadeloupe vers la Martinique.

Un autre indicateur pertinent permet de porter un regard attentif sur cette situation : celui des naissances. Leur nombre a augmenté à Mayotte de 50 % en dix ans et de 10 % sur la seule année 2004, ce qui fait de l'hôpital de Mamoudzou la première maternité de France. Or, sur les 7.676 naissances enregistrées l'année dernière, 5.249, soit près de 70 %, concernaient des Comoriennes en situation irrégulière.

En Guyane, entre 1994 et 2004, la moitié des accouchements pratiqués à la maternité de Saint-Laurent du Maroni sont le fait de femmes surinamiennes qui franchissent le fleuve à cet effet.

Enfin, l'activité des services de l'Etat témoigne, elle aussi, de cette immigration massive et déstabilisante.

A Mayotte, le nombre de reconduites à la frontière, qui s'élevait à près de 8 600 en 2004, s'est accru de 38 % par rapport à 2003 et de 132 % par rapport à 2001. Il faut bien avoir en tête le flux, son importance et sa rapidité d'évolution tout-à-fait considérable.

Les reconduites à la frontière, rien qu'à Mayotte, représentent le quart du total des reconduites effectuées en France. L'autre quart se situe pour l'essentiel en Guyane, où le nombre de reconduites à la frontière est passé de 2.978 en 2001 à 5.318 en 2004, soit une augmentation de près de 80 %.

La Guadeloupe n'est pas épargnée par cette situation : 678 reconduites à la frontière en 2001, 1.083 en 2004.

Parmi les conséquences de cette immigration non maîtrisée, on constate un développement du travail dissimulé, qui déstabilise les économies, qui sont jeunes et fragiles, une charge financière de plus en plus difficile à supporter pour les collectivités publiques qui résulte naturellement des besoins sans cesse croissants en équipements publics (écoles, collèges et hôpitaux) et, enfin, le risque d'affrontement et de désordre publics qui résulte d'une montée de la xénophobie. Les manifestations qui se déroulent à Mayotte avant la période du ramadan depuis plusieurs années en sont une illustration supplémentaire.

Face à ces statistiques et à ces chiffres qui sont évidemment à votre disposition, une réflexion est engagée sur la nécessité de renforcer nos moyens opérationnels. Pour lutter plus efficacement contre l'immigration clandestine, il convenait en premier lieu de renforcer nos moyens humains dans ces collectivités où les services de l'Etat n'étaient plus en mesure de faire face à l'afflux des étrangers en situation irrégulière.

Un premier effort a été fait à Mayotte, depuis 2002, avec une augmentation de 10 % des effectifs de la gendarmerie et le recrutement de 30 fonctionnaires à la police aux frontières. Cet effort sera poursuivi par un renforcement de 10 fonctionnaires de la police aux frontières au début de l'année prochaine et l'affectation de 14 policiers supplémentaires à la direction de la sécurité publique.

Renforcée par un peloton supplémentaire, la gendarmerie mobile est désormais à l'effectif d'un escadron complet, ce qui est important, pour participer en permanence au maintien de l'ordre public.

S'agissant de la Guyane, 60 fonctionnaires de la police aux frontières seront affectés sur cinq ans à Saint-Georges de l'Oyapock, en particulier, en prévision de la construction du pont sur l'Oyapock, à la frontière brésilienne. 24 fonctionnaires de police ont déjà été affectés en 2004 et 2005 et 12 autres les rejoindront en 2006. Par ailleurs, il faut savoir que 20 fonctionnaires de police supplémentaires seront affectés à la direction départementale de la sécurité publique en 2006.

Pour ce qui concerne la Guadeloupe, la mise en ordre du centre de rétention administrative va s'accompagner d'un renfort de 27 fonctionnaires du corps d'encadrement et d'application pour assurer son bon fonctionnement et, pour ce qui concerne plus particulièrement Saint-Martin, sur la situation duquel je me suis arrêté un instant, 8  fonctionnaires seront affectés à la police aux frontières au cours du premier trimestre 2006.

Voilà pour les moyens humains qui sont déjà en oeuvre ou qui ont été annoncés par le ministre d'Etat que vous avez reçu hier dans le cadre de vos travaux.

En ce qui concerne les moyens matériels, notamment nautiques, les embarcations affectées à la police aux frontières et à la gendarmerie maritime ont été et seront augmentées et adaptées à chaque territoire.

A Mayotte, deux vedettes supplémentaires seront ainsi livrées en 2006 à la police aux frontières afin d'accroître la capacité d'interception des passeurs, tandis que la décision a été prise d'affecter un moyen nautique rapide à la surveillance du canal des Saintes, en Guadeloupe, qui est un lieu de passage traditionnel et bien connu pour les passeurs de clandestins.

Je dois aussi vous indiquer qu'il y a quelques jours, à Mayotte, a été installé le premier des deux radars financés par mon ministère et destinés à déceler les embarcations qui amènent à Mayotte, presque chaque nuit et dans des conditions de sécurité absolument déplorables, des Anjouanais consciencieusement rançonnés -je pèse mes mots- par des filières de passeurs. Ce radar ont déjà fait la preuve de son efficacité et de son utilité puisqu'il a permis d'intercepter, dès les trois premiers jours de sa mise en service, quatre « kwassa-kwassa », les petites embarcations de fortune utilisées par les passeurs de clandestins. Il s'agit donc d'une efficacité de surveillance qui démontre aussi, s'il en était besoin, l'ampleur de la pression migratoire et la gravité de la situation à Mayotte.

Une mission qui sera menée par le secrétaire général à la mer procédera prochainement à une expertise des besoins en matériel de détection qu'il conviendrait de déployer de la même façon en Guadeloupe.

Renforcer les moyens est une chose ; en optimiser la mise en oeuvre en est une autre. A cet égard, la chaîne de commandement est essentielle. C'est la raison pour laquelle le dispositif maritime de lutte contre l'immigration clandestine, auquel se joint la marine nationale lors de nombreuses opérations conjointes, est désormais placé sous l'autorité directe du préfet du département ou du territoire concerné par délégation du préfet délégué du gouvernement pour l'action de l'Etat en mer. Cette nouvelle organisation permettra de mieux mobiliser les services de l'Etat au plus près des réalités locales.

Ces efforts sont rendus nécessaires par une pression migratoire croissante, mais aussi par l'organisation toujours plus élaborée des filières d'immigration clandestine. Ainsi, le 10 novembre dernier, deux Anjouanais en situation irrégulière qui faisaient usage d'une radio à bande latérale unique (BLU) pour organiser des déplacements en « kwassa-kwassa » et réaliser des opérations bancaires entre Mayotte et Anjouan pour le compte de Comoriens vivant à Mayotte en situation irrégulière ont été interpellés. C'est dire la complexité des systèmes qui sont désormais mis en place pour structurer encore plus fortement ces filières.

En 2004, ont également été découverts et détruits, dans le cadre des opérations « Anaconda », de véritables villages clandestins de plus de 500 habitants dans le secteur Elisée et de plus de 1.000 habitants dans le secteur Dorlin, en Guyane.

S'agissant de la question du travail dissimulé, qui alimente autant l'immigration clandestine qu'elle la stimule, j'ai demandé au préfet d'outre-mer, en juillet dernier, de mener une action résolue dans ce domaine. Ces actions sont menées en collaboration étroite avec l'autorité judiciaire dans le cadre du Comité départemental de lutte contre le travail illégal (le COLTI), à Mayotte comme dans les autres départements d'outre-mer.

Le second axe d'action, c'est le volet diplomatique. En effet, nous savons que nous ne viendrons jamais totalement à bout du problème de l'immigration clandestine si nous n'agissons pas également sur les pays d'origine et de transit. L'action diplomatique a, dans cette matière, deux volets : d'une part, une politique de retour des étrangers en situation irrégulière par la conclusion d'accords de réadmission ; d'autre part, le développement d'une politique de coopération.

Plusieurs accords de réadmission ont d'ores et déjà été signés, en particulier ces dernières années : avec le Brésil le 28 mai 1996, qui est entrée en vigueur le 24 août 2001 ; avec Sainte-Lucie le 23 avril dernier pour permettre notamment la réadmission par le préfet de la Martinique des étrangers qui sont reconduits et qui ont transité par Sainte-Lucie.

D'autres projets d'accords de réadmission sont actuellement en cours de négociation avec le Guyana, la Dominique, la Barbade ainsi qu'avec Trinidad et Tobago.

Le développement de la politique de coopération est également essentiel compte tenu des motifs des flux migratoires clandestins qui tiennent à la différence importante des niveaux de développement. C'est souvent un rapport de un à trois, d'un à quatre ou même d'un à cinq entre les voisins. Là aussi, il faut avoir un regard très lucide et très clair : nos territoires apportent à ceux qui les rejoignent des services publics gratuits et de qualité comme ceux de la santé ou de l'éducation, ainsi que des opportunités d'emplois qui, même mal payés et clandestins, demeurent très rémunérateurs pour ceux qui les acceptent.

Que ce soit dans l'Union des Comores ou dans les pays de l'arc caraïbe, la mobilisation de notre coopération en faveur du développement est évidemment fondamentale. C'est aussi l'une des réponses au défi de l'immigration clandestine.

Le Comité interministériel de contrôle de l'immigration, qui était présidé hier par le Premier ministre, a validé deux orientations stratégiques : d'une part, veiller à mieux concentrer nos efforts sur les principaux pays sources d'immigration en ciblant les projets créateurs d'emplois susceptibles de contribuer à un développement durable ; d'autre part, intensifier les actions de co-développement visant à faire participer les immigrés au développement de leur pays d'origine en facilitant notamment leur retour dans le cadre de projets de création d'activités, qui est un axe important de partenariat.

Pour sa part, le ministère de l'outre-mer finance déjà, sur les crédits du fonds de coopération régionale, des programmes de formation professionnelle, d'aide hospitalière, de gestion de l'eau potable et d'échanges culturels, notamment aux Comores ou dans la Caraïbe. L'un des objectifs, au-delà de la partie de mesures dites répressives ou, en tout cas, de meilleur contrôle de l'immigration clandestine, est de tarir la source de l'immigration clandestine. C'est aussi, naturellement, de perfectionner notre droit pour corriger les failles qui peuvent rendre un peu plus vulnérable l'Etat de droit et les dispositifs de contournement et de filières qui ont été soulevés devant vous notamment par le ministre d'Etat.

C'est dans cet esprit que je souhaite apporter des réponses nécessaires dans le respect de l'unité de la République. Naturellement, je compte beaucoup sur les enseignements que vous pouvez tirer de votre mission pour voir de quelle manière les textes que le gouvernement serait susceptible de proposer à la représentation nationale correspondent à la philosophie qui nous anime.

L'amélioration des outils juridiques est devenue indispensable.

Il faut rappeler le cadre constitutionnel (ce n'est pas aux honorables sénateurs que je le ferai, mais plutôt à l'égard de celles et ceux qui nous liront ou qui nous écouteront) qui concerne l'outre-mer dans la capacité d'adapter notre droit aux réalités et aux spécificités de nos territoires. Comme vous le savez, hormis le cas particulier de la Nouvelle-Calédonie, nos collectivités d'outre-mer sont régies soit par l'article 73, soit par l'article 74 de notre loi fondamentale.

L'article 73 vise les départements et les régions d'outre-mer qui relèvent du principe d'assimilation juridique tout en permettant des adaptations législatives tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités.

L'article 74, quant à lui, qui s'applique à Mayotte, régit les collectivités d'outre-mer dotées d'une organisation particulière. Il tient compte des intérêts propres de chacune d'elles au sein de la République.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel fait une appréciation très différente des notions de contraintes particulières et d'intérêts propres avec, pour la seconde, une plus grande liberté d'action. Ainsi, le droit applicable dans les collectivités relevant de l'article 74 peut largement différer, sous réserve du respect des principes constitutionnels, du droit en vigueur en métropole. Il est très important de bien l'avoir en tête. C'est le cas, par exemple, du droit des étrangers aujourd'hui spécifique à Mayotte. Je n'ai pas besoin de rappeler, s'agissant de Mayotte, une série de mesures dérogatoires dans beaucoup de domaines : des ordonnances qui ont été prises, en 1998, par Mme Guigou puis, en 2000, sous l'autorité du Premier ministre, Lionel Jospin, que ce soit en matière de conditions d'accès à la nationalité ou en matière de conditions de regroupement familial. Je tiens d'ailleurs à préciser que la polygamie est officiellement interdite à Mayotte depuis le 1 er janvier 2005 de cette année.

En revanche, les dérogations au droit commun applicable dans les départements d'outre-mer sont, contrairement à l'article 74, beaucoup plus restrictives. Elles doivent répondre aux exigences de situations particulières bien identifiées et localisées dont la justification doit être parfaitement univoque. C'est sur ce fondement que le Conseil constitutionnel a validé l'absence d'effet suspensif du recours contentieux formé par un arrêté de reconduite à la frontière en Guyane et dans l'île de Saint-Martin ainsi que le contrôle sommaire de certains véhicules (les véhicules particuliers en sont exclus), dans un périmètre strictement délimité dans les zones frontalières en Guyane.

Comme je vous l'ai dit au début de mon propos, le Gouvernement a commencé à agir et à travailler au sein du Comité interministériel de contrôle de l'immigration. J'avais obtenu du Premier ministre, le 27 juillet dernier, des arbitrages favorables pour l'outre-mer. Ces mesures de nature législative, qui sont en voie de finalisation juridique dans l'attente du rapport de la mission d'information de la commission des lois de l'Assemblée nationale sur Mayotte et, naturellement des conclusions de la commission d'enquête parlementaire placée sous votre autorité, M. le président Othily, devraient permettre de nourrir utilement le débat. Je les cite pour les rappeler :

- l'extension à la Guadeloupe et à Mayotte, dans une zone de quelques kilomètres à partir du littoral, du contrôle de l'identité de toute personne ;

- la visite sommaire des véhicules circulant sur la voie publique, à l'exception des voitures particulières, en vue de rechercher et de constater les infractions à l'entrée et au séjour des étrangers ;

- l'extension à la Guadeloupe des dispositions actuellement applicables en Guyane et à Saint-Martin selon lesquelles le recours contentieux formé contre un arrêté de reconduite à la frontière n'a pas de caractère suspensif ;

- l'autorisation donnée au procureur de la République, selon les cas, dans les départements et les collectivités d'outre-mer, d'ordonner l'immobilisation, voire la destruction des véhicules terrestres ou des embarcations fluviales qui ont servi à commettre les infractions d'entrée et de séjour irréguliers.

Naturellement, avant d'aller plus loin, je souhaite connaître le fruit de vos réflexions, de votre vision et de votre analyse car, s'il est souhaitable que les adaptations législatives envisagées interviennent rapidement, il est également opportun que celles-ci se fassent dans un esprit consensuel et, surtout, dans un contexte de bonne connaissance des réalités du terrain et du droit, ce qui suppose que les travaux d'information entrepris par le Sénat et l'Assemblée nationale aient suffisamment avancé.

Le débat a été amplement ouvert. Une procédure est maintenant engagée avec une large participation de l'ensemble des acteurs concernés. C'est à la lumière du travail parlementaire entamé, celui de votre commission comme celui de la mission d'information sur Mayotte, de vos analyses et de vos propositions que, s'agissant de l'outre-mer, des mesures seront intégrées dans un véhicule législatif sur lequel, naturellement, je suis à votre disposition pour revenir.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur le ministre. Mes chers collègues, avez-vous des questions à poser ? Je donne la parole à Mme Boumediene-Thiery.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Monsieur le ministre, je vous remercie de votre exposé. Je souhaite revenir sur quelques questions que vous n'avez pas vraiment abordées aujourd'hui, notamment celle qui concerne le droit à la nationalité, mais que vous avez soulevées autrefois, notamment dans des déclarations.

En ce qui concerne ce droit d'exception qui existe déjà au sujet du droit au travail, au séjour et à l'entrée des migrants, il y a effectivement des exceptions pour l'outre-mer, mais, en ce qui concerne le droit d'acquisition de la nationalité, il me semblait qu'il s'agissait d'un droit unique. Si je ne me trompe pas, ce droit, qui est le fondement même, de par la conception de l'Etat-nation, du droit à la nationalité française, était le même pour tous les résidents, qu'ils soient en France métropolitaine ou dans l'outre-mer.

C'est pourquoi j'avoue avoir du mal à accepter et à comprendre la proposition que vous avez faite dans une déclaration de presse du mois de septembre dernier et dans laquelle vous disiez qu'il faudrait revoir le droit à l'acquisition de la nationalité par le droit du sol. Tout d'abord, il faut savoir que le droit du sol n'existe pas « comme ça » : c'est un double droit du sol. Sans parler du droit de filiation, il faut que les parents des personnes qui sont nées en France soient eux-mêmes nés en France ou dans un territoire français ou qui a été français, comme c'était le cas pour l'Algérie, mais le droit du sol simple n'existe pas. C'est donc ce que nous avons appelé, nous, de manière commune, le double droit du sol.

Cela dit, il me semble risqué de faire une différence entre les enfants nés en France métropolitaine et les enfants nés en outre-mer. En effet, ce serait une rupture qui n'existe nulle part ailleurs, et je crois même que, dans tous les Etats, y compris les Etats fédérés dans le monde, le droit à la nationalité ou le droit à l'acquisition de le nationalité est le même pour tous les citoyens. Aux Etats-Unis, par exemple, le droit à la nationalité américaine est le même quel que soit l'Etat où les personnes sont nées et où elles résident. C'est un droit unique. Pour la France, il me semblait donc que c'était la même chose : un droit unique.

J'avoue que je suis inquiète devant cette différenciation et cette construction d'un droit spécifique pour des personnes de l'outre-mer, notamment sur cette question de nationalité, parce que je crains que l'on donne naissance à des citoyens de seconde zone, comme on en a connus dans l'histoire de France.

M. François Baroin .- J'ai essayé de décliner l'article 74 de la Constitution appliqué aux collectivités d'outre-mer pour bien mettre en perspective la capacité que permet notre loi fondamentale, c'est-à-dire la pierre angulaire de l'équilibre de notre pacte républicain, en termes d'adaptation du droit dans beaucoup de secteurs, pour ce qui concerne les collectivités d'outre-mer dont fait partie Mayotte.

Ensuite, c'est à la lumière de la situation constatée sur place que j'ai volontairement provoqué ce débat, et d'abord sur la base d'une réflexion humaine. Je suis un responsable politique comme vous et j'ai une certaine expérience. En responsabilité et en conscience, je ne peux pas accepter l'idée que des hommes, des femmes et des enfants prennent des petites embarcations de fortune au risque de leur vie -parce qu'on leur a expliqué que, du côté de Mayotte, on gagnait cinq fois plus, on vivait mieux, on était mieux soigné et on aurait un destin supérieur pour ses enfants que si on restait dans son pays d'origine- soient rançonnés par des passeurs et, alors qu'on leur a promis un eldorado, y trouvent un tombeau. Selon des organisations non gouvernementales, environ 200 corps -mais le chiffre est probablement élevé- auraient été retrouvés sur les côtes mahoraises.

Il en est de même lorsque, bon gré mal gré, des femmes enceintes de huit mois et demi arrivent à Mayotte pour accoucher dans la désormais très célèbre maternité de Mamoudzou. Qui savait, avant que je lance ce débat, que la maternité de Mamoudzou était la plus active de France ? Personne, ou trop peu. Qui savait que, dans cette île grande comme celle d'Oléron, avec une densité d'habitants de 480 au kilomètre carré (c'est dire le niveau d'occupation du territoire, mais aussi les risques en termes d'affrontements potentiels au sein des différentes communautés), qu'au bout de quelques heures après leur accouchement, ces femmes quittent la maternité et qu'elles ont comme destinée, dans le meilleur des cas, une vie de clandestin et, dans le pire, de retourner dans leur pays en risquant à nouveau leur vie ?

Le point de départ, c'est donc une réflexion sur une situation humaine dramatique. Et c'est au nom d'une certaine idée que je me fais de notre pacte républicain et de l'image de la France à l'extérieur que nous devons réfléchir ensemble.

C'est sur ce point que j'ai lancé le débat, mais, comme je l'ai dit, je n'ai pas tranché la question, parce que je ne détiens pas la vérité -je le dis sincèrement. En revanche, en responsabilité, mon devoir est d'éclairer l'opinion sur des réalités de terrain, de provoquer un débat et de faire en sorte que celui-ci revienne devant la représentation nationale qui aura le dernier mot.

Cette adaptation des conditions d'accès à la nationalité française est-elle la solution ? La réponse est non. Est-ce un sujet de réflexion ? La réponse est oui, d'abord parce que, juridiquement, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est stable depuis 1993 en la matière, ensuite parce que l'article 74 nous permet une certaine réflexion et, enfin, parce que c'est peut-être un élément parmi d'autres qui visent à adresser un message vis-à-vis des pays sources sur le thème : « Cela ne pourra plus être comme avant parce que, si vous souhaitez venir en France, y compris de manière clandestine, les règles seront plus strictes et les moyens et vos perspectives personnelles ne seront pas les mêmes que celles de vos prédécesseurs venus illégalement sur le territoire français ».

En effet, il faut dissuader ces gens de venir chez nous parce que nous n'avons plus les moyens, en particulier à Mayotte mais aussi dans deux autres territoires, de les accueillir. Derrière ces populations qui viennent illégalement, les politiques publiques sont tenues de s'adapter, notamment en matière de sécurité publique et de construction d'écoles. Il n'est pas tolérable, sur un territoire français, de savoir qu'il y a des manifestations, lors des rentrées scolaires, de femmes, en l'occurrence maoraises, qui montrent du doigt les mamans des enfants clandestins en disant : « On ne veut pas de ces enfants de clandestins dans nos écoles ! » On ne peut pas l'accepter durablement en termes de cohésion sociale et nous n'avons pas les moyens d'adapter les politiques publiques à ce rythme d'évolution. Nous devons donc le gérer.

Pour autant, il faut le faire à partir des trois piliers dont j'ai parlé.

Premièrement, il faut des mesures répressives, dont certaines sont opérationnelles et d'autres permettent objectivement d'avoir ce débat. Si on n'avait pas parlé aussi fortement, il est probable que nous n'aurions pas eu cette prise de conscience. Je souhaite que ce que j'ai vu soit connu de tous, que personne ne puisse dire qu'il ne savait pas et qu'ensuite, le législateur, en conscience et en responsabilité, dise ce qu'il est possible et impossible de faire.

Deuxièmement, ce n'est pas en dressant un mur que nous arriverons à gérer cela. Il faudra aussi, comme je l'ai dit, une action diplomatique vigoureuse, ce qui implique de passer des accords avec nos voisins. A cet égard, la situation comorienne n'est pas simple sur le plan diplomatique. Cela prendra du temps.

Le troisième point, c'est l'aide au développement. Les parlementaires qui se rendront sur place devront aussi prendre des contacts avec les Anjouanais et les Comoriens pour voir de quelle manière et sous quelle forme on peut les aider à assurer leur développement pour permettre à leurs populations de rester dans leur pays. Au final, l'objectif est en effet qu'ils puissent avoir des qualités et des conditions de vie dans leur pays et leurs racines, aux côtés des leurs, pour leur permettre d'assurer leur développement.

Cela donne d'ailleurs un certain relief à l'idée du président de la République de mettre en place cette taxe sur les billets d'avion qui permettra de générer une source d'approvisionnement sur le plan financier et d'accompagner cette initiative française qui, si on se parle franchement, devra être européenne dans sa globalité, et si on va même au-delà de la franchise, qui devra être une initiative mondiale avec une participation des Etats-Unis à ce dispositif. La France, à elle seule, ne peut plus financer ces contraintes de développement, mais elle prend des initiatives diplomatiques. Ces fonds ouvriront des perspectives et ils devraient prioritairement aller sur les territoires de nos voisins pour ne plus avoir à traiter autant d'hommes et de femmes qui se trouvent dans des situations, c'est vrai, répressives, mais qui sont aujourd'hui devenues indispensables.

M. Louis Mermaz .- Merci, monsieur le ministre, d'être venu vous exprimer devant nous. Je pense que tout le monde sera d'accord ici pour dire que personne ne souhaite voir des Anjouanais ou des Comoriens terminer leur vie au fond de la mer dans des conditions atroces, pas plus que des mères mahoraises montrer du doigt des enfants comoriens qui n'ont pas la citoyenneté française. Je pense donc que, de ce point de vue, nous serons d'accord.

Nous en sommes au début de nos travaux et notre commission d'enquête ne détenant pas la vérité avant d'avoir fait les investigations nécessaires, nous sommes tous ouverts à une réflexion. L'unité de la République est quelque chose d'important.

Il se trouve que l'évolution des Comores, depuis 1975, est telle qu'aujourd'hui, une île est française tandis que les autres sont étrangères. Le fait que la République des Comores ne reconnaisse pas le caractère français de l'île de Mayotte complique le problème, puisqu'il n'est pas question, pour les Comoriens, de donner des visas à ceux qui veulent aller vers un territoire considéré par eux comme comorien. Les choses sont ce qu'elles sont, même si on aurait pu rêver d'une évolution différente et d'un Etat associé des Comores. J'ai connu le prince Ahmed du temps où il fut député ; on aurait pu envisager les choses différemment, mais c'est ainsi aujourd'hui.

Je suis, comme vous sans doute, beaucoup plus intéressé par tout ce que vous avez dit sur les coopérations régionales. En effet, la seule façon de faire évoluer positivement la situation à Mayotte (les moyens français n'étant pas illimités, il faudrait peut-être le faire aussi avec l'Europe) serait de prendre le problème comorien dans son ensemble. C'est dans ce sens qu'il faut aller. Vous avez évoqué aussi des pistes concernant la Guyane, la Guadeloupe et un peu la Martinique.

En tout cas, il est vrai que la coopération et la recherche d'accords internationaux seront certainement plus opérantes que des mesures uniquement répressives, parce que, même si vous y mettiez toute la gendarmerie française -ce que vous ne proposez pas, bien entendu- il y aurait encore des clandestins.

A ce stade de nos travaux, il est très important de rester attaché à notre droit du sol, dont j'ai personnellement regretté, au moment de la loi Guigou, dont j'étais rapporteur, que l'on n'aille pas plus loin et qu'on ne revienne pas à l'esprit de 1945, c'est-à-dire le droit du sol intégral, ce qui était mieux que les lois Pasqua.

Je souhaite donc pour le moment qu'en partant du drame de Mayotte, dont nous avons tous conscience, on n'en profite pas pour remettre en cause le droit du sol dans la République, ou dans les territoires d'outre-mer qui font partie de la République française. Le pacte colonial est terminé depuis longtemps et il est donc important que ceux qui sont français bénéficient des mêmes droits pour eux et pour ceux qui viennent chez eux.

Il reste à régler le problème de la densité de la population à Mayotte, dont personne ici ne propose qu'elle continue de s'accroître, mais c'est votre problème... Il ne faut pas mélanger les rôles : nous sommes des législateurs. En ce qui nous concerne, en tant que membres de l'opposition, dans le cadre de ces travaux, nous avancerons quelques pistes qui pourront vous être utiles.

M. François Baroin .- Je ne doute pas, monsieur le sénateur, que vous soyez concerné comme représentant de la nation tout entière par la situation de Mayotte. Je sais que vous la connaissez très bien et je ne doute pas de la sincérité de votre compréhension.

Je veux dire -je vous réponds mais c'est un message plus général que j'adresse- qu'il y a une très grande méconnaissance de notre loi fondamentale dans ses capacités d'adaptation pour l'outre-mer. Pour aller plus loin, s'il n'y avait pas, dans notre Constitution, ces capacités d'adaptation, nous ne serions absolument pas en situation de mener des politiques publiques là-bas. Nous ne pourrions pas mener des politiques de défiscalisation qui ne consistent pas à gérer des niches fiscales mais qui sont une ardente obligation de rééquilibrage et de rattrapage économique...

Je vous vois réagir, Madame Tasca, mais la défiscalisation en outre-mer a inspiré les zones franches dans les banlieues en leur servant de modèle. Pourquoi ? Tout simplement en raison de leur taux de chômage plus élevé, de leurs difficultés de logements sociaux, de leurs problèmes d'infrastructures et parce qu'il est nécessaire d'y dépenser de l'argent public pour des constructions d'écoles, pour créer des postes d'instituteurs, etc. Allez-vous dire dans les banlieues que les zones franches sont des niches fiscales ? Quand on parle de niches fiscales pour l'outre-mer, c'est vécu avec le même effroi et le même courroux, qui est légitime. Si l'on n'avait pas cette Constitution, on ne pourrait pas mettre en place la défiscalisation.

C'est la même chose pour les dispositifs d'exonération de charges dans le cadre de la loi de programme pour l'outre-mer, car c'est le même esprit qui nous anime, ainsi que pour la ligne budgétaire unique destinée à la construction de logements sociaux sous l'autorité des préfets.

En matière de gestion des intérêts propres des collectivités, sur Mayotte, on peut le faire dans le cadre de l'article 74. Je n'invente rien et ce n'est pas sorti de la réflexion d'un esprit qui s'est réveillé un matin en se disant que, pour trouver une solution au problème de l'immigration clandestine, il fallait poser le problème de la nationalité française. Ce n'est évidemment pas le cas. C'est une réflexion qui vient de tous les élus locaux, toutes sensibilités confondues, et permettez-moi de rappeler qu'une ordonnance de 1998 prise par Mme Guigou avait engagé une réflexion en ce sens. Permettez-moi aussi de rappeler l'ordonnance que Lionel Jospin a prise en 2000 pour édicter des mesures restrictives en matière de regroupement familial.

Il est donc faux de dire, y compris sur ce point, qu'on ne peut pas le faire. Faut-il le faire ? C'est à vous, mesdames et messieurs les Parlementaires, qu'il appartient d'y répondre. Est-ce la solution ? Il n'y a pas une seule solution, et je me suis efforcé, dans ma démonstration, de dire qu'il fallait mener probablement plusieurs actions dans plusieurs directions, mais avec une volonté déterminée de répondre précisément sur le domaine des mesures répressives, sur le domaine de l'action diplomatique et dans le secteur de l'aide au développement.

Permettez-moi de rappeler aussi, puisque vous me sollicitez sur ce point, que le Conseil constitutionnel a admis, dans le considérant n° 30 de la décision n° 93-321 DC du 20 juillet 1993, que le droit de la nationalité peut tenir compte des intérêts propres, au sein de la République, des collectivités régies par l'article 74 de la Constitution. A ce titre, l'état du droit applicable dans ces collectivités peut différer, sous réserve du respect des principes constitutionnels, du droit en vigueur en métropole. Ce n'est pas moi qui le dis, pas plus qu'un élu ou quelqu'un d'engagé ; c'est le Conseil constitutionnel.

C'est la raison pour laquelle cette proposition est juridiquement valable, sous réserve d'un regard renouvelé du Conseil constitutionnel. Par ailleurs, c'est un élément de réflexion qui a permis de provoquer ce débat, je le dis avec beaucoup de force, ce qui, au moins, a été utile. Ensuite, c'est aux parlementaires de répondre. Je n'ai pas de vérité révélée, tranchée ou définitive. Je pense que c'est un élément de réflexion parmi d'autres.

M. Bernard Frimat .- Monsieur le ministre, je souhaite à mon tour vous remercier du témoignage que vous avez donné à la commission d'enquête et me réjouir que nous ayons pu l'entendre dans des conditions phoniques nettement améliorées par rapport à celles que nous avons dû subir hier. La disparition des cliquetis des obturateurs photographiques est une chose que nous apprécions considérablement, monsieur le président, et je me réjouis que les propos du ministre, aujourd'hui, n'aient pas été bercés du talent des photographes. Si cela pouvait se poursuivre, nous en serions heureux...

Maintenant, monsieur le ministre, je souhaiterais faire quelques remarques. Nous en sommes au début de notre réflexion sur un problème que nous ne découvrons pas dans sa généralité mais dont, effectivement, les aspects particuliers -sans quoi il n'y aurait pas de finalité à une commission d'enquête- doivent être précisés. Nous pouvons rejoindre une série de vos réflexions, comme l'a fait Louis Mermaz au début de son intervention, et nous pouvons dire en même temps que la lutte contre l'immigration n'est pas une fin en soi. A cet égard, on peut se demander, comme le disait quelqu'un, si les immigrés clandestins viennent chercher une nationalité ou un espoir. Nous savons tous combien joue cet aspect de l'attractivité.

Je pense que, dans l'attractivité provoquée par la différence du niveau de vie, il y a ce que j'appellerai un article d'appel : le travail illégal, que vous avez évoqué très rapidement. Pourriez-vous nous en dire plus sur les informations dont dispose votre ministère, dans la spécificité de l'outre-mer, sur l'ampleur du travail illégal, les différentes filières et les éléments qui sont mis en place pour le réprimer ? En effet, sans être une explication, puisqu'il s'agit d'un domaine dans lequel il n'y a pas d'explication ni de causalité univoques, nous sommes ici devant une chose qui s'applique en France métropolitaine comme en outre-mer et qui est importante. C'est la première de mes interrogations.

La deuxième porte sur le calendrier. Le ministre de l'intérieur a évoqué hier le dépôt d'un projet de loi sur l'immigration et j'ai remarqué que le comité interministériel de contrôle de l'immigration d'hier avait relativement peu évoqué l'outre-mer, à moins que j'aie été distrait. Les calendriers sont-ils uniques ou ces problèmes vont-ils être séparés dans le temps ?

Troisièmement, j'ai bien entendu ce que vous avez dit sur les articles 73 et 74, la lecture que vous en faites et vos attentes par rapport aux propositions qui pourraient intervenir, mais avez-vous déjà des éléments de réflexion et des précisions sur ce qui vous semblerait envisageable en matière de réforme de l'acquisition de la nationalité française ? Nous sommes bien conscients qu'il y a des spécificités et qu'il faut les prendre en compte, mais aussi qu'il y a des principes d'égalité républicaine et qu'il faut faire la part de la hiérarchie entre ce qui ressort de la spécificité, d'une part, et du respect de l'égalité républicaine, d'autre part.

M. François Baroin .- Sur ce dernier point, je n'ai pas de double langage ni de double discours. Quand je dis que je lance le débat et que je ne tranche pas la question, je reste ferme sur cette position. A l'issue de ce qui a permis d'animer la société française par la présence importante des médias et par les prises de position des associations et des formations politiques, avec un regard de plus en plus éclairé, ce qui a d'ailleurs atténué la vigueur des réactions quelques jours après, parce que cela a permis de mieux comprendre pourquoi ce débat surgissait, j'ai sollicité l'envoi d'une mission de l'Assemblée nationale à Mayotte et je savais que cette commission parlementaire avait été créée au Sénat.

Cela veut dire que j'ai volontairement refusé de proposer de nouvelles mesures, au titre de l'outre-mer, au Comité interministériel qui s'est réuni hier dans l'attente du résultat des travaux de la mission Mayotte à l'Assemblée et, naturellement, des travaux de votre commission. Il demeure les propositions qui ont été formulées au cours du CICI le 27 juillet, sur lesquelles je me suis déjà arrêté, à commencer par la destruction des embarcations et l'extension des recours non suspensifs contre les arrêtés de reconduite à la frontière pris par le préfet.

Nous en sommes là. Encore une fois, c'est à vous qu'il revient de juger de la compatibilité et de l'objectif. Mon objectif est d'aboutir à un consensus sur l'outre-mer et sur cette situation. C'est la part du débat que vous aurez entre vous et je ne porte pas de jugement. Une fois encore, n'ayant pas de vérité révélée, je pense que plusieurs idées, plusieurs contacts et plusieurs constatations de terrain permettront d'éclairer utilement notre débat.

Maintenant, c'est en partie le calendrier qui va conditionner le véhicule législatif qui est soumis à l'arbitrage du Premier ministre. Je n'ai pas de qualification particulière pour y répondre. Je pense que le Premier ministre fera connaître sa position le moment venu.

S'agissant du travail clandestin, je peux vous parler de ce que nous connaissons concernant Mayotte parce que c'est le sujet sur lequel il y a eu le plus d'études dans la mesure où c'est aussi le plus complexe. L'économie s'y est développée, mais elle est très largement en retard et le taux de chômage y avoisine les 50 %. Par conséquent, la notion juridique du travail clandestin n'y recouvre pas tout à fait la même définition que celle du travail clandestin en métropole.

Au fur et à mesure que les secteurs économiques s'organisent sur le modèle métropolitain, la présence d'étrangers en situation irrégulière facilite le recours au travail clandestin par des non déclarations de salariés. On peut dire qu'en 2003, plus de 80 % des procédures de travail illégal concernaient le délit d'emplois étrangers sans titre de travail et qu'en 2004, ce pourcentage était de plus de 66 %. Ce sont des chiffres qui intéressent l'activité de l'inspection du travail que j'ai mobilisée à nouveau dès mon arrivée au ministère. Les contrôles se sont effectués principalement dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, suivi par ceux des hôtels, des cafés-restaurants et du commerce.

A la vérité, il est très difficile de chiffrer le travail clandestin. Il est fort probable que c'est un élément important qui soutient pour partie l'activité économique, et il n'est pas contestable qu'il est à peu près présent dans l'ensemble de la société, à tous ses niveaux, publics et privés. Des cas ont été signalés et c'est aussi l'une des raisons pour lesquelles nous devons agir.

C'est d'ailleurs normal. Comme les clandestins doivent vivre, puisque le point de départ est vicié par rapport à l'Etat de droit, le suivi de l'existence l'est aussi et on entre alors dans un cercle vicieux qui est difficile à vivre pour ces gens.

Mme Catherine Tasca .- Monsieur le Ministre, je commencerai par lever un malentendu : si j'ai réagi à un moment de votre exposé, je ne confonds pas défiscalisation et niches fiscales. Simplement, en ce qui concerne en particulier l'outre-mer, certaines défiscalisations sont parfaitement utiles pour appuyer le développement du territoire et d'autres, comme vous le savez, n'ont pas exactement cette finalité. Comme quelques autres niches fiscales qui n'existent pas seulement outre-mer, elles servent des intérêts particuliers.

En revanche, pour ma part en tout cas, j'appuie totalement le fait que notre République puisse traiter de manière particulière et spécifique toute une série de situations et de problèmes outre-mer. J'ai beaucoup travaillé à la fois aux côtés de Michel Rocard, puis de Lionel Jospin, par exemple, pour apporter une réponse particulière, au sein de la République, à la situation en Nouvelle-Calédonie. Je me réjouis donc que l'on puisse avoir une approche spécifique, en particulier sur ce dossier de l'immigration clandestine.

Hier, nous avons entendu le ministre de l'intérieur. La manière dont il prépare un texte, semble-t-il, pour le début de l'année 2006 me donne personnellement l'envie que ce sujet soit, pour l'outre-mer, traité spécifiquement et j'espère que vous y parviendrez. En effet, je rappelle qu'on ne peut pas regarder l'immigration à Mayotte et aux Comores ou dans des ensembles insulaires comme les Antilles comme on la regarde sur notre territoire hexagonal.

Je rappelle que, historiquement et même culturellement, il y a là des populations qui, à toutes les époques, ont navigué d'une île à l'autre et d'un territoire à l'autre. L'outre-mer est pleinement la France, bien sûr, mais c'est une France qui est très loin de Paris, une France immergée en général dans des ensembles géopolitiques très spécifiques : l'Océan Indien, par exemple, n'a rien à voir avec les bords de la Seine.

Nous en sommes au tout début de nos travaux et personne ici n'a de point de vue arrêté sur ce que doit être le traitement de cette grave question de l'immigration clandestine, mais je vous demande simplement de plaider pour qu'il y ait des réponses spécifiques et adaptées à la réalité économique et culturelle des régions dont vous avez la charge.

M. François Baroin .- Je partage pleinement votre analyse, votre constat et la méthodologie que vous proposez. Quelle que soit la forme du véhicule législatif, de toute façon, la situation de l'outre-mer devra être traitée de façon différenciée, dans le cadre de ce que nous avons évoqué, mais aussi dans le cadre de ce que vous avez dit avec beaucoup de pertinence, madame, au sujet de la situation insulaire de certains de nos territoires.

Ce n'est évidemment pas le cas de la Guyane, mais si j'ai évoqué tout à l'heure un ratio qui me paraît pertinent, à savoir la densité d'habitants au kilomètre carré, c'est pour mettre en relief le fait que, lorsqu'on a une forte densité d'habitants au kilomètre carré sur une île, avec, en plus, des flux qu'on ne maîtrise pas, la conclusion arrive d'évidence et on voit très bien ce que cela peut donner : des affrontements, des éléments de violence, une altération durable et profonde du pacte social et républicain et la difficulté, à terme, de vivre ensemble. C'est bien la raison pour laquelle il faut agir, et vous avez, là aussi, une vision très juste du fait de votre bonne connaissance de la situation. On ne porte pas le même regard quand on vit dans une île qui connaît des contraintes différentes et des difficultés d'emploi.

La question qui nous préoccupe ici, c'est la situation du respect de l'Etat de droit, mais, derrière, il faut ajouter un taux de chômage moyen deux à trois fois supérieur à la métropole, un retard en matière de logement social deux à trois fois supérieur, un nombre de RMIstes ou de minimas sociaux (sauf à Mayotte, qui connaît un système différent) deux à trois fois supérieur et un retard en infrastructures sans commune mesure. Nous parlons donc de situations qui, vues de la métropole, sont connues, mais qui sont multipliée par deux ou trois.

C'est la raison pour laquelle nous devons agir dans le respect de l'Etat de droit, mais en étant bien conscients, de surcroît, des difficultés apportées. Quand vous ajoutez le caractère insulaire, vous comprenez mieux pourquoi nous devons effectivement adapter notre regard.

M. Jean-Jacques Hyest .- Même si vous l'avez fait les uns et les autres, je tiens à rappeler l'article 74 de la constitution qui a entraîné des modifications profondes. Vous avez bien fait, madame le Ministre, de rappeler le statut particulier de la Nouvelle-Calédonie, notamment en matière d'immigration, même s'il n'y a pas de problèmes particuliers d'immigration.

Mme Catherine Tasca .- Si. Il y a les Wallisiens.

M. Jean-Jacques Hyest .- Ce n'est pas vraiment de l'immigration.

M. Louis Mermaz .- Ce sont des voyages électoraux entre Français ! Les Wallisiens sont français.

M. Jean-Jacques Hyest .- Oui, et c'est pourquoi on ne va pas traiter comme un problème d'immigration la présence des Wallisiens en Nouvelle Calédonie.

M. Louis Mermaz .- C'est un problème franco-français !

M. Jean-Jacques Hyest .- Exactement ! Nous l'avons d'ailleurs déjà abordé à plusieurs reprises et nous y sommes extrêmement attentifs.

Cela dit, monsieur le Ministre, le nombre de reconduites à la frontière augmente en ce qui concerne particulièrement Mayotte et la Guyane et je me demande donc toujours combien de fois on reconduit les mêmes personnes. Avez-vous des éléments statistiques sur ce point ? Pour avoir été plusieurs fois à Mayotte, ce qui m'inquiétait le plus au fil des années, parce que j'y vais depuis les années 90, c'est qu'à chaque fois, du fait de l'augmentation de la population, tout cela se dégradait assez vite. On en connaît les motifs. Avez-vous donc des éléments sur le fait qu'on les reconduit plusieurs fois en accélérant un mouvement dont l'efficacité est sans doute relative ?

Ma deuxième question est un peu liée à la première. Longtemps -c'est vrai pour la Guyane comme pour Mayotte-, s'est posé le problème de l'état-civil du fait des spécificités de ces territoires. L'histoire de Mayotte et d'Anjouan par rapport à la Grande Comore, est extrêmement intéressante, même avant la colonisation, de même que les relations entre les habitants de la Grande Comore et des îles qui étaient considérées comme des populations défavorisées. Tous ceux qui connaissent un peu l'histoire le savent.

Je voudrais donc connaître la situation en matière d'état civil, monsieur le Ministre, sachant que des efforts importants ont été faits à cet égard. Avons-nous aujourd'hui un état civil véritable ? On sait bien que, faute d'état-civil, la nationalité est un vrai problème en soi.

M. François Baroin .- Nous allons mettre en place le système des visas biométriques qui nous sera très utile. Cela fait partie des objectifs, et même des priorités.

Quant à la question de savoir si on a reconduit plusieurs fois les mêmes clandestins, c'est possible, mais nous n'avons pas de statistiques fiables. Il est vrai que les autorités de l'Etat essaient de recenser l'identité des personnes qui sont interpellées et reconduites, mais les moyens ne sont pas illimités pour assurer tout cela. Il est vrai aussi qu'il y a une espèce de régularité du flux entre Mayotte et la Grande Comore ou entre Mayotte et Anjouan. S'il n'y avait pas eu ces cas aussi dramatiques sur le plan humain, la mort d'hommes, de femmes et d'enfants, on pourrait parler de lignes quasiment régulières qui sont désormais installées entre des gens qui viennent clandestinement et que l'on raccompagne au nom de l'Etat dans leur pays.

Il y a eu plus de 8.000 reconduites à la frontière à Mayotte et plus de 15 000 en métropole l'an dernier ! Il faut voir la pression que cela représente. Tout cela est important.

J'ajoute qu'une dotation va être accordée aux communes pour organiser un état-civil moderne et que le dispositif biométrique devrait nous permettre, aussi bien pour Mayotte, à usage interne, que dans nos discussions sur les accords de réadmission avec la Grande Comore, d'aider nos voisins dans cette démarche parce que l'état-civil n'est pas non plus parfaitement stabilisé là-bas.

M. Jean-Pierre Cantegrit .- Monsieur le Président, j'ai eu l'occasion de dire, lors de notre première séance, que j'essaierai de faire entendre la voix d'un représentant des 2.300.000 Français qui vivent à l'étranger et que mes remarques seront donc peut-être un peu particulières. Je l'indique ici puisque, autour de cette table, nous avons des grands connaisseurs des problèmes que nous examinons et que je ne rivaliserai pas avec eux.

Monsieur le président, je n'ai pas assisté hier à notre réunion puisque j'étais au Gabon. Envoyé par le président du Sénat et son Bureau, j'ai assisté à l'élection présidentielle gabonaise et à son dépouillement. Je dois d'ailleurs vous dire, monsieur le Président, que j'ai observé qu'un pays comme le Gabon, un petit pays en nombre d'habitants, même s'il est assez grand en surface, est lui-même confronté à des problèmes d'immigration extrêmement importants, les immigrés venant de très loin, par exemple du Sénégal, du Mali et d'autres pays. Cela impose aux Gabonais un certain nombre de mesures puisque leur niveau de vie, du fait d'une production pétrolière qui, malheureusement pour eux, n'est pas en augmentation mais qui existe, leur assure un niveau de vie et un développement sans commune mesure avec d'autres pays d'Afrique.

Ce que je ressens à la lueur des débats qui ont lieu aujourd'hui -je le dis au président Mermaz dont j'apprécie les propos-, c'est que ce problème n'est pas celui de la majorité ou de l'opposition, mais un problème pour nous tous.

M. Louis Mermaz .- Tant mieux.

M. Jean-Pierre Cantegrit .- Je le souhaite vivement et j'espère que les travaux de notre commission d'enquête iront dans ce sens, parce que ce n'est un problème ni récent, ni immédiat et il n'arrivera pas à se résoudre dans les quelques mois qui viennent. Par conséquent, il faut que nous nous sentions collectivement concernés par ce problème.

En ce qui concerne ce qui a été dit, j'ai apprécié votre réponse, monsieur le Ministre, et votre présentation, et je ne pense pas qu'il y ait un problème unique pour l'immigration clandestine dans nos territoires d'outre-mer : il y a des problèmes très différents en fonction des lieux où l'on se trouve. Les voyages que j'effectue dans le monde et à proximité de ces pays m'amènent à certaines réflexions. Par exemple, la situation de La Réunion, entourée d'un côté par l'île Maurice, qui a un niveau de développement extrêmement intéressant et qui a su le mener, et, de l'autre, par Madagascar, qui n'est malheureusement pas dans cette situation, crée une situation tout à fait particulière.

En ce qui concerne la Guadeloupe, que vous avez citée, je tiens à vous rappeler, monsieur le Ministre, la position très controversée, mais qui avait son intérêt, du président du groupe d'hôtellerie Accor, M. Gérard Pélisson, sur les emplois hôteliers en Guadeloupe, et je crois que cela vaut également pour la Martinique. En effet, quand on est entouré d'îles anciennement britanniques où les emplois dans l'hôtellerie sont assurés à des niveaux de rémunération quatre ou cinq fois moindres, comme on me l'a indiqué, on peut imaginer comment le tourisme peut s'organiser.

Bien entendu, je ne suis pas un adepte de cette situation pour les salariés de l'hôtellerie dans ces pays, mais je constate qu'à quelques encablures, on trouve des situations différentes et qu'un grand groupe d'hôtellerie français a le plus grand mal à assurer ses emplois et la régularité de ceux-ci dans une telle situation.

En ce qui concerne Mayotte, dont on a beaucoup parlé, je vais faire une provocation ici : je pense qu'il serait bon que les Comores, comme l'ont fait quelques îles d'origine britannique, demandent à réintégrer la République française, ce qui nous permettrait de résoudre le problème. Je me souviens des réticences qui ont été les nôtres quand Mayotte a voulu rester dans la République française par rapport aux Comores, car nous avions bien senti la difficulté que cela posait. Cela doit aller dans un sens ou un autre, monsieur le Ministre, mais comment arriverons-nous à régler ce problème ? La difficulté est très grande.

Quant au territoire qui est cher à notre président, le département de Guyane, nous sommes dans une situation encore différente avec cette immense frontière près d'un immense pays voisin et vous en avez développé toutes les difficultés.

Je veux donc dire qu'il n'y a pas un problème pour nos territoires d'outre-mer mais différents problèmes que notre commission devra bien entendu examiner et sur lesquels il n'y aura pas une mais plusieurs solutions. Il faudra peut-être tenir compte, si vous m'y autorisez, de ce qui peut se passer dans d'autres pays que je visite dans le monde en tant que sénateur des Français de l'étranger, ainsi que des expériences et des solutions qui ont pu être trouvées. En France, nous n'avons pas -on nous le reproche souvent- la science infuse, et nous pourrons donc tenir compte utilement de ce qui se passe à côté.

M. François Baroin .- Vous avez raison : il y a des cas spécifiques et je n'ai pas fait le tour complet. J'y viens donc.

A Saint-Pierre et Miquelon, nous n'avons pas de problème.

En Martinique, nous avons moins de problèmes, mais il faut être attentif, compte tenu de l'effet « domino » possible, aux conséquences des actions menées en Guadeloupe.

L'archipel de la Guadeloupe connaît une situation qui est préoccupante en Guadeloupe, voire très préoccupante à Saint-Martin. Il est vrai que la situation d'une très grande instabilité à Haïti est vraiment une source de tensions renforcées en Guadeloupe.

La Guyane connaît une situation vraiment très préoccupante. Sachez que plus de 4.000 enfants ne sont pas scolarisés du fait d'une situation compliquée due à la gestion d'afflux de populations et qu'il y a eu plus de 5.000 reconduites à la frontière, en constant accroissement. Je parle sous votre contrôle, monsieur le sénateur Othily, mais il est vrai que le Surinam et le Guyana étant de l'autre côté du Maroni, il est assez facile de traverser. Certains villages se sont même constitués avec plus de 80 % de clandestins.

Je ne reviens pas sur Mayotte.

A La Réunion, il faut être également attentif à l'effet « domino ». Il s'agit d'une société qui est bien intégrée et qui vit bien, mais il faut en même temps être très attentif au développement de logements qui n'existaient plus et que l'on voit revenir à Saint-Denis. C'est une source d'interrogation pour les élus réunionnais sur l'évolution d'une immigration venue clandestinement à la Réunion.

Dans les TAAF, nous n'avons pas de difficultés particulières, la question étant plutôt de savoir combien d'habitants y résident. Ce sont essentiellement des scientifiques et il n'y a donc pas de questions d'immigration clandestine.

A Wallis-et-Futuna, il n'y a pas de difficultés particulières, en tout cas pas celles-ci.

En Nouvelle Calédonie, il n'y a pas de difficulté particulière, pas plus qu'en Polynésie française.

Quant à la question que vous soulevez sur Mayotte, elle est sous votre entière responsabilité. J'ai le très grand honneur d'être ministre de la République, dont la mission est d'assurer la souveraineté sur l'ensemble de ces territoires et, naturellement, Mayotte en fait partie.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le Ministre, au début de votre propos, vous avez évoqué les perspectives de fond qui consistent à ce que notre territoire soit peut-être moins attractif et, tout cas, que l'on retrouve dans les pays pour l'instant pourvoyeurs d'immigrants des niveaux de vie et un espoir sur leur propre territoire.

Il existe des fonds de coopération régionale qui ont été institués sur dotation budgétaire de l'Etat. Sommes-nous capables de dire aujourd'hui quelle portée ils ont eue et pouvons-nous disposer d'une évaluation à ce sujet ? Je ne sais pas si vous pourrez nous donner des chiffres ce soir, mais il serait utile que l'on nous les fournisse pour que nous puissions connaître leur portée et leur efficacité, ne serait-ce que pour mieux mesurer s'il faut les augmenter, les modifier ou les adapter pour poursuivre cet objectif qui reste essentiel. C'est ma première question.

J'ai une deuxième question. Nous évoquons beaucoup la problématique des flux, si vous me permettez cette expression, mais aussi des problématiques juridiques lourdes. Avons-nous la possibilité d'évaluer le coût social de cette situation et les frais engagés par l'Etat ou par les collectivités afin de nous donner des mesures, sans apparaître trop vénal, à cette situation et de pouvoir, le cas échéant, en tirer quelques conséquences ?

M. François Baroin .- Les fonds de coopération régionale sont d'histoire relativement récente, puisqu'ils datent de 2001, leur objectif, comme vous l'avez rappelé, étant de faciliter la démarche d'insertion des DOM et de Mayotte dans l'environnement régional. L'analyse de l'ensemble des projets menés au titre de ces fonds de coopération régionale depuis 2001 dans chacune des collectivités a démontré que des secteurs comme la culture, le sport ou la santé sont, de loin, les plus porteurs en matière de coopération régionale, et je passe sur les cas particuliers tels que la gestion des ressources halieutiques dans les eaux territoriales.

Il faut reconnaître que l'immigration clandestine n'a pas constitué un thème prioritaire dans le cadre de ces fonds de coopération et que les initiatives de lutte qui sont recensées jusqu'à maintenant se révèlent très balbutiantes et se limitent à l'organisation d'une formation policière dans le cadre de coopérations régionales entre les collectivités ultra-marines et leurs voisins. Il est donc trop tôt, mais c'est peut-être une piste que vous pouvez explorer dans vos réflexions pour évaluer l'efficacité de telles mesures.

Sur le coût général, dont vous souhaitez avoir une évaluation, il est également très difficile de l'établir. On connaît le coût de l'immobilisation matérielle et celui du nombre de fonctionnaires à la disposition des différents services. Comme je ne l'ai pas sous les yeux, ce dont je vous prie de m'excuser, je le transmettrai au rapporteur ou à vous-même, monsieur le Président.

Je peux néanmoins vous présenter des chiffres sur le coût des éloignements à Mayotte : sur la base de 6.000 étrangers reconduits à la frontière, la dépense est de 50 millions d'euros. L'aide médicale d'Etat y représente 6,5 millions d'euros. Un quart des élèves de l'enseignement scolaire, dont le budget est de 150 millions d'euros, sont des étrangers en situation irrégulière, et, sur la base de 15.000 travailleurs clandestins et d'une rémunération au SMIC, la perte en cotisations sociales peut être estimée à 2,1 millions d'euros. Cela ferait, pour Mayotte, au total, environ 100 millions d'euros de dépenses.

Je ne porte pas de jugement pour savoir si ce ratio est pertinent, s'il représente quelque chose et s'il éclaire la réflexion, mais ces chiffres sont à votre disposition et nous ferons travailler les services pour la Guyane et la Guadeloupe.

Il faut vraiment retenir que c'est sur la Guyane, l'archipel de la Guadeloupe et Mayotte que nous devons concentrer notre action en rapidité.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le ministre. Les questions étant épuisées, nous vous remercions des réponses que vous avez apportées à nos collègues. Si le besoin s'en fait sentir, nous n'hésiterons pas à vous demander de revenir afin de préciser et d'approfondir les sujets qui ont été évoqués.

M. François Baroin .- Merci, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs. Je suis évidemment à votre entière disposition.

Audition de M. Olivier BRACHET, directeur,
M. Denis CAGNE, directeur-adjoint en charge des questions d'accès au séjour,
et Mme France CHARLET, chargée de mission, du Forum des réfugiés
(6 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Madame et messieurs, je vous remercie d'avoir accepté d'être entendus par notre commission.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Olivier Brachet et Denis Cagne et Mme France Charlet prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire qui permettra au rapporteur et aux membres de notre commission de vous poser des questions sur des points précis ou de vous demander quelques éclaircissements.

M. Olivier Brachet .- Monsieur le président, mesdames et messieurs, merci de nous recevoir et de nous entendre sur ce sujet.

Je commencerai par un préalable qui justifie sans doute qu'on nous auditionne : le Forum des réfugiés est un dispositif qui réalise un million de nuits d'hébergement pour les demandeurs d'asile dans le département du Rhône dans l'année. Par conséquent, nous voyons passer du monde.

Nous délivrons 50.000 courriers de procédure à des gens qui arrivent pour demander l'asile et qui vont devenir réfugier ou non. Nous sommes donc installés au coeur des flux. Je n'en dirai pas plus, mais nous sommes véritablement concernés par un certain nombre de questions qui se posent autour de votre commission.

Comme vous le savez, on a beaucoup de mal avec la notion de clandestins. C'est une notion qui circule dans la presse, dans les médias, à l'école, dont on ne sait pas bien ce qu'elle recouvre et dont on se méfie beaucoup parce qu'elle a d'énormes connotations. C'est pourquoi nous la réservons plutôt à ce qui se passe « là-bas » avant d'arriver en France.

Il y a, dans ces pays, des gens qui sont candidats à l'immigration et qui vont, selon des stratégies plus ou moins clandestines, tenter d'entrer en France, mais, de notre point de vue à nous ici (je tiens à bien marquer la différence entre « là-bas » et « ici »), nous sommes confrontés non pas à une question clandestine, car beaucoup de gens sont appelés clandestins alors qu'ils ont des papiers, même pour une courte durée, mais à un problème de régularité ou non du séjour. C'est pourquoi nous préférons les expressions « immigration régulière » ou « immigration irrégulière ».

C'est d'autant plus nécessaire que la question se pose non seulement pour le séjour en France mais également pour le franchissement de la frontière. En effet, la frontière se franchit régulièrement ou irrégulièrement et on est en France régulièrement ou irrégulièrement.

Or les situations de droit qui résultent de ces deux éventualités offrent la possibilité d'innombrables scénarios. En effet, on peut avoir franchi la frontière régulièrement et devenir irrégulier ; on peut avoir aussi franchi la frontière irrégulièrement et être parfaitement régulier en France. C'est, entre autres, le cas de la demande d'asile. Cette combinaison de facteurs de régularité et d'irrégularité quant au séjour et au franchissement de la frontière donne donc, dans sa matrice, toutes les occasions de situations plus ou moins régulières.

C'est en faisant un effort de définition autour de ces conditions que l'on peut comprendre comment notre système administre une population dont le degré de régularité en France est plus ou moins complet. Ce sont pour nous des éléments très importants. Par exemple, on évoque souvent dans la presse des demandeurs d'asile sans-papiers alors que tous les demandeurs d'asile ont des papiers : des récépissés de trois mois renouvelables et une APS. Sinon, ils ne sont pas demandeurs d'asile. En revanche, un demandeur d'asile peut être débouté de l'asile et il deviendra sans doute un sans-papiers à condition qu'il ne soit pas dans une procédure de régularisation.

Pour nous, il est très important de préciser que, si nous devons étudier les conditions dans lesquelles existent en France, avec le temps, des situations irrégulières, il convient d'en apprécier le degré d'irrégularité. En effet, toute mesure administrative d'éloignement du territoire qui en découlera ne sera pertinente et ne pourra être réalisée que si le degré de régularité est apprécié à sa juste valeur, c'est-à-dire à sa juste place dans le droit.

Une fois qu'on a défini ces deux normes (régularité et irrégularité, frontière et séjour), la difficulté est d'arriver à préciser de quoi est faite la part irrégulière parce qu'il nous manque, au fond, la vision claire d'une pure irrégularité, c'est-à-dire d'une personne qui n'a vraiment pas à être là et qui, par conséquent, pourrait faire l'objet d'un éloignement ou d'une mesure administrative.

Un irrégulier est-il quelqu'un qui est sans titre de séjour, déconnecté de toute procédure d'examen de sa situation ? Vous savez que l'on peut être sous examen de sa situation sans titre de séjour et non pas irrégulier (je pense aux personnes qui sont sous procédure Dublin) ; ceux qui sont en procédure prioritaire dans l'asile n'ont pas de titre de séjour : ils sont réguliers en France, mais, normalement, ils ne vont pas y rester.

On peut encore ajouter une autre forme d'irrégularité à ces deux premières catégories : ceux qui ne devraient pas être là, qui n'ont pas de titre de séjour et qui font l'objet d'un examen des conditions dans lesquelles ils pourraient être renvoyés chez eux, mais pour lesquels des solutions de retour logistiques, politiques ou même administratives ne sont pas possibles, notamment quand les sauf-conduits consulaires ne sont pas délivrés.

Pour résumer cette première partie, je dirai que la combinatoire qui résulte entre la régularité du passage à la frontière et l'irrégularité du séjour donne des formes de plus ou moins grande régularité du séjour en France et de la position de la personne, qu'il n'est pas simple de définir qui est un irrégulier et que c'est la raison pour laquelle on recouvre du mot « clandestin » ce déficit d'appréciation technique. Au fond, la notion de clandestin est une facilité de l'esprit pour parler de cette combinatoire entre régularité et irrégularité. C'est très important, parce que c'est de là que découle tout le reste.

Au fond, qui va se poser la question de l'appréciation technique de la régularité ou de l'irrégularité ? Ce sont les pratiques administratives, les pratiques préfectorales. En réalité, l'essentiel de l'appréciation technique va dépendre à 95 %, sauf cas d'exception, de la conception qu'en ont le préfet, son service des étrangers et sa direction de la réglementation.

Autrement dit, y a-t-il aujourd'hui un corps de doctrine suffisant dans la pratique administrative pour apprécier les conditions de régularité d'une personne en France ? C'est là qu'étant sur le terrain des pratiques préfectorales, nous constatons l'absolue divergence qui réside dans l'appréciation des conditions « d'expulsabilité » administrative des gens. C'est ainsi que l'on trouvera des départements dans lesquels l'appréciation des conditions de régularité du séjour sera assortie de considérations logistiques ou liées au taux de remplissage des centres de rétention. Par exemple, beaucoup de préfets cessent de prendre des arrêtés de reconduite à la frontière quand le centre de rétention est plein parce qu'il faut bien mettre les gens quelque part.

De même, alors que la loi sur l'asile prévoit des conditions d'admission au séjour sous quinze jours, quantité de préfectures ne délivrent la première autorisation de séjour que dans les 90 premiers jours. Je juge donc sévèrement tout ce corps d'application et toute cette pratique car ils ne sont pas toujours sans intention dans la répartition de la charge de ces populations entre départements.

Je ne veux pas en dire beaucoup plus, mais quand vous observez ensuite les conditions dans lesquelles est géré chaque dossier par rapport à la totalité des dossiers dans les départements, vous retrouvez l'explication non pas dans la géographie des flux mais dans la géopolitique des pratiques administratives. Je constate que nous le subissons violemment à Lyon quand j'observe l'enregistrement de la demande d'asile entre les huit départements de Rhône-Alpes, mais je n'en dirai pas plus.

Par conséquent, c'est au coeur des pratiques administratives préfectorales que l'on a la déclinaison pratique de l'appréciation de la règle du séjour, de la régularité des personnes et de leur maintien en France ou de leur éloignement. Une fois que l'on a dit cela, on est très gêné d'aller beaucoup plus loin, parce qu'ensuite, on en arrive aux descriptions.

Il faut décrire par exemple qu'ici, une famille déboutée de l'asile est systématiquement régularisée en CADA parce qu'elle trop difficile à éloigner alors que, là, la pratique sera absolument opposée. Vous aurez des situations dans lesquelles les accords de Dublin vont être mis en oeuvre rapidement et, dans d'autres cas, pas du tout ; des situations dans lesquelles les personnes qui sont en procédure prioritaire parce qu'originaires des pays sûrs seront systématiquement logées et d'autres où ce ne sera pas le cas. Par exemple, dans le Rhône, nous mettons les gens à l'hôtel, car ce sont des familles essentiellement, alors que cela peut ne pas être fait ailleurs. De même, vous aurez des situations dans lesquelles les arrêtés de reconduite à la frontière seront pris à l'encontre de personnes de pays sûrs qui ont eu une réponse négative et qui sont maintenues dans l'hébergement jusqu'à la décision de la commission des recours alors qu'elles sont en situation irrégulière.

J'ajoute que, d'un département à l'autre, cela pourra changer, de même que, entre un département ou un autre, le préfet aura ou non agréé des associations, comme la loi l'oblige à le faire, qui se chargent de domicilier les gens pour qu'ils aient une procédure pendante. A peine la moitié des départements français, dix-huit mois après la loi, ont agréé de telles associations, et je pense d'ailleurs que ce n'est toujours pas le cas en Ile-de-France et à Paris.

Nous avons donc un certain nombre d'interprétations : le Conseil d'Etat vient de prendre deux décisions qui n'éclairent pas l'obligation de domiciliation après le premier récépissé de trois mois, ce qui fait que, selon les préfectures, les gens auront ou non une adresse. Par conséquent, on pourra leur notifier ou non les décisions.

Par voie de conséquence, j'évoque aussi le cas de ceux qui, n'ayant pas accès au séjour et n'ayant donc pas de titre de séjour, sont dans des procédures qui font que leur séjour est malgré tout régulier mais ne peuvent pas se voir notifier les décisions en raison du fait que, n'ayant pas de titre de séjour, ils ne peuvent pas retirer leur courrier à la Poste ! C'est un cas que nous avons à régler à Lyon : une personne qui avait été convoquée à l'OFPRA en procédure prioritaire ne pouvait pas retirer sa convocation à la Poste. Nous avons trouvé un arrangement entre nous et la Poste, mais l'a-t-on trouvé à Bourg-en-Bresse ou ailleurs ? Je n'en sais rien ou, plus exactement, je le sais trop bien.

Cet ensemble de pratiques s'applique ensuite à des personnes qui sont prises elles-mêmes dans des configurations familiales. Par exemple, on constate des cas fréquents d'irrégularité d'un membre de la famille qui se trouve dans une situation d'inexpulsabilité tant que le sort de toute la famille n'est pas traité. On peut avoir aussi, dans une famille, des gens en situation régulière définitive ou temporaire, ou bien un grand nombre de personnes en décalage de procédures parce qu'il est assez fréquent que les arrivées soient décalées dans le temps : par exemple, l'homme arrive à une certaine date et la femme et les enfants arrivent six ou huit mois après. Dans ce cas, le sort de toute la famille ne pourra être traité, quant au maintien sur le territoire ou à son éloignement, que lorsque l'ensemble des procédures attenantes à ces personnes sera traité.

Nous avons donc des formes d'irrégularité impure, comme je le disais tout à l'heure, ou un manque d'irrégularité pure. Dans la pratique préfectorale, il faut apprécier les déclinaisons que l'on peut en faire, sachant que, par ailleurs, un grand nombre de ces dossiers vont être ensuite déferrés au tribunal administratif qui, comme vous le savez, devra réexaminer la totalité des circonstances par lesquelles l'arrêté préfectoral peut être mis en oeuvre ou pourra même être exécuté.

On peut actuellement valider au tribunal administratif un arrêté de reconduite à la frontière tout en cassant sur le pays de destination, ce qui fait que la personne n'est pas susceptible d'être renvoyée dans son pays d'origine, ne peut pas se maintenir sur le territoire et ne peut pas s'en aller. C'est un cas particulièrement alambiqué et difficile, mais il n'a pas forcément pour origine des motifs politiques mais, tout simplement, des motifs de non-reconnaissance par les autorités consulaires. Nous avons eu récemment le cas de personnes sous arrêté de reconduite à la frontière qui ne sont pas reconnues par les autorités ukrainiennes et dont nous ne pouvons pas faire l'éloignement.

Je m'élève un peu au-dessus de ces constatations particulières pour faire deux ou trois observations finales.

L'absence d'offre migratoire congestionne toute la pression sur un certain nombre de procédures. Bien sûr, le droit à l'asile est une procédure sollicitée en lieu et place de ce que pourrait traiter une offre migratoire définie différemment. Nous n'avons pas, à ce jour, ou en tout cas en quantité suffisante ou conséquente, d'offre migratoire de travail.

Comme il y a une forte demande dans ce domaine, si on ne peut pas prendre cette voie, on peut en prendre une autre. Laquelle est disponible ? En dehors de celles sur lesquelles je ne reviendrai pas parce que ce n'est pas mon domaine (regroupement familial, étudiants et autres), il n'y a guère que celle de l'asile qui est susceptible d'être utilisée, mais l'asile a-t-il moins de raison d'être aujourd'hui qu'hier ? Non. Tous les événements postérieurs à 1989 ont montré qu'il y avait un fort besoin de droit d'asile. D'ailleurs, toutes les années 1990 ont donné lieu, pour les gouvernements successifs, à une série de gestes difficiles à faire, voire contradictoires : à la fois limiter le droit d'asile pour qu'il ne soit pas abusé, en quelque sorte, mais en même temps faire des gestes en direction du droit d'asile, des évacuations aériennes, etc.

Autrement dit, les événements ont cent fois montré qu'il y avait un problème de protection pour des gens qui étaient menacés de persécution, mais l'encombrement de la procédure rendait difficile le traitement de l'ensemble de ces dossiers et le partage correct entre ce qui relève d'une pression migratoire habituelle et ce qui relève de la protection.

Je rappelle au passage qu'il y a quatre ans, une demande d'asile sur quatre était honorée du statut, contre une sur cinq aujourd'hui, c'est-à-dire que nous ne sommes pas dans une situation d'extrême minorité des résultats positifs. Il est faux de dire que le droit d'asile n'aboutit pas à des statuts de réfugiés. De ce point de vue, la France a une procédure correcte dans les standards européens.

Cette proportion d'une personne sur quatre, puis d'une personne sur cinq est un résultat important : on est passé de 30 % à 20 et cela se concrétise, cette année, par 15.000 cartes de réfugiés au titre de la convention de Genève. Ce sont des gens menacés de persécution. Par conséquent, on ne doit pas lever la garde sur le droit d'asile, mais il faut effectivement trouver des modes administratifs pour gérer le reste de la pression migratoire en dehors de cette procédure, qui reste marquée à certains égards par des exceptions au droit commun, comme le franchissement irrégulier de la frontière. Toute la procédure issue de la convention de Genève est une procédure d'exception et, évidemment, on ne fera pas rentrer par l'exception le flux ordinaire.

Par conséquent, il convient, en face de cette procédure, de mettre en place une autre procédure à laquelle on puisse répondre, sachant que, pour nous, en fonction de ce que je viens de dire, il importe de décliner des règles du jeu pour éviter que les gens n'y comprennent rien. En effet, pas plus que nous ne comprenons bien quels sont les réguliers et les irréguliers, ce qui est très compliqué, ils ne comprennent pas pourquoi on répond positivement à certains et négativement à d'autres. Il y a donc un problème d'administration de la demande et de règle du jeu. Le problème n'est pas de dire oui à tout le monde mais de savoir quelle est la règle. Or cette règle est aujourd'hui totalement troublée, mélangée et mixée à travers les tactiques des gens qui viennent et les tactiques en réplique de l'Etat, qui essaie de maîtriser cette demande.

Malheureusement, nous constatons que, pour tenter de canaliser les choses, c'est le droit d'asile qu'on va chercher à visser de plus en plus pour résoudre la partie qui relève de la pression migratoire ordinaire qui devrait être traitée selon des procédures auxquelles on répond positivement ou négativement, mais selon des règles qui sont expliquées aux gens et qui sont compréhensibles.

Cela n'étant pas fait, du moins à notre avis, nous avons un maillage de l'offre réglementaire qui rend le flux en aval, une fois épuisées les mauvaises voies, totalement illisible et incompréhensible en raison même du fait que les préfets vont devoir prendre des décisions qui seront différentes selon les cas. Les gens ne comprennent pas pourquoi on a dit oui à l'un et non à l'autre.

C'est ainsi que se développent l'idée que la décision devient en partie discrétionnaire, notamment à travers les régularisations au fil de l'eau, subites ou organisées de manière collective, et le sentiment qu'au fond, on peut jouer sa chance dans le cadre de ces imprécisions, de ces chaos de l'histoire immédiate. Quand nous observons les entrées sur le territoire, nous considérons qu'au bout d'un certain temps, en raison de ce jeu et de cette matrice qui, quand on la complique de plus en plus, donne des opportunités supplémentaires à ce rapport entre réguliers et irréguliers dont je parlais tout à l'heure, les personnes ont la possibilité de voir leur situation, sinon définitivement réglée, du moins temporairement différée.

Voilà ce que je voulais essayer d'expliquer le plus clairement possible. En raison des circonstances historiques dans lesquelles nous sommes, il y aura encore beaucoup de réfugiés à protéger, mais nous devons absolument trouver un mode d'administration des populations candidates à venir en France qui sorte de ce jeu matriciel dans lequel, au fond, la règle du jeu n'est pas affichée et les réponses ne sont pas comprises, ce qui ne clarifie aucunement la situation. Quand les choses ne sont pas claires, cela veut dire que l'on peut venir.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur Brachet, de ces explications sur le mécanisme du Forum des réfugiés. Je passe la parole à mes collègues qui souhaitent vous poser des questions.

M. Louis Mermaz .- M. Brachet nous a montré le mécanisme de cette sorte de loterie et d'arbitraire. J'ai en tête des exemples très précis de préfets qui comprennent mieux les choses et d'autres qui sont plus raides et nous avons tous de tels exemples. Dans un département que je ne citerai pas, une jeune ivoirienne qui devait être renvoyée à Abidjan par un avion de 22 h 30 a été élargie à 19 h 00. Que serait-elle devenue sans cela ? La personne qui a donné l'ordre de la libérer m'a dit : « J'ai honte de ce qu'on me fait faire ».

Cela veut dire que les choses sont très fluctuantes d'une préfecture à l'autre.

Cela dit, je voudrais demander à M. Brachet comment les préfets peuvent encore apprécier l'état de la procédure selon des critères humains quand, dans le même moment, le ministère de l'intérieur leur demande de faire du chiffre, de même que le Premier ministre. N'a-t-il pas l'impression (je ne lui demande pas d'apprécier la politique, car chacun est à même de le faire) qu'il y a un durcissement des comportements préfectoraux pour les raisons que j'ai indiquées depuis ces derniers mois ?

M. Olivier Brachet .- Nous le ressentons, bien entendu. Dans cette affaire, il faut considérer la réalité du nombre d'éloignements du territoire par rapport au total. Soyons lucides : entre les 200 000, 300 000 ou 400 000 réguliers, irréguliers ou « pas complètement irréguliers » (sinon, il serait facile de quantifier) et les 23 000 à 25.000 éloignements du territoire, nous sommes loin du compte, ce qui signifie que les préfets éloignent bien moins souvent qu'ils ne remettent à plus tard la décision.

Ce qui va beaucoup jouer, dans la pression, ce sera plutôt le différentiel des départements. Quand on va exiger d'un préfet beaucoup d'éloignements du territoire dans une région où il n'y a pas beaucoup de monde, par exemple, il aura tendance à aller chercher des gens, mais s'il est dans la région lyonnaise, il n'aura pas forcément la même difficulté à trouver des gens à éloigner.

Cela dit, les événements de ces dernières années ont amené beaucoup de familles dans la procédure. Je fais partie du conseil d'administration de l'OFPRA, j'ai participé à la mission en Bosnie et je peux vous dire que, pour éloigner une famille à Sarajevo, il faut faire Lyon-Paris en avion, puis Paris-Milan avec une escale et un changement d'avion, avant d'arriver à Sarajevo. J'ai posé la question au consul de Sarajevo et il m'a répondu qu'il n'avait jamais vu arriver une famille par avion. On ne sait pas éloigner actuellement une famille par avion à Sarajevo. Il arrive plus de familles de Sarajevo que du Zimbabwe, parce que c'est plus facile et plus près et qu'il y a aussi des problèmes en Bosnie.

Je vais donner un autre exemple pour essayer de vous faire comprendre les choses par l'absurde. On a fortement amélioré l'aide au retour en prévoyant des sommes importantes, ce dont nous nous réjouissons puisqu'elles étaient ridicules : c'est comme si cette aide n'existait pas. Or nous avons eu beaucoup d'arrivées de Bosniaques et de Maliens. La déclinaison qui est faite de l'aide au retour est la suivante : dans les préfectures où il y a beaucoup de déboutés, il faut expérimenter l'aide au retour, mais nous avons beaucoup de déboutés du Mali (ils le sont presque tous) et de Bosnie, et ces deux pays viennent d'être classés en pays sûrs. Dans ce cas, il n'y a pas d'invitation à quitter le territoire et, par conséquent, ils ne sont pas éligibles à l'aide au retour.

La Suède, qui a arrêté de donner le statut de réfugiés aux Bosniaques, a fait une politique d'aide au retour pour eux. Nous ne pourrons faire une politique d'aide au retour que si elle est déclinée par pays et non pas par genre administratif français, tout simplement parce que les gens doivent aller quelque part et se raccrocher à un programme.

Autre exemple : l'ANAEM, ex-OMI, a peu de bureaux à l'étranger, mais elle en a quand même à Bucarest et à Bamako, deux pays qui ne sont pas éligibles à l'aide au retour, si bien que l'on ne peut pas lier les bureaux en question à cette logique de l'aide au retour parce que nous n'avons pas de déclinaison nationale. Il s'agit bien de retourner dans un pays et non pas de faire « du retour » en général. Il faut décliner les choses par nationalité et définir les nationalités concernées.

Les Suédois ont fait un grand programme en Republika Srpska pour le retour des demandeurs d'asile bosniaques en Republika Srpska, alors que, si nous faisons de l'aide au retour pour les Bosniaques, nous commençons par les rendre inéligibles puisque nous avons déclaré la Bosnie pays sûr. Depuis le 2 juillet, les Bosniaques ne peuvent pas en profiter.

Par conséquent, c'est le plus ou moins grand déficit d'administration des personnes qui rend la gestion de ces flux très difficile pour les préfets et qui, en même temps, empêche une bonne part de pragmatisme qui permettrait de décliner ces politiques de manière plus opérationnelle.

Sur l'aide au retour, vous avez voté 5 millions d'euros dans la loi de finances. Cela veut dire que, bien que vous ayez augmenté la valeur de ces aides au retour, vous n'avez quand même pas estimé que l'on y dépenserait beaucoup d'argent, ce qui veut dire que, d'ores et déjà, vous pensiez que cela ne marcherait guère.

Mme Gisèle Gautier .- Nous avons bien entendu que, selon les appréciations techniques, c'est bien l'administration préfectorale qui intervient et qui tranche. Vous êtes ici en tant que grand témoin, monsieur Brachet, et vous nous avez dit en préambule que vous aviez instruit de nombreux dossiers. Pour nous éclairer davantage, j'aimerais savoir quelles sont les limites de vos interventions et de vos compétences. Je suppose que, si vous existez, c'est que vous êtes utile, ce dont je suis sûre.

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets que vous avez pu voir aboutir de façon favorable ? Je suppose qu'il y a bien des lueurs d'espoir à nous donner. De même, de façon pragmatique, quelles raisons ou quels critères font que, malheureusement, les dossiers ne peuvent pas aboutir et sont bloqués ?

M. Olivier Brachet .- Je peux uniquement vous parler de notre expérience. Dans le Rhône, les affaires se passent bien parce que nous avons pris l'habitude de nous réunir tous les trimestres avec la Direction de la réglementation depuis 23 ans. Nous lisons les textes ensemble pour voir si nous les interprétons de la même manière. Si nous avons une divergence d'interprétation, nous ne trouvons pas choquant de recourir au tribunal administratif pour examiner l'affaire, puis nous trouvons une règle, nous apportons quelques dossiers à la limite du système et nous voyons comment les régler.

De ce point de vue, nous avons une bonne application de la règle dans le département du Rhône.

Cela résout-il tous les problèmes de situation irrégulière ? Non, bien sûr, parce que certains phénomènes ont eu leur spécificité propre. Je pense à la situation dans laquelle se sont trouvés les Algériens qui ont réclamé l'asile territorial, qui avait été créé par la loi Chevènement et qui a disparu avec la loi Villepin. Il faut savoir que 35.000 à 40.000 Algériens ont demandé l'asile territorial, dont près de 15.000 à Marseille. Qui s'est demandé, à l'occasion d'une réunion entre organisations ou administrations, ce que sont devenus ces Algériens ? Nous n'en savons rien !

Nous savons maintenant que le report sur la demande d'asile conventionnelle au titre de la nouvelle loi Villepin n'a pas enregistré, au titre du réexamen dans le cadre de la nouvelle loi, une forte demande algérienne, ce qui signifie qu'il n'y a pas eu de report dans le cadre de la nouvelle loi. Pour ne prendre que cet exemple, cela veut dire que nous avons probablement entre 30.000 et 50.000 Algériens qui sont arrivés par le biais de l'asile territorial dans les cinq années d'application de cette procédure dont nous ignorons absolument ce qu'ils sont devenus.

A Lyon, nous en avons vu arriver un certain nombre et je fais l'hypothèse qu'un grand nombre d'entre eux, en grande partie des jeunes hommes, sont repartis en Algérie : ils étaient tous entrés régulièrement avec des visas touristiques et ils ont été « renvoyés » par les familles dans lesquelles ils étaient arrivés.

Je prends un autre exemple. Récemment, à Lyon, une demande d'asile sur deux était moldave depuis le 1 er janvier 2004. Sur 4.000 à 5.000 demandes, ce n'était pas négligeable. On s'est alors rendu compte que la demande moldave était une demande rom et, en fait, une demande roumaine, les Roumains ne pouvant plus demander l'asile conventionnel mais seulement l'asile territorial. C'est ainsi que, l'asile territorial ayant été supprimé le 31 décembre 2004, 100 % des demandes d'asile roumaines se sont reconverties en demandes d'asile moldaves.

Nous parlons de cela avec la préfecture du Rhône. Aujourd'hui, il n'y a plus de demandes d'asile moldave ou rom à Lyon et cela ne me pose pas de problème. D'ailleurs, les arrêtés de reconduite à la frontière qui sont pris pour les Moldaves sont à destination de Bucarest.

Il n'est pas interdit de parler de ces choses, mais il ne faut à aucun moment négliger de dire pourquoi on en est là. Si nous en sommes là, ce n'est pas parce qu'il n'y a plus de réfugiés. Si les dernières années nous ont montré que les guerres étaient plus proches et que les événements générateurs de protection étaient nombreux, l'OFPRA ne distribue pas des cartes à tour de bras (on lui reproche même de ne pas en distribuer assez), mais elle en distribue quand même et l'asile n'est pas fait pour réguler la politique migratoire ou en constituer un substitut.

Il s'agit donc de définir la politique migratoire que nous voulons et la règle. Or, aujourd'hui, il n'y a pas de règle. On ne peut pas venir travailler en France. On ne peut que s'y regrouper familialement ou y venir en tant qu'étudiant. Je passe sur les étudiants, dont vous aurez l'occasion de parler avec d'autres, de même que sur le regroupement familial puisque ce n'est pas mon domaine, même si on en parle beaucoup, mais avez-vous déjà demandé une autorisation de travail à une direction départementale du travail ? La réponse sera toujours non. Il s'agit là de trente ans de culture administrative.

Quand on ne peut pas entrer par la porte, on essaie de rentrer par la fenêtre !

Mme Catherine Tasca .- Je voudrais avoir une précision. J'ai cru comprendre que vous parliez de l'aide au retour en indiquant que celle-ci ne pouvait pas être accordée lorsque le pays est réputé sûr, ce qui est aberrant. Cela voudrait-il dire que l'on favorise le retour dans les pays non sûrs ?

M. Olivier Brachet .- Absolument. C'est aberrant, en effet, parce que nous sommes arc-boutés sur un principe dissuasif. Le classement en pays sûrs ou non n'a pas pour objet de traiter vite la demande mais de faire en sorte que les gens des pays sûrs ne viennent pas. Par conséquent, la mesure de déplacement en pays sûrs n'a un plein effet que s'il est vérifié ensuite que ceux qui venaient des pays sûrs ne viennent plus, mais si les gens des pays sûrs viennent, la gestion est très compliquée parce qu'il faut faire la procédure en quinze jours à l'OFPRA, ce qui occupe tout son personnel, alors qu'il devrait s'occuper des pays non sûrs, et, au bout de quinze jours, il faut les éloigner du territoire, ce qu'on ne sait pas faire : puisqu'on ne sait pas le faire en un an, on ne sait pas le faire en quinze jours.

En réalité, on escompte d'une telle mesure que les gens ne viennent pas.

Mme Catherine Tasca .- De quand date cette disposition et quelle en est sa nature ?

M. Olivier Brachet .- La décision sur les pays sûrs a été publiée au Journal Officiel le 3 juillet.

Mme Catherine Tasca .- Je parle du fait qu'on ne puisse pas accorder l'aide au retour dans les pays sûrs.

M. Olivier Brachet .- C'est une décision de définition des conditions dans lesquelles l'aide au retour est éligible : elle n'est éligible que s'il est pris une invitation à quitter le territoire, mais celle-ci ne peut être prise que s'il y a eu accès au séjour. Or ces gens n'ont pas d'accès au séjour.

Mme Catherine Tasca .- On pense vraiment à Kafka !

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Excusez-moi, mais c'est seulement s'il y a eu une demande d'accès au séjour qui a été refusée et non pas un accès au séjour. Il y a une différence entre la demande d'accès au séjour et l'accès au séjour, car l'accès au séjour peut aboutir à d'autres choses.

M. Olivier Brachet .- Je suis d'accord. Vous avez raison.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une question relative à la situation des mineurs. On a pu observer ces dernières années un afflux de jeunes mineurs dans un certain nombre de départements qui ne sont pas forcément touchés par l'immigration irrégulière. Qu'en est-il aujourd'hui et avez-vous une idée sur cette situation particulière ? La situation a-t-elle évoluée ou non et dans quelles conditions ?

M. Olivier Brachet .- Du point de vue de la visibilité du phénomène, la situation a évolué. Aujourd'hui, il n'est plus délivré d'APS pour les mineurs de 16 à 18 ans qui viennent demander l'asile. Le résultat des opérations, c'est que, dans nos services, nous voyons trois fois moins de mineurs, mais nous avons le sentiment qu'il en vient autant. Simplement, ils ne rejoignent plus la procédure. C'est l'un des grands risques.

A l'OFPRA, actuellement, la demande d'asile de mineurs isolés a été divisée par deux et la réflexion est la même : le nombre de mineurs qui arrivent est à peu près le même, mais il est probable qu'ils rentrent de moins en moins dans des procédures. Cela veut dire qu'ils rejoignent des formes d'irrégularité accrue. C'est une crainte que nous avons.

S'il n'y a pas d'offre et si les mesures ne sont pas dissuasives, le flux s'accroît. Or personne n'a intérêt à avoir un maximum de gens qui ont échappé à des procédures. Les procédures ont un avantage : elles commencent et elles finissent. Si personne n'entre dans la procédure, il n'y a pas de début ni de fin ; il n'y a plus qu'un règlement policier et, comme vous le savez, ce n'est pas la solution unique.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Les mineurs isolés de moins de 16 ans ne peuvent pas demander des procédures, mais, d'un autre côté, ils ont accès aux systèmes et aux institutions qui existent. Par exemple, j'ai vu récemment, dans la région marseillaise, des institutions qui travaillent en partenariat total avec la préfecture, le Conseil régional ou le Conseil général sur ces mineurs isolés, justement. Il y a donc une contradiction totale puisqu'ils ne rentrent pas dans les procédures mais qu'en même temps, on est obligé de les traiter à travers les institutions. Y a-t-il une intervention possible à cet égard ?

Par ailleurs, vous nous dites que vous travaillez avec les institutions, notamment sur l'approche des textes, mais le faites-vous également pour suivre les demandeurs d'asile ? En discutant avec des associations, j'ai constaté que, parmi les personnes qui font une demande d'asile auprès de l'OFPRA, celles qui sont suivies et assistées dans leur demande sont beaucoup moins souvent déboutées. Cela voudrait-il dire que ceux qui demande l'asile et qui sont déboutés, qui représentent 80 % aujourd'hui, le sont parce qu'ils n'ont pas les éléments qui leur permettent de demander l'asile correctement ? Dans ce cas, ne faudrait-il pas qu'il y ait plus de soutien à leur demande d'asile ?

Enfin, vous parlez de pays sûrs. Cette notion est-elle la même au regard de l'Union européenne ? Si c'est la même que celle qui existe dans les directives et les résolutions de l'Union européenne, il y a quelques difficultés. En effet, certains pays sont inscrits comme pays peu sûrs et, malgré cela, on signe des conventions de réadmission ou même d'association avec ces pays. Ne pensez-vous pas qu'il y a une contradiction ?

Je peux prendre l'exemple de la Tunisie : on sait que ce pays n'est pas très sûr en termes démocratiques mais, d'un autre côté, les accords d'association qui existent font que les Tunisiens qui, aujourd'hui, demanderaient l'asile conventionnel ont quelques chances, puisqu'on connaît la situation en Tunisie.

M. Olivier Brachet .- La Tunisie n'est pas classée en pays sûr : seulement douze pays ont été classés en pays sûrs.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je le sais bien, mais, d'un autre côté, on signe des accords avec elle.

M. Olivier Brachet .- Des accords de réadmission.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Et aussi des accords d'association.

M. Olivier Brachet .- Oui, mais ils n'ont pas d'incidence sur le traitement, dans le cadre de la convention de Genève, d'une demande d'asile qui viendrait de Tunisie et qui serait traitée ordinairement, comme toute autre demande d'asile de n'importe quel autre pays.

Sur la question des pays sûrs, la directive sur les procédures a été adoptée le 3 décembre au niveau de l'Union européenne et a renvoyé à plus tard la question de la liste commune des pays sûrs parce qu'il n'y a pas d'accord entre les pays d'Europe sur cette liste. Dans le cadre de la loi de 2003, il appartient à l'OFPRA de définir cette liste en attendant que l'Union européenne ait défini sa propre liste, mais il y a un désaccord entre les pays sur cette liste. Par conséquent, nous avons une pratique nationale des pays sûrs en attendant les annexes à la directive sur les procédures, qui a été reportée et qui ne viendra peut-être que plus tard.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Comment faites-vous face à toutes ces contradictions ?

M. Olivier Brachet .- Je suis comme vous : c'est compliqué. Notre problème est de voir si, de notre point de vue, il y a encore des problèmes de protection en cas de renvoi. Dans ce cas, rassurez-vous : nous intervenons s'il le faut, mais nous ne le faisons pas s'il ne le faut pas. Nous ne sommes pas contre le renvoi de quelqu'un dans son pays s'il n'a pas un problème de protection au sens de la convention de Genève, mais s'il y a un problème, nous le signalons.

Cela me fait venir à votre deuxième point. Nous avons évidemment intérêt à avoir, dans le plus grand nombre d'endroits, des procédures de discussion entre les institutions de l'Etat, les conseils généraux, les collectivités locales et la société civile, c'est-à-dire la société organisée, sous réserve que ce dialogue soit opérationnel. Il ne faut pas que ce soit un lieu de règlement de comptes.

Dans le Rhône, nous trouvons des solutions dans la discussion parce que nous évitons de nous juger dans notre action et que nous préférons régler des dossiers et des problèmes par des lectures, des applications et des déclinaisons de textes. Par conséquent, rien que dans ce terrain assez technique, beaucoup de choses peuvent être entreprises de manière positive.

Je pense donc qu'on ne doit pas lever le pied sur ces questions d'accompagnement. Personne n'a intérêt à ce que ces populations soient abandonnées au niveau de l'accompagnement, parce que ceux qui souffriront le plus, in fine, seront les préfets, qui ne seront même pas renseignés sur la situation effective des personnes et qui auront donc tendance à renoncer à prendre des décisions trop peu éclairées.

Il est vrai que, dans tous les dispositifs accompagnés, le taux d'accès au statut de réfugiés est sensiblement plus élevé, puisque vous savez que la moyenne du taux d'accès au statut de réfugiés dans les CADA est de l'ordre de 60 à 65 %, alors qu'il est de 20 % ordinairement. Il y a des biais et des explications. Nous avons longtemps réclamé qu'une étude soit confiée à un bureau d'experts pour examiner cette différence, dans le taux d'accès au statut, entre ceux qui sont dans les centres et ceux qui n'y sont pas.

Dans le cadre du rapport de Mme Marie-Hélène des Esgaulx au nom de la commission des finances de l'Assemblée nationale, des explications ont été données par le directeur de l'OFPRA et le directeur de la population et des migrations qui, à mon sens, sont insuffisantes. Il est indiqué par exemple que les Chinois ne rentrent pas dans les centres et qu'il est normal que les taux soient plus élevés. C'est vrai, mais si on veut savoir, il faut chercher. Or, dans ce domaine, on n'a pas assez cherché pour être sûr de la conclusion.

Très sérieusement, nous pensons que, lorsque la demande est accompagnée, elle obtient un meilleur résultat dans l'accès au statut. Dans les centres du Forum des réfugiés, nous avons environ un millier de places et le taux d'accès au statut est de 70 % alors qu'il est de 20 % en moyenne. Cela ne s'explique pas uniquement par le fait que nous sommes bons. Cela tient aussi au fait que nous n'avons pas les Maliens ou les Chinois, ni les nationalités à 0 % de statut. Il faut que les différents partenaires examinent tous ces facteurs minutieusement et sérieusement.

Quant à la question sur les mineurs, nous avons deux problèmes, nonobstant ceux que je signalais tout à l'heure : je crains que nous ayons aujourd'hui des mineurs qui ne soient plus nulle part dans aucune procédure. Il y a un gros problème d'examen des compétences, comme vous le savez. Les conseils généraux considèrent que ce sont des demandeurs d'asile et que c'est donc à l'Etat de faire l'effort. Les deux centres d'accueil pour mineurs isolés qui existent en France, celui de Taverny, géré par la Croix Rouge, et le CAOMIDA, de France-Terre d'asile, font l'objet de financements conjoints des deux collectivités, mais, d'une manière générale, la manière dont le travail est réparti entre les différentes instances concernées n'est pas très satisfaisante et je crains qu'aujourd'hui, alors que le flux est extrêmement sensible à l'embrigadement, au trafic d'êtres humains, à la prostitution et à différentes manipulations, personne n'ait à gagner de constater simplement qu'il y a moins de mineurs enregistrés sans se poser la question de savoir où sont ceux qui n'ont pas été enregistrés.

M. François-Noël Buffet , rapporteur .- J'ai encore deux questions à poser, la première étant purement matérielle. La loi de cohésion sociale, il y a un an, avait prévu des budgets supplémentaires pour augmenter les capacités d'accueil. Aujourd'hui, les choses se sont-elles concrètement améliorées et sont-elles entrées en phase d'exécution ?

M. Olivier Brachet .- En ce qui concerne les objectifs du plan de cohésion sociale, le nombre d'ouvertures de places en CADA a suivi le rythme qui avait été annoncé. Il reste que tout le monde convient que le dispositif serait cadré entre 25.000 et 30.000 places alors qu'il en est aujourd'hui à 19.000, c'est-à-dire que l'on n'est pas encore au terme du processus.

J'attire surtout votre attention sur le fait que, quelle que soit l'évolution des chiffres sur l'asile dans les années qui viennent, l'expérience a montré que cela monte ou baisse à toute vitesse mais que ce sont des cycles courts. Donc ne baissez pas la garde et ne pensez pas que, si cela baisse aujourd'hui, ce n'est pas la peine de monter à 25.000 ou 30.000 places parce que vous le regretterez dans cinq ou dix ans.

Les Allemands, les Hollandais, les Danois et les Anglais le font. Les Anglais et les Hollandais ont fermé 25.000 places d'accueil, mais il faut savoir les fermer et les rouvrir. Quand nous avions 10.000 places au début des années 80 et que nous sommes descendus à 3.000, nous avons mis vingt ans pour remonter à 20.000. Or le seul défaut de prise en charge fait partie du raisonnement que j'ai fait au départ : s'il n'y a rien, il y a tout !

M. François-Noël Buffet , rapporteur .- J'ai une dernière question. On entend régulièrement dire qu'il y a trop de demandes d'asile et j'ai cru comprendre dans ce que vous avez dit qu'en réalité, l'unicité de procédure fait que tout le monde se regroupe sur cette procédure pour obtenir un titre de séjour. Pour autant, y a-t-il d'autres raisons qui font que les demandes d'asile augmentent ?

M. Olivier Brachet .- Il faut être extrêmement prudent sur le plan des quantités. Nous avions 62.000 demandes d'asile en 1989 et nous en sommes à 60.000 aujourd'hui. Entre 1990 et 2005, nous avons toujours entre 20.000 et 60.000 demandes d'asile. Par conséquent, nous sommes dans une fourchette courte qui, compte tenu des événements des années 1990, ne permet pas de dire que les mouvements sont insensés, surtout quand on est à proximité des conflits. Maintenant, on vient à pied. On n'est pas obligé de venir de Santiago du Chili, du Laos ou du Vietnam. On vient d'endroits instables et il n'en manque pas. Le Caucase est instable et il y aura des demandes d'asile et des flux importants venant du Caucase, d'Azerbaïdjan et de toutes ces régions.

Par conséquent, premièrement, il ne faut pas baisser la garde sur l'équipement ; deuxièmement, nous ne sommes pas dans des chiffres hallucinants (cela va de 20.000 à 60.000) ; troisièmement, tant que nous n'aurons pas décliné quelle est notre politique migratoire, nous ne saurons pas expliquer aux gens pourquoi il faut prendre telle voie ou telle autre, quitte, dans tous les cas, à se voir souvent dire non. Je vous rappelle que, dans les demandes d'asile, on dit non huit fois sur dix. Dans la politique migratoire, c'est cent fois sur cent que l'on répond négativement parce qu'on n'en a pas. Si ce n'était que vingt fois sur cent, on y verrait peut-être plus clair.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur Brachet. Nous vous avons écouté avec beaucoup d'attention et nous essaierons de profiter au maximum de ces informations que vous nous avez données pour essayer de clarifier tous ces problèmes.

M. François-Noël Buffet , rapporteur .- Une note nous a été remise et elle pourra être jointe.

M. Olivier Brachet .- C'est une note que nous n'avions pas faite pour vous spécialement, mais que nous vous remettons très volontiers. Il s'agit d'une série d'effets techniques liés à l'accélération des procédures du type de celles que je vous ai dites tout à l'heure, notamment le fait de savoir comment on peut retirer un courrier à la Poste quand on n'a pas de titre de séjour.

Audition de MM. Jacques RIBS, président,
et Pierre HENRY, directeur général, de France-Terre d'asile
(6 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions, monsieur le président, monsieur le directeur général, d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Jacques Ribs et Pierre Henry prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire qui permettra au rapporteur et aux membres de notre commission de vous poser par la suite des questions sur des points précis et de vous demander des éclaircissements. Vous avez la parole.

M. Jacques Ribs .- Merci, monsieur le président. Je commencerai par présenter notre association, à la fois par courtoisie pour votre commission, mais aussi pour situer plus précisément notre éventuelle compétence pour parler du sujet qui vous occupe et qui ne peut, bien évidemment, se situer qu'au niveau de la relation qui pourrait exister aux yeux de certains entre procédure d'asile et immigration clandestine. Notre activité tourne essentiellement autour de l'asile, comme notre nom l'indique.

Notre association est ancienne. Elle a été créée en janvier 1971 et son premier président, qui le restera dix ans, a été Jacques Debû-Bridel, grand résistant, membre du Conseil national de la Résistance, journaliste, écrivain et ancien sénateur. Son objet social, depuis le début, est la défense et la promotion du droit d'asile.

Actuellement, notre bureau est composé, outre votre serviteur, de Mme Nicole Questiaux, ancien ministre, ancien président de section au Conseil d'Etat, Mme Catherine Wihtol de Wenden, une sociologue spécialisée dans ces problèmes d'immigration et d'asile, Mme Paulette Decraene, Mme Jeanne-Marie Parly, qui a été recteur et directeur de cabinet de plusieurs ministres et également conseiller d'Etat en service extraordinaire, M. Frédéric Tiberghien, actuellement commissaire adjoint au Plan, M. Hervé Dupond-Monod, qui est avocat, M. Patrick Rivière, homme de finances, qui est notre trésorier, et M. Michel Guilbaud. M. Pierre Henry anime cet ensemble en tant que directeur.

Dès 1973, France-Terre d'asile a élaboré une proposition de mise en place d'un dispositif d'accueil en centres provisoires d'hébergement (CPH) pour recevoir des familles chiliennes et, en 1974, nous avons obtenu l'autorisation, à titre provisoire, d'accueillir des demandeurs d'asile de toutes origines dans des centres de la région parisienne. En 1975, le secrétaire d'Etat à l'action sociale a sollicité France-Terre d'asile pour la mise en place d'un dispositif d'accueil des réfugiés du Vietnam, du Cambodge et du Laos.

Le décret du 15 juin 1975 officialise la possibilité d'accueillir en centre d'hébergement les réfugiés de toutes origines et leur famille en vue de leur insertion en France. Entre 1975 et 2003, par délégation de service public, nous avons coordonné le dispositif national d'accueil et c'est actuellement un organisme public, l'ANAEM, qui en est chargé.

Aujourd'hui, nous gérons 29 centres d'accueil pour les demandeurs d'asile (CADA), un centre de transit, un centre provisoire d'hébergement, un centre d'accueil et d'orientation pour mineurs isolés demandeurs d'asile, une plate-forme d'accueil pour les mineurs étrangers isolés, sept plates-formes de domiciliation et d'assistance administrative, des appartements d'accueil d'urgence et un département Intégration destiné aux réfugiés statutaires à Paris et en province.

Notre association est présente dans dix régions, elle emploie plus de 400 salariés et autant de bénévoles et son budget est d'environ 35 millions d'euros pour des prestations servies à environ 25.000 personnes.

Aujourd'hui, France-Terre d'asile est présente dans le champ de l'asile sur cinq missions : l'accueil des primo-arrivants, l'hébergement des demandeurs d'asile dans les structures CADA, la protection des mineurs isolés étrangers, l'intégration de réfugiés statutaires et une mission de formation.

Nous menons également, conformément à nos statuts, une action constante auprès des pouvoirs publics pour promouvoir l'accès à une procédure équitable au sens de l'article 6.1 de la convention européenne des droits de l'homme, pour la détermination du statut dans le respect de la convention de Genève et, plus généralement, de la tradition républicaine de l'asile. C'est vous dire à quel point je suis heureux d'être devant vous et de parler de ce problème, dans la mesure où il peut vous intéresser et être lié à la compétence de votre commission.

C'est à partir de l'expérience que nous avons accumulée au fil des ans et qui est relativement importante -nous avons en permanence 2.000 à 2.500 personnes dans nos centres- que nous tenons à vous dire, qu'à nos yeux, dans la droite ligne du sommet européen de Tampere, immigration et asile ne doivent pas être confondus, l'asile étant un droit constitutionnel découlant de la convention internationale de Genève, d'une force juridique supérieure à la loi interne des Etats signataires.

Cependant, si nous avons bien compris, vous vous inquiétez peut-être d'une porosité entre ces deux voies. Pour certains, en effet, le nombre élevé de déboutés du droit d'asile témoigne de la présence importante de « faux demandeurs d'asile ». Sur ce point, nous souhaitons vous faire part de nos constatations découlant d'une expérience de vingt ans dans nos centres qui nous a conduits à une étude spécifique sur les différences d'accès au statut (j'insiste sur ce point car c'est la clef) entre, d'une part, des demandeurs hébergés dans le dispositif national d'accueil qui bénéficient d'un accompagnement social et juridique et, d'autre part, les autres demandeurs, ceux qui doivent faire face seuls à la procédure.

Les statistiques que nous avons réunies montrent que l'hébergement en CADA, qui implique une assistance à la préparation du dossier, constitue un facteur déterminant pour l'admission au statut de réfugiés et révèlent, plutôt que la présence de « faux demandeurs » d'asile, celle, massive de « faux déboutés » livrés à eux-mêmes et sans assistance administrative, juridique ou linguistique.

Nous allons peut-être vous surprendre car ce sont des choses qui ont été peu dites, mais elles doivent être dites et l'opinion doit les connaître. En 2003, l'OFPRA a reconnu le statut de réfugié à 14,8 % des demandeurs d'asile contre 16,6 % en 2004. Pour les pouvoirs publics, ce chiffre démontrerait la démarche frauduleuse de la majorité des demandeurs d'asile. Or, lorsque les intéressés parviennent à bénéficier d'un accompagnement pendant leur procédure de demande d'asile, leur chance d'obtenir gain de cause est multipliée par trois. Ceux qui sont dans nos centres ont trois fois plus de résultat favorable que ceux qui sont en dehors.

En 2003 et 2004, les personnes prises en charge au sein du dispositif national d'accueil (DNA), à échantillons comparables et par nationalités identiques (nous vous laisserons ces études statistiques) ont obtenu le statut de réfugié à près de 70 % contre 16,6 % en moyenne. Cela pose problème et ces écarts impressionnants ne peuvent pas être liés au hasard, lequel placerait la majorité, par un coup de baguette magique, des candidats ayant le plus de chances de bénéficier de la protection dans nos CADA.

Aucun tri préalable -j'insiste sur cette idée- n'est fait en fonction de la qualité du dossier, qui est inconnue à ce stade. Ce tri n'est effectué que par l'ANAEM, organisme public, qui est seul chargé de répartir les demandeurs d'asile dans les centres. Ces écarts soulignent les carences de notre système et confirment l'existence massive de faux déboutés auxquels le statut de réfugiés est refusé, non pas en vertu d'éléments objectifs, mais en raison d'une absence d'accompagnement juridique et linguistique.

C'est l'évidence même si l'on se penche concrètement sur ce qui est exigé d'un demandeur d'asile généralement impécunieux, quasiment illettré et ignorant, dans 99 % des cas, les rudiments même de notre langue et encore plus de notre Etat de droit, déjà si complexe en la matière, même pour les spécialistes.

Je vous cite autant d'éléments qui empêchent le demandeur d'asile d'accéder à une procédure juste et équitable et qui mènent trop souvent au rejet de la demande d'asile :

- la méconnaissance des procédures par les demandeurs, associée à une absence d'information préalable,

- la nécessité de produire dans un délai très bref une demande écrite en français accompagnée de pièces jointes également traduites, et ce sans attribution d'aucun interprète (c'est ahurissant : imaginez-vous dans un pays dans lequel vous seriez arrivés depuis quinze jours ou un mois et où, à peine de nullité ou refus d'irrecevabilité de la demande, vous devriez remplir votre demande en arabe ; voilà notre Etat de droit !),

- la non-systématicité de l'audition du demandeur d'asile par l'OFPRA, malgré des progrès récents (il y a eu des progrès, mais, dans l'état actuel des choses, il ne sont pas tous entendus),

- la très grande difficulté d'accéder au CADA (ceux qui sont chez nous sont encadrés et soutenus et les résultats sont là, mais tous sont loin d'être en CADA puisqu'il n'y en pas suffisamment),

- la très grande difficulté d'accéder à un avocat, puisque la loi interdit l'aide juridictionnelle si l'entrée dans le territoire n'a pas été régulière : la personne qui fuit en catastrophe son pays pour entrer en France doit avoir pris la précaution d'alerter ses propres autorités et les autorités consulaires françaises pour avoir un document (je ne voudrais pas être sévère, mais Alfred Jarry avait campé un personnage qui n'était pas éloigné de ce genre de situation)

- et enfin, last but not least , le phénomène de précarité sociale qui a pour conséquence d'imposer au demandeur une hiérarchisation des priorités, plaçant la constitution du dossier derrière la nécessité d'assurer sa propre survie.

Il faut savoir que ces gens arrivent sans métier ni argent : ils n'ont rien. Les subtilités intellectuelles ou juridiques de la constitution du dossier passent donc un peu après la survie nécessaire.

La récente réforme du droit d'asile qui va réduire encore les délais d'instruction et accroître les contraintes procédurales ne va, à l'évidence, que pouvoir aggraver cette situation et créer encore plus de faux déboutés. Ce n'est pas un parti pris idéologique ; c'est la réalité concrète et le bon sens même que j'essaie d'exprimer en ce moment.

Entre le filtrage des demandes avant et lors de l'accès à la frontière, la réduction sans aucune justification à trois semaines au lieu d'un mois du délai de présentation devant l'OFPRA, si bien que le délai pour faire le fameux imprimé qu'il faut remplir sera encore plus réduit, la légitimation de procédures accélérées à l'égard de ceux qui seront supposés provenir d'un pays d'origine sûr, dans des conditions si discutables que nous avons introduit un recours en Conseil d'Etat contre la liste qui vient d'être établie, et la possibilité donnée à la CRR de rejeter par ordonnance le dossier sans examen contradictoire, on ne peut que s'attendre à l'amplification du phénomène des faux déboutés. Avec cette réforme, seule une minorité aura désormais droit à un examen complet, au fond et non expéditif de sa demande d'asile.

On peut craindre que notre procédure soit désormais axée sur un seul but : rejeter massivement et au plus vite les demandes sans les examiner sérieusement et la situation va donc s'aggraver.

Ainsi, si les décisions reconnaissant le statut de réfugié sont peu nombreuses dans notre pays, c'est avant tout parce que tous les demandeurs d'asile ne sont pas égaux devant une procédure qui, elle-même, présente certaines lacunes sur le plan de la justice et de l'équité.

Malgré les efforts louables du Gouvernement en matière de places de CADA (15 600 à fin août 2005), la plupart des demandeurs d'asile, ne bénéficiant ni d'un hébergement en centre, ni de l'accompagnement qui y est offert, continueront à pâtir de la pénurie des places en CADA dont le Gouvernement évaluerait lui-même le bon dimensionnement à 30 000 places.

Il est à noter que le taux de couverture entre les places en CADA et le nombre de demandeurs d'asile est à l'heure actuelle de moins de 20 %, l'objectif du Gouvernement étant de le porter à 80 % en 2010. A ce moment-là, sans doute, tout ira mieux, mais, en attendant, et à condition que cela se réalise, combien de faux déboutés auront-ils été produits ?

Voilà ce que nous voulons vous dire, chiffres à l'appui, et nous sommes prêts à répondre à toutes vos questions sur ces problèmes de justification matérielle.

Il convient d'ajouter à ce tableau tous les déboutés qui l'ont été pour ne pas avoir pu démontrer une persécution individuelle relevant de la convention de Genève (vous savez que cette convention postule qu'une persécution à l'égard d'un individu est déterminée pour des raisons de race, de religion, d'appartenance à un groupe, etc.) mais qui viennent de pays où l'insécurité est totale pour chercher chez nous un abri. S'agit-il pour autant d'immigrants économiques qui ont utilisé ce biais de la procédure d'asile pour s'introduire dans notre pays ou, tout simplement, de personnes qui ont fui la terreur pour se mettre à l'abri chez nous sans pour autant remplir exactement les conditions de la convention de Genève ?

C'est un point sur lequel nous voulons attirer votre attention. En effet, on dit trop facilement que la procédure d'asile est génératrice de faux demandeurs d'asile alors qu'en réalité, nous voulons mettre l'accent sur une situation exactement inverse qui, non seulement, est mal traitée, mais risque de s'aggraver à l'avenir.

Nous avons une série de propositions à faire dans ce domaine. Je ne vous en infligerai pas la lecture, en me contentant de vous indiquer les titres, sachant que nous vous remettrons un dossier complet.

Première proposition : la réouverture des dossiers de demande d'asile des « faux déboutés » avec des conditions d'assistance normales.

Deuxième proposition : la situation des « ni régularisables, ni expulsables », qui renvoient à la situation dont je parlais tout à l'heure. Plusieurs milliers d'individus, en France -les pouvoirs publics le savent pertinemment-, ont été déboutés de leur demande d'asile, mais on ne peut pas les expulser tant les conditions régnant dans leurs pays sont dramatiquement dangereuses, certains pays n'ayant même plus de lignes aériennes. Il y a actuellement, en France, environ 5 000 à 6 000 personnes qui sont dans cette situation, que l'on refuse de régulariser et que l'on tolère. C'est ce qu'en langage technique, nous appelons les « ni ni ». Il n'est pas digne d'un pays comme la France de laisser subsister une situation de ce genre et de ne pas prendre les moyens d'y répondre.

Troisième proposition : l'exercice normal et organisé par l'Etat de la régularisation individuelle ;

Quatrième proposition : le retour des demandeurs définitivement déboutés et l'aide au retour. Cela pose des problèmes sur lesquels nous sommes tout à fait prêts à nous expliquer : je ne donne que les grands titres de nos propositions.

Cinquième proposition : la création d'un nombre de places pérennes en CADA.

Sixième proposition : la systématisation des plates-formes d'accueil pour demandeurs d'asile. En effet, ces gens arrivent perdus dans notre pays et il faut bien des plates-formes d'accueil où l'on puisse les diriger, les conseiller et leur expliquer le b-a-ba de leurs obligations qu'ils ignorent complètement. Nous en gérons quelques-unes, mais elles sont en nombre infiniment insuffisant par rapport à la réalité des besoins.

J'ai essayé d'être aussi concis que possible. Nous sommes maintenant prêts à répondre à vos questions. Pierre Henry, qui a une connaissance technique bien plus approfondie que moi, vous apportera les réponses les plus valables sur le plan technique. Je vous remercie, monsieur le président, de l'attention que vous avez bien voulu nous accorder.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le président. Notre rapporteur, M. Buffet, aura certainement des questions à vous poser.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je souhaiterais avoir des précisions en ce qui concerne les mineurs isolés dont on a pu constater qu'ils arrivaient parfois de façon massive. Qu'en est-il aujourd'hui et quelle est votre opinion sur ce point ?

M. Pierre Henry .- Le phénomène de l'arrivée des mineurs isolés étrangers est aujourd'hui assez précisément connu. Ce phénomène est apparu de façon concomitante à la mise en place de l'espace Schengen. En 1997, il y avait environ 200 mineurs isolés repérés sur l'ensemble du territoire et ils ne faisaient pas précisément l'objet d'une prise en charge spécifique. C'est à partir de 1998, 1999 et 2000 que le nombre de ces mineurs a augmenté pour se stabiliser aujourd'hui.

Des études qui ont été produites à partir des conseils généraux de France ont montré qu'en 2003, 1 946 jeunes mineurs isolés étrangers étaient pris en charge par les conseils généraux.

Parallèlement, il est repéré à la frontière, c'est-à-dire principalement à Roissy, chaque année, un certain nombre de ces jeunes gens et les chiffres, là aussi, ont été communiqués en leur temps par le ministre de l'intérieur. Ce sont des jeunes qui proviennent en règle générale de pays en guerre, en tout cas pour ceux que nous avons à prendre en charge à travers nos différentes structures, surtout sur la région parisienne. Je pense précisément à l'Afrique, à la Sierra Leone ou à l'Afrique des grands lacs.

L'une des difficultés évidentes, que vous connaissez également, est liée à la détermination de l'âge. Un certain nombre de ces jeunes voient leur âge contesté dans la mesure où, aujourd'hui, l'ensemble des études sur le domaine de la détermination de l'âge présente une incertitude de l'ordre de dix-huit mois.

Pour être encore plus précis, monsieur le rapporteur, sachez que, sur Paris, France-Terre d'asile anime une plate-forme d'accueil qui produit conseil, assistance et protection pour ces jeunes mineurs. Nous avons ainsi reçu en 2004 environ 250 jeunes et, en 2005, le flux est à peu près le même. J'ajoute qu'à l'initiative de l'Etat, une plate-forme commune a été mise en place avec quatre autres organisations pour la prise en charge de ces jeunes gens qui ne répondent pas tous aux mêmes problématiques.

Certains de ces jeunes gens répondent effectivement de la demande d'asile, d'autres sont dans des réseaux que l'on appelle les « exploités » et d'autres encore peuvent être mandatés. Il y a des catégorisations précises sur ces questions et je pourrais les développer si vous le souhaitez.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Monsieur le président, vous avez parlé des différents cas pour lesquels vous intervenez. J'aimerais savoir si beaucoup de femmes qui demandent l'asile ne se voient pas refuser, malheureusement, l'asile conventionnel. Il est question, par exemple, de femmes originaires de certains pays dont les statuts font qu'elles se retrouvent en situation particulièrement difficile, qui sont refusées par la société ou qui sont même parfois poursuivies, non pas par l'Etat lui-même, mais par une certaine milice organisée. Intervenez-vous sur ces points, beaucoup de femmes correspondent-elles à ce profil et obtiennent-elles le statut de réfugié ou sont-elles parmi les déboutés en général ?

Par ailleurs, je voudrais savoir si vous intervenez dans les centres de rétention.

M. Pierre Henry .- Non, nous n'y intervenons pas.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Dans ce cas, je ne poursuis pas ma question.

M. Pierre Henry .- Il faut savoir que la jurisprudence a évolué en ce qui concerne les femmes. En effet, si la convention de Genève ne prévoit pas, à proprement parler, la prise en compte d'un certain nombre de situations concernant les femmes (je pense par exemple à l'excision), une jurisprudence récente de la commission des recours a fait rentrer dans le droit des cas de persécution liés aux mutilations génitales.

Pour le reste, madame la Sénatrice, il faudrait que vous précisiez votre question, parce que nous prenons en charge les personnes qui arrivent sur le territoire français dans les points d'accueil qui sont les nôtres, nous les aidons à déposer une demande d'asile devant l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) et il n'y a pas à proprement parler une approche par genre.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Il n'y a pas une approche par genre, mais il y a quand même une jurisprudence concernant les excisions, par exemple, de même que dans certains pays où le code de la famille ne reconnaît pas les mères célibataires. Lorsque, dans certains pays, on sait que certaines milices organisées, comme il y en a eu à une époque en Algérie ou comme cela peut exister dans d'autres pays, persécutent les femmes, je voudrais savoir si les demandes de ces femmes, lorsqu'elles arrivent en France et qu'elles font une demande d'asile, sont entendues ou si elles font beaucoup partie des déboutés.

M. Pierre Henry .- Là aussi, la situation a évolué. Auparavant, les persécutions n'étaient reconnues que lorsqu'elles émanaient des Etats. C'est ainsi qu'avant 1998 ou 1999, un certain nombre de personnes pouvaient être poursuivies par des milices armées et ne pas avoir accès au statut de réfugié alors que des personnes appartenant à ces milices armées pouvaient obtenir le statut de réfugiés. La jurisprudence a aussi évolué sur la question.

D'une manière générale, cela fait partie des zones grises, si je puis dire. En effet, un certain nombre de personnes peuvent correspondre à la description que vous avez faite et peuvent se retrouver déboutées de leur demande d'asile. Toute la question, ensuite, est évidemment de savoir quel sort la France leur réserve en ayant recours à différentes possibilités : soit la protection subsidiaire, soit la régularisation.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ma question suivante a un caractère plus large et concerne le droit communautaire. L'Europe s'est dotée d'un certain nombre de règles en matière d'asile. Pour autant, comment ressentez-vous et évaluez-vous aujourd'hui le règlement de « Dublin II » du 18 février 2003 ? Avez-vous des éléments quantitatifs sur ce sujet ou un point de vue pour éclairer la commission ?

M. Pierre Henry .- Des études générales qui ont été réalisées ont montré la relative inefficacité des procédures au titre de « Dublin I ». En effet, entre les demandes de réadmission prononcées par chaque pays, nous étions dans un jeu à somme nulle en termes de solde migratoire mais, en revanche, extrêmement destructeur quant aux personnes qui étaient accueillies sur notre territoire et qui répondaient à « Dublin I ».

En ce qui concerne « Dublin II », il est trop tôt pour avoir des chiffres précis. Il nous semble tout de même -c'est un principe que nous avons toujours défendu- que les personnes doivent pouvoir déposer une demande d'asile dans le pays où elles le souhaitent, c'est-à-dire dans celui où elles ont, en règle générale, le plus d'attaches linguistiques ou familiales.

A cet égard, il faut savoir qu'aujourd'hui, nous avons affaire à quelques situations qui confinent à l'absurdité : vous pouvez avoir des demandeurs d'asile parfaitement francophones qui, parce qu'ils ont pénétré dans l'espace Schengen par un autre pays que la France, doivent voir leur demande d'asile examinée dans ce pays alors même qu'ils n'en maîtrisent absolument pas la langue ni les arcanes juridiques. A cet égard, le règlement « Dublin » présente des situations assez complexes et, parfois, assez ubuesques.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une dernière question à vous poser. Sur la procédure d'asile, il est dit - je reste volontairement vague- que les procédures sont en augmentation constante. Pensez-vous que cela tient soit à l'afflux nouveau de personnes qui souhaitent venir sur le territoire, soit à un certain manque de clarté de la politique migratoire et au fait qu'il n'y a pas un plus grand nombre de procédures parfaitement identifiées pour ceux qui le souhaitent ?

M. Pierre Henry .- Là aussi, monsieur le rapporteur, je pense que la commission dispose des chiffres de l'asile pour 2004 et qu'elle a un regard assez précis sur les différentes nationalités qui viennent déposer une demande l'asile.

Nous n'avons pas à connaître de certaines de ces nationalités. Je veux dire par là qu'elles ne sont pas demandeuses de protection au titre, par exemple, d'une entrée en centre d'accueil pour demandeurs d'asiles. Cela demande sans doute un traitement spécifique à travers des conventions bilatérales qui peuvent exister avec tel ou tel pays ou d'autres mécanismes.

Ensuite, je pense qu'il faut regarder de façon très précise les demandes d'asile qui sont déposées dans chacun des pays de l'espace Schengen. On peut manifestement s'interroger sur la manière dont sont mis en place ces différents dispositifs d'asile dans certains pays, notamment du sud de l'Europe. Par exemple, je m'étonne du faible nombre de demandes d'asile en Espagne. Si je ne m'abuse, il y en a eu 8 000 en 2004, ce qui pose un certain nombre de questions corrélativement à ce qui s'est passé du fait de la situation politique, puisque cela a été réglé par une immense régularisation.

J'observe donc qu'en Europe, nous n'avons pas de procédures harmonisées, qu'à chaque fois qu'il y a une harmonisation, cela se fait sur le plus petit commun dénominateur et qu'il faut sans doute inventer d'autres outils pour compléter la régulation des flux migratoires lorsque ceux-ci ne répondent pas à la problématique de l'asile.

M. Georges Othily, président .- Merci. Mes collègues et moi-même n'avons plus d'autres questions à vous poser. Nous vous remercions donc, monsieur le président et monsieur le directeur général.

M. Jacques Ribs .- C'est nous qui vous remercions d'avoir bien voulu nous entendre. Vous avez les chiffres dans le petit dossier que nous vous avons communiqué.

Audition de Me Hélène GACON, présidente de l'ANAFÉ
(Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers)
(6 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Madame la présidente, nous vous remercions d'avoir accepté d'être entendue par notre commission d'enquête.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Me Hélène Gacon prête serment.

M. Georges Othily, président .- Madame la présidente, vous avez la parole.

Me Hélène Gacon .- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie de l'attention que vous prêtez à des questions auxquelles j'attache beaucoup d'intérêt. Vous me pardonnerez d'être très rapide sur tout, compte tenu du délai que l'on m'a indiqué pour la durée de mon exposé. Je suis disposée, bien sûr, à revenir sur tel ou tel point de détail selon vos questions ou vos interrogations.

L'ANAFÉ est une association et est par conséquent dotée de la personnalité juridique. Mais cette association est elle-même composée d'une vingtaine d'organisations, toutes associatives ou syndicales, et je crois d'ailleurs que toutes les associations que vous entendez successivement sont membres de l'ANAFÉ, ce qui est une manière de vous familiariser avec ses activités.

Toutes ces organisations ont décidé de déléguer leurs activités à l'ANAFÉ pour toutes les préoccupations qui concernent l'admission des étrangers sur le territoire français.

Notre association a été constituée en 1989 et j'ai eu le plaisir de succéder à sa présidence au professeur Julien-Laferrière, en 1999.

Le deuxième élément que je souhaite vous indiquer concerne un aspect essentiel de notre activité : la convention que nous avons signée il y a un an et demi avec le ministère de l'intérieur et qui nous permet d'avoir un accès permanent à la zone d'attente de Roissy Charles de Gaulle. Je vous remets des documents qui comportent cette convention en annexe. Je pense que cet élément est tout à fait essentiel pour donner une certaine crédibilité ou, en tout cas, une légitimité à notre action, par rapport à tout ce qu'on a pu dire jusqu'en 2004, mais aussi à tout ce qui est dit maintenant. Là aussi, ce sont des points sur lesquels je répondrai volontiers à toutes vos questions.

Je vous indique enfin que nous avons un site Internet « Anafé.org » sur lequel vous trouverez toutes informations concernant l'association et son action.

Après ces éléments d'introduction, je dirai que, même si l'objet des travaux de votre commission est très vaste, a priori, pour nous, tout étranger qui est maintenu en zone d'attente n'est pas un immigré clandestin, et ce pour une raison bien simple : dès lors qu'il est maintenu en zone d'attente, il fait l'objet d'une procédure qui est destinée à déterminer s'il peut être admis ou non sur le territoire français, puisque vous savez que la zone d'attente, juridiquement, n'est pas le territoire français. Physiquement, les étrangers sont en France, mais, juridiquement, ils n'y sont pas encore.

Cette procédure, destinée à déterminer si telle ou telle personne peut être admise sur le territoire en fonction de critères déterminés par le législateur, est appliqués par l'administration, et en particulier par la police aux frontières, sous le contrôle, d'une part, du juge judiciaire, puisqu'il s'agit d'un espace où il y a une restriction à la liberté d'aller et venir, et, d'autre part, du juge administratif, compétent pour connaître des décisions qui sont prises par l'administration au sujet de cette personne.

Un étranger qui est maintenu en zone d'attente n'est donc pas, a priori, un immigré en situation irrégulière. Ce qui est en question, c'est de savoir si on lui permettra ou non d'entrer sur le territoire.

On assiste à une diminution très significative des étrangers qui sont maintenus en zone d'attente. Entre 2003 et 2004, la baisse a été de 25 %. Nous avons, selon les chiffres qui sont communiqués, environ 16.500 personnes qui sont maintenues en zone d'attente et j'ai joint au dossier que je vous remets des statistiques beaucoup plus précises. Cette diminution semble se confirmer en 2005, même si nous n'avons pas encore de chiffres définitifs, à travers, en particulier, les éléments que nous avons recueillis lors des réunions que nous avons mensuellement avec la police aux frontières intervenant dans la zone d'attente de l'aéroport de Roissy Charles de Gaulle.

Cette diminution suscite des inquiétudes à l'ANAFÉ parce que, selon nous, elle ne traduit pas un mouvement spontané ni une diminution naturelle. En effet, je ne pense pas que moins d'étrangers cherchent à entrer sur le territoire français ou, plus globalement, en Europe. Elle traduit plutôt, selon nous, une concrétisation du discours qui prévaut et qui privilégie le contrôle des flux migratoires au détriment de la protection et de l'accueil des étrangers, en particulier des demandeurs d'asile.

Entre 2001 et 2004, nous constatons en effet une diminution très importante du nombre des demandeurs d'asile à la frontière alors que, dans le cas de l'asile, nous sommes dans une logique de protection individuelle exigeant que tous les demandeurs d'asile puissent accéder au territoire national.

On assiste en effet, dans le cadre de cette priorité du contrôle des flux migratoires, à la multiplication de moyens mis en oeuvre pour faire obstacle à l'accès au territoire.

Il y a par exemple les « contrôles en porte d'avion », qui ont une conséquence pratique très importante, puisqu'ils permettent de refouler immédaitement les étrangers en les renvoyant vers la ville de provenance de l'avion par lequel ils sont arrivés, et non dans leur pays d'origine, ce qui peut exiger des investigations beaucoup plus lourdes et retarder par conséquent leur éloignement. Ce contrôle se développe beaucoup : les effectfs chargés de l'assurer ont été multipliés par quatre en deux ans.

Un autre moyen a été mis en oeuvre : l'élargissement de la liste des pays dont les ressortissants doivent être en possession d'un visa de transit aéroportuaire, ce qui permet de multiplier les contrôles.

Autre moyen encore, « à la source », avant même que les étrangers puissent embarquer : la mise en place d'officiers de liaison dans les aéroports d'embarquement, ce qui dissuade les étrangers, voire leur retire toute possibilité, de quitter telle ou telle ville pour se rendre en France, et cela quelles que soient leurs intentions.

Nous avons des préoccupations toutes particulières à l'égard des mineurs isolés, qui sont très nombreux. Nous avons diffusé le 30 juin 2005 une résolution qui ne fait que reprendre toutes les opinions que nous n'avons jamais cessé d'exprimer et qui condamne tout placement de mineurs en zone d'attente. Il nous semble en effet que dès lors qu'un mineur étranger isolé se présente à la frontière, on peut présumer qu'il est nécessairement en situation de danger, et souvent de danger durable.

C'est le cas notamment de ceux qui se présentent pour demander l'asile parce qu'ils sont en danger dans leurs pays. Mais cela peut aussi tenir au fait que ces mineurs sont entre les mains d'un réseau de passeurs, ce qui présente aussi pour eux un danger qui peut être ponctuel ou durable.

Pour nous, il y a donc systématiquement une situation de danger. Et, dès lors que le maintien en zone d'attente fait courir un risque de refoulement qui peut intervenir à tout moment, il nous semble donc que ce maintien en zone d'attente n'offre pas de garanties suffisantes pour les intérêts du mineur qui doit être protégé contre un danger ponctuel ou durable.

Pourtant, il existe, en France, un système qui permettrait d'offrir une protection suffisante aux mineurs : le dispositif de la protection judiciaire de la jeunesse qui, avec des juges, des structures d'investigation et des mesures d'assistance éducative, peut être utilisé, quelles que soient la situation du mineur et la durée de son séjour en France. Il nous semble donc que tout étranger mineur isolé devrait pouvoir être admis sur le territoire immédiatement, et être confié au service de la protection judiciaire de la jeunesse, ce qui est incompatible avec le maintien en zone d'attente.

Le législateur a prévu, comme vous le savez, une autre solution qui, pour nous, n'est pas satisfaisante : la désignation d'un administrateur ad hoc, dont la seule compétence est de représenter légalement le mineur pendant son maintien en zone d'attente, dans le cadre de toutes les procédures administratives et juridictionnelles. Là aussi, je pourrais évoquer de nombreuses difficultés, notamment en ce qui concerne la mise en oeuvre du dispositif. C'est la Croix Rouge qui est l'administrateur ad hoc pour les mineurs en zone d'attente et qui sera la première à vous dire que, ne serait-ce que matériellement, il lui est impossible d'être présente au moment de la notification du maintien en zone d'attente. On constate ainsi qu'aucune mesure de maintien en zone d'attente n'est notifiée en présence de l'administrateur ad hoc, c'est-à-dire du représentant légal, et il s'agit bien là, à mon avis, d'un exemple de dysfonctionnement grave.

Toujours concernant les mineurs, notre inquiétude tient aussi au fait que, selon les statistiques qui nous sont fournies par le ministère de l'intérieur, plus de la moitié des mineurs isolés sont finalement refoulés. On nous dit qu'ils le sont à destination du pays d'origine parce qu'on est obligé de reconnaître que la ville de provenance ne présente pas de garanties suffisantes, mais nous craignons évidemment, même si tout n'est pas dit, que ces mineurs soient entre les mains de réseaux de prostitution ou de divers trafiquants et que, s'ils sont refoulés vers leur pays d'origine, ils retombent sous le pouvoir des organisateurs de ces réseaux.

A partir du moment où le parquet est avisé systématiquement du maintien en zone d'attente de tout mineur ou de tout majeur, il nous semble que sa responsabilité serait plutôt de faire en sorte que les réseaux soient démantelés, en engageant des procédures judiciaires sur le territoire français, celles-ci pouvant être diligentées de la manière la plus efficace si les mineurs victimes de ces réseaux étaient admis sur le territoire, avec un encadrement judiciaire, évidemment, et pouvaient apporter leur témoignage.

Voilà, en quelques minutes, les observations que je souhaitais faire devant votre commission.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Vous avez indiqué, madame, que la procédure de l'administrateur ad hoc ne vous paraissait pas pertinente. Pourriez-vous préciser votre pensée sur ce point ? C'est ma première question.

J'ai une seconde question. Les textes prévoient que le procureur de la République ou le juge des libertés peut se rendre dans les zones d'attente pour consulter les registres et contrôler la manière dont l'aménagement matériel a été fait et dont l'accueil est organisé. Avez-vous des exemples qui montrent que ces personnes se déplacent et font effectivement cette démarche ?

Me Hélène Gacon .- En ce qui concerne l'administrateur ad hoc, il n'y avait, jusqu'en février 2005, que deux personnes qui assumaient cette mission. Elles avaient été désignées dans une certaine précipitation -c'étaient d'anciens policiers retraités qui travaillaient pour le compte de l'association SOS Victimes 93- et elles avaient été choisies parce que cette association avait déjà l'habitude de travailler avec le service éducatif qui est rattaché au tribunal pour enfants de Bobigny.

Pour différentes raisons, ces deux personnes ont cessé d'occuper cette fonction. L'association SOS Victimes 93 ayant décidé de mettre fin à ses activités, la Croix Rouge s'est portée candidate pendant l'été 2004 et cette candidature a été avalisée et concrétisée à partir de février 2005.

Comme je vous l'ai dit, la simple représentation légale ne nous semble pas satisfaisante ni suffisante parce que nous estimons que ces mineurs doivent être encadrés par une véritable assistance judiciaire, que c'est en conséquence le dispositif de protection judiciaire de la jeunesse qui doit être compétent.

En outre, il nous semble que, quelle que soit la bonne volonté dont puisse témoigner tel ou tel administrateur ad hoc qui a été désigné par la Croix Rouge, le caractère expéditif des procédures s'oppose à ce qu'ils puissent remplir pleinement leur fonction, déjà trop limitée.

Très concrètement, pour les demandeurs d'asile, la procédure particulière d'admission sur le territoire au titre de l'asile a pour objet de déterminer si la demande d'asile est manifestement infondée ou non et c'est une décision qui est prise par le ministère de l'intérieur après un avis rendu, depuis juillet 2004, par l'OFPRA : il était rendu auparavant par le ministère des affaires étrangères. Il y a donc un entretien avec l'OFPRA. Théoriquement, l'administrateur ad hoc doit assister le mineur au cours de cet entretien et il doit être également présent, bien sûr, au moment de la notification de la décision prise par le ministère de l'intérieur.

Cet entretien avec l'OFPRA est donc tout à fait déterminant et le mineur doit y être préparé et savoir à l'avance sur quelles questions il sera interrogé, d'autant plus que le maintien en zone d'attente est un moment crucial : c'est la première fois que la personne va pouvoir s'exprimer avec une certaine confiance, du moins on peut l'espérer, devant les autorités de cette terre sur laquelle il espère trouver asile. Ce moment où le mineur va pouvoir s'exprimer est donc un moment charnière et pourtant, tout se fait dans la précipitation.

L'OFPRA le dit lui-même et il a diffusé sur ce point des statistiques qui se recoupent avec celles du ministère de l'intérieur. Jusqu'en 2003, la durée moyenne du séjour en zone d'attente était de 5 jours et elle est maintenant passée à 1,82 jours. Cela veut dire, très concrètement, que quand un étranger arrive le matin, la demande d'asile est enregistrée dès son arrivée, qu'il est entendu l'après-midi par l'OFPRA qui rend ensuite son avis, que la décision est prise par le ministère de l'intérieur le soir -et qu'en cas de refus, la police aux frontières va procéder à un refoulement soit le soir même, soit le lendemain matin.

A partir du moment où, compte tenu de l'accélération des procédures, l'administrateur ad hoc n'a même pas le temps nécessaire pour exercer efficacement même une simple représentation légale, il me semble que la protection n'est pas suffisante à l'égard de ces mineurs, qui sont dans une situation de vulnérabilité encore plus grande que celle des étrangers adultes qui sont maintenus en zone d'attente.

Voilà, en quelques mots, les éléments de réponse que je peux fournir à votre première question.

Votre seconde question recoupe beaucoup de choses, mais je vais essayer d'être synthétique. En ce qui concerne les transports sur les lieux, il faut savoir qu'auparavant, la loi sur la présomption d'innocence obligeait le parquet à effectuer un transport sur les lieux une fois par semestre et que, en application de la loi Sarkozy du 26 novembre 2003, cette obligation est devenue simplement annuelle. J'espère que le parquet applique la loi, mais, dans la mesure où la loi ne prévoit aucune obligation de rapport -peut-être est-il fait de manière non publique, mais nous n'en avons pas l'écho- et où aucune publicité n'est faite sur l'exécution de cette obligation, nous ne savons absolument rien des transports sur les lieux effectués par le parquet.

En ce qui concerne le juge des libertés et de la détention, nous avons en revanche eu connaissance de plusieurs transports sur les lieux, ne serait-ce que parce que certains d'entre eux ont été à l'origine de décisions de justice. Cela a été le cas lorsque la situation dans les aérogares était absolument dramatique. J'ai notamment le souvenir de deux juges des libertés et de la détention qui se sont rendus dans la salle de correspondance du terminal 2 A.

Nous avons aussi d'autres exemples de transports qui ont été effectués et qui nous ont été relatés par des magistrats qui, par ailleurs, sont membres du Syndicat de la magistrature, qui fait partie des organisations membres de l'ANAFÉ.

Récemment, je n'ai pas eu d'exemple, mais cela ne signifie pas qu'il n'y ait rien eu.

En ce qui concerne le registre, il n'y a plus maintenant de difficultés particulières, puisque vous savez que, depuis le décret du 17 novembre 2004, on a obligation, lors de la saisine du juge des libertés et de la détention, de produire en annexe l'extrait du registre pour la période concernant l'étranger.

D'après l'expérience que j'en ai, en tant que présidente de l'ANAFÉ, dans ma pratique d'avocat et à travers les échos que je suis amenée à recueillir à droite et à gauche, il n'y a pas eu de difficultés particulières. Après une courte période d'adaptation, on peut dire que, depuis décembre 2004, la copie du registre est toujours annexée au dossier.

Enfin, pour ce qui concerne les conditions matérielles, je dirai que, globalement, pour ZAPI 3, ces conditions n'appellent plus de critiques particulières : les éléments de confort sont aujourd'hui relativement satisfaisants, d'autant plus qu'il y a maintenant en général moins d'une centaine de personnes alors que la capacité est de 170 personnes. Ces jours derniers, tout le monde s'est plaint du chauffage, y compris les bénévoles de l'ANAFÉ, puisque nous y avons un bureau, car la température des locaux n'était que de 15 degrés, mais c'est conjoncturel.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Lorsqu'il n'y a pas de transport sur les lieux du parquet ni de déplacement du juge des libertés, les décisions sont-elles prises en dehors du système judiciaire ? Comment sont-elles notifiées ? Je voudrais savoir comment cela se passe si le parquet ne se déplace pas et si le juge des libertés n'est pas présent.

J'ai deux autres questions à vous poser.

Tout d'abord, j'aimerais savoir si, dans les zones d'attente, vous rencontrez les mêmes problèmes d'interprètes que ceux que l'on constate aujourd'hui dans les centres de rétention, où on peut difficilement avoir recours à un interprète pour pouvoir déposer sa demande d'asile en français.

Ensuite, vous avez parlé des méthodes utilisées par l'officier de liaison qui, à l'aéroport de départ, empêche l'embarquement, ainsi que du contrôle à la descente de l'avion, qui aboutit à un refoulement. En l'occurrence, ces méthodes ne violent-elles pas certains principes ou traités internationaux comme le principe de non-refoulement ou le droit à la demande ou à la recherche d'asile ?

M. Bernard Frimat .- Je sais que vous êtes attachée à juste titre au jour franc, pendant lequel un étranger ne peut pas être refoulé. Or vous évoquez une durée moyenne de séjour en zone d'attente de 1,82 jour. J'imagine mal que l'on puisse arriver à cette moyenne de 1,82 jour sans que, dans la série, on ait des « zéro virgule quelque chose », ce qui signifierait que l'on est en dessous du jour franc.

Cela rejoint la question que posait Mme Boumediene-Thiery. Le caractère expéditif de la procédure permet-il d'assurer cette protection minimale ? Je me pose la question après tout ce que nous avons entendu avant de vous voir sur la nécessité d'avoir du temps. Pouvez-vous nous donner une précision sur ce point ?

Me Hélène Gacon .- Cela fait beaucoup de questions, mais je vais essayer de donner des réponses aussi précises que vous l'espérez.

Sur la première question, qui a été posée de manière un peu incidente à celle de M. le rapporteur, je répondrai rapidement sur le fait que trois juges peuvent être amenés à intervenir.

Le premier est le juge des libertés et de la détention. Si, à l'expiration des 96 heures après son arrivée, ce qui est de moins en moins fréquent -vous imaginez en effet que, par voie de conséquence, le tribunal de Bobigny se vide de manière substantielle- l'étranger est toujours là et si l'administration souhaite prolonger son maintien en zone d'attente, le juge des libertés et de la détention est amené à se prononcer, mais il s'agit d'une simple faculté qui a été soulignée par le législateur et qui a été rappelée à plusieurs reprises par la Cour de cassation.

Deuxièmement, puisque, comme je l'ai dit, le maintien en zone d'attente est une restriction à la liberté d'aller et venir, le juge judiciaire est également amené à se prononcer sur toutes les éventuelles nullités de la procédure qui a précédé sa saisine, notamment sur la manière dont l'interpellation a été faite et sur le respect des droits attachés au maintien en zone d'attente. Il intervient aussi s'il y a un transport sur les lieux et si la question qui se pose concerne directement les conditions dans lesquelles l'étranger est maintenu en zone d'attente, mais, de toute façon, dans le dossier, de nombreux éléments justifient que le juge judiciaire soit amené à intervenir.

Le juge administratif peut aussi être saisi notamment dans le cadre du référé liberté et même du référé suspension. Nous agissons beaucoup en ce sens dans le cadre de l'ANAFÉ.

Enfin, le parquet peut être amené à se prononcer. Il peut être saisi à tout moment et nous effectuons d'ailleurs de très nombreux signalements. Malheureusement, nous constatons souvent des classements ou une absence de réponse mais, selon nous, le parquet devrait pouvoir jouer un rôle tout à fait essentiel.

Quant à la question de l'interprète, que vous évoquerez sans doute demain avec la CIMADE, je tiens à vous rassurer : nous n'avons pas ce problème car la demande d'asile à la frontière ne se situe pas dans le cadre de l'examen de la demande d'asile. C'est une procédure distincte d'admission sur le territoire en vue de la présentation d'une demande d'asile. L'OFPRA intervient pour émettre simplement un avis sur le caractère manifestement infondé ou non de cette demande et c'est le ministère de l'intérieur qui rend une décision.

Lorsque nous avons eu connaissance par le ministère de l'intérieur du projet du décret du 30 mai 2005 qui institue cette restriction, c'est un point que nous avons clarifié avec lui, sachant que, pour lui, il n'y a pas de doute. La DLPAJ nous a suggéré que l'on ait une réponse explicite du ministre de l'intérieur et nous l'attendons toujours, mais cette absence de réponse ne crée pas d'ambiguïté particulière.

J'en arrive à votre question sur les moyens qui sont mis en oeuvre pour limiter l'accès au territoire. Vous avez parfaitement compris que c'est tout à fait notre inquiétude, surtout pour les demandeurs d'asile. A partir du moment où on doit appliquer le principe de non-refoulement de la convention de Genève, qui concerne normalement uniquement les réfugiés statutaires mais qui, selon le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat, concerne très clairement l'ensemble des demandeurs d'asile, ceux-ci doivent pouvoir être admis sur le territoire en vue de présenter une demande d'asile. Il est donc évident que, pour nous, ces méthodes sont, sinon une violation des principes -mais c'est une inquiétude que nous avons- du moins, matériellement et très concrètement, le moyen d'empêcher les demandeurs d'asile d'accéder au territoire.

Par voie d'extension, on sait bien que, comme le montrent les statistiques, en dépit d'une diminution du nombre des étrangers qui sont maintenus en zone d'attente, il y a presque autant de demandeurs d'asile. Je sais que les statistiques de l'OFPRA traduisent aussi une diminution, mais si les personnes veulent venir, elles utilisent d'autres moyens et si ce n'est pas celui de la zone d'attente, qui implique la voie aérienne, elles utilisent la voie terrestre.

Je citerai à cet égard l'exemple des Tamouls qui, par l'intermédiaire de certaines filières, venaient auparavant par l'Afrique du sud ou par Dubaï. Maintenant, on ne voit pratiquement plus de Sri-Lankais d'origine tamoule en zone d'attente, mais cela ne signifie pas que l'OFPRA enregistre moins de demandeurs d'asile puisqu'on sait tout simplement qu'ils viennent par Moscou et, ensuite, par la voie terrestre. Vous avez là une illustration très claire du fait que les demandeurs d'asile sont obligés de contourner ces moyens qui font obstacle à leur accès au territoire.

J'en viens à la question sur le jour franc et le rapprochement avec cette statistique de 1,82 jour que je vous ai donnée. Au moment où nous étions impatients de signer formellement la convention avec le ministère de l'intérieur, nous nous sommes adressés par courrier au ministre, au début du mois de septembre, et nous avons donné une certaine publicité à cette lettre qui faisait état de toutes les inquiétudes que suscitait la situation que nous constations en zone d'attente. Bien sûr, le respect du jour franc est une revendication que nous exprimons depuis que la zone d'attente a été créée, et comme il fait toujours l'objet de restrictions, nous sommes véritablement inquiets.

C'est un droit qui était accordé systématiquement et auquel il était possible de renoncer, mais, depuis la loi du 26 novembre 2003, le dispositif est inversé. Désormais, ce n'est plus un droit mais simplement une faculté, c'est-à-dire que les étrangers n'en bénéficient que s'ils le demandent. Dans la pratique que nous enregistrons du fait de nos contacts directs avec les étrangers que nous recevons à notre bureau en ZAPI 3, nous avons la tristesse de constater que, dans la quasi-totalité des cas, cette faculté n'est pas utilisée.

Nous craignons que le véritable enjeu de ce jour franc ne soit pas correctement expliqué, ou qu'il ne le soit pas avec suffisamment de précision, par les agents de la police aux frontières au moment de la notification du maintien en zone d'attente.

Je donnerai deux exemples qui mettent en évidence toute l'importance du jour franc.

Le premier exemple nous est donné par la police aux frontières qui, dans le cadre des réunions mensuelles que nous avons avec elle, nous explique que, pour les mineurs, le jour franc est accordé de manière systématique. On voit donc qu'en l'occurrence, la faculté de disposer du délai du jour franc est « imposée » par la police aux frontières, qui explique cette situation par le seul fait que la mise en place de l'administrateur ad hoc est longue et difficile, ne serait-ce que du point de vue matériel, et que le jour franc est indispensable, sinon on ne dispose pas du temps nécessaire pour le respect des procédures.

Cet exemple révèle que le jour franc est une disposition tout à fait essentielle, qui est le corollaire de tous les droits attachés au maintien en zone d'attente, puisqu'il devient presque une nécessité revendiquée par la police aux frontières dans le cas des mineurs.

Le deuxième exemple est inverse : nous constatons que de nombreuses personnes ne sont jamais vues en ZAPI. Elles arrivent dans les aérogares, on leur notifie une procédure de maintien en zone d'attente -du moins je l'espère- et elles sont refoulées dans les quelques heures qui suivent. Cela veut dire que, pour elle, il n'y a certainement pas eu d'option d'user de cette faculté du jour franc.

Comme nous avons quand même des échos de ce qui se passe, nous nous apercevons, d'après ce que dit souvent la police aux frontières, que des catégories entières de personnes sont dans ce genre de situations. C'est le cas, notamment, des mineurs chinois que l'administrateur ad hoc ne voit strictement jamais car il n'a pas le temps d'être désigné. Quand le mineur chinois arrive, on lui notifie une procédure de maintien en zone d'attente, manifestement sans respecter son droit à demander de disposer du jour franc, l'administrateur ad hoc n'a même pas le temps d'être désigné et le mineur est refoulé. La Croix Rouge est la première à le savoir et à le dire.

Nous avons également eu connaissance d'autres cas de personnes qui sont refoulées très vite, en quelques heures. C'est notamment le cas lorsque, parallèlement, la police aux frontières nous fait état du démantèlement de filières, en particulier en provenance d'Amérique du Sud, pour l'essentiel de Bolivie, mais aussi parfois du Pérou.

Autrement dit, pour ces catégories de personnes, le jour franc n'est jamais respecté, ce qui permet un refoulement tellement expéditif qu'elles ne sont même pas transférées dans ce la zone d'attente pour les personnes en instance, où nous avons la possibilité de nous entretenir avec elles. Il y a vraiment plusieurs catégories de personnes qui n'ont pas cette faculté de disposer du délai d'un jour franc et que nous ne voyons jamais.

M. Bernard Frimat .- Ces gens sont vraiment des clandestins : on n'arrive pas à les connaître.

Me Hélène Gacon .- Ce sont des clandestins pour nous parce que nous ne les voyons pas, mais je pense qu'ils ne sont pas clandestins dès lors qu'ils ont fait l'objet d'une procédure de maintien en zone d'attente qui leur a été régulièrement notifiée.

M. Bernard Frimat .- Avez-vous une idée du nombre de personnes concernées ?

Me Hélène Gacon .- Non, absolument pas.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Ils ne sont même pas clandestins puisqu'ils sont refoulés immédiatement, sans entrer sur le territoire.

M. Bernard Frimat .- Je voulais dire par là qu'ils sont inconnus.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Ils sont inconnus des systèmes.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie beaucoup de ces informations, madame la présidente, et si nous avons besoin de précisions, nous ne manquerons pas de vous les demander.

Audition de M. Laurent GIOVANNONI, secrétaire général,
Mme Marie HENOCQ, responsable du service intervenant
dans les centres de rétention administrative,
et M. Jérôme MARTINEZ, délégué régional Ile-de-France,
du CIMADE (Comité inter-mouvements auprès des évacués)
(7 décembre 2005)

Présidence de M. Bernard FRIMAT, vice-président,
puis de M. Georges OTHILY, président

M. Bernard Frimat, président .- Madame et messieurs, je vous demande de bien vouloir excuser le président Othily, retenu par le débat budgétaire sur l'outre-mer, qui va nous rejoindre dès que celui-ci sera terminé.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires MM. Giovannoni et Martinez et Mme Henocq prêtent serment.

M. Bernard Frimat, président .- Monsieur le secrétaire général, je vais vous demander de commencer par un exposé liminaire après quoi nous vous poserons des questions.

M. Laurent Giovannoni .- Dans un premier temps, je vais rappeler rapidement ce qu'est la CIMADE. En effet, même si elle est connue, je pense qu'il n'est pas inutile de rappeler que notre association a été créée en 1939 et qu'elle était à l'époque un rassemblement de mouvements de jeunesse protestants et orthodoxes qui cherchaient à venir en aide aux populations évacuées et aux personnes internées dans les camps du sud de la France : les exilés juifs fuyant les pays sous régime nazi, les Espagnols fuyant la guerre civile et le régime franquiste, ou d'autres personnes encore en cette période troublée.

Même si cela a pris évidemment des formes différentes selon les époques et les circonstances, cet accueil et cette présence auprès des étrangers, exilés, réfugiés ou immigrés, ont toujours été le fil rouge de notre action afin de les aider, au-delà d'un accompagnement moral et humain, dans la défense de leur dignité et, plus particulièrement, de leurs droits fondamentaux. C'est le fil rouge de la CIMADE depuis plus de soixante ans.

Notre association rassemble une centaine de salariés, plus de mille bénévoles et plus de quatre-vingt groupes répartis dans toute la France au travers d'actions d'accueil et d'accompagnement des étrangers, quel que soit leur statut, dans le cadre d'une mission que nous avons reçue de l'Etat depuis vingt ans de présence dans les centres de rétention administrative. Nous développons également notre présence dans les établissements pénitentiaires pour aider et accompagner les étrangers qui y sont détenus. Enfin, nous développons des actions de formation et d'aide à l'insertion soit au travers d'actions de formation en langue française, soit au travers de foyers d'accueil et d'insertion pour demandeurs d'asile et réfugiés.

Au fil des années, nous avons aussi développé, en lien avec des partenaires dans les pays d'origine des migrants ou des réfugiés, un certain nombre d'actions de solidarité internationale pour aider ces partenaires, ces associations, ces ONG et ces sociétés civiles, à mener à bien leurs projets tendant à un renforcement de l'Etat de droit ou à un développement sur le plan économique et sur le plan des conditions minimales de vie.

Sur l'objet même de vos travaux, je voudrais très rapidement évoquer un certain nombre de questions que nous nous posons à la lecture de l'exposé des motifs de cette commission d'enquête et à partir desquelles nous pourrons développer tout à l'heure un dialogue.

La première est une interrogation sur cette focalisation que nous constatons depuis de nombreuses années, malheureusement, sur l'immigration clandestine. Considérons les chiffres ou les estimations :

- en 1981, la France avait connu une phase de régularisation des étrangers en situation irrégulière concernant plus de 100.000 personnes et on avait estimé à l'époque à 200.000 le nombre de personnes en situation irrégulière ;

- en 1997, avec la circulaire de régularisation « Chevènement », il y avait eu environ 140 .000 demandes et les services du ministère de l'intérieur avaient estimé à l'époque qu'une personne sur deux en situation irrégulière avait déposé une demande, ce qui signifie que, grosso modo, le ministère de l'intérieur estimait le nombre de personnes en situation irrégulière dans une fourchette se situant entre 250.000 et 300.000 personnes ;

- devant votre commission, le ministre de l'intérieur, il y a quelques jours, a évoqué lui-même une fourchette se situant entre 200.000 et 400.000 étrangers en situation irrégulière.

Cela veut dire qu'en 25 ans, le nombre d'étrangers en situation irrégulière est resté relativement stable et n'a quasiment pas progressé, d'où notre interrogation sur la signification de cette focalisation. Pourquoi reposer en permanence la question de l'immigration irrégulière comme si c'était une priorité politique alors que cela nous semble tout à fait démesuré par rapport à son ampleur réelle ?

Ma seconde question est liée aussi bien à l'exposé des motifs de votre commission qu'à des annonces récentes. Nous constatons que l'on annonce de nouvelles mesures législatives, c'est-à-dire un nouveau projet de loi qui sera prochainement présenté, alors que cela fait à peine deux ans qu'une réforme d'ampleur de la législation a été engagée avec la loi du 26 novembre 2003 et que personne n'a eu le temps d'en faire véritablement un bilan. Pourquoi remettre sur le tapis des mesures dont on n'a pas encore estimé les conséquences ? Cette deuxième question nous taraude également.

En ce qui concerne la lutte contre l'immigration clandestine ou irrégulière, sujet qui fait l'objet de votre commission et qui est l'un des objectifs politiques manifestement majeurs du ministère de l'intérieur, nous nous posons également des questions sur les conséquences des mesures qui ont été prises et qui sont mises en application depuis la loi de novembre 2003.

Dans nos pratiques, nous constatons que l'une des conséquences premières de ces mesures destinées à lutter contre l'immigration irrégulière est justement de renforcer de l'immigration irrégulière. En effet, nous voyons dans nos permanences de plus en plus de personnes étrangères qui, de façon tout à fait déclarée, se sont présentées devant les administrations pour être en situation régulière en France au titre soit de liens familiaux, soit d'une ancienneté de séjour, soit de problèmes liés à un état de santé, soit pour demander l'asile politique, c'est-à-dire des gens qui ne se cachent pas et qui, bien souvent, auraient parfaitement pu être en France en situation régulière et légale si les lois ou les pratiques n'avaient pas été aussi restrictives.

Nous constatons ainsi, comme cela a été observé à d'autres reprises dans l'histoire, que chaque nouvelle mesure destinée à lutter contre l'immigration clandestine ou irrégulière a un effet contraire : cela accroît le nombre de personnes en situation irrégulière qui, de bonne foi, auraient pu être en situation tout à fait légale.

Nous nous faisons une autre réflexion sur un sujet qui revient régulièrement dans les débats et les exposés : le lien entre l'immigration irrégulière ou clandestine et les filières ou réseaux mafieux. Tout le monde a conscience que les mouvements et la pression migratoires existent et que, dans un certain nombre de pays, les gens qui veulent à tout prix partir pour tenter une vie meilleure le font non seulement pour eux mais aussi parce que c'est un moyen de faire vivre leur famille, leur village ou leur communauté d'origine et que, bien souvent, ils sont prêts à tout pour réussir ce passage et cette entrée sur le territoire de l'Union européenne.

Or, plus on verrouille les voies légales pour entrer, plus les mesures dissuasives ou répressives sont dures, plus les obstacles sont nombreux, plus on se demande si, comme dans toute politique de prohibition, cela n'a pas pour effet pervers de conduire ces personnes, qui n'ont pas d'autre choix, à recourir à ces filières et ces réseaux. Notre question est donc la suivante : en renforçant sans cesse les mesures sécuritaires, ne renforce-t-on pas indirectement, même si ce n'est évidemment pas l'intention, ces réseaux criminels ?

Le dernier point que j'évoquerai avant de répondre à vos questions, c'est qu'à mon avis, on ne peut pas parler d'immigration sans penser aux conséquences que les mesures et les discours peuvent avoir sur les liens que la société française entretient avec les pays d'origine. Il est important de prendre conscience -vous le constatez comme nous régulièrement à travers la presse ou les échanges que nous pouvons avoir avec un certain nombre de partenaires- des effets dévastateurs de cette politique ou, du moins, d'un certain discours sur les sociétés qui, elles, ont une conscience peut-être plus vive que nous de leur histoire commune avec la France. Je pense là au Maghreb et à l'Afrique noire. Dans ces sociétés, comme on le constate régulièrement, il y a de plus en plus d'incompréhension et même de rancune, de rancoeur et de colère. Une sorte de lien se perd alors que, dans la tête de leurs habitants, qui ont conscience de l'histoire, les liens avec la France sont bien plus importants et bien plus anciens que ce que nous pouvons parfois le penser nous-mêmes.

Les effets de cette politique sur le plan international et sur le plan des liens avec les pays d'origine constituent également une interrogation qui nous est chère.

Cette introduction rapide et liminaire étant faite, sachant que nous sommes surtout là pour répondre à vos questions, nous allons essayer de le faire.

M. Bernard Frimat, président .- Merci, monsieur le secrétaire général, de ce témoignage en forme de questions et d'interrogations.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Monsieur Giovannoni, je vous remercie de votre témoignage et de vos propos que je partage pleinement. J'aurais souhaité que vous nous donniez plus d'éclaircissements sur la réalité que vous constatez dans les centres de rétention, les problèmes que vous rencontrez du fait du manque d'interprètes ou dans les dépôts de demande d'asile et les difficultés vécues par les personnes qui se retrouvent dans les centres de rétention. J'aimerais aussi que vous nous disiez comment vous pouvez les accompagner face à cette complexité de procédures et de démarches.

Mme Marie Henocq .- Le public que nous rencontrons dans les centres de rétention a tendance à se modifier. En effet, nous rencontrons aujourd'hui dans les centres de rétention des gens qui, dans un passé assez proche, auraient pu tout à fait obtenir la régularisation de leur situation, comme l'a dit Laurent Giovannoni. Je parle là de demandeurs d'asile, de familles entières qui sont potentiellement présentes sur le territoire depuis de nombreuses années ou d'étrangers malades. Traditionnellement, on pense que, dans les centres de rétention, il y a des gens en situation irrégulière, des gens qui ont joué et qui ont perdu. Mais, aujourd'hui, du fait des problèmes récurrents d'accès aux procédures et du durcissement de la législation, y compris pour ceux qui sont présents sur le territoire au moment des changements, nous rencontrons des personnes qui ne comprennent pas pourquoi elles n'ont pas pu régulariser leur situation et, nous-mêmes, nous ne le comprenons pas toujours.

Vous avez évoqué les demandeurs d'asile. Il faut savoir que, pour un étranger en rétention qui veut déposer une demande d'asile, les obstacles se sont accumulés : dans un premier temps, le délai de dépôt de sa demande d'asile a été réduit à cinq jours, les cinq premiers jours de la durée de rétention ; ensuite, il lui est imposé de déposer une demande rédigée en langue française alors que, malgré les dispositions inscrites dans la loi, aucun système d'interprétariat n'existant en rétention, il est maintenant stipulé dans un décret que ce sera à l'étranger lui-même de payer son interprète.

Ces dispositions sont d'autant plus choquantes qu'il y a quelques années, on aurait pu dire que sont en rétention, parmi les personnes qui peuvent ressortir de procédures d'asile, des étrangers déjà déboutés, c'est-à-dire des gens qui ont déjà tenté leur chance et qui se retrouvent en rétention, alors que ce n'est plus le cas aujourd'hui. Les gens que nous rencontrons actuellement en rétention sont arrivés sur le territoire, ont voulu déposer une demande d'asile dans les formes et ont rencontré une série d'obstacles qui font qu'ils n'ont jamais eu accès à la procédure. Cela signifie concrètement qu'en déposant leur demande en rétention, ce sera la première fois qu'ils auront véritablement accès à la procédure, ce qui est totalement nouveau.

Il faut savoir en effet qu'il n'est ni facile, ni pratique d'obtenir une domiciliation et que de nombreuses embûches posées dans la procédure font que la personne sera convoquée plusieurs fois, la dernière convocation à la préfecture n'étant pas pour avoir accès à la procédure d'asile mais pour se faire interpeller et se retrouver en rétention. A aucun moment l'accès à la procédure d'asile n'aura été possible en liberté. Les obstacles qui sont posés aujourd'hui à la demande d'asile en rétention sont donc d'autant plus choquants.

Il en est de même pour les étrangers malades. Il y a quelques années, les étrangers malades que nous rencontrions en rétention avaient eu un refus de régularisation sur une demande en qualité d'étranger malade. Aujourd'hui, nous voyons des étrangers qui ont voulu faire des démarches parce qu'ils étaient malades et c'est finalement en rétention qu'ils ont l'occasion de les exercer pour la première fois. Cela se décline également pour les personnes qui vont faire valoir des attaches familiales en France ou qui arrivent en centre de rétention sans preuves de séjour alors qu'elles pourraient attester une présence en France depuis de longues années et qu'elles auraient pu faire régulariser leur situation.

Ce sont des profils véritablement nouveaux.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- On nous a dit que la double peine était supprimée. J'aimerais savoir si, dans les centres de rétention, vous rencontrez des gens qui en sont victimes.

Mme Marie Henocq .- Nous n'en rencontrons pas seulement dans les centres de rétention. Bien sûr, nous connaissons des situations d'étrangers victimes de la double peine au sens où l'essentiel de leurs attaches familiales sont en France, où ils justifient d'une longue période de présence en France, y compris en situation régulière. Ce sont des situations que nous rencontrons quotidiennement dans les centres de rétention. Il est vrai que nous rencontrons de moins en moins de personnes qui remplissent les conditions très serrées de la protection offerte par la loi du 26 novembre 2003, mais nous rencontrons quotidiennement des personnes qui sont simplement à la marge de cette situation.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- J'ai une dernière question. On nous dit souvent que les régularisations ont eu un effet « d'appel ». J'aimerais savoir si, à l'issue des différentes régularisations ou des périodes de régularisation qui ont eu lieu dans le passé, vous avez pu constater cet effet.

M. Laurent Giovannoni .- Nous n'avons pas constaté d'effet « d'appel ». Toutes les personnes que nous avons reçues dans nos permanences pour tenter de bénéficier d'une circulaire de régularisation étaient munies d'un certain nombre de documents prouvant qu'elles étaient déjà sur le territoire français depuis un certain temps. Autrement dit, nous n'avons pas vu venir dans nos diverses permanences des gens qui n'avaient strictement aucun rapport et qui, du jour au lendemain, débarquaient sur le territoire. Je ne dis pas qu'il n'y en a pas, mais, selon ce que nous avons constaté nous-mêmes, leur nombre était très marginal.

Mme Eliane Assassi .- Vous avez évoqué le fait que la situation était relativement stable au regard du nombre d'étrangers arrivant sur le territoire. Pourriez-vous nous dire quelques mots s'agissant des mineurs, quantitativement et qualitativement, si je peux me permettre ce terme ? En effet, il semblerait que beaucoup de mineurs venus de pays étrangers veulent, parfois même au prix de leur vie, s'installer sur notre territoire.

M. Laurent Giovannoni .- J'ai évoqué tout à l'heure les grands chiffres en disant que le nombre, globalement, n'a pas véritablement changé. Cela dit, je ne nierai pas que la pression existe : un certain nombre de personnes font tout pour tenter leurs chances pour accéder au territoire français et, parmi elles, il y a effectivement des mineurs. Nous n'avons pas d'actions particulières à leur égard et je pense donc que d'autres mouvements pourraient être plus précis que nous.

A l'égard des mineurs, nous constatons quand même, dans les procédures, une grande difficulté à déterminer l'âge. Que le mineur soit un étranger ou non, ce qui doit primer, pour nous, c'est l'intérêt de l'enfant avant toute autre considération. C'est la lecture que nous faisons de la convention relative aux droits de l'enfant et d'un certain nombre de principes généraux universels. Malheureusement, au quotidien, en rétention ou ailleurs, nous avons souvent l'impression que c'est plutôt le contraire qui prime, c'est-à-dire que le fait qu'il s'agit d'un étranger prime sur la protection de l'enfant. Très fréquemment, les procédures utilisées pour tenter de déterminer si la personne est bien mineure sont très contestables et très contestées sur le plan scientifique. Elles amènent à déclarer majeurs des gens qui, manifestement, ne le sont pas, au détriment de la protection dont ils ont besoin.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Quelles seraient vos préconisations pour essayer de résoudre cette difficulté  ?

M. Laurent Giovannoni .- Très sincèrement, nous n'avons pas de solution miracle sur la manière dont on peut déterminer l'âge et vérifier si l'enfant est mineur ou majeur. Nous savons simplement que, comme les scientifiques nous le disent, les méthodes utilisées ne sont pas fiables. Malheureusement, ce sont ces méthodes qui font foi. Nous rencontrons régulièrement des mineurs qui ont été déclarés majeurs par les magistrats sur la base de ces examens et qui, quelques jours après, réussissent à retrouver les documents d'état-civil prouvant que la personne concernée était effectivement mineur et non pas majeur. Ce sont des constatations que nous faisons.

Cela dit, nous n'avons pas de solution concrète à ce problème : je vous l'accorde.

M. Christian Demuynck .- Monsieur le secrétaire général, vous nous avez indiqué clairement tout à l'heure que, plus il y avait de mesures contraignantes, plus il y avait d'immigrés en situation irrégulière, ce qui est logique. J'aimerais donc savoir ce que vous proposez, c'est-à-dire que vous alliez jusqu'au bout de votre raisonnement en critiquant le système tel qu'il est aujourd'hui. Que seriez-vous en mesure de proposer concernant l'immigration irrégulière ?

M. Jean-François Humbert .- Pour commencer, reconnaissez-vous une immigration irrégulière ?

M. Laurent Giovannoni .- Personne ne peut nier le fait qu'effectivement, il y a une immigration irrégulière. Le discours que je développais tout à l'heure tendait à remettre en cause le fait que la lutte contre l'immigration clandestine est aujourd'hui érigée en priorité politique nationale alors que rien, selon nous, ne le justifie. Certes, la question de la régulation des mouvements migratoires est un sujet important, mais c'est une chose qui, de toute façon, ne se réglera pas dans le cadre franco-français. Il est évident que c'est au sein de l'Union européenne que peuvent se développer des politiques un peu coordonnées, ce qui n'est pas le cas depuis des années : nous avons plutôt l'impression que chaque pays mène en quelque sorte la politique « de la patate chaude », en faisant en sorte d'avoir une politique un peu plus dissuasive que le voisin.

C'est aussi la raison pour laquelle, année après année, nous constatons un bouleversement très régulier des législations. A cet égard, nous ne pensons pas que le fait de changer de loi tous les ans ou tous les deux ans soit une bonne chose.

Quant à la question de savoir quelle politique d'immigration il faut mener, je vous répondrai très franchement que nous n'avons pas de solution toute faite. Nous avons parfaitement conscience que la question des mouvements migratoires est avant tout la conséquence de déséquilibres économiques et démographiques qui font que, tant que l'on n'y apporte pas une réponse, il y aura des mouvements et une pression migratoires. Vouloir une politique spécifique pour l'immigration sans prendre en compte l'ensemble des désordres du monde est une chose qui nous paraît tout à fait impossible.

Maintenant, sans avoir de solution toute faite, il nous semble impératif que toute mesure prise ne remette en rien en cause un certain nombre de droits fondamentaux qui sont inscrits dans de nombreux outils juridiques internationaux, qu'il s'agisse de l'asile ou d'autres questions et, surtout, un certain nombre de principes que l'on a toujours estimé comme universels et qui, nous semble-t-il, sont en train d'être rognés petit à petit sous couvert de la nécessité, que l'on croit absolue, de mener cette politique que nous mettons en cause parce qu'elle ne nous paraît pas du tout une priorité majeure.

En tout état de cause, nous pensons qu'il faut d'abord respecter les droits fondamentaux de la personne, traiter les gens pour ce qu'ils sont individuellement et répondre à leurs besoins de protection individuellement plutôt que de les prendre en masse. Nous prônons donc le droit de la personne d'abord.

Ensuite, s'il y a une autre forme de régulation des mouvements migratoires, cela doit se faire dans une véritable concertation entre les pays d'accueil, les pays de transit et les pays d'origine et cette concertation ne doit pas se résumer à un dialogue d'Etat à Etat ou à un chantage entre l'Union européenne et les pays d'origine, comme nous le constatons malheureusement aujourd'hui. C'est par une véritable concertation qui doit associer l'ensemble des sociétés, non seulement les Etats, mais aussi les organisations professionnelles, les organisations patronales, les mouvements d'Eglise, les associations, etc. C'est par ce véritable dialogue que pourront être élaborées quelques pistes pour une régulation de ces flux migratoires.

Pour conclure, je pense que ce n'est pas par des décisions qui seront prises sans concertation à Paris ou ailleurs que l'on régulera en quoi que ce soit la question.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai encore deux questions à vous poser.

Tout d'abord, je souhaiterais connaître votre point de vue sur la réforme sur l'aide médicale d'Etat qui est intervenue en 2003. Avez-vous une sorte de bilan de la manière dont elle est perçue et de la manière dont elle fonctionne ?

Ma deuxième question concerne les centres d'accueil. Je crois savoir que vous gérez un centre à Béziers. La loi de cohésion sociale ayant prévu des fonds pour essayer d'améliorer les choses, avez-vous déjà constaté une amélioration de la situation en termes de centres d'accueil ?

M. Jérôme Martinez .- Sur la question de l'aide médicale d'Etat, nous constatons les conséquences des difficultés que posent les mesures qui ont été adoptées et qui sont les suivantes.

Tout d'abord, le délai de trois mois imposé par la loi pour déposer une demande d'aide médicale d'Etat a une première conséquence médicale : des personnes qui avaient besoin de soins bénins ne vont pas faire cette demande puisqu'elles ne bénéficient pas de l'aide médicale et elles vont donc attendre, ce qui présente des risques pour leur santé ; les maux pouvant s'aggraver, elles peuvent arriver à une situation où des soins beaucoup plus importants devront être mis en oeuvre.

Nous constatons aussi toutes les difficultés importantes qu'éprouvent les personnes pour attester d'un séjour de plus de trois mois ou pour remplir les conditions financières de revenus qui ont été imposées. Cela provoque de nombreuses conséquences, notamment le grand nombre de personnes qui cherchent à accéder aux hôpitaux, aux services d'urgence et aux dispensaires. En fait, on a déplacé des populations qui, auparavant, entraient dans les dispositifs de soins vers des dispositifs plus aléatoires et précaires. Cela a une conséquence sur la santé publique.

Sur la question des centres d'accueil, je répondrai plutôt sur la réalité parisienne, que je connais le mieux et qui est un peu différente du fait du nombre très important de demandeurs d'asile, même s'il a tendance à baisser depuis le début de l'année. Ce sont les demandeurs d'asile isolés qui connaissent les difficultés les plus importantes. Des choses ont effectivement été mises en place pour les familles demandeuses d'asile avec un dispositif qui a progressé bien qu'il soit encore insuffisant. En revanche, pour les demandeurs d'asile isolés, il n'y a quasiment pas de structures d'hébergement. Ces personnes se retrouvent donc soit dans des logements insalubres (c'est la question des squats), soit dans les dispositifs d'urgence (notamment le 115) dans l'attente de l'examen de leur demande.

Elles restent ainsi très longtemps dans ces dispositifs d'urgence avec des conditions très précaires et c'est pourquoi nous menons tout un travail sur la domiciliation, qui est aujourd'hui très compliquée du fait des décrets sur l'asile qui ont imposé l'obligation pour le demandeur d'asile de fournir une adresse réelle au bout de quatre mois de procédure, adresse qu'il a beaucoup de mal à fournir quand il n'a pas d'hébergement ou de logement stable. Les demandeurs d'asile isolés posent donc un problème aujourd'hui.

Ensuite, il est vrai que des moyens sont mis en oeuvre, mais, à mon avis, nous sommes encore très loin du compte.

M. Jean-François Humbert .- Je souhaite revenir sur la question de M. Demuynck parce que j'ai eu le sentiment que votre réponse, monsieur le secrétaire général, était à tout le moins incomplète ou insuffisante.

Nous nous demandons s'il y a lieu ou non de modifier la législation en matière d'immigration clandestine et je vais donc essayer de résumer plus simplement la question que nous nous posions avant que vous interveniez : considérez-vous qu'il y a une immigration clandestine dans notre pays et, si oui, faut-il légiférer ? Vous sembliez dire que les lois récemment mises en place étaient suffisantes pour contenir le phénomène. Si vous ne le pensez pas, vous nous le direz franchement et nous n'insisterons pas sur le sujet.

Dans votre intervention, que j'ai par ailleurs appréciée sur un certain nombre de points, il y a un sujet sur lequel vous ne semblez pas répondre aussi précisément que nous le souhaiterions : faut-il, oui ou non, lutter contre l'immigration clandestine ? C'est une question simple.

M. Laurent Giovannoni .- A question simple, réponse simple : je pense que l'immigration clandestine existera toujours de toute façon. Dans mon intervention, j'ai dit qu'en 25 ans, le nombre de personnes concernées n'a pas profondément été modifié mais que la législation en la matière a dû être modifiée au moins une trentaine de fois. Il faut donc peut-être arrêter, un jour, de jouer à ce jeu consistant à changer la loi tous les six mois.

L'ensemble de l'arsenal juridique qui existe en la matière est largement suffisant et on n'a même pas fait le bilan de la loi Sarkozy. Dans ces conditions, à quoi bon changer la loi tous les six mois pour une chose qui, de toute façon, durera et sera toujours présente jusqu'au jour où, éventuellement, il n'y aura plus de législation en la matière, mais ce n'est pas demain la veille !

Oui, il y a de l'immigration irrégulière et clandestine, mais j'ai envie de dire ensuite : « et après ? » Ce n'est pas monumental : cela représente 0,5 % de la population résidant dans le pays. Est-ce une raison pour en faire une priorité politique nationale ? Voilà la question que je me pose.

M. Jean-François Humbert .- Vous n'avez toujours pas répondu à ma question, mais ce n'est pas grave.

Mme Catherine Tasca .- Je retiens de votre exposé, monsieur le secrétaire général, une chose qui pourrait peut-être nous aider à aborder cette question d'un autre point de vue que celui qui est trop souvent utilisé et qui se pose uniquement en termes de barrage à l'immigration, globalement, et non pas seulement à l'immigration clandestine.

Vous nous dites que plus la politique est restrictive en matière d'accès à notre territoire, plus on crée des formes diverses d'immigration régulière, c'est-à-dire que, d'une certaine manière, on va dans le sens contraire de ce que l'on veut défendre. Or ce qui est le plus dangereux, pour les immigrés, mais aussi pour notre pays, c'est de maintenir des gens dans une situation de non droit. Si cela pouvait être le point de départ de notre réflexion sur la nécessaire régulation des flux migratoires, nous n'irions peut-être pas dans les mêmes pistes qu'aujourd'hui.

Maintenir les gens dans des situations de non droit, cela signifie très clairement les livrer à ce que vous appeliez « les réseaux », c'est-à-dire à une série d'exploiteurs : les loueurs de logis insalubres, les employeurs qui ne délivrent pas de fiches de paie, etc.

Si nous parlons de cela et du constat que la porte est de plus en plus étroite, une politique de l'immigration responsable ne consisterait-elle pas, au contraire, à diversifier les portes d'entrée et à avoir une réflexion, en fonction de situations très différentes (les pays de provenance, l'âge ou la formation des personnes) et à leur proposer une situation de droit qui n'est pas forcément l'accès à l'asile ni, bien sûr, l'accès à la nationalité, mais qui ferait que ces gens ne seraient pas des sans-papiers sur notre territoire ?

Ma première question est la suivante : pensez-vous qu'une politique de l'immigration qui diversifierait beaucoup plus les titres d'accès avec des durées variables est praticable et souhaitable dans notre pays en fonction des populations que vous voyez dans les centres ?

Ma deuxième question prolonge celle de ma collègue Alima Boumediene-Thiery sur les mineurs : pensez-vous, en fonction du droit international, que l'on pourrait défendre un traitement vraiment spécifique des mineurs, en mettant de côté le problème de la limite d'âge, qui est presque un détail technique ? Je pense par exemple à tous les mineurs scolarisés que l'on se promet de renvoyer du territoire aux vacances suivantes. Un traitement spécifique des mineurs peut-il s'appuyer sur le droit international aujourd'hui ?

Ma troisième question concerne un cas -il y en a de très nombreux- que j'ai vu en centre de rétention : celui d'un garçon appréhendé sans papiers après un séjour assez long sur le territoire. Il fait l'objet d'un arrêté de reconduite à la frontière, il passe au tribunal administratif qui constate qu'il est bien en situation irrégulière et qu'il doit quitter le territoire, mais, manque de chance, il est kurde et on ne peut pas le renvoyer dans son pays d'origine : la Turquie. On le sort alors du centre de rétention, il repart dans la campagne et, au premier tournant, s'il retombe sur une patrouille de police, cela recommence. C'est une situation qui n'est pas rare. J'aimerais donc avoir votre réflexion sur ces « expulsables non expulsables ».

M. Laurent Giovannoni .- Je vais essayer de répondre le plus précisément possible, bien que votre troisième et votre première questions sont assez proches, du moins dans la façon dont j'ai envie d'y répondre.

Mme Catherine Tasca .- Vous pouvez les rassembler, bien sûr.

M. Laurent Giovannoni .- Je vais donc le faire. Si nous n'avons effectivement pas de solutions toutes faites en ce qui concerne la politique que nous pourrions proposer (je ne sais d'ailleurs pas si notre rôle est d'en proposer une, puisqu'il appartient aussi aux politiques de jouer leur rôle), il est évident que l'on ne peut pas continuer à laisser en situation irrégulière des personnes dont, quelle que soit la raison pour laquelle elles sont là, on sait pertinemment qu'un bon nombre va rester ici. Quel est l'intérêt de la société et quel est leur intérêt de les laisser dans cette situation alors que ces gens risquent soit d'être placés sous la coupe de tel ou tel exploiteur, soit de se déstructurer eux-mêmes ?

Nous avons évoqué tout à l'heure la situation des demandeurs d'asile dans les foyers d'hébergement. Il faut rappeler qu'à une époque, les demandeurs d'asile avaient droit au travail et à une activité alors qu'aujourd'hui, ils n'ont plus droit à rien : on les prend comme ils sont, on les place dans un lieu en leur disant de faire leur demande d'asile et d'attendre la réponse et, pendant ce temps, ils ne font rien, c'est-à-dire qu'on ne les considère pas comme des hommes et des femmes qui ont une vie sociale et qui peuvent, en attendant de savoir s'ils pourront rester sur le territoire, suivre une formation ou développer une activité professionnelle.

C'est l'ensemble de ces questions qu'il faut revoir, car je pense que personne n'a rien à gagner à les laisser sans aucun droit.

Mme Catherine Tasca .- Pardonnez-moi de vous rappeler que, dans ma première question, j'évoquais également la diversification des titres d'accès.

M. Laurent Giovannoni .- Tout ce que l'on pourra faire pour permettre aux gens de rentrer dans le droit et dans une situation légale sera bon a priori . Sous quelle forme faut-il diversifier les voies d'accès ? Je ne le sais pas et nous n'avons pas de propositions particulières à faire sur ce terrain, mais cela me semble évident.

Quant à votre question sur les mineurs, je vais laisser Jérôme Martinez vous répondre.

M. Jérôme Martinez .- A mon avis, la question des mineurs recoupe celle des familles et, plus généralement, la question de l'immigration familiale, qui est au coeur des discussions. Il est vrai que la question des jeunes scolarisés a été beaucoup évoquée, mais je pense que c'est un épiphénomène qui montre qu'aujourd'hui, l'immigration familiale est devenue une réalité très importante et que, dans cette immigration, celle des femmes a beaucoup évolué ces dernières années. Même si on ne s'en rend pas suffisamment compte, les parcours d'immigration spécifiques aux femmes se font parfois dans une précarité plus importante. En effet, le départ d'une femme de son pays d'origine peut être plus compliqué dans le parcours et dans l'arrivée en France parce que les formes de solidarité sont plus importantes mais aussi qu'elles sont beaucoup plus à la merci de phénomènes de violence, notamment à travers les mariages forcés et tout ce qui a pu être évoqué. La question des femmes est donc importante.

Il en est de même pour la scolarisation. Certes, la question n'est pas de savoir si le fait d'être scolarisé donne droit à des papiers, mais, dans la mesure où on a une réalité familiale aujourd'hui dans l'immigration régulière et irrégulière, il faut la prendre en compte. Ce sont ces éléments qui ont permis, en 1997 et 1998, au moment des réformes imposées par la loi, d'introduire un certain nombre de catégories de séjour. Il faut avoir cela en tête.

L'année dernière, dans un rapport de l'Inspection générale de l'administration (IGA) et de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) sur la question des familles déboutées, on évaluait à 18.000 familles, soit 60.000 personnes sur un total de 250.000, le nombre de personnes déboutées depuis 1998. Aujourd'hui, on va retrouver des familles déboutées dans les situations de jeunes scolarisés, notamment. La réalité de cette immigration familiale doit donc être incluse dans la loi, c'est-à-dire qu'il faut aujourd'hui respecter ces processus de régularisation qui sont mis à mal par les cartes de séjour temporaire pour vie privée et familiale, par exemple.

C'est un phénomène dont vous estimez qu'il a une ampleur plus importante, mais cette réalité est due à un nouveau phénomène d'immigration qui est lui-même la conséquence de vagues d'immigration plus anciennes. La régularisation de 1998 a entraîné, plusieurs années après, pour des personnes qui ont été régularisées, la demande de faire venir leur famille, ce qui est tout à fait cohérent et compréhensible.

Je pense donc qu'il ne faut pas opposer cela à la question de l'immigration économique, comme on a tendance à le faire dans les discours, mais l'intégrer comme une réalité qui doit être pensée : nous sommes en présence de personnes qui sont insérées ou en voie d'insertion et auxquelles il faut donner un certain nombre de garanties en matière de droits pour que leur insertion et leur intégration se fassent dans les meilleures conditions.

M. Bernard Frimat, président .- Je donne la parole à M. Gournac pour une dernière question.

M. Alain Gournac .- Je souhaite réagir à ce que vous avez dit. Vous nous parlez de 0,5 % de la population résidant sur le territoire national et vous ajoutez qu'il n'y a pas eu une grande évolution, ce qui reste à voir, mais ma question n'est pas là. Si vous allez à Mayotte, où une personne sur trois est en situation irrégulière, avez-vous la même réaction que celle que vous venez d'avoir en disant que le phénomène n'a pas évolué et n'est pas trop grave ? Mayotte, c'est la France.

M. Laurent Giovannoni .- Nous ne sommes pas à Mayotte et nous n'avons donc pas d'analyse particulière sur Mayotte.

M. Alain Gournac .- Vous êtes bien un citoyen, quand même.

M. Laurent Giovannoni .- Je pense qu'il n'est pas non plus indispensable de mettre Mayotte sur le devant de la scène comme si c'était la priorité nationale actuelle alors que les problèmes qui s'y posent sont aussi la conséquence d'une indépendance qui a peut-être été mal réfléchie à un moment donné et d'une histoire particulière, même si je sais qu'il y a des problèmes là-bas.

M. Bernard Frimat, président .- Je vous propose d'en rester là pour cette audition. Nous avons bien compris ce que vous aviez à nous dire et nous vous en remercions.

Audition de MM. Stéphane MAUGENDRE, vice-président,
et Jean-Pierre ALAUX, chargé de mission, du Groupement d'information
et de soutien aux immigrés (GISTI)
(7 décembre 2005)

Présidence de M. Bernard FRIMAT, vice-président,

M. Bernard Frimat, président .- Messieurs, vous êtes les représentants du GISTI, Groupement d'information et de soutien aux immigrés, et je vais vous demander de faire tout d'abord un court exposé liminaire, à la suite de quoi nous pourrons débattre.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Maugendre et Alaux prêtent serment.

M. Stéphane Maugendre .- Je commencerai par une petite présentation à titre personnel : je suis non seulement vice-président du GISTI, mais par ailleurs avocat et membre du barreau de la Seine-Saint-Denis.

La première question qui se pose à nous est de savoir en quoi l'immigration clandestine peut être un problème. Elle n'a pas été un problème avant l'ordonnance du 2 novembre 1945, transformée en code, elle n'a pas été un problème après-guerre ni durant les années 60 et elle n'est pas aujourd'hui, pour un certain nombre de secteurs de l'économie française, un véritable problème. Or nous n'arrivons pas à avoir une démonstration scientifique, voire sociologique, de la difficulté que pose l'immigration clandestine sur le territoire français.

Historiquement, le GISTI a été créé il y a une trentaine d'années, au lendemain des premières dispositions sur ce qu'on peut appeler le début des fermetures des frontières sur le territoire français, et le constat de ces trente années d'expérience, c'est que, finalement, toutes les politiques et toutes les réformes successives de l'ordonnance du 2 novembre 1945 n'ont absolument rien changé à la question de l'immigration clandestine sur le territoire français, qu'elles n'ont absolument rien réglé et qu'elles entraînent plutôt un certain nombre d'aspects négatifs aujourd'hui.

Je rappelle que la question de la répression pénale de l'entrée du séjour irrégulier sur le territoire français a fait l'objet de deux mentions dans deux rapports, l'un sous la présidence de M. Louis Mermaz et l'autre sous la présidence de M. Jean-Jacques Hyest, dans lesquels il est précisé que, finalement (je résume leur pensée, mais je vous renvoie aux pages 35 et 191 du rapport établi sous la présidence de M. Hyest et aux pages 242 et suivantes du rapport établi sous la présidence de M. Mermaz), la répression de l'entrée du séjour irrégulier sur le territoire français est une aberration d'un point de vue pénal.

Je constate aussi que nous avons, selon les études, sachant qu'il est toujours extrêmement difficile de quantifier la clandestinité, depuis des décennies, 200.000 à 300.000 clandestins sur le territoire français et que ces chiffres sont quasiment immuables selon les éléments que l'on nous donne. Je ne sais pas comment on arrive à les qualifier, mais, en tout état de cause, c'est ce que les études nous transmettent.

Nous sommes évidemment prêts à répondre à l'ensemble de vos questions. Je donnerai à votre commission un texte du GISTI qui, fort de ses trente-cinq ans d'expérience sur le terrain, a été amené à affirmer qu'il faut penser la politique de l'immigration autrement en France et en Europe et qui prône la liberté de circulation depuis un certain nombre d'années.

M. Bernard Frimat, président .- Merci. Je vous propose d'ouvrir le débat. Qui souhaite intervenir ?

M. Alain Gournac .- Que voulez-vous que nous disions après avoir entendu cela ? Je ne vois pas quelles questions nous pourrions poser.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Pour ma part, j'ai quelques questions à vous poser.

Le 29 novembre dernier, le comité interministériel de contrôle de l'immigration a fait une préconisation concernant l'allongement à deux ans, alors qu'il était auparavant d'un an, du délai de séjour en France en dessous duquel on peut faire une demande de regroupement familial. Avez-vous une opinion sur ce point et pouvez-vous nous donner un bilan de la loi du 26 novembre 2003 sur cette question ? C'est ma première interrogation.

J'en ai une deuxième. Récemment, il a été fait la proposition, qui n'est pas encore applicable, bien sûr, de supprimer le lien automatique qui existe entre le mariage et le titre de séjour. Il me paraît intéressant de recueillir aussi votre avis sur ce point.

J'ai une dernière question d'ordre technique sur la réforme de l'aide médicale d'Etat qui est intervenue en 2003. Avez-vous un point de vue sur son fonctionnement et quel jugement portez-vous sur le dispositif qui a été mis en place ?

M. Stéphane Maugendre .- Je vais répondre sous réserve des précisions de Jean-Pierre Alaux.

Sur l'allongement du délai de deux ans, il suffit de voir la manière dont les choses se passent : le délai est déjà de deux ans dans la pratique et si vous l'allongez d'un an supplémentaire, vous allez le faire passer à trois ans, très concrètement. En fait, les gens qui ont envie de vivre en famille viendront quand même.

Il faut nous imaginer trente secondes vivre nous-mêmes dans cette situation. Si, alors que je pars à l'étranger sans mon épouse et mes deux enfants, on me dit qu'il faut que j'attende deux ans pour qu'ils me rejoignent, alors qu'en réalité, cela mettra trois ans du fait des délais d'étude du dossier, que puis-je faire très concrètement ? Je fais évidemment venir mes enfants et mon épouse parce que j'ai envie de vivre avec eux. Ce n'est donc pas l'allongement des délais qui changera quoi que ce soit si ce n'est, à mon avis, de créer encore plus d'immigration clandestine en France. C'est clair, net et imparable : vous allez créer de nouveaux clandestins.

Finalement, on fait venir des gens en France uniquement pour obtenir le titre de séjour, parce que c'est l'acte qui se trouve derrière, et le délai de deux ans a simplement pour but de tester le lien familial. Pourtant, les services préfectoraux disposent déjà de procédures de contrôle pour lutter contre le faux regroupement familial, un regroupement familial « blanc », en quelque sorte. Je dois dire d'ailleurs que les cas de fraude au regroupement familial blanc sont résolus a posteriori sans aucun problème, mais, encore une fois, j'attends les chiffres, parce que nous avons un gros problème de chiffres, en matière d'immigration clandestine, en ce qui concerne le groupement familial.

Je pense donc que l'allongement du délai pour la plupart des familles que je vois dans la pratique, soit au sein du GISTI, soit au sein de mon cabinet, va avoir un effet contraire au but recherché. Vous ne pouvez pas empêcher un homme ou une femme d'aller rejoindre l'homme ou la femme de son coeur, et il en est de même pour les enfants.

Je ferai quasiment la même observation en ce qui concerne la suppression de l'automaticité entre le mariage et la délivrance d'un titre de séjour. Il faut aller voir ce qui se passe réellement dans les préfectures pour imaginer trente secondes mettre en place ce genre de disposition. La question sous-jacente, bien évidemment, est le mariage blanc, le mariage que l'on appelle « de complaisance ». Un certain nombre de dispositions ont déjà été modifiées de multiples fois dans le code civil et sont aujourd'hui intégrées en partie dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA). La législation actuelle est donc tout à fait suffisante pour éviter que des mariages blancs soient régularisés par un titre de séjour.

C'est le cas des contrôles préalables, soit par l'intermédiaire de l'officier d'état-civil, soit par l'intermédiaire du parquet civil des tribunaux de grande instance.

C'est aussi le cas des contrôles a posteriori des préfectures. Dès qu'il y a le moindre soupçon, dans une préfecture, d'un éventuel mariage de complaisance, une enquête est diligentée soit par les services des renseignements généraux, soit par le commissariat local. En l'occurrence, il est heureux que l'automaticité entre le titre de séjour et le mariage avec un Français existe encore parce que, si vous le supprimez, nous allons tomber de nouveau dans un certain nombre de dérives qui feront que les gens resteront ensemble.

Je ne vais pas vous parler des cas de journalistes qui se trouvent dans des situations terribles du fait d'un respect à la virgule près des textes sur un certain nombre de dossiers. En fait, je me pose trente secondes la question de savoir si ce serait conforme à la convention européenne des droits de l'homme, mais c'est un problème qui sera réglé par ailleurs si besoin est.

M. Jean-Pierre Alaux .- Sur le regroupement familial, je souhaite ajouter un autre aspect. Aujourd'hui, vous êtes très soucieux, comme tous les pouvoirs publics et comme une bonne partie de la société française, de l'intégration des étrangers. Retarder le regroupement familial, c'est hypothéquer l'insertion de ces étrangers parce que cela provoque un retard dans l'arrivée d'enfants qui, dans d'autres circonstances politiques, notamment lorsque le regroupement familial est immédiat dès lors que la situation de l'étranger répond aux différents critères qui lui sont imposés, auraient beaucoup plus de facilité à s'insérer, à entrer dans le système scolaire, bref à devenir des Français de fait.

En compliquant et en retardant les possibilités du regroupement familial, on risque de faire venir en France des mineurs plus âgés qui auront davantage de difficulté à rattraper le niveau scolaire et à entrer de plain-pied dans la société française.

Une bonne politique étant une politique cohérente, il me semble difficile, d'un côté, de multiplier les épreuves de vérification de l'insertion et, d'un autre côté, de compliquer le passage de ces épreuves.

M. Stéphane Maugendre .- Sur l'AME, malheureusement, je n'avais pas préparé la question et je ne peux donc pas vous répondre précisément.

M. Bernard Frimat , président.- Merci.

Mme Catherine Tasca .- Dans le sigle « GISTI », le premier « i » signifie « information ». Pouvez-vous nous parler de cette dimension de votre travail ? En quoi consiste ce travail d'information et quels sont les besoins spécifiques et les plus évidents des populations auxquelles vous avez affaire ?

M. Jean-Pierre Alaux .- Le législateur rend nécessaire l'information parce que la réglementation sur l'entrée, le séjour, l'éloignement et l'asile est très compliquée. Notre travail d'information est donc essentiellement juridique. Nous sommes une association qui a 35 ans d'existence et qui est composée de personnes compétentes en matière de droit des étrangers ou de personnes que l'expérience a rendu pointus en droit des étrangers.

Notre information s'adresse à différents niveaux. Nous avons tout d'abord un niveau extrêmement technique de publication et d'explication du droit et des procédures dans des collections que l'on appelle Les cahiers juridiques. Nous menons aussi un travail de vulgarisation à plusieurs niveaux en produisant des guides grand public qui rappellent assez peu les textes mais qui expliquent comment les utiliser. Enfin, nous sommes producteurs de petits ouvrages sur une question pointue, des sortes de notes.

Par ailleurs, nous avons un site à la disposition de tous et nous donnons des cours sur le droit des étrangers et les procédures destinés aux professionnels et aux militants. Voilà ce que je peux dire sur la spécificité du GISTI.

Vous avez par ailleurs posé une question sur les besoins. Nous ne prétendons pas du tout répondre à tous les besoins, qui sont absolument innombrables et nous savons que, par rapport à la complexité de la réglementation, les étrangers eux-mêmes sont extrêmement désarmés non seulement pour des questions de langues, mais aussi pour des problèmes de capacité de compréhension, non pas parce qu'ils sont étrangers mais parce qu'un Français moyen serait lui-même très désorienté par la complexité de la réglementation.

J'ai envie de vous citer l'exemple des demandeurs d'asile. Avec les raccourcissements des délais entre le moment où ils se présentent en préfecture et le moment où ils déposent leur demande d'asile à l'OFPRA, la dernière réforme législative en date a limité ce délai à trente jours. Compte tenu de la difficulté de rédaction d'un dossier devant l'OFPRA et de l'obligation de déposer ce dossier en langue française, on voit des demandeurs d'asile déposer des demandes d'asile de plus en plus lamentables et indigentes alors que, derrière, il y a de la matière. La précipitation leur interdit de répondre finalement aux critères qui sont attendus d'eux.

Je crois donc qu'en effet, quelle que soit la politique que vous préconiserez dans cette commission, à chaque fois que vous compliquez cette réglementation, il faudra demander à l'administration de faire une information précise, actuelle et obligatoire. Le Parlement a prévu, dans la loi sur l'asile, que les préfectures remettent un livret explicatif de la procédure à tous les demandeurs d'asile et nous sommes aujourd'hui très loin d'une remise systématique de ce livret alors que ce n'est pas très compliqué et que cela aide beaucoup les étrangers.

Ai-je répondu à votre question ?

Mme Catherine Tasca .- Tout à fait.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Nous savons que cette question -on nous le répète assez souvent- relève de la politique nationale d'un Etat souverain, mais nous savons aussi qu'elle fait l'objet de plus en plus d'instruments et de textes internationaux, notamment européens. Il y a aussi une réalité. Nous avons vu récemment à la télévision les camps de Ceuta et de Melilla et nous avons ainsi pu constater la manière dont cela se passe : il ne s'agit pas uniquement de demandeurs d'asile mais aussi, souvent, de travailleurs migrants qui fuient la misère.

Ne pensez-vous pas que c'est une question de plus en plus européenne et qu'elle devrait pouvoir trouver une solution européenne ? J'aimerais que vous nous parliez de cette manière dont l'Europe gère les choses à travers ces camps extérieurs.

M. Jean-Pierre Alaux .- En effet, vous posez une question fondamentale : la politique migratoire nationale, comme vous le savez, dépend de plus en plus souvent de normes définies dans le cadre de l'Union européenne. L'une de nos angoisses principales, aujourd'hui, est de voir que la gestion de l'immigration procède de plus en plus, à l'initiative de l'Union européenne, de la sous-traitance de la répression. Vous n'êtes pas sans connaître les vieux accords de réadmission, les uns nationaux, les autres d'initiative européenne, qui, pour le prix de coopérations différentes, d'aides et de préférences en termes économiques, imposent aux partenaires d'admettre à nouveau leurs propres ressortissants en situation irrégulière et de réadmettre aussi -c'est la nouveauté de ces dernières années- les ressortissants d'autres nationalités qui ont transité par leur territoire avant d'arriver en Europe.

Ces accords de réadmission sont signés avec des pays parfois fort lointains puisque Hong-Kong fait partie des signataires d'accords de réadmission.

Dans notre proximité immédiate, certains accords ont été signés et d'autres sont en négociation et je pense qu'il faut s'inquiéter de leurs premiers effets, qu'il s'agisse soit de projets, soit d'accords dûment signés.

A cet égard, les dramatiques incidents de Ceuta et Melilla valent beaucoup d'attention, parce que le Maroc a estimé qu'il avait l'obligation contractuelle avec l'Europe de faire la police à la place de l'Europe alors qu'un pays comme le Maroc, même s'il est en progression sur le plan du respect des droits de l'homme, met sans doute moins de gants que les pays européens pour faire la police. Du coup, vous avez vu que des centaines de migrants, dont une bonne partie se destinait à venir sans doute en Europe, ont frôlé la mort ou sont même morts pour un petit nombre d'entre eux. Cela dit, j'ai été inquiété, pas plus tard qu'hier, par une politique voisine de l'Algérie qui aurait renvoyé dans ses déserts un certain nombre de migrants.

Je pense donc qu'il faudrait penser la sous-traitance de la répression contre l'immigration irrégulière, au risque de choquer certains d'entre vous, dans les mêmes termes que ceux que nous appliquons à la sous-traitance de la torture par les Etats-Unis : on ne torture pas sur le territoire des Etats-Unis, mais, accessoirement, on peut sous-traiter la torture interdite là ailleurs...

D'une certaine manière, les pays qui respectent globalement l'Etat de droit sont tentés, sous l'impulsion européenne, de sous-traiter la violence à des pays qui mettent moins de gants qu'eux-mêmes.

M. Bernard Frimat, président .- Merci. Y a-t-il encore des questions ou des réactions ?

Mme Catherine Tasca .- Je souhaiterais encore avoir une information sur vos moyens d'action. Comment êtes-vous équipés sur le plan de la traduction et de l'interprétariat et assumez-vous cette tâche au sein du GISTI ?

M. Jean-Pierre Alaux .- Non, pas du tout, tout d'abord parce que nous travaillons à une échelle relativement petite et, ensuite, parce que ce sont les étrangers eux-mêmes qui viennent avec leur interprète quand il y en a besoin. C'est une solution très peu satisfaisante, mais vous avez raison de souligner la question parce que, de façon générale, il y a un déficit de moyens mis au service de l'interprétation et de la traduction.

En l'occurrence, j'en reviens aux demandeurs d'asile qui doivent écrire en français immédiatement. Je suis frappé de la qualité souvent peu satisfaisante des demandes d'asile -et Stéphane Maugendre pourra peut-être en dire autant sur les tribunaux- qui sont remises à la Commission des recours des réfugiés et à l'OFPRA. C'est une grande source d'inquiétude.

M. Stéphane Maugendre .- Nous avons à vous signaler un problème de statut des interprètes. De façon globale, sur la question des experts auprès des tribunaux, le statut n'est qu'un tout petit peu plus encadré, mais en ce qui concerne les « interprètes agréés » ou « non agréés », le problème est véritable. On a parfois des interprètes turcs qui vont essayer de traduire du kurde et qui n'y arrivent pas. Cela pose de véritables problèmes, y compris dans les procédures d'urgence en matière de droit des étrangers. C'est ce qu'on appelait anciennement les procédures des articles 35 bis et 35 quater concernant soit la reconduite à la frontière, soit l'entrée sur le territoire français, dont les enjeux peuvent être catastrophiques : nous avons vu par exemple un certain nombre d'étrangers ramenés dans leur pays dit d'origine se faire interpeller, voire mourir, parfois à cause d'un simple défaut d'interprétariat.

Aujourd'hui, en ce qui concerne les personnes qui se trouvent en centre de rétention, l'accès à l'interprétariat n'est plus à la charge de l'Etat mais à celle de l'étranger lui-même et on peut donc imaginer ce que cela peut représenter, aussi bien dans le cadre de la reconduite à la frontière que de l'arrivée. Cela pose de véritables problèmes, mais les difficultés sont vraiment très concentrées sur cette question.

M. Alain Gournac .- Pour revenir à ce que vous appelez la « sous-traitance », considérez-vous que la France utilise cette pratique ? Pensez-vous qu'elle demande de la sous-traitance pour lutter contre l'immigration ?

M. Jean-Pierre Alaux .- Les accords dont je parlais tout à l'heure ont été passés dans le cadre de l'Union européenne. La France a donc concouru à l'élaboration et à la multiplication de ces accords. Je vous invite à regarder les accords ACP/CEE, par exemple, qui concernent 180 Etats de l'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique. Dans les années 90, la clause de réadmission n'existait pas dans cet accord extrêmement important par le nombre de pays signataires et, aujourd'hui, les accords de réadmission font partie des accords ACP/CEE. On ne les appelle pas « accords de réadmission », en l'occurrence, mais le contenu de l'accord y figure. La France, qui a un poids considérable dans les relations Nord-Sud, n'a pas émis de réticences, à ma connaissance, à l'élargissement de cette pratique avec le Sud.

M. Philippe Dallier .- Je souhaiterais être certain d'avoir bien compris ce que vous suggérez pour éviter ce phénomène de « sous-traitance » dans la répression dont vous parlez, mais je tiens à vous dire auparavant que vos comparaisons sont franchement déplacées lorsque vous parlez de torture et que vous assimilez la France à un sous-traitant...

M. Alain Gournac .- En Tchétchénie, que se passe-t-il ?

M. Jean-Pierre Alaux .- On traite aussi très mal les Tchétchènes.

M. Philippe Dallier .- Je ferme cette parenthèse. Je ne parle pas de la Tchétchénie ou d'autres pays, mais je trouve que vos propos sont déplacés.

Cela dit, si j'ai bien compris, vous suggérez qu'à partir du moment où une personne, en quelque endroit que ce soit de la planète, aurait décidé de migrer et d'affirmer qu'elle souhaite venir s'installer en France, tous les pays qu'elle traverse devraient la laisser poursuivre son chemin. Dans ce cas, nous ne déplacerions plus la barrière à la limite de l'Afrique, par exemple, nous devrions accepter les gens qui ont le projet de venir chez nous, quel qu'en soit le motif, et il appartiendrait donc au pays destinataire final de gérer ces flux de migrants en voyant si le motif est acceptable. Est-ce bien ce que vous suggérez ?

J'ai bien compris que vous suggérez qu'à terme, chacun puisse circuler librement et s'installer où il veut, comme nous l'avons bien entendu, mais en attendant que nous en arrivions à cela, ai-je bien compris ce que vous proposez ? Faudrait-il que la France organise sur son territoire l'accueil de tous ceux qui veulent y venir et demande aux pays traversés de laisser le libre passage jusqu'ici ?

M. Stéphane Maugendre .- Je vais faire une petite parenthèse sur la question des traitements. J'ai l'insigne honneur d'être l'avocat de deux familles de personnes qui sont décédées lors de leur éloignement dans un avion. J'ai l'insigne honneur d'être également l'avocat d'un certain nombre de personnes qui ont subi des mauvais traitements dans le cadre de mesure de reconduite à la frontière ou même de rétention administrative. C'est une réalité.

M. Philippe Dallier .- Excusez-moi, mais je ne vois pas quel est le rapport avec ma question.

M. Stéphane Maugendre .- Monsieur le sénateur, vous avez fait une petite incidente et je tiens donc à vous dire que nous avons en charge un certain nombre de familles et que, parfois, il convient de prendre conscience du traitement qui est réservé à ces étrangers. Il suffit de lire le rapport de la Commission nationale de déontologie de la sécurité, présidée par M. Truche, dans lequel, l'année dernière, on a dit pour la première fois que les questions de reconduite à la frontière ou de rétention sur le territoire français ainsi que les doléances auprès de cette commission étaient en nombre extrêmement important.

Cela pose un certain nombre de questions. Voilà ce que je voulais dire pour répondre à votre petite parenthèse d'introduction, monsieur le sénateur.

M. Philippe Dallier .- Ce n'est pas la même chose que de dire que nous sous-traitons la torture, quand même, mais je ferme la parenthèse : c'est sur ma véritable question que j'attends une réponse.

M. Jean-Pierre Alaux .- Vous avez remarqué, monsieur le sénateur, que M. Sarkozy discute avec M. Kadhafi, qui, il n'y a pas si longtemps, était un personnage non fréquentable, pour sous-traiter la répression. Je n'emploierai pas de nouveau le mot « torture », mais je vous demande de vous interroger sur l'hypothèse selon laquelle il pourrait y avoir de la torture en Libye.

Quant à votre question fondamentale, qui est en effet beaucoup plus intéressante, je répondrai qu'il n'y a pas de solution toute faite mais que nous pourrions avoir du recul et des souvenirs en matière d'immigration. Il faudrait se souvenir que, jusqu'en 1987, la France avait maintenu une complète liberté de circulation dans ses anciennes colonies africaines, c'est-à-dire qu'il n'y avait pas de visa, y compris de court séjour, pour les ressortissants de ces pays. Il n'y avait pas plus ni moins d'installations irrégulières à cette époque qu'aujourd'hui.

Je vous demande même de réfléchir à un autre élément et à vous reporter à des études de sociologues spécialistes de la question. Il fut un temps où la France estimait avoir besoin de main-d'oeuvre étrangère, où cette circulation n'était pas contrôlée et où même, au-delà de la circulation spontanée, on allait chercher les étrangers chez eux : l'ONI d'abord et l'OMI ensuite ont été créés pour aller draguer les étrangers chez eux parce qu'ils ne venaient pas en nombre suffisant et M. Weil rappelle qu'en 1968, 88 % des étrangers en situation irrégulière qui sont allés spontanément dans une préfecture pour demander une carte de séjour l'ont obtenue.

A cette époque, les étrangers étaient beaucoup moins stables, c'est-à-dire qu'ils s'installaient beaucoup moins durablement ici, tout simplement parce qu'une partie de l'immigration se faisait sur le mode rotatif. La situation pouvait se présenter de la façon suivante : on a un petit creux de trésorerie ou de formation, on vient en France pendant trois ans, on se fait embaucher, on travaille, on acquiert un certain nombre de méthodes et on repart. Aujourd'hui, un étranger qui est arrivé en France de façon illégale a de très grandes difficultés à survivre et se heurte à une quasi-impossibilité ou à une très grande difficulté de retour, non seulement parce qu'il est difficile de franchir les frontières mais surtout du fait de son manque d'argent et de la complexification du passage des frontières qui ouvre un marché considérable aux passeurs qui se remplissent les poches au passage.

Toutes ces difficultés et tous ces risques font que des gens qui, spontanément, ne viendraient que trois, quatre ou cinq ans et ne feraient pas venir leur famille -on en revient au regroupement familial-, viennent en France, y restent et attendent les conditions du regroupement familial.

Je crois donc simplement, sur la base de notre expérience, qu'il n'y a pas besoin de présupposés idéologiques pour réfléchir à cette question. Certes, il y aurait sans doute des effets négatifs à la liberté de circulation d'antan et je vous laisse les trouver (au GISTI, nous n'en trouvons pas beaucoup, mais on a le droit de penser autrement), mais, si vous enquêtez, vous y trouverez aussi des effets bénéfiques en termes de brièveté des séjours migratoires et de rotation, ce qui aboutira peut-être, du coup, à diminuer l'immigration d'une certaine manière.

M. Stéphane Maugendre .- Je voudrais simplement ajouter un mot sur cette expérience historique. M. le Président de la République, qui était à Bamako il n'y a pas longtemps, a fait état de questions migratoires entre la France et le Mali. Or il faut aller voir de très près l'immigration malienne, parce qu'on peut observer dans ce pays ce que décrit Jean-Pierre Alaux sur cette immigration rotative qui concerne le grand frère puis le petit frère. Cette facilité engendre une immigration très particulière. Je ne veux pas faire de communautarisme, bien sûr, mais je pense que cette expérience du Mali (nous avons la possibilité d'analyser plus finement les choses au regard de ce pays) pourrait nous apporter des enseignements bénéfiques sur la facilité de venir en Europe, mais aussi d'en repartir plus facilement.

M. Bernard Frimat, président .- Messieurs, nous n'avons plus d'autres questions à vous poser et nous allons donc nous en tenir là. Je vous remercie de votre participation à la commission d'enquête.

Le président Othily, qui nous a rejoints à l'issue du débat sur l'outre-mer, nous disait que, dans cette commission, toutes les opinions devaient s'exprimer pour que les sénateurs puissent se faire leur opinion. Je vous remercie d'avoir contribué à cette diversité.

Audition de M. Michel TUBIANA,
président d'honneur de la Ligue des droits de l'homme
(7 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec M. Michel Tubiana, président d'honneur de la Ligue des droits de l'homme.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Michel Tubiana prête serment.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le président, je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire qui permettra aux rapporteur et membres de la commission de poser quelques questions et d'engager une discussion sur les points précis qui demanderaient quelques éclaircissements.

M. Michel Tubiana .- Je vous remercie de cette audition, même s'il est toujours un peu surprenant d'avoir à prêter serment sur des opinions plutôt que sur des témoignages, mais la règle le veut et je m'y prête volontiers.

Votre commission d'enquête est consacrée à l'immigration clandestine. Dans ces deux termes, il y a d'abord un premier mot qui est celui d'immigration. Or, à mon avis, nous ne pouvons pas aborder cette question de l'immigration, dont l'immigration clandestine n'est qu'une partie, sans tenir compte de trois réalités.

La première, c'est qu'il nous paraît parfaitement irréaliste, voire archaïque, de concevoir la question des flux migratoires comme il y a cinquante ans. Les marchandises circulent librement, l'argent encore plus, l'information à peu près selon les régimes, et il serait singulier -je pense qu'on peut le comprendre- que ceux qui produisent tout cela, en l'occurrence les hommes et les femmes, soient assignés à résidence. Il y a une disproportion manifeste entre les moyens techniques, les moyens de transport, la globalisation et le fait de vouloir assigner les gens à résidence.

La seconde, c'est que la situation dans les pays d'émigration est telle qu'il reste préférable, pour beaucoup, de tenter sa chance en Europe, au risque de la prison, puisque des peines de prison sont prévues en France dans ce domaine ainsi que dans d'autres pays d'Europe, plutôt que de survivre, voire mourir sur place.

La troisième, c'est que, depuis la fermeture officielle des frontières en 1974, tous les gouvernements, sans exception, certes à des degrés divers, hormis les périodes de régularisation, ont tenté d'apporter une réponse à cette question par le biais de mesures de plus en plus répressives et de plus en plus policières sans autre résultat que de ne pas avoir réussi, mais aussi d'exacerber les tensions.

La question, pour la Ligue des droits de l'homme, n'est donc pas d'ouvrir ou de fermer les frontières, parce que, quels que soient les désirs ou les visions apocalyptiques de certains, nous n'arriverons pas, heureusement, à mettre un gendarme par mètre carré de frontière. Il s'agit de prendre acte de cette situation dont il nous semble que la réponse ne doit pas être trouvée simplement au niveau français mais aussi au niveau européen et sur des mesures à court, moyen et long termes.

Nous regrettons que la France ait éludé tout débat large et démocratique. Nous en sommes privés depuis des années au profit de discours dont les derniers nous semblent empreints de démagogie et d'incompétence et qui, pire que tout, produisent de la xénophobie et du racisme, en finissant par porter atteinte à la liberté de tous, des étrangers, bien sûr, mais aussi des citoyens français.

Le jugement que nous portons aujourd'hui sur le dispositif actuel est qu'il a la caractéristique d'être inefficace en ce sens qu'il ne répond même pas aux attentes de ses promoteurs. Il est également arbitraire et il provoque de l'injustice.

Je vous demande d'essayer d'imaginer l'effet que peut produire l'arrivée, dans une classe, de gendarmes ou de policiers qui viennent arrêter un adolescent parce qu'il est mineur. Si le professeur vient de faire étudier à ses élèves la Seconde guerre mondiale, il est à craindre que des rapprochements soient effectués.

A l'autisme du Gouvernement de M. Jospin sur la question de l'immigration a succédé, nous semble-t-il, une véritable chasse aux étrangers irréguliers mais, aussi, dans le concret de ce que nous pouvons vivre en tant qu'association, à une réelle déstabilisation des étrangers régulièrement installés en France.

Je vous invite à venir au service juridique de la Ligue des droits de l'homme pour voir les centaines de dossiers qui illustrent des situations dans lesquelles l'arbitraire le dispute au ridicule : on régularise le frère et non pas la soeur ; on tient compte de la mère et non pas du fils ; la préfecture de Perpignan menace la mère de lui retirer sa carte de dix ans parce qu'elle a hébergé son fils qui, lui, est en situation irrégulière.

Nous finissons par nous dire que l'argent dépensé pour tout cela (police, détention, justice, et quand j'évoque la détention, je ne parle pas simplement des centres de rétention mais aussi des prisons) pourrait être mieux employé autrement. Je souhaite simplement en pointer quelques conséquences.

Tout d'abord, comme la Ligue n'a cessé de le dire depuis sa fondation -je vous rappelle que cela fait 107 ans cette année-, chaque mesure prise contre les étrangers a son corollaire contre les Français : la liberté de se marier est limitée, on est fiché parce qu'on reçoit un étranger, etc. Le souci de traquer l'étranger en situation irrégulière conduit à effectuer des contrôles permanents qui visent à contrôler tous ceux qui ressemblent à des étrangers, indépendamment d'ailleurs des dispositions du code de procédure pénal, puisque, si les contrôles d'identité sont encadrés par ces dispositions, ces conditions sont telles depuis novembre 2001 (ce n'est donc pas imputable uniquement au gouvernement actuel) que personne n'est en mesure de s'opposer à un contrôle d'identité.

Nous en arrivons au contrôle d'identité au faciès, ce qui a un effet clair, si j'ose dire : nos concitoyens qui ne sont pas blancs, pour dire les choses clairement, sont aussi l'objet d'une suspicion généralisée qui accroît leur sentiment de ne pas être des Français comme les autres. C'est un sentiment profondément ressenti, au point que j'avoue ne pas avoir été satisfait, pour la République, ou en tout cas pour l'idée que je m'en fais, de constater qu'un ministre de celle-ci, de peur de créer des incidents, ne peut aller sur une partie du territoire de la République, si j'en juge par ce qui vient de se passer en Martinique.

L'obsession de diminuer le nombre d'étrangers en France et d'empêcher leur entrée est telle que, comme je l'ai dit, cela atteint aussi les étrangers en situation régulière : allongement des délais de régularisation, projet d'allongement pour le mariage, possibilité de retirer la carte et d'expulser la personne en créant les conditions d'une double peine qui, en réalité, n'a jamais été abolie, etc.

La pratique et la législation sont telles qu'on ne s'embarrasse plus que d'un respect très formel de la légalité. Là aussi, je pourrais développer un certain nombre d'exemples, mais, encore une fois, si votre commission d'enquête le souhaite, la Ligue est entièrement ouverte et vous pourrez venir constater ce que j'évoque.

Enfin, je n'omettrai pas le droit d'asile qui est devenu une chimère, au point que l'Office français dénommé « de protection des réfugiés et apatrides » se voit plus investi d'une mission de rejet que d'une mission de protection.

Plus grave encore, les propos et l'atmosphère qui entourent ce sujet deviennent plus qu'inquiétants. Certains ont affirmé que l'explosion de certains quartiers a eu pour source la polygamie, le regroupement familial et l'immigration, clandestine ou non, ce qui semble être aujourd'hui, si j'en juge par ce qui vient d'être publié par Le Parisien de ce matin qui cite le rapport des renseignements généraux, totalement inexact, alors que je ne pense pas que les renseignements généraux soient très marqués par des thèses de gauche. Cela ressemble donc à des prétextes pour durcir encore un peu plus la législation.

L'immigration ne met pas en cause le droit à l'égalité des droits dont doivent bénéficier ceux qui en sont exclus en raison de discriminations que, par ailleurs, tout le monde -et j'en suis heureux-, tous bords politiques confondus, trouve inacceptables. C'est la situation sociale et la précarité institutionnalisée qui sont en cause et non l'origine ou la nationalité des personnes qui vivent en France. C'est aussi cette catégorie nouvelle des « travailleurs pauvres », dénommés ainsi en violation de la Déclaration universelle des droits de l'homme mais aussi du préambule de la Constitution de 1946. Je vous rappelle en effet que le fait que les gens puissent vivre de leur travail est une obligation constitutionnelle.

A partir de là, nous pensons qu'il faut adopter une autre politique. A très court terme, sauf à se voiler la face, il nous faudra bien procéder à une régularisation, comme l'ont déjà fait l'Espagne et l'Italie, et définir les voies et les méthodes d'un débat national qui ne passe pas uniquement par le Parlement mais qui réunit aussi les citoyens, les associations et les syndicats.

Je crains que la méthode qui a prévalu depuis des années et qui consiste à poser les questions et à faire les réponses ne conduise à rien d'autre qu'à adopter des réponses prédéterminées et sans débat et, pire que tout, à encourager les fantasmes à l'intérieur de la population.

Je tiens à dire à cet égard -vous le verrez dans quelques semaines- que le type de discours que nous avons entendu ces derniers temps a produit ses effets. Le racisme, la xénophobie et le rejet de l'étranger sont des sentiments de plus en plus revendiqués et dans des proportions grandissantes aux yeux mêmes des sondeurs.

A très court terme aussi, il faut propulser ce débat au niveau européen. On ne peut pas continuer à se rejeter les étrangers comme une balle, qu'il s'agisse des demandeurs d'asile ou de l'immigration et, bien évidemment, on doit y associer pleinement le Parlement qui, en fait, est tenu à l'écart d'un domaine qui relève très largement du Conseil de l'Union européenne, dans lequel les parlementaires n'ont pas grand mot à dire.

A moyen terme, nous n'échapperons pas à une réflexion et à l'établissement d'une autre politique de co-développement. Les termes de l'échange sont totalement inégaux et je pense que les déclarations du président de la République sont plus qu'intéressantes, de même que la prise de conscience que l'Afrique, notamment, ne peut pas continuer de cette manière. Je ne sais pas s'il faut parler d'un plan Marshall ni comment le qualifier, mais je pense que, lorsque le président de la République dit cela, il dit la vérité.

Cependant, nous pouvons craindre que de telles annonces aient des conséquences dramatiques si elles ne sont pas suivies d'effet et si elles ne sont pas appliquées concrètement. Je pense que l'une des responsabilités principales de la France est de convaincre ses partenaires internationaux et européens, puisque la France ne pourra pas tout faire à elle toute seule, à agir dans ce domaine et en ce sens.

En attendant, outre la régularisation, nous devons cesser d'entretenir un certain nombre de fantasmes. La politique actuelle qui conduit à empêcher quelqu'un qui réside outre-Méditerranée de venir assister aux obsèques de sa mère, de son père, de son frère ou de son fils, parce que les conditions de délivrance de visas sont telles que cela relève de la course du combattant, et à fermer les frontières en donnant l'apparence que l'Europe est une forteresse assiégée doit être interrompue et modifiée non seulement parce qu'elle est inutile et inutilement blessante (contrairement à ce qu'on pense, tous les gens ne souhaitent pas venir vivre en France et, quand on vit en France, ce n'est pas toujours par plaisir ni pour manger le gâteau français), mais aussi parce qu'elle induit de l'illégalité et de la clandestinité.

La comparaison va vous paraître un peu exagérée, mais ce qui est en train de se passer avec le tabac est exactement de la même nature. Lorsqu'on veut absolument bloquer quelque chose, on trouve des dérivatifs. Si la Ligue est très attachée -elle y a elle-même participé à plusieurs reprises- à dénoncer les réseaux de passeurs et à vouloir y mettre un terme, il ne faut jamais oublier qu'en ce domaine, à l'inverse des lois du marché, ce n'est pas l'offre qui fait la demande mais la demande qui fait l'offre.

Nous devons aussi favoriser la liberté d'installation sur le territoire, et je distingue bien la liberté de circulation, qui me paraît devoir être respectée et mise en oeuvre, d'une liberté d'installation qui ne pourra pas ne pas exister un jour pour les raisons que j'ai évoquées dès le début de mon propos : dans une société globalisée, nous ne l'éviterons pas et il ne pourra pas en être autrement. Comme le disait Soljenitsyne, il faut aussi ouvrir les rideaux et regarder ce qui se passe à l'extérieur.

Certes, l'ouverture des frontières tout de suite et ex-abrupto n'est pas concrètement envisageable. En même temps, il faut prendre conscience que tous les experts, d'où qu'ils viennent, quels qu'ils soient et quelle que soit leur nationalité, disent que l'Europe ne pourra pas se passer de populations immigrées.

Comment gérer cette question ? Personne ne détient de solutions toutes faites, mais ce n'est certainement pas en adoptant les mesures qui ont été adoptées depuis quelques années que l'on y répond, pas plus qu'en se livrant à des politiques de quotas. Pour autant, je ne crois pas que nous puissions, sur ce terrain, faire autre chose que ranimer le débat démocratique, mettre le sujet sur la table et en discuter dans le cadre des principes de la République.

Cela exclut que l'on fasse siennes les thèses d'une extrême droite qui, malheureusement, semblent aujourd'hui en vogue au point qu'un jour, on finira par se demander -et les électeurs nous l'ont déjà montré- si nous ne risquons pas, nous tous qui sommes attachés au système républicain, d'être dépassés par l'original, sachant qu'un jour ou l'autre, les électeurs préféreront celui-ci à la copie.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le président. Nous avons écouté avec beaucoup d'attention les propos que vous venez de tenir concernant le domaine qui nous intéresse : celui de l'immigration clandestine. Avant d'engager le débat, je vais demander à notre rapporteur de vous poser quelques questions.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le président, j'avais quelques questions à vous poser, auxquelles vous avez répondu dans votre propos, notamment sur la réglementation envisagée et, en particulier, sur le lien existant entre le mariage et le titre de séjour, une question technique mais importante. Cela dit, on entend parfois l'idée selon laquelle les droits sociaux accordés à des gens en situation irrégulière constituent aussi, peut-être, un encouragement à l'immigration clandestine. En tant que rapporteur de cette commission, je souhaite aborder clairement ce point.

M. Michel Tubiana .- Excusez-moi, mais je ne comprends pas bien votre question. Vous voulez vraiment parler des droits sociaux accordés à des populations en situation irrégulière ?

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Oui, en situation irrégulière. Je souhaiterais avoir votre avis sur ce point.

Par ailleurs, il ressort de vos propos que la situation juridique actuelle ou passée ne représente pas pour vous une solution alors qu'il m'a semblé comprendre que vous reconnaissiez l'existence d'une immigration irrégulière. Quelles propositions concrètes seriez-vous susceptible de faire en dehors de celle d'une régularisation et comment concevriez-vous les choses de façon très pragmatique pour apporter une véritable solution à une situation que vous décrivez comme dramatique ?

M. Michel Tubiana .- Je la trouve dramatique du côté des étrangers et non pas en ce qui concerne la situation de la France.

Il faut distinguer deux choses : les étrangers qui sont installés en France irrégulièrement et la question de l'accès aux frontières.

La question de l'accès aux frontières se divise elle-même en deux éléments : la liberté de circulation (qui, vous le savez, n'existe pas pour un certain nombre de pays et dont je tiens clairement à dire qu'elle doit être rétablie) et la liberté d'installation, qui va dépendre de multiples critères et, notamment, de l'ensemble des avis d'experts au niveau européen. J'insiste beaucoup sur cette question de niveau européen car nous ne pouvons plus gérer cette question de manière nationale. Ce n'est absolument pas possible.

Nous avons donc besoin de discuter. Sur la question de la liberté et de l'installation, dont j'affirme que c'est un principe qui sera nécessairement mis en oeuvre tôt ou tard et progressivement, nous devons définir les modalités. Sur le plan financier, si on réorientait les crédits plutôt que de pratiquer cette traque aux étrangers à laquelle on se livre actuellement, avec les conséquences que cela a sur toutes les catégories de population installées dans ce pays et qui ont la nationalité française, entre autres, je pense que l'on dégagerait assez de moyens sur l'accueil, notamment.

Cela dit, encore une fois, j'appelle au débat sur ce plan. Entre le fait de dire, comme l'écrivent certains de mes amis, que, si on ouvre les frontières, il est un fantasme de dire que les gens viendront, et le fait de dire qu'il faut fermer les frontières pour que personne ne rentre (à cet égard, permettez-moi de dire clairement que l'immigration choisie ou raisonnable est un mensonge puisqu'il s'agit en fait d'une fermeture totale avec un arbitraire total), entre ces deux extrêmes qui s'expriment, donc, je n'aurai pas de tentation centriste. Je dis simplement qu'il faut mettre le débat sur la table et que nous devons réfléchir en sachant que des hommes et des femmes continueront à arriver, que nous en avons besoin et que nous devons cesser d'en faire un objet de polémique politique détestable.

Cela passe-t-il par des quotas nationaux ? Non, parce que, dans ce cas, nous ferions comme les Américains qui viennent d'installer des bases américaines en Roumanie, en négociant au plus fort et en « achetant » tel ou tel pays.

Si nous fixons des quotas par profession, nous avons le risque, souligné par le président de la République lui-même, de voir partir les élites de ces pays pour venir chez nous.

Il nous faudra donc probablement admettre que cela se fera de façon empirique, dans le cadre d'une gestion au quotidien, mais il me semble que cela doit se fonder sur le respect des droits. A cet égard, je vous rappellerai, monsieur le rapporteur, que, sur ce terrain, la France est tenue par un certain nombre de conventions internationales et que, sauf à les dénoncer, nous ne pourrons pas supprimer un certain nombre de droits sociaux aux étrangers réguliers ou irréguliers.

Je vous rappelle aussi qu'à l'initiative du GISTI, mais aussi de la Ligue des droits de l'homme et de la Fédération internationale des droits de l'homme, la France a été partiellement condamnée, et relaxée au bénéfice du doute, si je peux me permettre cette expression, par le Comité de contrôle de la charte sociale sur la question de l'aide médicale d'Etat.

En ce qui concerne les étrangers installés en France, la Ligue n'a jamais dit et ne dira jamais qu'il n'y a pas d'expulsion possible ou de « police des étrangers » sur ce terrain, mais nous constatons au quotidien (j'y mets toute l'expérience d'une organisation qui, encore une fois, a 107 ans) l'arbitraire, l'injustice et le développement de la haine.

Alors que moins de 10 % des personnes incarcérées, dans le cadre des événements qu'ont connues certaines de nos banlieues, sont étrangers, je suis frappé par la manière de les pointer du doigt et par l'arbitraire auquel ils sont constamment soumis. Je vous en conjure : allez dans les préfectures, allez voir les bureaux des étrangers à 6 heures du matin, usez de votre pouvoir pour entrer dans les centres de rétention ! Il est désolant pour ce pays et sa tradition que quelqu'un de l'extérieur, en l'occurrence M. Gil-Roblès, soit obligé de venir nous rappeler aux règles minimum de décence sur l'état des centres de rétention et de dépôt.

Nous sommes là dans « l'infra droit » et cela pèse très lourdement sur le troisième thème de notre triptyque républicain, la fraternité, un sentiment qui n'est pas codifiable, qui n'est pas inscrit dans les textes mais qui est le vécu d'un corps social, le lien qui se fait dans le cadre des solidarités immédiates.

Tout cela a des conséquences pratiques : que vous le vouliez ou non, cela veut dire que l'on va contrôler quelqu'un parce qu'il est noir et parce qu'un Noir a plus de chance d'être un étranger en situation irrégulière qu'un Blanc ! Ce n'est pas plus compliqué que cela, et je ne pense pas que monsieur le sénateur Othily me démente.

M. Georges Othily, président .- Pas du tout : j'ai été encore contrôlé moi-même hier soir. Dans ce cas, je ne montre jamais ma carte de sénateur, mais, quand on commence à me tutoyer, je la sors, je demande au policier, en lui parlant très convenablement, de me donner son nom et son numéro de matricule que j'envoie régulièrement au ministère de l'intérieur, lequel me fait ensuite une gentille lettre en me disant que l'on a rappelé ce monsieur à l'ordre.

M. Michel Tubiana .- Puis-je vous suggérer, monsieur le président, de saisir la Commission nationale de déontologie de la sécurité, puisque vous savez que nous sommes obligés de passer par vous ou par d'autres parlementaires pour le faire. Pour le coup, vous pourriez le faire dans votre propre intérêt ou demander à l'un de vos collègues de le faire.

M. Georges Othily, président .- Je veux dire par là que nous ne sommes pas à l'abri.

M. Michel Tubiana .- Toute situation tragique revêt parfois une dimension un peu ridicule. Il y a quatre ou cinq ans, au commissariat central de Cergy-Pontoise, le policier de faction voit arriver un grand monsieur noir qui lui dit : « Je voudrais voir le commissaire de police ». L'officier de police lui dit alors : « Bamboula veut voir le commissaire de police ? » et le monsieur répond : « Le substitut du procureur de la République voudrait contrôler les registres de garde à vue » !...

M. Georges Othily, président.- C'est un état d'esprit.

M. Michel Tubiana .- Certes, mais si vous pratiquez cette chasse au quotidien (et ce que j'ai dit à propos des Noirs s'applique tout aussi bien aux Arabes, aux Maghrébins et autres), vous détruisez le lien social.

M. Georges Othily, président .- Cela peut arriver tout aussi bien à quelqu'un des Alpes de Haute-Provence... J'ai connu ce problème pendant la guerre d'Algérie lorsque j'étais étudiant. J'étais dans un excellent lycée, le lycée Jacques Decourdemanche...

M. Michel Tubiana .- Un ancien membre du comité central de la Ligue des droits de l'homme qui s'est fait fusiller.

M. Georges Othily, président .- ...et après chaque sortie, du fait des bagarres qui s'engageaient, nous étions emmenés au poste de police tout simplement parce que nous étions un peu basanés, et c'étaient alors nos parents qui devaient venir nous chercher.

M. Michel Tubiana .- Cela n'a pas vraiment changé.

Mme Eliane Assassi .- Cela existe toujours, en effet.

M. Alain Gournac .- Je voudrais revenir sur vos propos, monsieur le président. Vous nous avez dit que l'ensemble des mesures a été décidé à un certain niveau, que cela vient des ministres et du Gouvernement, que le Parlement doit s'exprimer et qu'il faut ouvrir une discussion beaucoup plus démocratique englobant les associations, les syndicats...

M. Michel Tubiana .- ...et les partis.

M. Alain Gournac .- Il y a un système pour cela : le référendum. Imaginez-vous qu'il faille aller jusqu'au référendum ?

M. Michel Tubiana .- Bien que cela ne soit pas ma famille politique, je vous rappellerai que, lorsque le général de Gaulle a institué le référendum, c'était sur des questions fondamentales concernant les institutions et non pas sur les questions de société. A tort, François Mitterrand a essayé d'étendre le champ du référendum et, fort heureusement, c'est le Sénat qui s'y est opposé à l'époque, quels que soient les motifs réels qui étaient derrière cette opposition. En effet, je ne pense pas que l'on peut discuter de questions de cette nature par la voie référendaire. Sinon, vous ferez rétablir la peine de mort ou bannir l'avortement !

Je vous le dis très amicalement, mais il est un peu inquiétant de ne concevoir le débat démocratique qu'au Parlement ou par la voie référendaire. Si vous me permettez d'élargir le propos, je pense que les élus sont indispensables (la Ligue n'a jamais fait partie des organisations qui considèrent que les élus ont un mandat impératif), mais que vous ne pouvez plus fonctionner avec la délégation de responsabilité qui se pratiquait au début du siècle dernier. Il ne s'agit pas de se substituer aux élus, mais d'envisager différemment l'élaboration de la décision.

Je suis parfaitement clair sur ce point : en tant qu'association, je n'ai aucune légitimité. Les élus sont parfaitement légitimes et je ne dis pas le contraire, mais la légitimité n'a rien à voir avec le fait de débattre et je suis, comme vous, comme un syndicat ou comme n'importe qui, légitime à participer au débat. Il faudra donc, tôt ou tard, que nous comprenions tous que nous avons besoin de revisiter les conditions dans lesquelles les décisions sont prises et s'élaborent.

C'est effectivement ce qu'on a communément l'habitude d'appeler la démocratie participative. Il y a ceux qui pensent que cela doit aboutir à mettre les élus de l'autre côté -je n'en suis pas- et ceux qui pensent que cela doit permettre de faire participer à la décision, les élus décidant ensuite car c'est leur responsabilité. C'est pourquoi, pour moi, l'alternative n'est pas entre le référendum et le Parlement.

M. Alain Gournac .- Le problème, c'est que vous entrez dans un terrain dangereux, à moins que vous ayez déjà décidé quelles seraient les associations qui feraient partie de ce débat. Aujourd'hui, sincèrement, si nous avions ce débat, monsieur le président, je ne sais pas ce qui se passerait.

M. Michel Tubiana .- C'est un autre débat.

Mme Catherine Tasca .- J'ai deux questions à vous poser.

Premièrement, compte tenu de votre expérience et de celle de la Fédération internationale, pensez-vous qu'il y a un meilleur traitement de l'immigration dans tel ou tel pays d'Europe ou du monde ?

Ma deuxième question concerne ce traitement de l'état de l'opinion. Vous avez insisté dans votre exposé -et je partage votre constat- sur le fait que le racisme et la xénophobie, aujourd'hui, sont des sentiments qui ne sont plus tus, qui sont même revendiqués et proclamés et qui vont jusqu'à inspirer un certain nombre d'initiatives politiques. A côté de cela, vous nous dites vous-même, comme les associations qui vous ont précédé, que la réalité est une grande stabilité quantitative du problème de l'immigration. Il y a donc là un écart qui ne relève pas du monde objectif.

Comment pensez-vous que les élus de la nation puissent travailler -vous avez évoqué les sources du mal en parlant de l'insuffisance du développement-, au-delà de votre proposition de grand débat démocratique, sur l'état de l'opinion dans ce domaine ?

M. Michel Tubiana .- Sur le premier point qui concerne un meilleur traitement de l'immigration, tout est toujours relatif. Bien évidemment, j'ai cité tout à l'heure l'Italie et l'Espagne sur la période de régularisation car je considère que cela a été un meilleur traitement, mais, au niveau européen, nous constatons malheureusement que la question est posée un peu partout dans les mêmes termes, même si, ensuite, on trouve des nuances et des pratiques différentes. Il est à la gloire de notre pays que, par exemple, nous ne pratiquions aucune discrimination à l'emploi à l'égard des étrangers en situation régulière, contrairement à bon nombre de pays de l'Union européenne, puisqu'il est légal, dans le cadre de l'Union européenne, de pratiquer une telle discrimination à l'emploi au profit des nationaux, par exemple.

En fait, on s'aperçoit que l'on entend de plus en plus la notion d'étranger au sens où les Grecs entendaient les barbares et que la référence historique devient malheureusement une constante : nous serions assiégés. Quand on considère les débats qui sont menés au sein du Conseil de l'Union européenne, on est atterré de constater les liens qui se font et qui font que l'on passe de l'immigration au terrorisme, à la violence, à l'insécurité ou à l'islam ! Les amalgames sont meurtriers, à la fois individuellement et collectivement, parce que cela revient toujours à désigner.

Il y a toujours un hiatus entre les comportements personnels et les effets collectifs de telle ou telle politique. Je me garderai bien de dire que tel ou tel homme politique est raciste ou xénophobe parce qu'il a tenu des propos qui peuvent être racistes ou xénophobes : je ne suis pas dans la tête de cet homme ou de cette femme politique pour me permettre de dire fondamentalement qu'il l'est ou non et je m'en garderai donc bien. Pour autant, je sais que ces propos peuvent avoir et ont parfois des conséquences racistes et xénophobes.

Cela m'amène à votre deuxième question. On a exactement le même problème quand on fait des enquêtes sur le sentiment de victimisation et non pas sur le fait réel de l'insécurité. Quand on demande aux gens s'ils se sentent en danger, on constate qu'il existe un hiatus faramineux (ne croyez surtout pas que je le dise par souci polémique, mais parce que c'est très révélateur) puisque l'une des villes dans lesquelles le sentiment d'insécurité et de victimisation est ressenti de la façon la plus importante est Neuilly-sur-Seine.

M. Philippe Dallier .- Pourquoi ? Cela voudrait-il dire que les habitants de Neuilly-sur-Seine ont le sentiment d'être des victimes ?

M. Michel Tubiana .- Non, pas du tout. Il y a en fait deux types d'enquête. On peut demander aux gens s'ils ont été victimes de tel ou tel fait relevant de l'insécurité et il s'avère qu'à Neuilly, la question ne se pose pas, mais on peut aussi leur demander s'ils ont le sentiment d'être en situation d'insécurité (c'est ce qu'on appelle les enquêtes de victimisation). Or on constate que les taux sont élevés dans un certain nombre de quartiers auxquels nous pouvons tous penser, mais que l'on trouve la même chose à Neuilly-sur-Seine ainsi qu'au fin fond de la France où il n'y a pas un seul délit et où on voit tout juste un képi une fois de temps à temps ! Nous nous retrouvons un peu dans cette problématique.

Excusez-moi, mais l'exploitation du sentiment de peur et les diatribes contre les étrangers produisent les mêmes effets et vous me permettrez de dire avec un peu de solennité que certains jouent avec le feu.

Je me rappelle un dessin de Plantu qui était paru en première page du Monde dans les années 80 à propos de je ne sais quelle énième percée du Front national. On y voyait un vieux monsieur passer en jugement en l'an 2020, le juge disant : « Donc, à cette époque-là, vous aviez considéré pouvoir vous allier avec le Front national ? » et le vieux monsieur répondant : « Vous comprenez, je ne savais pas qui ils étaient ! », son avocat le tirant par la manche en lui disant : « Allez-y mollo, quand même, c'est un peu fort ! ».

Toute proportion gardée, il faut avoir cela présent à l'esprit. Aujourd'hui, un certain nombre de rhétoriques sont une copie conforme de celle du Front national. Je ne suis pas en train de diaboliser le Front national. Au demeurant, pour l'extrême droite française, il n'y a guère qu'après le tabou de la Seconde guerre mondiale, c'est-à-dire pendant le gaullisme, pour les raisons que l'on connaît de son opposition au gaullisme, qu'elle est tombée dans les oubliettes, mais avant la guerre, elle faisait 20 % des voix et ce n'est donc pas une nouveauté dans l'histoire française.

Ce qui est tout aussi grave, c'est quand on se met à exploiter ces rhétoriques. J'avoue que je ne comprends pas cela parce qu'on joue avec le feu. Cela ne veut pas dire forcément que ces hommes et ces femmes viendront au pouvoir, mais qu'on légitime, à l'intérieur de la population, leur discours et leur pensée et c'est cela qui est en train d'être fait aujourd'hui.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Vous avez parlé de la question européenne qui est aujourd'hui incontournable et nous avons assisté récemment à des expulsions « groupées » avec une tournée européenne des charters. J'aimerais savoir ce que vous en pensez en termes de légalité.

Ma deuxième question sera plus nationale. Aujourd'hui, en France comme dans beaucoup de pays d'Europe, la gestion de l'immigration appartient au ministère de l'intérieur, c'est-à-dire qu'on la rapproche de tout ce qui est lié à la police. Ne pensez-vous pas qu'il pourrait y avoir d'autres possibilités, sachant que la question de l'immigration touche à d'autres problèmes que la police et pose elle-même, de façon transversale, d'autres questions de société ?

M. Michel Tubiana .- Sur le premier point, on voit bien qu'il faut montrer ses muscles. L'affrètement des charters ne pose pas simplement la question de savoir s'il faut mettre des gens dans un avion : à la limite, on pourrait raisonner en termes d'efficacité. Le problème, c'est que, lorsque vous louez un charter, cela coûte cher et qu'il faut donc le remplir. Par conséquent, avec la meilleure volonté du monde, quand on a des pouvoirs arbitraires, on les applique arbitrairement et quand on a des contraintes de cette nature, on y satisfait.

Que ce soit au niveau européen ou au niveau français, c'est le type de méthode qui ne peut que provoquer des injustices et de l'illégalité.

Permettez-moi quand même d'ajouter que nous en avons assez de voir ces effets d'annonce détestables sur le dos de sujet aussi graves. On ne peut pas en permanence -je précise que cela a été fait du temps de Mme Cresson comme aujourd'hui- avoir un ministre ou un Premier ministre qui dit qu'il fait des charters français ou européens alors qu'on n'en voit pas ...

M. Alain Gournac .- Le dernier n'était pas plein : il n'y avait que 27 personnes dedans ! Le vol n'a donc pas eu lieu.

M. Michel Tubiana .- Parce que cela coûte trop cher, bien sûr ! Il faut arrêter ! Qu'est-ce que signifie cette façon de montrer ses muscles sur le dos des gens et, surtout, sur le dos d'un sujet aussi grave ?

Je vous rappelle qu'en 1983, la campagne des municipales était partie sur la question de l'immigration et que la totalité des Eglises, des obédiences maçonniques et des organisations de défense des droits de l'homme avaient signé alors un appel à la fraternité (cela me revient à l'esprit parce que c'est moi qui l'avais négocié pour la Ligue à l'époque, et il faudrait d'ailleurs ressortir ce texte car il reste pertinent) pour rappeler à tout le monde que ce n'était pas un sujet de polémique. Cette réflexion est toujours d'actualité.

Quant à votre deuxième question sur le fait que la gestion de l'immigration appartient au ministère de l'intérieur, je sais qu'un certain nombre d'associations demandent le transfert de la gestion de ce dossier au ministère des affaires sociales. Il y a des traditions dans un pays et je veux bien que la symbolique ait une importance, mais, en même temps, il y aura toujours un aspect policier.

Normalement, ce sujet est censé être transversal du fait du contrat d'intégration, mais je voudrais dire quand même deux mots sur le rôle du ministère des affaires sociales parce que, comme vous le comprenez bien, toutes ces questions sont mêlées.

On ne peut pas tenir un discours relatif à l'intégration des étrangers en France tout en menant cette politique en matière de naturalisations qui impose d'attendre quatre ans pour être naturalisé, et je ne parle même pas de gens qui posent problème : c'est le délai normal. Quand je songe au nombre de ministres que j'ai entendu s'opposer au droit de vote des étrangers aux élections locales en disant que la solution est la naturalisation, je m'aperçois qu'il faut mettre en accord les actes et les paroles. C'est un serpent de mer : cela fait au moins vingt ans qu'on en parle.

J'ajoute que nous voyons maintenant des refus de naturalisation fondés sur des critères discriminatoires. Nous ferons en sorte -et je suis heureux que ce soit consigné- que les gens qui mettent cela en oeuvre soient pénalement poursuivis. Refuser la naturalisation d'une femme simplement parce qu'elle porte un voile est un scandale raciste et discriminatoire et, s'il faut aller jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme, nous ferons sanctionner la France pour cela. C'est aussi l'un des critères liés à la question de la naturalisation.

J'en viens au contrat d'intégration. Quand j'entends Mme Blandine Kriegel, présidente du Haut-Conseil à l'intégration et en même temps conseillère aux droits de l'homme de M. Chirac -je précise en passant qu'on ne l'a jamais vue sur le terrain des organisations de droits de l'homme- nous répondre que le contrat d'intégration est une réponse à la question de l'immigration, nous ne pouvons pas être d'accord : cela n'a aucun rapport puisque le contrat d'intégration concerne uniquement des gens qui sont arrivés régulièrement en France et non pas l'intégration de ceux qui sont déjà ou qui veulent venir en France.

Quand vous voyez que, dans ce contrat d'intégration, on rappelle les principes de la République -ce dont je ne peux que me féliciter-, en n'en citant que six et que, parmi ceux-ci, on ne cite ni la liberté, ni l'égalité, ni la fraternité mais qu'en revanche, on inscrit la propriété et le fait qu'il ne faut pas battre sa femme, je m'interroge sur le sens profond de ce qu'il peut y avoir derrière un tel rappel. Je suis bien évidemment d'accord sur le fait qu'il faut respecter la propriété d'autrui et ne pas battre sa femme, mais il n'empêche que, lorsque je ne vois pas rappeler la liberté, l'égalité et la fraternité, je me dis que la disproportion des deux côtés de la table est grande.

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, nous avons apprécié les propos de M. Michel Tubiana, que je remercie d'avoir répondu à nos questions et d'avoir été, comme à l'accoutumée, aussi direct.

Audition de Me Pierre PARRAT, membre de la Conférence des bâtonniers,
Me Gérard TCHOLAKIAN, membre de la commission des libertés
et des droits de l'homme du Conseil national des barreaux,
et Me Dominique TRICAUD, membre du Conseil de l'ordre des avocats
au Barreau de Paris
(7 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, messieurs, d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Parrat, Tcholakian et Tricaud prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Nous allons vous donner la parole pour un exposé liminaire, après quoi nous entrerons dans un débat et nous vous poserons quelques questions.

Me Pierre Parrat .- Monsieur le président, mesdames et messieurs, merci de nous avoir conviés dans le cadre de la commission d'enquête que vous avez créée. Nous sommes des professionnels du droit, des avocats et, par conséquent, le regard que nous jetons sur l'immigration, clandestine ou non, est un regard de juristes.

Notre intervention aura trait exclusivement aux problèmes juridiques liés aux personnes qui sont sur notre territoire sans raison ou sans avoir la possibilité d'y rester. Pour ma part, je vais vous montrer ce que vit un avocat de base. Lorsque des gens sont en situation irrégulière et, par conséquent, déférés à l'autorité administrative, puis à l'autorité judiciaire, les avocats sont là pour les assister, les défendre et faire en sorte que la mesure qui est susceptible d'être prise à leur égard entre dans un cadre légal, puisque nous sommes dans un Etat de droit et qu'il faut respecter les règles.

L'avocat de base, sachez-le, est confronté à quelques difficultés. Les premières sont d'ordre purement juridique. En effet, la législation est extrêmement complexe : l'ordonnance de 1945 a été modifiée à de multiples reprises et les textes s'empilent. La législation est extrêmement complexe parce que nous sommes à la fois dans un cadre administratif et dans un cadre judiciaire avec des compétences qui ressortissent de la juridiction administrative et d'autres de la compétence du juge judiciaire, juge de l'exécution. L'avocat auquel on demande d'intervenir à la suite de l'interpellation d'une personne en situation irrégulière ou qui est soupçonnée de l'être doit intervenir dans des délais extrêmement brefs, parce que la loi a prévu dans ce domaine des délais très courts, aussi bien sur le plan judiciaire que sur le plan administratif, ce qui n'est pas facile.

En effet, on demande aux avocats, notamment dans le cadre de la commission d'office, d'être présents à tout moment et ce sont les bâtonniers qui désignent régulièrement des jeunes confrères pour s'occuper de ce type de litiges. Ces avocats sont alors dans l'obligation d'intervenir dans des délais très courts et dans des lieux différents, ce qui ne manque pas de poser problème.

Je vous rappelle qu'outre les interventions que nous faisons devant les tribunaux, nous intervenons parfois dans des lieux décentralisés, notamment dans des aéroports, dans des conditions qui ne sont pas faciles et qui ne facilitent pas la bonne défense, celle à laquelle, me semble-t-il, tout justiciable doit avoir droit, c'est-à-dire le fait d'être défendu par quelqu'un de compétent qui connaît le dossier et qui peut apporter à la juridiction saisie les éléments essentiels et indispensables.

C'est une première difficulté à laquelle les avocats sont soumis et nous nous interrogeons -mais peut-être votre commission trouvera-t-elle la solution- sur l'utilité d'unifier les différents contentieux. Il semble anormal qu'il y ait un contentieux judiciaire et un contentieux administratif alors que, s'agissant des mêmes problèmes, on pourrait confier cela aux mêmes juges. C'est en tout cas une réflexion que l'on doit se faire.

J'en viens à un deuxième problème qui nous interpelle, nous, avocats. Quelle que soit la situation des personnes qui sont en situation irrégulière, nous sommes tous très attachés à ce qu'elles soient traitées avec humanité et dignité. S'il faut les expulser, on le fera après le filtre judiciaire, bien entendu, mais quand elles sont ici, dans nos centres de rétention, il faut qu'elles soient traitées humainement et dignement. Nous avons le sentiment -c'est en tout cas ce que nos confrères nous font remonter dans toutes nos villes de France- que les conditions de la rétention ne sont pas exceptionnelles et que, bien au contraire, nous sommes proches, dans certains cas, de conditions inadmissibles et inacceptables.

La situation géographique des locaux et leurs caractéristiques doivent être envisagées avec un autre regard et certainement faudrait-il opérer un meilleur contrôle de cette rétention sur le plan des locaux et de l'administration des locaux eux-mêmes.

En effet, nous sommes aujourd'hui loin du domaine pénitentiaire : il n'y a pas la structure que nous connaissons dans les maisons d'arrêt et les centres de détention, soumis à un cadre juridique extrêmement précis, avec des spécialistes qui sont capables de s'occuper de traiter avec dignité et humanité ceux qui sont en détention. J'ai le sentiment -c'est ma fibre d'avocat qui m'amène à le dire- que la rétention est en réalité une véritable détention. Quand on sait que la tendance -c'est d'ailleurs la loi- veut que l'on allonge régulièrement les délais de rétention (cela peut aller jusqu'à trente-deux jours aujourd'hui), on comprend que l'on se rapproche d'une véritable incarcération de celui qui devrait être retenu pendant quelques jours seulement. Cela mérite qu'effectivement, on se pose la question de ces véritables conditions de rétention.

J'ai une suggestion à vous faire. L'article D. 180 du code de procédure pénale prévoit l'existence d'un contrôle des établissements pénitentiaires. Il existe une commission de surveillance composée du préfet, du maire de la commune où se situe l'établissement pénitentiaire, du bâtonnier de l'ordre correspondant à cette ville et de toute une série de personnes qui a la possibilité de visiter régulièrement les établissements pénitentiaires, au moins une fois par an. Je pense que, dans le cadre du souci qui est le nôtre de respecter les gens qui sont dans ces centres ou de la nécessité de donner le sentiment qu'il y a un véritable respect des conditions de rétention des personnes en question, il faudrait créer, pour les centres de rétention, une commission calquée sur celle qui existe dans le cadre pénitentiaire.

Sans doute faudrait-il donner également à cette commission un certain nombre de pouvoirs. Un avis ne me paraît pas suffisant ; il serait bon d'aller jusqu'aux recommandations, peut-être davantage, mais c'est une réponse que je ne peux pas apporter personnellement. En tout cas, je pense que si on se montre beaucoup plus vigilant et si on contrôle un peu mieux les choses, nous aurons, les uns et les autres, moins de difficultés.

Il faut savoir que nous sommes au bord de l'explosion aujourd'hui parce que l'immigration clandestine est importante, que les centres de rétention se remplissent de plus en plus et que l'allongement de la durée de la rétention fait que tous les centres sont pleins. J'ai lu dans les débats qui ont eu lieu au sein de votre commission que quatre personnes sur cinq à l'encontre desquelles des décisions d'expulsion avaient été prises restaient sur le territoire français parce qu'on n'avait pas exécuté ces décisions. Nous sommes dans une situation qui va se pérenniser et qui va même s'amplifier parce que le système est tel aujourd'hui qu'on n'a pas les moyens, semble-t-il, de résoudre les difficultés auxquelles on est confronté. C'est certainement un problème budgétaire.

Voilà les réflexions que j'avais à vous faire pour ma part, monsieur le président, mesdames et messieurs. Mes confrères vont poursuivre.

Me Gérard Tcholakian .- Vous nous avez invités en tant qu'avocats. Or nous avons peut-être un avantage sur tous ceux qui nous ont précédés ou que vous entendrez après nous parce que nous sommes au coeur du dispositif : nous sommes ceux qui côtoyons les étrangers sans papiers, qui rencontrons les magistrats chargés de les juger et qui sommes en contact avec les services de police et les services préfectoraux, notamment dans tout le contentieux du refus de délivrance de titres de séjour. A partir de là, nous avons une certaine expertise et un certain savoir que nous souhaiterions vous communiquer.

Etre au coeur du dispositif, cela signifie que, dans nos cabinets, nous recevons régulièrement des familles ou des étrangers qui font l'objet de mesures d'éloignement ou de mesures de refus de séjour, pour ne prendre que cet exemple.

Comme je veux être bref, je me contenterai d'aborder deux points.

Le premier est lié aux objectifs de votre commission d'enquête que je cite : « Il importe de contrôler que nos services publics des douanes, de police, de gendarmerie, de justice, etc. travaillent correctement. Il nous incombe également de nous assurer que les lois que nous avons votées au mois de novembre et décembre 2003 sont parfaitement appliquées. » C'est bien le coeur du problème.

Aujourd'hui, les décisions prises par les administrations, notamment les préfectures, posent de véritables problèmes. Au sein des préfectures, le service des étrangers est confronté à des objectifs qui pourraient consister, en gros, à moins régulariser et à plus éloigner que l'année précédente, avec des fonctionnaires qui ont souvent de grosses difficultés de formation, parce que les textes changent régulièrement et que l'on ne prend pas toujours le temps de les informer ou de les former. Ils se trouvent ainsi confrontés à des situations humaines et juridiques qui les conduisent à prendre des décisions soit en matière de séjour, soit en matière d'éloignement, qui posent un certain nombre de difficultés.

Nous apprenons régulièrement, notamment dans la presse, qu'un jeune élève, un jeune étudiant ou une mère de famille se trouve, après une décision de refus de séjour ou de renouvellement de titre de séjour, confronté à une mesure d'éloignement. Je pense donc qu'il convient de se pencher sur le travail des préfectures : un travail de formation et d'éducation, mais aussi un travail de prise de conscience que les décisions qui sont rendues par ces administrations peuvent faire l'objet de recours, avec des difficultés sur lesquelles je vais revenir dans un instant.

Une idée pourrait être de placer à l'intérieur des préfectures un médiateur qui aurait pour objectif, indépendamment des logiques politiques et statistiques, de faire un travail de médiation entre des étrangers qui font l'objet de décisions de refus de séjour et une administration qui n'a pas toujours nécessairement la pleine lucidité sur le traitement d'un dossier. C'est une éventuelle proposition ou réflexion sur laquelle nous pourrions travailler.

D'un autre côté, il y a le problème, bien réel, du traitement par le juge de ces dossiers. Le juge administratif est le juge le plus démocratique du monde, en tout cas en France, parce qu'on peut le saisir par tout moyen sous une forme très simple, mais la grosse difficulté, c'est qu'aujourd'hui, les décisions rendues par les juges administratifs le sont souvent à titre posthume. En effet, pour prendre l'exemple du tribunal administratif de Paris, le délai d'audiencement pour certains dossiers de refus de séjour ou de refus de regroupement familial est de trois ou quatre ans.

Dans une situation comme celle-là, l'administration -c'est le sujet de votre commission- fabrique également des clandestins. Quotidiennement, nous avons des jeunes qui passent du cap de la minorité à la majorité, qui doivent alors avoir un titre de séjour et qui auront beaucoup de difficultés pour l'obtenir. Ce n'est que trois ou quatre ans après que le juge sera amené à statuer en première instance. Lorsqu'on imagine éventuellement une procédure d'appel, il faut attendre parfois cinq ou six ans après la décision administrative. Pendant ce temps, ce jeune est dans une situation de sans-papiers avec toutes les difficultés que cela peut présenter, notamment en matière de scolarité.

Nous pourrions donc peut-être réfléchir pour trouver une solution aux délais d'audiencement trop importants devant les juridictions administratives. En effet, dans tous les domaines, que cela relève du droit fiscal ou du contentieux de la collectivité territoriale, les délais sont extrêmement longs, mais, dans la mesure où ces contentieux de la police des étrangers ont toujours une toile de fond humaine, on devrait trouver des solutions simples, notamment grâce à un décret de procédure, de telle sorte que, dans un délai de quatre ou six mois, le juge administratif soit amené à trancher.

Ce serait un bon équilibre, à la fois dans votre préoccupation de contrôler les flux migratoires et l'immigration clandestine, mais aussi dans le respect d'un Etat de droit et de la défense des intérêts de ceux qui se sont adressés au juge mais qui ont des décisions à titre posthume.

Voilà ce que je voulais dire. Je résume ces deux points de réflexion :

- à l'intérieur des préfectures, un médiateur qui pourrait être l'interface entre les avocats et qui pourrait filtrer les dossiers ;

- une administration qui est aveugle à certains moments et, d'un autre côté, un vrai travail de recours avec des magistrats qui statuent dans des délais acceptables, ce qui n'est pas le cas maintenant.

Me Dominique Tricaud .- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, l'Ordre des avocats à la cour de Paris est très honoré de votre invitation. Mandaté par mon bâtonnier, Me Jean-Marie Burguburu, qui aurait souhaité être présent lui-même aujourd'hui, et par mon Conseil de l'ordre, c'est l'Ordre des avocats de Paris que j'engage par mes propos.

Le seul propos personnel que je pourrai tenir en ouverture sera de dire que l'acte fondateur de la vie de mon père, décédé la semaine dernière, a été d'être immigrant clandestin en Angleterre lorsque, en 1943, il a rejoint le général de Gaulle avec une barque à rame, et que j'ai parfois le sentiment, dans mon exercice professionnel, de retrouver le même courage chez un certain nombre d'immigrants qui fuient la famine ou la dictature dans leur pays.

La lutte contre l'immigration clandestine peut vouloir dire deux choses, je vais essayer d'aborder successivement pour vous indiquer la position de l'Ordre des avocats de Paris. Cela peut vouloir dire soit supprimer l'entrée d'immigrants clandestins, soit supprimer le caractère clandestin du séjour de ceux qui y sont. Les deux solutions existent et doivent être envisagées l'une et l'autre.

Dans notre exercice professionnel quotidien, le vrai premier problème est ce que j'appelle les « ni ni », c'est-à-dire les étrangers qui ne sont ni régularisables, ni expulsables, soit pour des raisons humanitaires -vous avez vu passer quelques dossiers-, soit parce que la chaîne des autorités européennes interdit actuellement l'expulsion des Irakiens, des Somaliens ou de certaines minorités ethniques au Kosovo. Il y a donc toutes sortes de populations qui ne peuvent être ni régularisées, ni expulsées, ce qui crée une zone de non droit qui est, à mon avis, source de très grandes difficultés.

Il faut y ajouter que l'absence de courroie d'entraînement entre, d'une part, les décisions des juridictions administratives qui annulent les arrêtés de décision de reconduite à la frontière ou les décisions d'expulsion et, d'autre part, la régularisation du séjour aboutit au fait, la jurisprudence des tribunaux n'étant pas la même dans les deux domaines, que des gens ne sont pas reconductibles à la frontière parce que, pour un certain nombre de raisons, le tribunal administratif considère qu'ils ne peuvent pas l'être, et qu'en même temps, ils ne sont pas régularisables. Là encore, il s'agit d'une zone grise et de non droit qui n'est pas satisfaisante.

Enfin, dernièrement, ce qu'on appelle très improprement la double peine aboutit à la transformation d'étrangers en situation régulière en étrangers en situation irrégulière dans des conditions où beaucoup d'entre eux sont prêts à tout pour ne pas quitter la France, quelles qu'en soient les conséquences pour eux sur le terrain de la répression. J'ai le souvenir d'un jeune Algérien arrivé il y a deux ou trois ans en France demandant à la commission d'expulsion s'il pouvait être expulsé aux Etats-Unis.

J'en arrive à l'évocation de solutions. Notre pratique quotidienne nous amène à en suggérer deux.

Pour évoquer la première, je vais utiliser des éléments de comparaison par rapport à la répression de l'immigration clandestine. Vous allez peut-être me dire que cela n'a rien à voir, mais alors que, dans le domaine des stupéfiants, on considère que les usagers de stupéfiants et les toxicomanes sont des victimes et que ce sont les trafiquants que l'on réprime pour supprimer le trafic, de même que, dans le domaine de la prostitution, on considère que ce sont les souteneurs qu'il faut supprimer afin de protéger leur victime, il est très particulier de constater que, dans de domaine de l'immigration clandestine, la répression s'attaque principalement aux victimes, c'est-à-dire à ceux qui viennent chercher du travail en France. Or, aussi longtemps qu'il n'aura pas été décidé de mettre de véritables moyens en oeuvre pour mettre un terme à l'emploi d'immigrés clandestins, l'appel d'air se poursuivra. Quels que soient les engagements pris depuis un grand nombre d'années par de très nombreux politiques, chacun sait que, dans notre pays, il est à peu près sans risque d'embaucher une femme de ménage ivoirienne ou un maçon bulgare.

Aussi longtemps qu'il se saura qu'en France, on peut trouver un travail et qu'il se saura, du côté des employeurs, que l'aubaine est bonne, on n'arrivera pas à réguler les flux. A ce sujet, il faut peut-être aller jusqu'au bout des incohérences.

Le secteur de la couture dans le Sentier, par exemple, fait savoir fortement, par différents moyens de lobbying, que si on l'empêche de continuer à faire travailler un certain nombre d'immigrés clandestins, c'est toute la couture française qui sera en cause. L'inspection du travail, dans ce quartier, est dans une situation très difficile par rapport à l'équilibre économique de cette situation.

La deuxième solution concerne les immigrés clandestins attrapés, si je puis dire. Quelles solutions peuvent permettre de gérer leur départ ? L'aide au retour a été une très belle initiative, mais il s'avère qu'elle ne fonctionne pas ou qu'elle est très insuffisamment mise en oeuvre. La reconduite d'un Chinois en Chine coûte 30.000 € (c'est le chiffre officiel de l'administration) alors que des solutions telles que des prêts d'honneur appuyés sur des possibilités de retour temporaire pour des sommes qui pourraient être la moitié du coût de la reconduite permettraient à un certain nombre de personnes d'accepter de repartir seuls.

En effet, comme nous le disent beaucoup de gens qui sont sur le point d'être reconduits à la frontière, s'ils pouvaient revenir de temps en temps, ils partiraient. Le fait de partir en sachant qu'ils ne peuvent pas revenir, de ne pas pouvoir faire l'expérience de retourner dans leur pays d'origine, de ne pas avoir de droit à l'erreur ou au repentir, aboutit au fait qu'ils se cramponnent là où ils seraient les premiers à être disposés à partir.

Je prends un exemple très simple : beaucoup d'Africains de l'ouest ont le souhait d'ouvrir un petit commerce, par exemple dans le marché de la vente de jeans, et de revenir en France de temps en temps. Il semblerait donc que, si l'on permettait à ceux qui partent de bénéficier de visas de retour dont la validité serait fondée sur le respect des dispositions de ces visas, avec des prêts d'honneur d'un coût inférieur au coût d'une reconduite, et subordonnés au respect du remboursement, cela permettrait à la fois de maintenir un dialogue de meilleure qualité avec de nombreux pays dont la France est proche et de régler des retours dans le pays d'origine de façon beaucoup plus harmonieuse et moins conflictuelle qu'actuellement.

Enfin, nous aspirons à un traitement plus digne de ceux qui n'ont finalement pas commis un très grand crime quelles que soient les nécessités de leur reconduite. Il n'est pas admissible que la France soit régulièrement clouée au pilori pour ce qui se passe dans les centres de rétention où l'on trouve notamment des enfants qui ne devraient pas y être. Je pense en particulier au dépôt du Palais de justice de Paris qui a encore valu à la France une condamnation du Comité européen contre la torture, il y a quelques semaines.

Il faut que le juge judiciaire, garant des libertés, retrouve un certain nombre des pouvoirs qui lui ont été retirés et, plus généralement, que les choses s'expriment davantage dans la réalité que dans le fantasme. Aujourd'hui, le dogme de la fermeture des frontières de 1974 est violé tous les jours, mais dans une sorte de loterie dans laquelle les régularisations interviennent de façon totalement hasardeuse et, le plus souvent, sans qu'elles rendent compte de la réalité de la gravité ou de l'importance des situations ou du droit de ceux qui obtiennent un titre de séjour.

Récemment, les fédérations du MEDEF de la métallurgie et de la restauration sont venues nous voir en tant qu'avocats pour nous dire : « Nous avons besoin de main-d'oeuvre, quelles solutions peuvent-elles être proposées ? » C'est une réflexion qui sort de mon domaine mais il s'agit finalement de faire en sorte que les besoins de l'économie française puissent être alliés au respect de ceux qui viennent travailler dans notre pays.

M. Georges Othily, président .- Merci, maître. Avez-vous des questions particulières à poser à nos invités, monsieur le rapporteur ?

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Dans leurs interventions, les personnes présentes ont répondu, pour l'essentiel, aux questions que j'envisageais de leur poser.

J'aurais simplement souhaité avoir des précisions sur les conditions matérielles réelles des centres de rétention et des lieux où des avocats sont amenés à intervenir, sur les conditions de leur intervention, mais aussi sur les conditions d'hébergement. Il semblerait qu'il y ait eu des améliorations récemment. Si tel est le cas, je pense qu'il faut le dire aussi. Pouvez-vous le confirmer ? Quels efforts nouveaux seraient nécessaires ?

Me Gérard Tcholakian .- Il est incontestable que des efforts ont été faits depuis une quinzaine d'années que je travaille sur cette question.

Cela dit, je me rappelle qu'en 1993, la situation du centre des étrangers dépendant du préfet de police de Paris, sous le Palais de justice de Paris, était hallucinante, et je remarque que le problème se repose aujourd'hui puisque Alvaro Gil-Roblès a visité ce centre au mois de septembre et qu'il en a dit des choses assez inquiétantes. C'est la particularité du centre de Paris.

Pour le reste, des efforts considérables ont été effectivement faits, mais avec la problématique suivante : la rétention se fait soit dans des centres régionaux de rétention (il y en a environ 22 ou 23 en France), soit dans des locaux de rétention. Or, ce sont les locaux de rétention qui constituent la vraie difficulté du quotidien : ce sont souvent des postes de gendarmerie ou de police qui ne sont pas du tout équipés pour des rétentions très longues. Entendons-nous bien : je parle de rétentions qui, à ce stade, peuvent être de deux ou trois jours, sachant qu'ensuite, les étrangers sont transférés dans des centres régionaux, mais le problème qui se pose aujourd'hui, c'est que, dans la mesure où on est passé d'un régime de douze à trente-deux jours, ces centres sont largement surchargés, ce qui pose des difficultés matérielles de tous ordres à l'administration.

Parmi les recommandations qui ont été faites par le Comité de prévention de la torture, il y a notamment la problématique de l'encadrement. En matière de détention, l'administration pénitentiaire a une culture de la privation de liberté : elle sait le faire. Dans les centres de rétention, malheureusement, ce sont souvent des fonctionnaires de police qui sont affectés à ces tâches et qui n'ont pas de formation spécifique. Le Comité de prévention contre la torture avait recommandé que les personnels soient formés sur l'origine des populations qu'ils ont à garder et sur la gestion de la privation de liberté, mais, finalement, on est passé de 12 à 32 jours et on a toujours les mêmes personnels.

Par ailleurs, il faut savoir qu'au quotidien, dans certains lieux, le droit n'est pas toujours respecté. Le code de procédure pénale prévoit des normes très précises en matière pénitentiaire, mais la réglementation qui a été récemment mise en place reste plus de l'ordre du concept. C'est ainsi que, d'un centre à un autre, les modes de gestion sont extrêmement différents. Cela pose des difficultés pour les étrangers, mais aussi pour les familles qui viennent les voir et pour nos confrères qui viennent les rencontrer à l'intérieur de ces centres.

Problèmes hôteliers, problèmes de droits, problèmes de gestion, problèmes d'encadrement, voilà l'état actuel de la situation de ces centres.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Des audiences sont-elles organisées sur place et les conditions matérielles de ces audiences sont-elles prévues ? Avez-vous eu recours à la visioconférence ?

Me Gérard Tcholakian .- Les premières audiences délocalisées ont eu lieu dans le poste de police de Coquelles, mais cela pose de vraies difficultés, notamment des problèmes en termes d'éthique. Peut-on aujourd'hui juger sereinement dans un univers policier situé à côté d'un centre de tir et d'un chenil, puisque telle est la description de la salle d'audience de Coquelles ? Quant à la salle d'audience de Roissy, elle est encore en attente d'entrée en fonction. A ma connaissance ce sont les deux seules salles d'audience qui sont dans des centres de rétention.

Pour le reste, le quotidien se fait dans les palais de justice avec toutes les difficultés que cela peut poser pour les personnels policiers qui ont la gestion des allées et venues entre les centres de rétention et les palais de justice, mais aussi pour les ordres d'avocats qui doivent mettre en place des permanences portées à bout de bras par les ordres.

Enfin, dans l'état actuel des choses et à ma connaissance, la visioconférence n'a pas encore été mise en place.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Puisque nous sommes sur ce sujet, je voudrais savoir ce que vous pensez de ces lieux d'audience décentralisés.

Me Gérard Tcholakian .- La profession d'avocat est farouchement opposée à la délocalisation des salles d'audience dans les centres de rétention. Un lieu de justice est un palais de justice et la dignité se fait dans un univers qui est celui d'un palais de justice et non pas, assurément, dans un univers policier.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- J'ai trois autres questions à vous poser.

Premièrement, ne pensez-vous pas qu'aujourd'hui, face à l'immigration clandestine, nous avons un véritable recul des droits, notamment quand on s'aperçoit qu'un demandeur d'asile est obligé de payer son interprète alors que celui-ci appartient aux moyens permettant d'organiser la défense de la personne ? En l'occurrence, je pense que le recul des droits à la défense est une réalité. Je ne parle ici que des problèmes d'interprète, mais on pourrait aussi parler de l'aide juridictionnelle qui est de plus en plus souvent refusée et dont certains décrets et circulaires demandent qu'elle soit de moins en moins accordée.

Je passe à ma deuxième question. Vous avez parlé à juste titre des procédures trop longues des juges administratifs. J'ai pu constater dans mon expérience militante que certaines mesures d'expulsion avaient été exécutées et que, ensuite, un tribunal administratif les avait annulées alors que nous savons tous, du moins ceux qui sont sur le terrain, qu'il est impossible d'avoir un visa pour revenir. Le recours suspensif ne pourrait-il pas être une solution et n'y a-t-il pas d'autres solutions à ce vrai problème ?

Ma troisième question concerne ce que vous avez dit sur les prêts d'honneur. On sait que l'aide au retour financée ne fonctionne pas et que l'expérience engagée par M. Chevènement a abouti à un chiffre tellement ridicule que je ne l'ai pas retenu. Le récent rapport sur l'aide au développement dans les pays ACP publié récemment a montré que les transferts financiers effectués par les travailleurs immigrés maliens sont deux fois supérieurs à l'aide donnée par l'Europe, ce qui est énorme. Dans ces conditions, comment voulez vous que l'aide au développement soit réelle, sachant qu'en outre, il ne suffit pas de donner un prêt d'honneur pour aider à la création d'entreprise ? Il faut ajouter à cela le problème du développement démocratique : combien de personnes fuient aujourd'hui non seulement la misère mais aussi les dictateurs ?

A ce sujet, pensez-vous donc vraiment que l'aide au développement et le prêt d'honneur sont une solution ?

Me Dominique Tricaud .- La réponse est dans votre question, d'une certaine manière, mais il est exact que la France est le seul pays d'Europe où les demandeurs d'asile ne peuvent pas être accompagnés de leur avocat lorsqu'ils déposent leur demande devant l'organisme qui correspond à l'OFPRA dans les autres pays, dans la mesure où ils ne bénéficient pas de l'aide juridictionnelle à ce stade.

On constate aussi qu'en France, on manifeste souvent une très grande inquiétude à l'égard des personnes qui peuvent abuser de la procédure de réfugiés. Mais on peut dire dans l'autre sens que l'on découvre de plus en plus de situations dans lesquelles, au contraire, les gens sont passés au travers d'une situation de réfugié. Il faut réfléchir au cadre de la convention de Genève, mais on arrive à des situations absurdes où des personnes qui n'ont pas bénéficié d'un statut de réfugiés ne seront pas reconduites parce que tout le monde admet qu'elles seraient coupées en morceaux à l'arrivée ! Par conséquent, soit on les régularise, soit on leur donne un statut de réfugiés, soit on les renvoie chez elles, mais il faut être cohérent à un moment donné.

En ce qui concerne votre seconde question, nous en sommes à un moment où la machine de la reconduite approche de la surchauffe. L'année dernière, le tribunal administratif de Paris n'a pas audiencé les appels sur des arrêtés de reconduite à la frontière qui n'étaient pas accompagnés d'une mesure de rétention. Dans la mesure où un arrêté doit être exécuté dans un délai d'un an, le tribunal administratif était tellement débordé qu'au bout d'un an, les arrêtés étaient caducs et qu'il n'y a pas eu de jugement.

On rencontre beaucoup de situations de ce genre, et c'est encore plus vrai dans le cadre des expulsions que dans les arrêtés de reconduite à la frontière : on obtient des décisions deux ou trois ans après et quand on essaie alors d'écrire à M. Mamadou Sissoko à Dakar pour lui dire qu'il peut revenir, la lettre lui parvient assez rarement, malheureusement.

Me Gérard Tcholakian .- J'ajouterai un mot sur les travailleurs maliens avant d'en venir à la réponse sur le juge administratif. Lorsque j'avais fait une mission d'enquête sur les événements de Saint-Bernard en 1996, je me suis rendu au Mali, où j'ai eu l'occasion de rencontrer l'ambassadeur et le consul de France à Bamako. Le consul m'a fait part d'un paradoxe qu'il faut entendre, même si je ne sais pas sous quelle forme il faut ensuite l'utiliser et l'interpréter. Il m'a dit que l'argent des travailleurs maliens sans-papiers de Paris qui, chaque année, va à Bamako permet, à Bamako, d'acheter des pneus Michelin qui sont fabriqués à Clermont-Ferrand ou des ailes de Peugeot qui sont fabriquées à Sochaux, en faisant ainsi travailler des travailleurs français : lorsqu'on se promène dans les rues de Bamako, on voit en effet souvent de vieilles 404 Peugeot chaussées de pneus Michelin.

C'est un paradoxe et il faut le prendre comme tel, mais je pense que, dans les questions d'immigration, au-delà de notre légitimité d'avocat, il faut se rendre compte que, lorsque la France envoie des subventions et des aides entre les mains d'organisations gouvernementales, elle n'a jamais l'assurance que l'argent arrive de façon précise au point où cela est nécessaire. En revanche, lorsque des associations maliennes de travailleurs à Paris en situation régulière envoient de l'argent dans la région de Kayes pour financer un dispensaire, on est certain que le dispensaire, lui, sera construit et fonctionnera. C'est un élément à prendre en compte.

Quant au juge administratif, j'ai envie de vous dire que c'est l'espoir de la profession d'avocat car cela pourrait enfin nous permettre d'obtenir un recours effectif, c'est-à-dire dans un délai décent. Il n'est pas acceptable qu'actuellement, dans les contentieux de refus de visa, qui sont extrêmement difficiles parce que la personne qui est à l'étranger doit contacter un avocat en France, le Conseil d'Etat statue au bout de trois ou quatre ans. Il en est de même en matière de délivrance de titres de séjour ou de refus de regroupement familial.

Le juge administratif n'est pas fautif : il a les moyens qu'on lui donne et il y a peut-être une complicité de la part de l'administration à ne pas lui donner les moyens nécessaires, mais il faudrait au moins mettre en place une procédure dans des délais décents. Sur ce point, on aura beau nous donner tous les textes que l'on veut, les plus répressifs ou les plus ouverts ; la profession d'avocat veut pouvoir exercer des droits dans un délai décent.

Enfin, je vais vous donner un exemple de fabrique de clandestins en évoquant devant vous un dossier : celui d'un jeune homme qui a obtenu à 16 ans et demi son Bac au lycée français de Rabat, qui est entré au lycée Henri IV à Paris, où il a suivi une classe préparatoire, et qui est entré ensuite à l'Ecole des Mines pour en sortir l'année dernière, à 21 ans, ingénieur des Mines. Il vient de présenter une demande de changement de statut d'étudiant en carte de salarié, ce qui lui a été refusé alors qu'une entreprise de haut niveau, qui cherche chaque année des ingénieurs à l'Ecole des Mines (dont ne sortent que cent ingénieurs par an), avait besoin de lui parce que c'est un ingénieur de haut niveau, qu'il a 21 ans, qu'il parle l'arabe et qu'elle a un marché sur le Maghreb !

Voilà les hérésies que fabriquent chaque jour les administrations !

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je ne ferai pas de commentaires sur ce point, mais j'ajouterai simplement une autre question. Le Conseil national des barreaux a-t-il des informations sur la situation en outre-mer ?

Me Gérard Tcholakian .- Oui, notamment pour avoir fait une mission d'enquête sur la situation en Guadeloupe et dans l'île de Saint-Martin ainsi qu'en Guyane. C'est une situation difficile, notamment en Guyane, où il se pose des problèmes de frontière. C'est ce qui explique qu'il y ait autant de reconduites prononcées et exécutées en Guyane. Le problème, c'est que, lorsqu'on a reconduit en barque la personne de l'autre côté du Maroni, elle peut revenir le lendemain. C'est donc un tonneau sans fond.

J'ajoute qu'il existe des procédures dérogatoires qui n'offrent pas les mêmes garanties et que les barreaux doivent porter ces contentieux à bout de bras. Nous n'avons pas tous les détails en métropole, mais nous pourrons éventuellement compléter les informations que je peux vous donner à cet instant.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je souhaite en effet, monsieur le président, que la commission ait ces informations sur la situation en Guyane et, éventuellement, à Mayotte. Si vous avez des éléments et si vous pouvez les transmettre à la commission, ce sera parfait.

M. Georges Othily, président .- Monsieur Parrat, vous avez évoqué le problème de l'ordonnance de 1945. Pensez-vous que l'on devrait revoir entièrement cette ordonnance ? Quel est votre sentiment de juriste sur ce point ?

Me Pierre Parrat .- Monsieur le président, la société évolue. Lorsque, en 1945, le législateur est intervenu, la situation n'avait rien à voir avec celle que nous connaissons aujourd'hui. De même que nous modifions et adaptons régulièrement notre droit à la société actuelle, aux changements et aux bouleversements de notre société, de même il faut effectivement changer l'ordonnance de 1945.

Elle a été modifiée un nombre considérable de fois depuis 1945 (23 fois me semble-t-il), ce qui est absolument insensé. Il faut donc qu'une bonne fois pour toutes, le législateur reprenne l'ensemble des textes qui existent, colle à la réalité que nous connaissons aujourd'hui et rédige un texte qui corresponde à notre époque. Il sera ce qu'il sera et les juristes que nous sommes l'appliqueront après avoir plaidé devant les juridictions pour faire valoir les arguments des gens qui nous ont choisis.

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions, messieurs, des informations que vous nous avez apportées et nous vous demanderons sans doute un certain nombre de précisions ultérieurement.

Audition de M. Patrick DELOUVIN,
responsable des questions relatives aux réfugiés au sein d'Amnesty International
(13 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, je remercie M. Patrick Delouvin, d'Amnesty International, d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Patrick Delouvin prête serment.

M. Georges Othily, président .- Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, après quoi nous serons amenés à vous poser quelques questions.

M. Patrick Delouvin .- Pour mon exposé liminaire, je me suis permis de vous préparer un petit document dont j'ai une dizaine d'exemplaires, que je vous remets et que je vais parcourir rapidement avant de me prêter au jeu des questions-réponses avec plaisir.

Nous sommes heureux d'être reçus par votre commission d'enquête. Nous n'avions pas beaucoup d'informations plus précises sur le contenu des informations que vous souhaitiez obtenir et sur la position de notre organisation sur ces questions. Je rappelle donc que le rôle d'Amnesty International, dans le domaine du droit des étrangers, est de chercher à s'opposer au renvoi des personnes vers le danger. Le rôle d'Amnesty est de vérifier que, lorsqu'une personne est en dehors de son pays et qu'elle risque d'être renvoyée vers son pays d'origine ou un pays tiers qui va lui-même la renvoyer vers son pays d'origine, tout est fait pour qu'il n'y ait pas de risque pour sa vie et sa sécurité. Grosso modo, cela consiste, la plupart du temps, à vérifier que ces personnes puissent avoir accès à une procédure d'asile.

Notre travail est suivi au niveau international, au niveau européen -nous avons un bureau à Bruxelles- et au niveau d'un certain nombre de sections dans le monde. Nous suivons, bien sûr, la situation des droits de l'homme dans un certain nombre de pays, mais aussi la situation du droit à l'accès à une procédure d'asile et nous faisons en sorte que les procédures d'asile qui existent dans certains pays soient respectueuses des droits internationaux et permettent une identification correcte de toutes ces personnes.

Amnesty reconnaît aux Etats le droit et même le devoir de contrôler leurs frontières et l'accès à leur territoire : cela leur permet en effet de protéger leurs citoyens et toutes les personnes qui vivent sur leur territoire. Mais elle leur demande également de respecter les textes internationaux. Cela va me permettre de revenir sur un certain nombre de textes internationaux qu'il nous paraît très important de respecter en ce qui concerne l'objet de votre commission d'enquête.

Le premier est la convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants. C'est une convention qu'Amnesty demande à tous les Etats dans le monde de signer et de ratifier. Amnesty International mène donc des actions pour que la France signe et ratifie cette convention internationale que je cite parce qu'elle permet de protéger les migrants en situation régulière, mais également en situation irrégulière. Dans ce domaine, il me paraît essentiel de rappeler la nécessité de signer et de ratifier cette convention.

Deuxièmement, il faut rappeler l'importance de la convention de Genève relative au statut des réfugiés de 1951, dont l'article 33 contient le principe du non-refoulement, c'est-à-dire l'interdiction de renvoyer un réfugié vers le danger, ce qui est un peu le rôle d'Amnesty, et dont l'article 41 prévoit que les Etats contractants ne doivent pas appliquer de sanctions pénales aux étrangers du simple fait de leur situation irrégulière sur le territoire d'un Etat. La convention de Genève est donc essentielle pour notre travail et je pense qu'il faut la rappeler quand on parle des migrations clandestines.

Troisièmement, je pense qu'il est utile d'évoquer la convention internationale des droits de l'enfant, parce que, comme on le sait, on rencontre des situations de mineurs isolés, demandeurs d'asile ou non, sur notre territoire mais aussi à nos frontières. Amnesty travaille au sein de l'ANAFÉ, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers, en ce qui concerne le suivi de la situation aux frontières, principalement à Roissy, puisque l'énorme majorité des demandeurs d'asile qui arrivent aux frontières extérieures françaises arrivent par l'aéroport de Roissy. Dans le cadre de notre association, de l'ANAFÉ et de bien d'autres organismes, nous essayons de suivre la situation qui prévaut à toutes les frontières extérieures, notamment dans les ports, où très peu de demandes d'asile sont enregistrées, ce qui nous inquiète particulièrement.

Il convient également, bien sûr, de rappeler la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et en particulier son article 3 : « Aucun Etat partie n'expulsera, ne refoulera ni n'extradera une personne vers un autre Etat où il y a des motifs sérieux de croire qu'elle risque d'être soumise à la torture. »

S'il me paraît intéressant de rappeler cette convention essentielle, c'est que le Comité contre la torture vient d'examiner le troisième rapport périodique sur la France et de critiquer le caractère expéditif de certaines procédures d'asile dites prioritaires, non seulement aux frontières mais aussi dans les centres de rétention.

Autre convention importante : la convention européenne des droits de l'homme, qui est bien connue et dont l'article 3 interdit à un Etat membre du Conseil de l'Europe de renvoyer tout demandeur d'asile vers le danger.

Je cite aussi deux éléments importants :

- une résolution récente de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, qui vient de se prononcer sur les procédures accélérées, parmi lesquelles la procédure prioritaire en France ;

- la visite récente du commissaire aux droits de l'homme qui a visité des centres de rétention et des zones d'attente et qui s'est prononcé sur ces situations d'étrangers en situation irrégulière et sur les difficultés d'accès à des procédures d'asile.

J'en arrive, toujours dans le cadre du Conseil de l'Europe, à la convention sur la lutte contre la traite des êtres humains, dont Amnesty International a beaucoup suivi la rédaction avec l'organisation Anti-Slavery International et que nous appelons les Etats du Conseil de l'Europe à signer et à ratifier. En effet, il nous semble que cette convention vient proposer un certain nombre de solutions pour assurer la protection des personnes qui sont victimes de la traite des êtres humains et qui seraient en situation irrégulière. Il nous paraît essentiel de rappeler la nécessité, pour la France, de signer ces textes internationaux ou régionaux dans le cadre de vos travaux, monsieur le président.

Cela étant précisé, je pense qu'on ne peut pas examiner toutes ces situations d'immigration dite clandestine sans parler du calendrier fourni de l'Union européenne.

A travers l'observation que notre bureau de Bruxelles et nos bureaux nationaux en font depuis des années et par le travail que nous menons auprès des gouvernements et du Parlement, nous espérons rencontrer prochainement les délégations du Sénat et de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne. C'est un nouvel appel que je vous remercierai de transmettre, parce qu'il y a un calendrier fourni et des documents en préparation très importants pour l'avenir du droit d'asile et de l'accès au territoire.

Amnesty International regrette que, dans ce domaine du contrôle des flux migratoires, on parle beaucoup de gestion contrôlée et de meilleure gestion de l'accès au territoire. Cela nous inquiète dans notre travail sur l'asile, mais aussi dans notre travail sur le respect de l'accès aux procédures d'asile pour les personnes en quête de protection sur leur territoire : on voit de plus en plus de textes et de dispositions opérationnelles dont le Parlement européen n'est même pas saisi, qui sont pris notamment par des groupes comme le G5 (dont je rappelle ici l'existence et qui compte cinq Etats membres : Allemagne, Espagne, France, Italie et Royaume-Uni) sans un regard démocratique suffisant et qui ont pour conséquences de rendre plus difficile l'accès au territoire et aux procédures d'asile. On constate une chute très importante, ces dernières années, de l'accès au territoire commun de l'Union européenne pour les demandeurs d'asile, puisqu'on est passé de 700.000 à 300.000 demandes d'asile sur les 25 Etats membres ces dernières années.

Je passerai rapidement sur le déséquilibre qui apparaît entre les décisions de contrôle des flux migratoires et de protection des réfugiés. Dans notre document, nous rappelons un certain nombre de mesures qui sont en place en ce moment : l'Agence des frontières extérieures de l'Union, les réseaux d'officiers de liaison « immigration » et les interceptions en mer. Toutes ces notions, malheureusement pour nous, viennent empêcher l'accès aux procédures d'asile d'un certain nombre de personnes et les poussent vers les filières de migration irrégulières et vers le danger, comme nous le savons tous, avec les conséquences de décès que cela peut avoir pour les personnes qui cherchent à fuir par le détroit de Gibraltar, vers les Canaries, vers Lampedusa, la Sicile ou Malte, selon que ces personnes fuient des pays comme le Maroc, la Libye ou d'autres pays d'Afrique du nord.

Il nous paraît également important de souligner le développement des accords de réadmission parce que, trop souvent, ces textes parlent d'accès aux territoires sans rappeler des principes essentiels comme celui du non-refoulement, que je viens d'évoquer, ou ceux de la convention de Genève.

Quand on parle d'interceptions en mer, d'officiers de liaison « immigration » et de contrôle de nos officiers de liaison européens sur le territoire de pays africains, par exemple, on ne parle malheureusement pas suffisamment de la convention de Genève et du principe de non-refoulement, ce qui entraîne les conséquences que j'ai rappelées : une chute très importante des demandeurs d'asile sur le territoire européen.

J'ai parlé de la dimension extérieure du contrôle des flux migratoires que l'Union européenne déporte vers l'Afrique, en particulier, en tout cas en dehors du territoire de l'Union européenne. J'en arrive à la dimension extérieure de l'asile. L'Union européenne est en train de prendre un certain nombre de mesures pour déplacer éventuellement des examens de demande d'asile en dehors de l'Union européenne, ce qui m'amène à évoquer également les programmes de protection régionaux.

Amnesty n'est pas contre ces programmes de protection régionaux car il est utile que l'Union européenne cherche à venir en aide aux pays d'Afrique du nord qui portent la charge la plus lourde dans l'accueil des populations réfugiées. Il est donc logique que les pays les plus riches, comme ceux de l'Union européenne, financent davantage le HCR ou ces Etats d'Afrique, mais également des Etats comme le Pakistan ou l'Iran qui accueillent le plus grand nombre de réfugiés d'Irak ou d'Afghanistan, mais il ne faudrait pas que les efforts de l'Union européenne pour ces programmes de protection régionaux poussent ces Etats membres à dire qu'ils n'examineront plus les demandes d'asile des personnes qui seront passées par ces Etat tiers, en Afrique ou ailleurs, notamment la Tanzanie ou la Biélorussie. Autrement dit, il ne faudrait pas que l'Union européenne se défausse de l'examen des demandes d'asile sur des pays dont les procédures d'asile sont beaucoup moins développées et où la situation des réfugiés serait beaucoup moins respectée.

J'aborde également le règlement Dublin II qui, au sein de l'Union européenne, vise à répartir l'examen des demandes d'asile. Il ne le fait pas, malheureusement, dans un cadre de répartition égalitaire entre les Etats membres, mais a pour effet de pousser les Etats membres de l'Union à renforcer leurs contrôles pour éviter d'accepter des étrangers sur leur territoire de peur d'avoir à être responsables de l'examen de leur éventuelle demande d'asile. L'application de la répartition des charges qu'impose ce règlement Dublin II en application depuis un certain nombre d'années nous inquiète donc.

En ce qui concerne la directive sur les procédures, nous sommes vraiment dans l'actualité, puisque cette directive européenne vient d'être adoptée par l'Union européenne le 1 er décembre dernier. Amnesty International avait demandé le retrait de ce texte qui, là aussi, va créer de nouveaux déboutés du droit d'asile du fait de toutes les notions qu'il apporte et apportera lorsqu'il sera transposé dans les législations des Etats membres. Le HCR vient également de le critiquer et d'exprimer ses fortes préoccupations quant à son contenu.

Voilà ce que je voulais dire sur l'Europe.

Il me reste à parler du cas de la France, en revenant sur trois situations particulières pour lesquelles Amnesty suit des cas individuels, s'en préoccupe et s'inquiète des risques de renvoi d'étrangers en situation irrégulière.

La première est celle des étrangers qui sont en situation irrégulière sur le territoire français et qui risquent d'être renvoyés dans leur pays avant même d'avoir pu enregistrer une demande d'asile. Je citerai l'exemple d'un Kurde qui passe par Nice, qui veut rejoindre sa famille à Paris, qui est contrôlé en situation irrégulière à Nice ou sur son trajet vers Paris et qui est mis en procédure prioritaire, une mesure qui a été critiquée par le Comité anti-torture. Or, cette procédure prioritaire ne contient aucune garantie élémentaire puisqu'elle ne prévoit ni recours suspensif, ni titre de séjour, ni allocation pour survivre en attendant l'examen de sa demande.

J'ajoute que, lorsque ces étrangers sont mis en rétention administrative, non seulement ils n'ont pas ces garanties, mais, en outre, ils doivent faire leur demande dans les cinq jours et ils sont privés du droit à un interprète par un récent décret pris en Conseil d'Etat qui nous a beaucoup inquiétés et dont Amnesty International, comme d'autres associations, a demandé l'abrogation.

Nous avons également l'exemple d'Erythréens qui se trouvaient dans cette situation, que nous avons pu aider parce que nous avons eu connaissance de leur cas et qui, heureusement, ont eu gain de cause et ont été reconnus comme réfugiés alors qu'ils ont failli être renvoyés dans leur pays d'origine.

Cette première situation est donc celle des étrangers qui risquent d'être renvoyés alors qu'ils sont en danger.

La deuxième situation concerne des étrangers qui sont sur notre territoire, notamment à Sangatte ou dans le Calaisis, et qui continuent à demander l'asile dans un autre Etat membre parce qu'ils ont leur famille sur place et qu'ils savent que leur communauté va leur venir en aide. Ce sont des personnes qui viennent demander l'asile en Europe en beaucoup plus petit nombre que ces cinq dernières années : leur nombre ne cesse de baisser. Alors que ces personnes voudraient demander l'asile non seulement en France mais également ailleurs, elles se retrouvent bloquées parce que, comme vous le savez, le Royaume-Uni maintient ses contrôles à l'entrée sur son territoire, contrairement aux autres Etats membres de l'Union européenne ou de l'espace Schengen.

Ces personnes sont contrôlées en situation irrégulière et, au moment de demander l'asile, elles se retrouvent dans une situation particulièrement difficile. Certaines hésitent même à demander l'asile en France parce qu'elles voudraient aller ailleurs et elles se retrouvent dans cette situation.

Ce sont à chaque fois des situations douloureuses du fait d'un règlement Dublin II qui s'applique de manière stricte et dure, ce qui nous amène, dans nos associations, à venir en aide à des personnes qui voudraient essayer -mais je n'ose presque pas utiliser ce mot parce que c'est de plus en plus difficile pour eux- de choisir leur Etat membre.

J'en profite pour dire que l'application de Dublin II a été renforcée par le système Eurodac, base de données des empreintes digitales, qui permet la gestion des empreintes digitales des demandeurs d'asile mais aussi de tous les étrangers en situation irrégulière contrôlés dans les 25 Etats membres. Cela me permet de dire que cette notion de clandestins, que je n'aime pas beaucoup parce qu'elle est souvent dévoyée, ou d'étrangers en situation irrégulière, correspond de moins en moins à des étrangers clandestins puisque, par définition, ils sont de plus en plus fichés dans cette base de données de leurs empreintes digitales.

La troisième situation sur laquelle je souhaite revenir est celle des déboutés du droit d'asile. Nous donnons également un exemple : celui d'un Tchadien que nous avons aidé à avoir le statut alors qu'il a failli être renvoyé dans son pays et qui a obtenu son statut après quatre ans de procédure parce que la situation des demandeurs d'asile est précaire et difficile pour beaucoup d'entre eux.

Du fait de la procédure d'asile mise en place par la réforme initiée par la loi du 10 décembre 2003 puis par les décrets de 2004, la situation est beaucoup plus difficile pour les demandeurs d'asile et nous nous retrouvons donc avec un grand nombre de déboutés qui, à notre avis, ne devraient pas l'être, devraient être protégés et devraient être reconnus réfugiés ou bénéficier de la protection dite subsidiaire qui a été mise en place.

Voilà les éléments que je pouvais apporter sur le thème de votre commission d'enquête, en me penchant principalement sur le cas des étrangers en situation irrégulière et des personnes qui, à notre avis, sont en danger si on les renvoie dans leur pays d'origine. Il ne faut surtout pas oublier les textes internationaux, les textes européens et les textes prévoyant l'accès aux procédures d'asile pour tous ces étrangers, à quelque étape que ce soit, qui sont dans une situation particulièrement difficile du fait de la fermeture des frontières de l'Union européenne.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur Delouvin. Je passe la parole à notre rapporteur et je la donnerai ensuite à nos collègues qui me la demanderont.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une première question à vous poser. Vous avez évoqué plutôt la situation en métropole. Avez-vous une vision ou une opinion sur la situation de l'outre-mer, notamment dans les collectivités locales qui dépendent de la France ?

M. Patrick Delouvin .- C'est une très bonne question. Nous manquons d'informations sur l'outre-mer, même si nous savons que la situation y est très particulière, et il faudrait l'examiner selon chaque cas entre départements, territoires et régions. Les situations sont extrêmement diverses entre Mayotte, la Guadeloupe ou la Guyane.

Moi-même, il y a quelques années, j'ai eu l'occasion de travailler sur la situation des Haïtiens et j'avais constaté les difficultés que rencontraient ceux qui se retrouvaient privés d'un accès à la procédure de demande d'asile. Aujourd'hui, c'est davantage la Guadeloupe qui fait l'objet d'une augmentation importante du nombre de demandes d'asile déposées par les Haïtiens.

La réponse de l'Etat est en cours et elle a eu lieu en plusieurs phases. On a commencé par mettre en place ce qu'on appelait les visioconférences, qui permettaient de dialoguer avec l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Nous nous étions penchés sur les conditions qu'il fallait réunir si les visioconférences étaient mises en place, notamment pour que l'interprète soit aux côtés du demandeur d'asile et non pas dans les bureaux à Paris, parce que cela pouvait renforcer la confiance du demandeur d'asile d'être à côté d'une personne plutôt que de voir deux personnes sur un écran.

Après cette période de visioconférences, nous en sommes maintenant à une période où la commission des recours devrait créer des séances dans certaines collectivités d'outre-mer. L'OFPRA a ainsi envoyé des missions sur place, dans certaines régions, notamment en Guadeloupe et en Guyane, parce que les visioconférences étaient difficiles à mettre en place du fait de leur coût et du décalage horaire. Nous constatons donc en ce moment que l'on tente de mettre en place un meilleur accès pour les demandeurs d'asile.

En effet, je ne vous cache pas que, lorsque nous avons été alertés par des demandeurs d'asile haïtiens qui étaient convoqués à l'OFPRA en banlieue parisienne ou à la commission des recours des réfugiés, qui est également en banlieue parisienne, il était très difficile pour eux de se déplacer, de financer le voyage et de trouver un hébergement à Paris. Il est donc important de faire une enquête sur ces situations. A Mayotte, par exemple, on trouve des ressortissants du Rwanda ou des régions des grands lacs africains et il est donc très important d'examiner attentivement ces questions et de trouver des solutions.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Vous avez évoqué tout à l'heure les conditions de vie des demandeurs d'asile. Pouvez-vous nous en dire un peu plus et indiquer à la commission les analyses que vous avez faites sur ce point ?

M. Patrick Delouvin .- Je vous remettrai également un document que nous venons de publier et d'envoyer au Premier ministre sur le bilan de la réforme de l'asile. Nous en faisons l'analyse sur l'application des textes, mais aussi sur les conditions d'accueil.

Sur les conditions d'accueil, des moyens très importants ont été donnés par l'Etat en termes de places dans les centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA), mais les conséquences n'en sont pas encore assez palpables pour les demandeurs d'asile, si bien que beaucoup d'entre eux restent en dehors de ces CADA, en vivant avec une allocation de 300 euros qui s'interrompt au bout d'une année alors que, le plus souvent, l'examen de la demande d'asile continue plus longtemps qu'une seule année. Les étrangers se retrouvent ainsi convoqués à la commission des recours alors qu'ils n'ont plus rien pour vivre, ce qui est une situation très difficile.

Par conséquent, l'allocation est très faible, son versement est trop court et le nombre de places en CADA est supérieur mais encore insuffisant. J'ai retenu qu'en 2004, seulement 10 % des demandeurs d'asile adultes avaient pu être hébergés dans les CADA parce qu'un grand nombre de demandeurs restaient plus longtemps que de raison, si je puis dire, ce qui empêchait une rotation.

De même, alors que les réfugiés statutaires, normalement, avaient droit à des places dans les centres provisoires d'hébergement, le nombre de ces places n'a pas augmenté depuis une dizaine d'années : il est resté proche de 1.028. La situation est donc difficile pour eux parce qu'il est difficile de rentrer dans les CADA et que, pour ceux qui n'y sont pas, l'allocation mensuelle est très maigre.

Il faut remarquer également, comme le constatent les spécialistes qui gèrent les CADA, que le relatif confort et l'aide qu'un demandeur d'asile peut avoir dans un CADA lui rendent plus facile l'obtention de l'asile. En effet, si le pourcentage global d'obtention du statut de réfugié est de 10 à 15 %, il monte à 50 % ou plus pour ceux qui sont dans les CADA. Ils y trouvent une sorte de relatif « confort », si je puis dire ou, du moins, une sécurité et un conseil juridique normal.

M. Georges Othily, président .- Merci. Je donne la parole à M. Louis Mermaz.

M. Louis Mermaz .- Monsieur le président, M. Delouvin nous a fait le tableau de la situation qui résulte de la nouvelle loi du 10 décembre 2003 et des décrets d'application et nous connaissons très bien son association. Je voudrais néanmoins lui demander comment il est saisi par des demandeurs d'asile en difficulté, qui doivent être divers, de quels moyens il dispose, s'il peut nous indiquer, en gros, le taux de réussite qu'il obtient lorsqu'il intervient et s'il note une évolution dans les résultats qu'il a pu obtenir au cours des dernières années.

M. Patrick Delouvin .- Comment fonctionnons-nous ? Nous sommes une association de militants et nous avons une vingtaine de milliers de membres d'Amnesty International en France. Tous ne s'occupent pas des questions d'asile, malheureusement, et quelques-uns de nos 380 groupes de militants locaux et régionaux, que certains connaissent peut-être parce qu'ils vous approchent pour attirer votre attention sur certaines situations (la peine de mort aux Etats-Unis ou la situation en Irak ou dans les grands lacs, par exemple) interviennent parfois sur l'asile.

Le document intitulé Point sur la réforme du droit d'asile en France , que nous avons envoyé au Premier ministre, que je vous remets, monsieur le président, et qui va peut-être vous être envoyé par certains de nos militants, a pour but d'attirer votre attention sur certaines situations sur le terrain.

Certains de nos militants travaillent donc sur ces questions et nous connaissons les situations décrites dans ce rapport par les membres d'Amnesty qui sont à Grenoble, Clermont-Ferrand, Paris, Toulouse ou Bayonne et nous essayons, dans la limite de nos moyens, de venir en aide à ces personnes. Cependant, il ne suffit pas d'aider les personnes sur le plan individuel ; il nous faut aussi alerter l'opinion publique. Nous allons diffuser ce rapport le plus largement possible dans nos milieux militants pour informer ceux-ci, mais aussi pour faire en sorte qu'eux-mêmes puissent diffuser ces informations autour d'eux. Il nous semble donc utile d'agir au cas par cas pour certaines personnes, mais il nous paraît surtout essentiel de diffuser nos observations un peu partout en France, notamment auprès des parlementaires.

Est-ce plus ou moins dur actuellement ? Je répondrai qu'en tout cas, il est plus difficile de travailler aujourd'hui sur ces notions parce que nos militants agissent sur les situations nationales de leur pays et sur les situations locales de l'asile, mais nous devons aussi travailler de plus en plus sur les questions européennes. Nous nous penchons en particulier sur le rapprochement des politiques d'asile européennes.

Quant à l'externalisation et à ce qui se passe en dehors de l'Union européenne, nous essayons de suivre ce qui se passe en Lybie ou au Maroc avec les refoulements. Je suis allé moi-même au Maroc à deux reprises récemment pour dialoguer avec des associations sur le terrain. Il est de plus en plus utile de voir ce qui se passe en dehors de notre seul territoire national et cela nous occupe donc de plus en plus.

M. Louis Mermaz .- Pouvez-vous nous donner un taux de réussite ?

M. Patrick Delouvin .- Je suis incapable de vous le donner. Nous essayons d'intervenir pour des situations difficiles soit auprès de l'OFPRA, soit auprès de la commission des recours, soit auprès des préfectures ou du ministère, mais le taux de réussite est très insuffisant. Il est très difficile d'obtenir gain de cause.

Dans cette note que je vous remets aujourd'hui et dans le rapport que nous avons envoyé au Premier ministre dont je vous ai remis un exemplaire, nous citons un certain nombre de cas pour lesquels nous avons remporté certains succès, mais, pour l'un des cas que nous mentionnons, celui des deux Erythréens qui étaient dans un centre de rétention, il a vraiment fallu un concours de circonstances important pour que ces personnes obtiennent gain de cause : un chercheur d'Amnesty sur l'Erythrée, qui est sur notre siège de Londres, a pu s'entretenir, via un interprète, avec l'un des deux étrangers qui étaient dans le centre de rétention du nord de la France, les associations du Nord nous ont donné des informations et nous avons eu nous-mêmes la possibilité d'intervenir un vendredi soir à un autre niveau qu'à celui du préfet qui était déjà parti ; c'est le HCR qui, un vendredi, a pu relayer notre action au niveau de l'OFPRA, lequel a bien voulu réexaminer la demande. Sans ce concours de circonstances, ces personnes auraient été renvoyées en Erythrée.

M. Louis Mermaz .- J'ai connu cela avec une Ivoirienne que nous avons pu libérer un samedi à 18 h 00, le fonctionnaire ayant pris sur lui de prendre cette décision en disant qu'il était fier de le faire, alors que l'avion pour Abidjan devait l'emmener à 22 h 00 : elle était du nord de la Côte d'Ivoire et il était hors de question qu'elle arrive à Abidjan. Cela s'est joué à deux heures et c'est arrivé parce que nous étions passés dans le centre de rétention du Mesnil-Amelot.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Sur cette question des prétendus « faux déboutés » ou « faux demandeurs d'asile » qui ont été déboutés, l'association France-Terre d'asile nous a donné un chiffre impressionnant en nous disant que, lorsque les demandeurs d'asile étaient accompagnés, plus des trois quarts réussissaient à obtenir l'asile alors que, lorsqu'ils ne l'étaient pas, on arrivait à des chiffres très faibles.

Aujourd'hui, vous nous dites que les garanties posent de vrais problèmes, notamment les droits de la défense, le droit des interprètes pour déposer les demandes et les questions de refoulement, y compris à la descente d'avion, les étrangers n'ayant même plus le temps de faire leur demande d'asile. J'aimerais savoir si, en tant qu'ONG reconnue, vous avez formé une procédure ou un recours pour permettre à la France de se ressaisir sur ces questions.

M. Patrick Delouvin .- Dans le rapport que nous avons envoyé au Premier ministre, nous citons des cas pour lesquels il a été nécessaire d'alerter la Cour européenne des droits de l'homme parce que nous n'avions pas réussi à obtenir gain de cause. L'étranger était en zone d'attente et il risquait d'être renvoyé très rapidement. Cette situation continue à nous inquiéter et nous estimons que son dossier n'a pas été examiné suffisamment attentivement dans cette procédure à la frontière qui est critiquée par le Comité contre la torture des Nations Unies.

Nous travaillons donc beaucoup aux frontières. Je n'ai pas cité ce chiffre dans mon exposé liminaire, mais il est dans le document que je vous ai remis : on constate en effet une chute très importante du nombre des demandes d'asile à toutes les frontières extérieures, puisque nous en étions à 10.000 demandes d'admission au titre de l'asile en 2002 à toutes les frontières extérieures de la France (principalement dans l'aéroport de Roissy, mais aussi dans les ports, notamment à Bayonne ou à Marseille) et que nous sommes passés à 2.500 demandes en 2004. Je pense qu'en 2005, il y en aura également environ 2.000.

Cela nous inquiète beaucoup. Certes, il serait stupide de dire qu'il faut qu'il y en ait 10.000 chaque année, mais on peut craindre qu'un certain nombre de ces personnes, entre les 10.000 et les 2.500, n'aient pas pu arriver pour différentes raisons. Beaucoup ont pu être stoppées en amont, notamment par les officiers de liaison « immigration » de l'Union européenne et de la France.

Un jour, lorsque je suis revenu du Burkina-Faso, mon passeport a été contrôlé bien sûr par les autorités de ce pays, mais, ensuite, il l'a été par un policier de la police de l'air et des frontières (PAF) sur le tarmac de l'aéroport de Ouagadougou. Ces officiers de liaison « immigration » établissent des contacts avec les autorités des pays dans lesquels ils se trouvent, mais ils peuvent aller jusqu'à doubler eux-mêmes les contrôles des passagers. Si une personne en danger au Burkina-Faso, par exemple, qui a réussi, en donnant une petite pièce ou un petit billet, à passer les contrôles de la police locale, se heurte ensuite au contrôle renforcé du policier de la PAF, en uniforme français, que va faire ce policier sur le tarmac de l'aéroport de Ouagadougou et quelle instruction a-t-il ?

Les contrôles commencent là-bas et il y a aussi, bien sûr, les sanctions des transporteurs. Alors que le Parlement doit publier chaque année une information sur l'application de cette législation prévoyant des sanctions pour les transporteurs, je ne pense pas que des chiffres récents ont été donnés, le dernier rapport remontant à plusieurs années.

Après les sanctions contre les transporteurs, il y a encore le contrôle à l'arrivée à Roissy, ce qu'on appelle les contrôles « en porte d'avion ». Certains d'entre vous ont été vigilants sur ces questions et ont été voir la manière dont les choses se passaient dans les aéroports, mais ces contrôles font que des personnes sont maintenues quelques heures dans la zone d'attente. Malheureusement, la nouvelle législation de 2003 a changé la donne et cette notion de jour franc auquel les étrangers qui arrivaient à la frontière, en particulier à Roissy, avaient droit pour se retourner, prendre contact avec une personne, avec leur consulat s'ils le voulaient, ou au moins avec un ami, une association ou un avocat, a été complètement modifiée par la nouvelle loi et n'est donc plus appliquée systématiquement. Autrement dit, les étrangers peuvent être refoulés dans les premières 24 heures sans avoir le droit de contacter la personne de leur choix.

Toutes ces notions, mesures et dispositions expliquent cette chute très importante du nombre de demandes d'asile de 10.000 à 2.500.

M. Christian Demuynck .- A votre avis, combien de demandeurs du droit d'asile renvoyés dans leur pays d'origine risquent un danger en retournant là-bas ? Peut-on évaluer ce nombre ?

M. Patrick Delouvin .- C'est très difficile. Tout d'abord, on doit se demander combien de déboutés du droit d'asile sont renvoyés. Dans notre rapport remis au Premier ministre, je cite un chiffre que j'ai trouvé dans le rapport établi par Mme des Egaulx au nom de la Commission des finances de l'Assemblée nationale et qui a été donné par le directeur de la police aux frontières au ministère de l'intérieur : il y aurait 20 % de déboutés du droit d'asile qui seraient effectivement reconduits dans leur pays.

On peut penser, comme nous l'écrivons dans notre rapport, que l'administration, du moins je l'espère, veille à ne pas renvoyer trop d'étrangers vers le Congo, le Rwanda, l'Irak, le Sri Lanka ou la Côte d'Ivoire. On peut donc espérer que les préfectures font preuve d'une plus grande attention et d'une plus grande vigilance à l'égard du renvoi de ces personnes dans un certain nombre de pays où les violations des droits de l'homme sont avérées.

J'en profite pour dire que nous sommes très inquiets aujourd'hui par les déclarations des ministres de l'intérieur successifs (M. Sarkozy, M. de Villepin puis à nouveau M. Sarkozy) qui, ces dernières années, ont dit qu'il fallait multiplier par deux le chiffre des renvois de demandeurs d'asile dans les années qui viennent. Cette accélération voulue sans suffisamment de garanties rappelées aux préfectures nous inquiète beaucoup.

La récente circulaire du ministre de l'intérieur sur la situation des étrangers en situation irrégulière ne rappelle pas non plus, malheureusement, que certains étrangers sont en situation irrégulière mais qu'on ne peut pas les renvoyer parce qu'ils seraient en danger dans leur pays. Là aussi, nous regrettons ces rappels réguliers à la nécessaire augmentation du renvoi des étrangers sans un rappel suffisant des garanties.

Je répète qu'Amnesty International reconnaît aux Etats le droit de contrôler leurs frontières -le problème n'est pas là- mais que, malheureusement, des mesures sont annoncées sans suffisamment de garanties. Dans nos rapports, nous essayons de démontrer que les demandeurs d'asile ne disposent pas des garanties suffisantes dans toutes les procédures, notamment dans celles qui sont dites prioritaires.

Voilà ce que je peux dire sur le nombre de renvois de déboutés.

Que se passe-t-il à l'arrivée ? Il est très difficile de le dire parce que nous ne sommes pas sur le terrain. Dans des pays comme la Turquie ou le Congo, même si nous essayons d'alerter des associations à l'arrivée, notamment l'association turque des droits de l'homme ou l'association « La voix des sans voix » au Congo, il leur est difficile de vérifier ce qui se passe l'arrivée. Nous avons donc très peu d'informations.

Pour notre part, lorsque nous sommes inquiets, nous pouvons alerter une préfecture ou le ministère des affaires étrangères, puisque vous savez qu'une préfecture peut ramener des étrangers dans leur pays avec une escorte. Si ce renvoi a lieu, nous essayons d'alerter la préfecture en lui demandant de nous dire ce qui s'est passé à l'arrivée pour l'étranger débouté du droit d'asile qui a été raccompagné avec une escorte et de nous communiquer les informations contenues dans le rapport des policiers qui composent l'escorte, mais, en général, nous n'avons pas de réponses suffisantes ou sérieuses nous permettant de savoir ce qui se passe. De toute façon, même s'il ne se passe rien à l'instant de l'arrivée de l'avion, il peut y avoir des problèmes par la suite : on sait bien que, dans certaines situations, on peut laisser tranquilles les étrangers à l'arrivée mais les rechercher quelques jours après.

Je peux citer un autre cas difficile : celui d'un Algérien qui avait passé quelques années en prison, qui était frappé d'une interdiction du territoire et pour lequel nous avions pu établir qu'à son arrivée en Algérie, il était resté une dizaine de jours sous le contrôle de la police et qu'il n'avait pas voulu parler ensuite, après les dix jours en question, lorsqu'il avait été libéré. Nous avons craint qu'au cours du séjour qu'il avait subi à son arrivée, les autorités algériennes l'aient menacé pour l'empêcher de raconter ce qui lui était arrivé.

Cela dit, pour répondre à votre question, il est effectivement difficile de savoir vraiment ce qui se passe. Nous avons tous vu ce qui se passait au Maroc, notamment dans les enclaves de Ceuta et Melilla, et nous avons tous lu les informations sur ce qui s'était passé dans les déserts, sur l'océan ou sur la mer Méditerranée, mais nous savons bien qu'il y a eu des situations dramatiques dans les déserts, aux frontières algériennes, pour toutes ces personnes qui ont été refoulées par les autorités marocaines.

M. Georges Othily, président .- Avez-vous des délégués installés en outre-mer ?

M. Patrick Delouvin .- Nous n'avons pas de bureaux, de salariés ou de structures organisées outre-mer. Comme je vous l'ai dit, Amnesty fait partie des associations qui ne demandent pas de subventions au gouvernement. Certaines associations travaillent avec des subventions des Etats, mais, chez nous, sauf dans des cas exceptionnels de programmes d'éducation aux droits de l'homme, a priori , Amnesty International ne demande pas de subventions. Nous ne vivons que par des dons que nous recevons et que nous allons chercher auprès de donateurs privés et nous manquons donc de finances pour avoir suffisamment de personnels.

En tout cas, nous n'avons pas de bureaux outre-mer ; nous n'avons que quelques militants pour lesquels le suivi de l'asile ne fait pas partie du coeur des activités, celui étant plutôt constitué par la diffusion d'informations sur la situation des pays dans lesquels les violations des droits de l'homme sont particulièrement importantes.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur Delouvin, des explications et des renseignements que vous nous avez apportés. Nous pourrons toujours vous joindre si nous avons besoin de précisions supplémentaires.

M. Patrick Delouvin .- Avec plaisir. Merci de votre attention, monsieur le président, mesdames et messieurs.

Audition de Mme Jacqueline COSTA-LASCOUX,
membre du Haut conseil à l'intégration,
directrice de l'Observatoire des statistiques
de l'immigration et de l'intégration (OSII)
(13 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Merci, madame Costa-Lascoux, d'avoir répondu à notre invitation. Vous allez être entendue par notre commission d'enquête sur les immigrés en situation irrégulière.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Jacqueline Costa-Lascoux prête serment.

M. Georges Othily, président .- Pour commencer votre audition, je vous propose de nous faire un exposé liminaire, après quoi le rapporteur et nos collègues vous poseront quelques questions.

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Monsieur le Président, mesdames et messieurs les Sénateurs, je vais certainement vous décevoir sur un sujet aussi complexe qui évolue rapidement et qui, il y a encore trois jours, faisait l'objet de discussions très polémiques à Bruxelles.

Par définition, l'immigration irrégulière ne peut être dénombrée, certes, mais il me semble plus important de dire qu'elle se diversifie en fonction de l'évolution actuelle des flux migratoires et que ce que nous observions au moment de l'affaire des sans-papiers de Saint-Bernard est déjà daté par rapport à ce que nous observons aujourd'hui. J'aimerais donc souligner cette rapidité d'évolution.

Par ailleurs, chaque pays a ses illégaux. Il y a quelques jours, nous avons assisté, à Bruxelles, à un échange un peu vif entre les représentants de la France et les représentants allemands, parce que les Allemands parlaient de l'Europe de l'Est alors que les Français pensaient surtout aux flux illégaux venus du continent africain ou dans les DOM-TOM. Cela pose donc un problème dès que l'on commence à faire des comparaisons internationales.

C'est pourquoi il m'a semblé nécessaire, modestement, de préciser la typologie des situations d'irrégularité avant de dégager quelques données susceptibles de faire des estimations chiffrées, comme vous me l'avez demandé en tant que directrice de l'Observatoire statistique de l'immigration et de l'intégration.

Je commence donc par cette typologie des situations de l'immigration irrégulière, ou illégale, comme on le dit parfois.

Sociologiquement, on peut distinguer les clandestins et les irréguliers. Par irréguliers, j'entends ceux qui, à un moment donné, ont eu une condition juridique régulière et qui peuvent l'avoir perdue.

Quant aux clandestins, c'est le cas classique de personnes qui tentent de franchir clandestinement des frontières et de s'installer sur un territoire étranger sans être munis de l'autorisation d'entrée et de l'autorisation de séjour. Le cas classique, si j'ose dire, est celui de la personne qui prend ses responsabilités et tente sa chance.

J'évoquerai aussi -c'est un cas très préoccupant qui se développe aujourd'hui- ceux qui entrent par des filières d'immigration clandestine et qui peuvent être de plus en plus victimes du trafic d'êtres humains avec différentes formes de pratiques frauduleuses. Ce sont des situations criminelles qui nécessitent la coopération de toutes les instances policières et judiciaires de contrôle du côté des auteurs de ces filières d'immigration clandestine, mais elles peuvent aussi avoir des conséquences humanitaires d'une extrême gravité nécessitant une coopération internationale dans le domaine de l'humanitaire.

Une autre situation très spécifique se développe dans tous les pays de l'Union européenne : la situation des mineurs sans répondant légal et non accompagnés qui arrivent sans aucun papier. J'avais mis l'accent, il y a quelques années, sur les possibilités de développement de ces mineurs qui sont là parfois pour amorcer des flux d'immigration clandestine.

Ce sont les trois cas de clandestinité.

Enfin, il y a les irréguliers et, tout d'abord, parmi ceux-ci, ceux que l'on pourrait appeler les « sans-papiers ». Si vous le permettez, je distinguerai, dans ma typologie, les différents cas suivants :

- les étrangers qui sont entrés régulièrement avec un visa et qui n'obtiennent pas le titre de séjour sollicité ;

- ceux qui sont entrés avec un visa « Schengen » de court séjour donnant libre accès à l'espace Schengen et qui circulent (nous n'avons quasiment pas de données à leur sujet) ;

- ceux qui n'ont obtenu que des documents de séjour précaire : autorisation provisoire de séjour (APS), convocation, récépissé de demande de titre de séjour (juridiquement, on est très proche de la situation d'irrégularité si on se maintient avec une APS qu'on ne peut pas renouveler éternellement, mais ce sont quand même ces titres de séjour précaires dont vont se saisir des employeurs et on peut donc connaître une situation d'irrégularité du séjour alliée à une régularité du contrat de travail parce qu'on a commencé par une APS) ;

- les étrangers mineurs qui sont entrés tout à fait régulièrement au titre du regroupement familial, mais qui ne vont pas se présenter en préfecture au moment où ils vont accéder à la majorité et qui n'auront donc pas de titre de séjour ;

- ceux qui n'obtiennent pas le renouvellement de leur titre provisoire ou temporaire et qui se maintiennent sur le territoire (au titre de l'Observatoire statistique de l'immigration et de l'intégration, nous travaillons avec le ministère de l'intérieur et nous ne cessons de demander des chiffres sur les renouvellements et les changements de titre de séjour, ce qui est possible avec l'outil Infocentre, mais, lorsqu'on connaît la cellule statistique du ministère de l'intérieur, on ne peut pas s'étonner de ne pas avoir les chiffres étant donné la faiblesse des moyens en personnel et même le caractère spartiate de leurs conditions de travail sous les combles du ministère ; c'est la qualité des personnes et les conditions de travail qui ne permettent pas toujours d'apporter ces éléments) ;

- ceux qui ont été en situation régulière, mais qui ont perdu leurs papiers : certains les ont déchirés et d'autres se les sont fait dérober (comme vous le savez, un défaut de preuve de la régularité du séjour vaut très souvent de tomber dans ce qui est considéré comme une situation d'irrégularité alors que nous ne sommes qu'au niveau de la preuve : un droit sans preuve, surtout en cette matière, conduit très vite à la privation du droit) ;

- les personnes, de plus en plus nombreuses, qui sont démunies d'état-civil ou d'existence juridique (que pouvons-nous faire à partir du moment où les migrations sont planétaires et viennent soit de pays où il n'y a pas d'état-civil fiable et où l'état-civil peut s'acheter, soit de pays où, par exemple, une femme qui est répudiée peut se trouver parfaitement dépourvue de toute existence juridique prouvée et où un enfant né hors mariage n'a pas d'existence juridique ?)

Autre point différent : celui des ressortissants des dix nouveaux Etats-membres de l'Union européenne qui, depuis le 1 er mai 2004, sont soumis à des mesures transitoires de deux à sept ans les obligeant, s'ils souhaitent exercer une activité économique en France, à solliciter un titre de séjour valant autorisation de travail. Nos enquêtes sur le terrain montrent que tous ne demandent pas le titre. C'est une situation à examiner qui est différente de celle des autres. Ils devraient avoir un titre s'ils ont une activité alors qu'ils n'ont pas de titre.

Je ne parle pas de tous ceux qui ont des visas étudiant et qui, finalement, ne demandent pas le titre, mais nous verrons ce qui va se passer avec les projets de réformes proposés.

Je pense qu'il est très important d'avoir cette typologie parce que cela nous donne les moyens de mesurer les choses en fonction de ces différentes situations.

Mon deuxième point concerne la mesure de cette immigration irrégulière. Je dis bien irrégulière et non pas clandestine car les clandestins sont une catégorie à l'intérieur des irréguliers, même s'ils sont tous dépourvus de titre, et j'ai fait là une typologie à la fois sociologique et juridique.

L'immigration irrégulière peut être estimée à partir de certaines données correspondant à ces diverses formes de migration irrégulière. Certaines données sont vérifiables mais partielles et d'autres constituent des moyens indirects de comptage. Je distingue donc les deux types de sources. Vous avez déjà dû entendre parler de tout cela, mais j'ai essayé de répertorier les éléments sur lesquels nous aimerions travailler et cela correspond aux demandes de l'Observatoire vis-à-vis des différents ministères. Derrière chaque mode de comptabilité, il y a très souvent des propositions et des demandes faites au ministère.

Les premières sont des mesures fiables mais partielles.

Nous avons tout d'abord le nombre de personnes interpellées, poursuivies ou condamnées pour infraction au séjour qui se trouvent en détention, par exemple. Nous pourrions avoir des chiffres bien mieux élaborés sur ces questions. Ayant moi-même travaillé pendant dix-huit mois à la maison d'arrêt de la Santé et ayant fait l'accueil des détenus trois soirs par semaine, j'ai vu à quel point on pourrait améliorer certaines choses.

Je tiens notamment à mettre l'accent sur la question du cumul d'infractions. Le fait de ne pas posséder de titre est souvent constaté mais aussi, très souvent, à l'occasion d'autres infractions qui, elles, demandent des preuves. Il serait donc intéressant de voir comment, aujourd'hui, le cumul d'infractions joue sur la question de l'irrégularité du séjour.

Ensuite, nous avons le nombre de personnes qui ont fait l'objet d'une décision d'éloignement du territoire (reconduite à la frontière, expulsion, interdiction du territoire, mesure judiciaire ou administrative) comparé à celui des mesures réellement effectuées. Le ministère de l'intérieur travaille beaucoup sur ce point et je ne le développerai donc pas.

Enfin, nous avons le nombre de décisions prises en application de l'accord de réadmission, même s'il est infime. En tout cas, ce sont des données qui nous permettent de mesurer non seulement l'activité des services ou des titres, mais aussi des personnes.

A côté de ces sources fiables mais partielles, nous avons les sources indirectes qui nous permettent de connaître ou d'approcher un peu mieux la question de l'immigration irrégulière. Dans leur majorité, ces sources ne portent pas directement sur des personnes physiques, si ce n'est pour la question des déboutés du droit d'asile. Elles sont indirectes parce qu'on va en faire une interprétation, à partir de ces chiffres, en pensant qu'une partie plus ou moins importante va correspondre à des personnes qui vont rester sur le territoire, mais ce n'est qu'une interprétation.

La première source correspond au nombre des demandes de titre de séjour déposées comparé au nombre de demandes de titres rejetées et de renouvellements refusés. Quand on disposera d'un tableau plus précis -on y arrive progressivement-, on aura une indication des personnes qui vont se trouver en effet dans une situation irrégulière, sans savoir si elles resteront ou si elles partiront d'elles-mêmes, voire si elles feront l'objet d'une mesure d'éloignement.

La deuxième source est celle des attestations d'accueil pour une durée inférieure à trois mois. Nous disposons maintenant du nombre d'attestations présentées pour validation, d'attestations validées et d'attestations refusées. C'est une indication. Je m'en suis entretenue avec l'Association des maires, mais il n'est pas évident d'avoir des données très précises.

La troisième source est celle qui correspond aux infractions relevées par les inspecteurs du travail. En effet, on peut être en situation régulière en matière de séjour et être en situation irrégulière en matière de travail, mais cela fait au moins quinze ans que nous réclamons d'avoir des données plus fiables concernant l'irrégularité dans le domaine du travail.

Quatrième source (cela devient classique grâce au rapport au Parlement) : les déboutés du droit d'asile présents sur le territoire au moment de la demande et pour lesquels il n'y a pas eu de reconduite à la frontière. Il semblerait, d'après les associations et les enquêtes locales, qu'un nombre non négligeable reste sur le territoire français mais, là encore, ce sont des interprétations.

Nous pouvons aussi comparer le nombre de mineurs entrés au titre du regroupement familial au nombre de ceux qui, à leur majorité, ont obtenu un titre de séjour. Il est d'ailleurs intéressant de croiser ces deux éléments. J'en parlais avec le Collectif associatif civisme et démocratie (CIDEM), au sujet de l'inscription sur les listes électorales.

Autre source intéressante, même si beaucoup de choses restent à faire : le nombre de bénéficiaires de l'aide médicale d'Etat (AME), la loi du 25 juillet 1999 ayant porté création de la couverture maladie universelle et l'AME ayant été prévue particulièrement pour les personnes ne remplissant pas les conditions de stabilité et de régularité du séjour. Nous savons maintenant que ce sont majoritairement des étrangers en situation irrégulière et quelques SDF. Le décret d'application de la loi de juillet 1999 a tardé à venir et beaucoup de juristes ont approuvé le principe en disant toutefois que l'application de la loi posait problème.

Aujourd'hui, c'est un élément très important à prendre en compte, mais j'y apporte deux nuances : d'une part, les étrangers en situation irrégulière ne sont pas ceux qui recourent le plus aux soins médicaux ; d'autre part, certains peuvent avoir été régularisés, y compris au titre de l'aide médicale. Cela peut donc être intéressant, mais il faut faire très attention aux interprétations.

Là encore, on comprend les réticences de l'éducation nationale : les enfants dont les parents sont en situation irrégulière bénéficient -c'est à l'honneur de la France d'ailleurs- d'un droit à l'éducation, et j'espère que l'on maintiendra ce droit à la scolarité, mais les estimations du nombre de mineurs scolarisés dont les parents sont en situation irrégulière ne peuvent être faites qu'à la louche et c'est à l'occasion d'affaires qui ont fait la une des journaux que l'on s'aperçoit que, finalement, il y en aurait 15 000, 18 000 ou 20 000.

Parmi les sources, nous disposons aussi des résultats des mesures mises en oeuvre pour lutter contre les trafics de main-d'oeuvre. A cet égard, je laisserai le ministère de l'intérieur vous apporter toutes ses sources car je n'aurai pas l'outrecuidance de faire son travail. Il en est de même pour l'analyse de l'activité des services et des coûts de la lutte contre l'immigration irrégulière. C'est une façon d'aborder la question.

Je signale simplement qu'au cours de l'une des réunions qui se sont tenues récemment à Bruxelles, j'ai été étonnée d'entendre le représentant du Home Office vanter les mérites d'un rapport que celui-ci avait établi sur l'immigration irrégulière et qui était presque entièrement consacré aux avantages économiques de l'immigration irrégulière pour l'économie britannique. C'est une autre façon d'aborder la question et je le signale, parce que c'est aussi une façon de relativiser les approches chiffrées... (Rires.)

M. Georges Othily, président .- Pourrons-nous avoir communication de ce rapport ?

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Bien sûr. Il est possible de le demander au Home Office.

M. Georges Othily, président .- Il n'est pas habituel que l'on vante les aspects positifs de l'immigration.

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Cela aura eu au moins le mérite de vous faire sourire dans ce catalogue un peu rébarbatif.

J'en arrive à des sources encore plus indirectes -et je prends là ma casquette de chercheur au CNRS- : les indicateurs de pression migratoire. Il est difficile de passer des placements en zone d'attente et des refus d'admission sur le territoire à ce qui pourrait être des interprétations sur le nombre d'étrangers en situation irrégulière en France. Cela peut être des indicateurs de pression migratoire, mais le lien logique avec le nombre d'irréguliers en France n'est pas évident.

Enfin, je terminerai par la question des territoires et départements d'outre-mer, qui est une grande interrogation. Il n'y a pas longtemps, j'ai été auditionnée par la commission des lois à l'Assemblée nationale sur Mayotte, puisque j'avais eu l'honneur et la joie d'y faire une mission sur la question de l'état-civil et des migrations.

Le CICI a déjà proposé des mesures extrêmement partielles et, manifestement, quand on en parle, c'est souvent avec des discours très dramatisés, mais nous avons relativement peu de choses, en dehors, par exemple, du nombre de naissances à l'hôpital de Mamoudzou. C'est donc une question entière et je ne m'aventurerai pas à dire que nous avons les outils de mesure de l'immigration irrégulière dans les DOM-TOM.

J'ai épuisé mon temps, monsieur le Président, et je suis désolée d'avoir fait un exposé en forme de catalogue. Je suis maintenant prête à répondre à vos questions.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, madame. Votre exposé a été très clair et je pense qu'avec les pistes que vous avez proposées, nos collègues auront certainement des questions à vous poser.

M. Louis Mermaz .- Le début de la sagesse est de dire que nous savons que nous ne savons rien, comme l'a dit le grand Socrate, mais vous nous avez apporté très peu d'indications chiffrées, madame. En dehors des hypothèses d'enfants scolarisés et des naissances de l'hôpital de Mayotte, nous sommes dans le flou le plus total. Pourriez-vous donc essayer, en tant que chercheur, d'approcher quelques réalités chiffrées pour nous permettre d'avoir des renseignements ?

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- En tant que chercheur, non. C'est justement parce que je suis une scientifique que je ne peux pas le faire.

M. Louis Mermaz .- Et comme membre du Haut conseil ?

Mme Jacqueline Costa-Lascoux.- Justement...

M. Louis Mermaz .- Si vous ne le savez pas, qui le saura ? Cependant, il est très important, pour notre travail, que vous disiez que vous ne le savez pas.

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- C'est une question de principe. Le Haut conseil à l'intégration, travaillant sur la question de l'intégration, a décidé très clairement, avec l'accord du conseil scientifique de l'Observatoire statistique de l'immigration et de l'intégration, dans lequel on trouve M. Charpin, directeur de l'INSEE, le directeur de l'INED et tous les représentants des instituts scientifiques et des grandes administrations, qu'il s'en tiendra à l'immigration régulière, en sachant que, pour la première fois depuis deux ans, le rapport de l'Observatoire ne fait plus l'objet de polémiques. En effet, pour la première fois, il a travaillé avec toutes les administrations sur l'immigration régulière, contrairement à ce qui se passait depuis quinze ou vingt ans, ce qui a fait la une des journaux. Nous disposons ainsi maintenant, sur l'immigration régulière, des données les plus fiables possible qui ont été validées par les différentes administrations et les instituts de recherche.

Sur l'immigration irrégulière, nous avons des pistes, des demandes et des propositions, mais c'est dans le rapport au Parlement que l'on va s'engager dans les estimations chiffrées.

M. Charles Gautier .- Je suppose quand même que vous avez accès à ces chiffres.

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- En tant que directrice de l'OSII, je travaille avec le ministère de l'intérieur, le ministère des affaires sociales, le ministère de l'éducation nationale, etc., et je précise d'ailleurs que notre rapport est sur Internet depuis dix jours, mais je participe aussi, modestement, à l'élaboration du rapport au Parlement.

M. Alain Gournac .- Vous parlez au nom de l'OSII, qui est l'Observatoire des statistiques. De quelles statistiques disposez-vous et quelles statistiques établissez-vous ?

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Il s'agit de l'Observatoire statistique de l'immigration et de l'intégration et non pas « des statistiques ».

M. Alain Gournac .- Certes, mais comment peut-on avoir une approche de l'immigration et de l'intégration si tout votre travail est fait en dehors des chiffres ? Où sont les chiffres ?

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- J'ai parlé de l'immigration régulière. Pour la première fois depuis deux ans, monsieur le Sénateur, vous avez des chiffres validés sur les visas, sur l'asile, sur les flux de travail, sur le motif de travail et sur le motif familial. Vous avez également le tableau récapitulatif qui est présenté à titre officiel par la France et tous ces chiffres seront repris dans le rapport au Parlement. C'est grâce à l'Observatoire statistique de l'immigration et de l'intégration que les flux réguliers seront les mêmes dans le rapport au Parlement et dans les travaux de l'Observatoire.

M. Jean-François Humbert .- C'est une bonne nouvelle.

M. Alain Gournac .- C'est vrai, mais cela ne nous fait pas du tout avancer.

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Dans le rapport au Parlement, vous avez aussi un chapitre sur l'immigration clandestine sur lequel je dois apporter une précision importante. Je préférerais que ce soit quelqu'un du ministère de l'intérieur qui vous le dise, mais je peux également le faire ici.

M. Georges Othily, président .- Vous pouvez le dire ici : nous sommes à huis clos et vous avez juré de dire toute la vérité et rien que la vérité... (Rires.)

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- A trois jours de la remise au Premier ministre du rapport de l'Observatoire statistique de l'immigration et de l'intégration, M. Stéfanini nous a avertis qu'il y avait un problème dans les chiffres du ministère de l'intérieur concernant différents titres de séjour et qu'il fallait faire des vérifications. Il s'agit d'une véritable interrogation. Il faut savoir que, depuis sept ou huit ans, les données du ministère de l'intérieur faisaient l'objet d'une sous-traitance à des sociétés de services informatiques qui, comme c'est tout à fait normal en informatique, font des redressements. C'est à l'occasion de la contestation de quelques chiffres de redressement que l'on s'est posé des questions sur certains chiffres qui paraissaient curieux.

Je vous en donne un qui ne porte pas trop à conséquences : vous savez que nous avons environ 17 000 saisonniers en France. Or il n'y en avait que 3 dans le Var, qui est le département le plus consommateur de saisonniers !... (Rires.)

Mme Catherine Tasca .- Enfin un chiffre !... (Rires.)

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Cela s'explique très bien : à la préfecture, on cochait plutôt la case des autorisations provisoires de travail.

Voilà ce que je peux vous répondre. Cela explique nos interrogations sur certaines catégories.

Nous ne souhaitions pas l'ébruiter devant la presse, mais, de façon très courageuse, M. Stéfanini, au nom du ministère de l'intérieur, a pris la décision de vérifier à nouveau ces éléments chiffrés et donc de repousser la remise du rapport au Parlement à la fin du mois de janvier 2006.

Voilà les informations dont je dispose, et je précise que ce n'était qu'un exemple parmi d'autres.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- J'ai l'impression que vous n'avez pas parlé de ce qu'on appelle de manière impropre les doubles peines mais dont on peut avoir les chiffres par le ministère de la justice, puisqu'on sait que ce sont des interdictions qui n'ont pas été exécutées. J'aimerais donc savoir où vous les placez et pourquoi vous n'en avez pas parlé.

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Les mesures d'éloignement du territoire sont très complexes en France parce qu'elles sont nombreuses, qu'elles peuvent être prises aussi bien par l'autorité judiciaire que par l'autorité administrative et qu'il peut y avoir des phénomènes de pluralité de mesures. Il est vrai aussi que la double peine n'existe plus...

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Normalement.

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Nous n'avons donc pas de chiffres sur ces questions correspondant à l'année 2004, du moins à ma connaissance.

M. Alain Gournac .- J'ai encore une question à vous poser, madame. Excusez-moi, mais de qui dépendez-vous ? Le Haut conseil à l'intégration est-il une autorité indépendante ?

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- C'est la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE), présidée par M. Schweitzer, qui est une autorité indépendante, ce qui n'est pas le cas du Haut conseil à l'intégration, qui a été créé en 1989, qui est composé de vingt personnes et qui a été présidé successivement par M. Marceau Long, qui était alors vice-président du Conseil d'Etat, Mme Simone Veil, M. Roger Fauroux et Mme Blandine Kriegel.

L'Observatoire, quant à lui, est dirigé par un membre du Haut conseil à l'intégration et il en dépend. Un nouveau décret va sortir (il est actuellement en discussion avec le Premier ministre) pour établir justement l'Observatoire à l'intérieur du Haut conseil.

M. Charles Gautier .- Cela veut-il dire que l'Observatoire est un service du Haut conseil à l'intégration ?

Mme Jacqueline Costa-Lascoux.- Tout à fait.

M. Philippe Dallier .- Pourriez-vous nous dire de quels moyens et de quelles sources dispose votre Observatoire en propre pour assumer les tâches qui lui sont confiés ?

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Les sources viennent de tous les ministères. Il y a trente membres dans le groupe statistique de l'Observatoire, plus l'INED, plus l'INSEE et, à la demande, nous pouvons avoir des statistiques d'un organisme plus particulier.

Nous avons pour mission la collecte, la mise en cohérence et la diffusion des données statistiques et c'est une mission qui nous a été confiée par la loi. Par ailleurs, nous sommes un organisme de réflexion et de proposition.

Quant aux moyens, il y a, dans l'équipe permanente, si j'ose dire, une chargée de mission, assez régulièrement une stagiaire de Sciences Po, de l'INSEE ou d'un autre organisme et moi-même en tant que directrice. Nous devons aussi avoir bientôt un directeur adjoint qui est professeur des universités, le groupe statistique étant composé des représentants de ces instituts de recherche des administrations.

Quant au conseil scientifique, il comprend M. Alex Türk, M. Jean-Michel Charpin et M. François Héran, plusieurs membres de l'administration, notamment M. Fratacci, du ministère de l'intérieur, et il est présidé par Mme Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie Française, mais je vous ferai parvenir tous les documents avec le rapport.

M. Georges Othily, président .- Mes collègues et moi-même n'ayant plus d'autres questions, je vous remercie beaucoup, chère madame, de nous avoir fait cet exposé schématique très bien mené auquel mes collègues ont été très sensibles, même si nous n'avons pas eu toutes les réponses que nous attendions. Nous serons donc très attentifs aux documents que vous nous enverrez.

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Je vous ai offert simplement les différentes pistes de possibilités, mais je peux développer tout cela.

M. Alain Gournac .- Si vous nous envoyez les documents, nous allons pouvoir les examiner.

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Vous aurez tout cela et je vais continuer à travailler notamment avec le ministère de l'intérieur. Nous faisons des propositions aux différents ministères afin d'avoir des données plus fiables à partir des pistes que j'ai indiquées.

M. Georges Othily, président .- Pourrons-nous avoir le rapport qui sera remis dans trois jours ?

Mme Jacqueline Costa-Lascoux .- Bien sûr, et si vous avez des questions complémentaires, je suis prête à y répondre.

Audition de M. François JULIEN-LAFERRIÈRE,
professeur à l'Université de Paris-Sud,
directeur de l'Institut d'études de droit public
(13 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur le professeur, d'avoir accepté de nous faire part de vos réflexions sur le problème de l'immigration irrégulière.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. François Julien Laferrière prête serment.

M. Georges Othily, président .- Vous avez la parole.

M. François Julien-Laferrière .- Merci beaucoup, monsieur le président.

Je dois d'abord vous dire que je suis en position de détachement à l'étranger depuis près de cinq mois et que je n'ai donc pas suivi l'actualité de très près compte tenu des difficultés à être informé de façon très précise, notamment sur le détail des derniers projets avancés par le Premier ministre et le ministre de l'intérieur. Si vous attendiez de moi des commentaires ou avis sur ces projets, je ne serais donc peut-être pas d'un aussi riche apport que vous auriez pu le souhaiter et je vous prie de m'en excuser.

Cela étant, je ferai rapidement quelques réflexions personnelles sur le problème sur lequel porte votre commission d'enquête.

Tout d'abord, je pense qu'il y a un problème de vocabulaire : votre commission s'intitule « Commission d'enquête sur l'immigration clandestine » et, vous-même, monsieur le président, vous venez de parler d'immigration irrégulière. Il est important d'essayer de cerner ces deux termes et, surtout, le terme d'immigration clandestine que, pour ma part, je n'apprécie que de façon très limitée compte tenu de la signification exacte de l'adjectif « clandestin ».

En effet, on qualifie en général d'immigrés clandestins des personnes qui ne sont absolument pas clandestines, mais qui sont simplement -cela peut déjà être beaucoup- en situation irrégulière au regard de la loi et de la réglementation françaises.

Pour être clandestin, il faut avoir la volonté de se soustraire à la connaissance des autorités ou, éventuellement, d'échapper aux possibilités de contrôle et de sanctions, ce qui n'est le cas, me semble-t-il, que d'une fraction relativement limitée d'étrangers en situation irrégulière. C'est un premier point que je voulais indiquer.

Deuxièmement, il est important de réfléchir -mais je suppose que vous l'avez déjà fait- sur les causes de l'immigration irrégulière car le fait d'essayer de cerner ces causes permet de tenter de trouver certaines solutions et, surtout, d'en éviter beaucoup qui ont jusqu'à présent montré les limites de leur efficacité.

Depuis environ une trentaine d'années que je m'intéresse à la question du droit des étrangers sous l'angle purement juridique, et non pas politique car mon métier est de faire du droit, je constate que toutes les mesures qui ont été prises allaient dans le sens d'une aggravation des restrictions aux possibilités d'entrer sur le territoire et des sanctions aux infractions à la législation sur l'entrée et le séjour, et que cela s'est accompagné d'un mouvement croissant du nombre d'étrangers en situation irrégulière.

Je pense donc qu'il y a là un décalage entre l'objectif poursuivi et les moyens juridiques utilisés et qu'il pourrait être utile d'avoir une réflexion de fond, comme cela a été le cas en 1945, quand a été adoptée l'ordonnance du 2 novembre 1945.

Car cet effort de réflexion globale sur le problème de l'immigration n'a pas été renouvelé depuis soixante ans.

Pourtant, les conditions actuelles n'ont rien à voir avec ce qu'elles étaient dans l'immédiat après-guerre, ni quant à la situation française, ni quant à la situation mondiale, et les mouvements de population ne sont pas du tout les mêmes, pas plus que les étrangers qui viennent sur le territoire européen. Il s'agit d'autres types de migrations et de populations.

Les problèmes que cela pose et les événements récents -même si j'étais loin, j'en ai été informé- montrent que les populations issues de cette nouvelle immigration présentent des caractères et même des caractéristiques physiques -cela joue beaucoup dans le phénomène- très différents de ce qu'on se représente comme étant ceux de la population française classique, ce qui complique encore le modèle d'intégration classique.

A mon avis, tout cela devrait être relié aux causes de l'immigration qui sont, dans la plupart des cas, des causes à caractère économique. Je ne suis pas économiste non plus, mais il est évident que, tant qu'il y aura des différences de niveau et de mode de vie entre l'Europe et les pays dits en voie de développement, on ne pourra pas résoudre le problème par de simples moyens juridiques. Le droit n'est en effet pas fait pour cela et le fait de tenter de trouver des solutions me paraît aller bien au-delà des compétences du juriste.

Le juriste peut simplement y aider. Je dis souvent à mes étudiants que le droit est une technique au service d'une politique et qu'il faut donc d'abord qu'une politique soit clairement définie, pour qu'ensuite le droit puisse venir l'appuyer.

Evidemment, ce ne sont là que des opinions personnelles qui n'ont guère de valeur et je suppose que vous en avez entendu beaucoup d'autres, mais il me semble que, depuis une trentaine d'années, la France a une « politique de non-immigration » mais n'a pas de véritable politique d'immigration et qu'à partir de ce moment-là, il ne peut pas y avoir de solution juridique pour tenter de contrôler l'immigration. Nous sommes là au coeur d'un problème devant lequel le juriste se sent complètement désarmé.

Je ne suis que juriste, et ce n'est pas au juriste de définir les lignes politiques. Il peut avoir ses idées propres, mais il ne les a alors qu'à titre personnel. En revanche, il peut aider, à partir du moment où une politique est adoptée, à la mettre en forme pour formaliser les règles qui devront être appliquées, ou dont la non-application fera l'objet de sanctions.

Voilà, Monsieur le président, les quelques réflexions préliminaires que je pouvais vous livrer.

M. Georges Othily, président .- Merci. Mes chers collègues, la discussion est ouverte.

Mme Catherine Tasca .- Vous nous avez dit, monsieur, que vous étiez actuellement à l'étranger. Je suppose que vous y travaillez sur les questions dont vous êtes, depuis des années, un spécialiste. Vous avez bien dit que, pour le moment, il est difficile de trouver des réponses juridiques puisqu'il n'y a pas, à vos yeux, de vraie politique de l'immigration, mais connaissez-vous, sur le plan international, des exemples politiques de l'immigration « identifiables » ?

M. François Julien-Laferrière .- Je suis actuellement dans un pays qui est confronté au problème inverse : le Mexique, un pays d'émigration qui connaît des difficultés énormes avec les Etats-Unis du fait de la perméabilité de la frontière et des moyens à peine admissibles qui sont employés pour s'opposer à son franchissement par les migrants.

Si les Etats-Unis ont été pendant longtemps un modèle ou, du moins, un exemple de politique d'immigration susceptible d'être transposée ou adaptée dans d'autres pays, je pense que ce n'est plus le cas maintenant. A l'heure actuelle, les Etats-Unis vivent comme a vécu pendant un certain temps et continue à vivre en partie la France, c'est-à-dire sur une marge d'immigration irrégulière qui lui permet d'avoir de la main-d'oeuvre à bon marché et constitue un moteur de l'économie.

On estime à environ un million le nombre de Mexicains, mais il y aussi beaucoup d'autres ressortissants d'Amérique Latine, qui vivent de façon irrégulière mais tolérée aux Etats-Unis et qui font fonctionner une partie de l'économie.

Si un pays peut être considéré comme ayant vraiment une politique d'immigration, c'est le Canada. Sa politique d'immigration est claire, ce qui est important, sa politique d'asile aussi, même si elle est peut-être moins claire depuis ces cinq ou six dernières années.

En matière d'immigration, le Canada a une politique volontariste : il cherche à maîtriser l'immigration en faisant appel à des étrangers qui répondent à certains critères linguistiques -la connaissance des langues officielles du Canada- de compétences techniques et autres et, par ailleurs, sans que ce soit planifié et contingenté, il a une politique d'asile moins suspicieuse que celle des Etats européens. Il a donc une plus large ouverture et une meilleure réponse au besoin de protection des demandeurs d'asile, moyennant quoi il y a beaucoup moins de demandeurs d'asile déboutés qui restent sur le territoire qu'en Europe.

Cela dit, je ne pense pas que la politique d'immigration canadienne puisse être imitée en France sans d'importantes adaptations parce qu'elle est tout à fait étrangère à notre modèle, notamment sur la question des critères de sélection des candidats à l'immigration, que l'on peut qualifier d'objectifs mais qui sont quand même parfois à la limite du critère ethnique ou du critère de nationalité. Ce qui, en France, au moins à court ou moyen terme, est à peu près inenvisageable.

Cela pose le problème des quotas, qui est en pleine discussion à l'heure actuelle.

M. Charles Gautier .- Ils ont des quotas par pays d'origine ?

M. François Julien-Laferrière .- Ils ont surtout des quotas par compétences en fonction des besoins du marché du travail. Mais, pour répondre à ces besoins, ils ont plus de demandes que d'offres et une deuxième sélection se fait en fonction de ce qui est supposé être des critères d'intégration à la société canadienne, ce qui peut friser la notion de quotas par nationalité.

M. Georges Othily, président - Il semblerait que le gouvernement canadien souhaite actuellement encourager, dans la région de Vancouver, l'immigration d'étrangers d'origine asiatique afin de lutter contre le vieillissement de la population.

M. François Julien-Laferrière .- C'est vrai, et cela peut s'expliquer pour partie par le fait que l'on considère généralement que les asiatiques ont une grande capacité d'intégration, mais aussi par le fait que, dans l'ouest canadien, il y a déjà beaucoup d'Asiatiques. Si cette communauté constituée depuis plusieurs générations s'est un peu fondue dans la population canadienne, cela devrait pouvoir faciliter l'intégration de nouveaux arrivants.

M. Georges Othily, président .- A votre avis, l'ordonnance de 1945 doit-elle être à nouveau toilettée, ou remplacée par un texte entièrement nouveau sur les problèmes d'entrée et de séjour des étrangers en France ?

M. François Julien-Laferrière .- Je voudrais d'abord dire que je m'interroge sur la création du code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile parce qu'il me semble que c'est une grave erreur de réunir dans un même code des textes relatifs à des problèmes de nature complètement différents, l'entrée et le séjour, d'une part, et l'asile, d'autre part.

M. Georges Othily, président.- On peut y travailler.

M. François Julien-Laferrière .- Tout à fait, mais on ne peut pas en sortir du jour au lendemain. L'ordonnance de 1945 a déjà été modifiée de très nombreuses fois et elle est devenue, même sous forme codifiée, relativement incohérente : elle est très difficile à appliquer et à analyser pour le juriste. On s'y perd et elle contient des contradictions et des lacunes.

La solution que je préconiserais, en tant que juriste, serait de faire un nouveau texte complet en partant sur des bases nouvelles.

M. Georges Othily, président .- Pouvez-vous nous donner des exemples de contradiction ou de lacunes ?

M. François Julien-Laferrière .- Il y en a certaines à propos de la protection qui est accordée à certaines catégories d'étrangers en matière d'expulsion. Selon que l'on joue sur un article ou un autre, on peut accorder une protection, par exemple, pour certains liens familiaux ou, au contraire, ne pas l'accorder. De même, certaines conditions qui sont exigées pour être inexpulsable sont reliées à certaines durées de séjour ou certains liens familiaux avec des nationaux français ou des étrangers en situation régulière qui permettent d'aboutir à des solutions contradictoires en fonction du type de procédure d'expulsion que l'on choisit. Par ailleurs, la nécessité impérieuse de sûreté de l'Etat ou de sécurité publique, d'un côté, ou l'atteinte aux droits fondamentaux de l'Etat, de l'autre, sont des notions qui n'ont guère de précision du point de vue juridique et qui, par conséquent, ne permettent pas, non seulement à l'étranger, mais aussi à l'autorité administrative et au juge, d'avoir un cadre bien défini permettant de savoir quand un étranger bénéficie d'une protection ou, au contraire, n'en bénéficie pas.

En l'occurrence, je pense que c'est parce que des strates ont été ajoutées les unes au-dessus des autres et que l'ensemble n'a pas été complètement remodelé que l'on arrive à ces contradictions.

M. Georges Othily, président .- Pouvez-vous nous citer des exemples de lacunes ?

M. François Julien-Laferrière .- Il y a un certain nombre de lacunes sur le régime de l'asile ainsi que sur le régime de l'entrée sur le territoire. Les conditions qui doivent être remplies pour entrer sur le territoire ne sont pas toujours claires, de même que les motifs pour lesquels il peut y avoir refus d'entrée.

A partir du moment où le régime de réglementation est un régime de police administrative, cela signifie que l'entrée sur le territoire est soumise, en gros, au régime de l'autorisation. Mais il est souvent difficile de savoir si un étranger remplit effectivement les conditions pour obtenir l'autorisation, avec le jeu que cela laisse à l'autorité administrative pour accorder l'autorisation ou non et, par conséquent, pour autoriser ou refuser l'entrée sur le territoire. Ce qui a pour conséquence qu'un étranger qui croit, de bonne foi, remplir les conditions pour entrer sur le territoire, peut se voir refuser cette autorisation.

Dans l'ordonnance de 1945, par exemple, je ne me souviens plus du numéro de l'article du code, mais c'était l'article 5 de l'ordonnance, après l'énumération des conditions d'entrée sur le territoire, une disposition permet de refuser l'entrée du territoire à l'étranger dont la présence constituerait une menace pour l'ordre public.

Il en est de même pour l'expulsion. Il peut y avoir expulsion quant la présence de l'étranger constitue une menace pour l'ordre public, mais, par définition, l'étranger que l'on va expulser est sur le territoire et on peut apprécier la menace qu'il constitue pour l'ordre public. Il est sur le territoire et son comportement fait qu'il constitue un risque pour l'ordre public.

Mais dans le cas de l'étranger qui n'est pas encore sur le territoire, si on lui refuse l'entrée de celui-ci en disant qu'il est susceptible, quand il sera sur le territoire, de constituer une menace pour l'ordre public, cela me paraît relever d'une appréciation extrêmement subjective et il me semble donc qu'il y a, en l'occurrence, une sérieuse lacune dans la définition d'une condition d'entrée sur le territoire. C'est un exemple que je donne.

M. Georges Othily, président .- Pourriez-vous nous envoyer une liste des contradictions, des lacunes et des incohérences que vous avez décelées ?

M. François Julien-Laferrière .- Cela dépend du délai dans lequel vous la souhaitez.

M. Georges Othily, président .- Pourriez-vous la faire pour mi-janvier ?

M. François Julien-Laferrière .- Je vais essayer ; cela devrait être faisable.

M. Georges Othily, président .- Je vous en remercie.

Audition de Mme Danièle LOCHAK,
professeur à l'Université de Paris X Nanterre
(14 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, nous recevons Mme Danièle Lochak, professeur à l'université de Paris X Nanterre.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Danièle Lochak prête serment.

Mme Danièle Lochak .- Vous reconnaîtrez comme moi qu'il n'y a pas de sens à prêter serment sur des questions qui sont des appréciations. Je pense que le ministre de l'intérieur a aussi prêté serment. Or ce qu'il a dit n'est pas forcément ma vérité.

M. Georges Othily, président .- Nous prenons acte de votre serment. Nous allons vous laisser faire un exposé liminaire, après quoi nous vous poserons des questions.

Mme Danièle Lochak .- Il est un peu compliqué de faire un exposé liminaire alors que la question posée est très floue. Cependant, j'ai lu les débats parlementaires qui ont abouti à la création de cette commission d'enquête, j'ai lu aussi ce qu'a dit devant vous M. Sarkozy et cela m'a inspiré un certain nombre de réflexions.

En lisant les débats parlementaires et, plus encore, ce qui a été publié de l'intervention qu'a faite devant vous M. Sarkozy, on a le sentiment que la lutte contre l'immigration clandestine est devenue l'une des actions prioritaires du gouvernement en 2002. Cette présentation me semble inexacte puisque, dès 1974, au moment où on a décidé de suspendre l'immigration de main-d'oeuvre, les objectifs de la politique d'immigration comportaient deux volets : lutter contre l'immigration clandestine et intégrer ceux qui sont présents. C'était déjà la nouvelle politique d'immigration de M. Dijoud, qui a fait l'objet d'un rapport à la Documentation française paru sous ce titre à l'époque.

Depuis, les gouvernements n'ont jamais varié. Personnellement, je pense que les efforts qui ont été faits pour lutter contre l'immigration irrégulière l'ont emporté sur les efforts que l'on n'a pas vraiment faits pour intégrer ceux qui sont là, et je pense qu'aujourd'hui, on en paie les conséquences. La lutte contre l'immigration clandestine a été la règle de tous les gouvernements qui se sont succédé, qu'ils soient de droite ou de gauche, avec des méthodes parfois différentes, mais toujours avec le même objectif.

Cette répression de l'immigration irrégulière a comporté tout un arsenal : mesures de reconduite à la frontière, pénalisation du séjour irrégulier, avec ce que je considère comme une forme de spirale inflationniste à cet égard, mais aussi suspicion pesant sur tous ceux qui, n'étant pas des travailleurs salariés, étaient soupçonnés de contourner les règles de l'immigration. En 1974, on n'a suspendu que l'immigration de travailleurs, mais nous savons bien qu'en pratique, même si le regroupement familial s'est accentué à cette époque (tout simplement parce que les gens ont compris qu'ils ne pourraient pas rentrer chez eux et qu'ils étaient condamnés à rester en France, ce qui les a amenés à faire venir leur famille), les étudiants ont été soupçonnés d'être de faux étudiants, de même que les demandeurs d'asile, bien sûr.

Autrement dit, il s'agit là d'une politique qui consiste à réprimer l'immigration irrégulière et qui a aussi des conséquences en raison de cette suspicion pour tous les autres. C'est ainsi que les contrôles sont de plus en plus étroits pour vérifier la réalité du mariage, les situations régulières ou irrégulières, etc.

J'ai le sentiment que les résultats, aussi bien pour ceux qui ont demandé la création de cette commission que pour le ministre de l'intérieur, ne sont pas jugés concluants alors que, comme je vous l'ai dit, à chaque nouvelle législature ou nouveau gouvernement, on a pris de nouvelles mesures et qu'on a voulu resserrer les contrôles et la répression. J'ajoute que le relais a été pris au niveau communautaire, puisque c'est désormais au niveau communautaire que s'effectue une partie de la politique d'immigration et d'asile.

Si les résultats ne sont pas jugés concluants, puisqu'il y a toujours des étrangers en situation irrégulière, les uns cherchant à arriver et les autres étant déjà présents, avec comme conséquence la nécessité parfois inéluctable d'effectuer des régularisations, qu'il s'agisse de gouvernements de gauche ou de droite, j'estime, moi qui enseigne et pratique les droits de l'homme, que les conséquences sur le sort des droits de l'homme sont assez préoccupantes et que des droits fondamentaux des étrangers sont souvent privés d'effet.

Alors que le droit à la vie familiale est aujourd'hui considéré comme un droit constitutionnel et protégé par la convention européenne des droits de l'homme, les conditions qui sont imposées par le regroupement familial et qu'on nous suggère de resserrer encore sont telles que beaucoup de familles ont le choix entre soit vivre séparées, soit venir ici et y séjourner en situation irrégulière.

La liberté individuelle, au sens le plus strict des étrangers, est, elle aussi, sans cesse restreinte avec l'allongement de la rétention qui va désormais au-delà de trente jours, le Conseil constitutionnel ayant décidé, apparemment une fois pour toutes, de baisser les bras. Il faut voir ce qu'il déclarait en 1980 au moment de la loi « Bonnet » et ce qu'il déclare aujourd'hui. Dans l'esprit de tous, y compris celui du Conseil constitutionnel, qui n'est pas en dehors de la société, tout est possible ou, plutôt, toutes les armes sont permises pour lutter contre l'immigration clandestine.

Le problème, c'est que, comme le montre la CIMADE, une association bien placée pour savoir ce qui se passe dans les centres de rétention -et je pense qu'on peut la croire-, l'allongement de la rétention ne sert à rien, tout simplement parce que, la plupart du temps, c'est le fait que les étrangers n'ont pas de papiers qui fait obstacle à leur renvoi. L'expérience montre aussi que si, au bout de trois à sept jours, ni eux, ni les consulats sur lesquels on essaie de faire pression n'ont accepté de donner des sauf-conduits, cela ne se fera pas au-delà. Cela se joue donc dans les premiers jours et il ne sert à rien de les garder trente jours pour l'objectif qu'on s'est donné.

Du coup, cela pose des problèmes très graves car des centres qui ne répondaient déjà pas tout à fait aux normes, notamment celles du Comité pour la prévention de la torture, lorsqu'il s'agissait de garder les gens sept jours, y répondent encore moins lorsqu'il s'agit de les garder trente jours, ce qui est encore plus grave puisqu'ils restent trente jours et non pas sept jours.

La violation des droits fondamentaux des étrangers est une chose, mais il faut également parler de la violation d'un certain nombre de droits de tous les citoyens, et avant tout de ceux qui ont des rapports avec les étrangers, de plus en plus menacés aujourd'hui de poursuites pour aide au séjour irrégulier. Cette interprétation de l'aide au séjour irrégulier a complètement changé par rapport à ce qu'elle était dans le décret-loi de 1938 ou dans l'ordonnance de 1945. A cette époque, ce délit existait déjà, mais l'interprétation en était apparemment la bonne puisqu'il s'agissait de punir ceux qui tirent profit du trafic d'étrangers. Aujourd'hui, c'est la famille, même s'il y a une petite immunité pour elle dans la loi, les amis ou les associations qui courent le risque d'être poursuivis.

Il en est de même pour les attestations d'accueil : si on veut accueillir un étranger chez soi aujourd'hui, tout est fait pour l'en dissuader. Les formalités et les papiers qu'on exige de lui et son fichage sont des éléments qui, à mon sens, posent de sérieux problèmes dans une société démocratique.

On pourrait aller plus loin dans la critique de cette politique systématique de fermeture des frontières qui prétend faire de l'immigration choisie et non plus de l'immigration subie et montrer que cette politique, au-delà des effets que j'ai évoqués, manque aussi son objectif. En effet, cette politique laisse subsister des volants de main-d'oeuvre, comme l'a d'ailleurs dit M. Sarkozy dans l'intervention qu'il a fait devant vous : l'existence de personnes en situation irrégulière fait le jeu, finalement, de ceux qui veulent les exploiter, mais nous n'en tirons pas les mêmes conséquences.

De même, cette politique coûte très cher, si on fait le compte des frais engendrés par la répression, les reconduites ou les escortes. Elle coûte aussi très cher aux fonctionnaires parce qu'on leur fait faire un travail qui n'est pas très agréable. Je me dis parfois que, si on avait investi tout cet argent dans les tâches d'intégration, on aurait peut-être fait des choses plus intéressantes.

Cette politique, contrairement à ce qu'on laisse parfois entendre, gêne l'intégration de ceux qui sont là régulièrement. Depuis 1974, on entend très souvent que la lutte contre l'immigration irrégulière permet l'intégration de ceux qui sont là. On nous l'a beaucoup dit (y compris le gouvernement Rocard qui, lorsqu'il a voulu s'intéresser à l'intégration, a commencé par dire qu'il fallait lutter contre l'immigration irrégulière), mais je pense que c'est faux, parce que les contrôles d'identité touchent non seulement ceux qui sont en situation irrégulière mais aussi, par hypothèse, ceux qui sont en situation régulière.

Le fait que la législation devienne de plus en plus sévère et que l'on dise à des gens qui avaient un droit et une vocation à s'établir en France en raison de leurs liens familiaux qu'ils ne peuvent plus le faire gêne leur famille qui réside ici régulièrement. D'une façon générale, ceux qu'on appelle à tort ou à raison les jeunes de la seconde génération voient bien qu'il y a là un problème et je pense que, psychologiquement, ce n'est pas une bonne chose.

Pour terminer, je voudrais revenir sur la tragédie de Ceuta et Melilla, que M. Sarkozy a évoquée également mais qui n'est qu'une tragédie parmi mille autres qui se produisent tous les jours aux portes de l'Europe. L'idée est qu'il faut encore plus de répression contre les trafiquants et contre ceux qui sont soupçonnés de vouloir venir en situation irrégulière, mais il faudrait avoir une politique de visa différente. Aujourd'hui, même des gens qui ont de l'argent et qui ont une profession dans leur pays ne peuvent plus avoir de visa -à cet égard, l'exemple de Madagascar est typique- pour venir voir leur famille, et il est évident qu'ils ne prendront pas le risque de venir autrement, mais le problème se pose de la même façon pour les demandeurs d'asile qui n'ont pas d'autre choix que d'avoir recours à des passeurs et qui risquent donc leur vie. Par conséquent, je ne pense pas qu'une plus grande répression permette de sauver la vie de ceux dont on dit qu'on veut la sauver.

Pour terminer sur cette nouvelle perspective entre l'immigration choisie et l'immigration subie, disons les choses clairement : cela a toujours été ce que voulaient faire les Etats. Avant la première Guerre mondiale, on avait besoin de gens et ceux qui venaient chez nous étaient d'une certaine façon choisis, à tel point que, lorsqu'on n'en a plus eu besoin, au moins une fois dans l'histoire de France, on les a renvoyés. C'était à l'époque de Laval, non pas celui de Vichy mais celui de la III e République.

Il n'est donc pas nouveau que chaque Etat essaie d'avoir l'immigration qu'il souhaite. Personnellement, étant préoccupée des droits de l'homme, je suis gênée par cette vision un peu instrumentale parce qu'elle fait bon marché des droits fondamentaux des personnes. Cela étant, je tiens simplement à vous faire remarquer que, dans le discours de nos gouvernants, l'immigration subie est, certes, l'immigration irrégulière, mais aussi le regroupement familial et les demandeurs d'asile, ce qui me gêne encore plus dans la mesure où le regroupement familial est la conséquence d'un droit fondamental, de même que la demande d'asile.

Si l'on dit que la France veut choisir son immigration, même si ce n'est pas ma conception personnelle, je veux bien le comprendre. En revanche, je pense qu'il faut être très prudent quand on oppose l'immigration choisie à l'immigration subie. En effet, il faut savoir ce qu'on met du côté de l'immigration subie car c'est aussi une façon de nier un certain nombre d'engagements internationaux de la France.

M. Georges Othily, président .- Merci, madame. La parole est maintenant à mes collègues.

M. Alain Gournac .- J'ai deux questions à vous poser, madame.

Premièrement, puisque vous avez l'air d'être une spécialiste du domaine, connaissez-vous un pays qui réalise une bonne politique à ce sujet ? Avez-vous une référence ?

Deuxièmement, votre avis est-il aussi valable dans les DOM-TOM, notamment dans des îles que je viens de visiter et où on trouve plus de 30 % de personnes en situation irrégulière ? Est-ce une analyse que vous réalisez pour la métropole ou votre point de vue est-il général sur la question ?

Mme Danièle Lochak .- En ce qui concerne votre première question, je ne parlerai pas des Etats-Unis et du Canada, dont le contexte est très spécifique. On a beaucoup parlé du Canada ces derniers temps et c'est effectivement un pays d'immigration qui choisit les personnes qu'il accueille, mais le contexte y est très différent.

Pour en rester à l'Europe, il est vrai que l'évolution est assez pessimiste. Certains pays avaient une politique d'immigration libérale, dans le sens politique du terme, notamment les Pays-Bas ou la Suède (même si le cas de la Suède était un peu différent car l'immigration y était moins mélangée), et il est un fait qu'aujourd'hui, l'harmonisation qui a lieu au niveau européen se fait par le bas : dans la négociation, aucun Etat ne veut lâcher sur ses règles les plus strictes et, quand on harmonise -le cas de la directive sur le regroupement familial est éclairant-, on retient tout ce qu'il y a de plus strict dans les législations des différents Etats. Certes, ce n'est qu'une directive et elle est finalement très souple, mais, en même temps, on voit bien que, dans la discussion sur la loi de 2003, on s'est déjà appuyé sur les directives communautaires et, notamment, sur la directive sur le regroupement familial.

J'ajoute que les nouvelles dispositions dont on nous a parlé, puisqu'il n'y a pas encore de texte écrit pour l'instant, sont liées à cette directive qui permet aux Etats d'aller assez loin dans les restrictions du regroupement familial, notamment à la demande de l'Allemagne, qui a une politique beaucoup plus restrictive que nous dans ce domaine. On va ainsi s'appuyer sur cette directive pour dire que, si les enfants viennent, il faudra qu'ils soient intégrés, alors qu'on ne voit pas comment un enfant qui vit à l'étranger peut être déjà intégré.

Je répondrai donc à votre première question que je n'ai pas de modèle à vous donner.

Quant aux DOM, je considère que, par définition, c'est la France. Par conséquent, je suis extrêmement choquée quand, dans les départements d'outre-mer, les gens ne peuvent pas demander d'asile, quand la rétention se fait dans des conditions encore pires qu'ici, quand le nombre de centres de rétention en Guyane est à peu près aussi élevé qu'en métropole (même si je n'ai pas le chiffre exact avec moi), quand la législation sur les titres de séjour n'est pas respectée ou quand on détruit des maisons.

Si la situation dans les départements d'outre-mer est spécifique, c'est parce que les frontières sont spécifiques. Il faut évidemment prendre en compte la spécificité de la Guyane et des pays environnants. Ce n'est pas un hasard, par exemple, si beaucoup de Haïtiens partent de chez eux. C'est donc une question géopolitique, mais je ne suis pas d'accord pour changer les règles au prétexte que l'on est dans les départements d'outre-mer. Soyons clairs : soit les départements d'outre-mer sont la France et il faut en tirer les conséquences, soit ce n'est pas la France et il faut leur donner leur indépendance ou leur autonomie.

Quant à l'histoire de Mayotte, lorsqu'on nous a dit qu'il fallait absolument changer les règles sur la nationalité, reconnaissez que l'on s'est un peu moqué de nous, parce que vous savez bien que le fait de naître sur un territoire français ne rend pas français. Bien que l'on soit revenu sur la loi de 1993, on sait que, pour pouvoir réclamer la nationalité française pour un enfant né en France, il faut qu'il ait atteint au moins l'âge de 13 ans et que ses parents soient en situation régulière. La solution n'est donc évidemment pas de jouer sur la nationalité.

Mayotte, c'est le problème des Comores, bien sûr. Il est vrai qu'on ne peut pas reprocher à la France de ne pas avoir donné l'indépendance à Mayotte, puisque, manifestement, Mayotte n'en voulait pas, mais ce sont encore des histoires de géopolitique et on ne peut pas régler cela par des lois de plus en plus sévères sur l'immigration puisque cela ne changera rien. A mon avis, il est faux de penser que l'on résoudra le problème en prenant des textes de plus en plus sévères et répressifs : vous n'empêcherez pas les gens de venir à Mayotte. Il faut donc trouver d'autres solutions.

M. Georges Othily, président .- Avez-vous des propositions ?

M. Alain Gournac .- Quelles peuvent être ces solutions ?

Mme Danièle Lochak .- Des solutions politiques qui relèvent de la politique internationale de la France dans le cadre du développement. Il faudrait essayer d'avoir une politique de coopération, même si on en parle beaucoup. En tout cas, la répression ne sert à rien.

Il faudrait commencer par considérer ceux qui méritent d'avoir le statut de réfugiés parmi tous les gens qui viennent à Mayotte, en Guyane ou en Guadeloupe. Les Haïtiens entrent dans les critères de la convention de Genève et il faut donc en tirer les conséquences.

Il faudrait également mener une négociation au niveau interaméricain. Certes, je ne suis pas une femme politique et j'ai une certaine conception des droits de l'homme, mais je ne suis pas dans les nuages. Je constate que, quoi qu'en pense M. Sarkozy, qui dit que tout a commencé en 2002, ce qui nous fait tous sourire, cela fait trente ans que l'on prétend lutter contre l'immigration irrégulière, trente ans que l'on prend des mesures répressives et trente ans que rien ne s'arrange. Il faudrait donc réfléchir à autre chose.

M. Philippe Dallier .- Cela empire.

Mme Danièle Lochak .- Si cela empire, cela prouve que cette politique est encore pire que je l'ai décrite.

Il faut aussi tenir compte de la mondialisation. Les Etats du Nord, puisqu'on les appelle ainsi aujourd'hui, veulent tirer tous les bénéfices possibles de la mondialisation, mais lorsque celle-ci a pour effet d'attirer les gens du Sud vers le Nord en leur permettant de voyager plus facilement grâce à l'amélioration des moyens de transport, cela ne doit-il pas nous faire réfléchir, nous, gens du Nord (il s'agit d'une position éthique, et on peut alors parler plus d'éthique de conviction que d'éthique de responsabilité), au fait que la liberté de circulation n'existe que pour les gens du Nord ? De même, alors que les pays du Nord tirent les plus grands bénéfices de la mondialisation, dès qu'ils ont le sentiment que celle-ci peut leur apporter une immigration non voulue, pourquoi disent-ils que ce n'est pas possible, qu'il faut la réprimer, dresser des murs et accepter que les gens meurent ? Il faut en effet considérer le nombre de personnes qui sont mortes à cause de cela. Je vois que vous souriez, mais ce n'est pas drôle.

M. Philippe Dallier .- Ce n'est pas drôle du tout, en effet, mais je vous répondrai ensuite.

Mme Danièle Lochak .- Excusez-moi de vous avoir interpellé, monsieur le sénateur.

M. Alain Gournac .- Il ne faut pas faire de caricature non plus. Sinon, on va trop loin.

Mme Danièle Lochak .- Franchement, je ne suis pas prête à l'accepter. Si cette politique était efficace, on pourrait peut-être accepter qu'il y ait des morts, mais elle est inefficace pour nous puisque les gens sont là et qu'en outre, il y a des dizaines, des centaines ou même des milliers de morts par an. Je trouve que cela devrait nous gêner.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai deux questions à vous poser.

Premièrement, en votre qualité de professeur de droit, auriez-vous la possibilité de faire parvenir à la commission quelques éléments de réponse en matière de droit comparé. Dans le cadre de notre réflexion, nous cherchons à apprécier la situation de la France par rapport à d'autres pays. Or vous avez dit tout à l'heure que, globalement, l'ensemble des pays d'Europe abondait dans la même direction. Il serait donc intéressant que, sur le plan strictement juridique, nous puissions avoir des éléments de comparaison entre ces différents pays, de nature à nous éclairer en fonction des solutions possibles.

Ma seconde question concerne les départements et collectivités d'outre-mer. Vous avez indiqué que vous étiez pour une application uniforme de la législation. Selon vous, le fait d'appliquer des dispositions différentes dans certains de ces territoires pose-t-il un problème de droit majeur ?

Mme Danièle Lochak .- Sur le premier point, vous avez les mêmes sources que moi. Le Sénat fait parfois de très bons rapports : le service des études de droit comparé est toujours une source très intéressante pour moi, qu'il s'agisse de la bio-éthique ou de la prostitution. Cela étant - et je ne le dis pas pour renvoyer la balle dans votre camp - je ne peux pas vous faire un cours en quelques minutes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je le comprends bien.

Mme Danièle Lochak .- En fait, cela dépend de tous les éléments, mais ce que je vous disais tout à l'heure est exact : l'harmonisation se fait petit à petit, mais elle sera aussi la conséquence de la directive sur les résidents de longue durée, qui va leur permettre de bénéficier de la liberté de circulation sur le plan communautaire et non pas au seul sens « Schengen » du terme. Du coup, les Etats n'auront plus autant la liberté de délivrer des titres de longue durée.

Cela dit, je ne peux ici, sauf à vous faire un cours très long, que je ne serais d'ailleurs pas capable de vous faire à brûle-pourpoint, que répéter ce que j'ai déjà dit. L'harmonisation européenne n'a pas été une vraie harmonisation puisqu'on se rend compte en lisant les directives, notamment celle qui concerne le regroupement familial, que l'on a laissé énormément de latitude à chaque Etat : en Allemagne, notamment, on a interdit le regroupement familial au-delà de 13 ans, ce qui est entièrement contraire à la tradition de la France.

Ce qui me gêne, c'est que vos questions supposent qu'il n'y a pas de raison que la France fasse cavalier seul et qu'après tout, on pourrait aller chercher des solutions ailleurs alors qu'en matière de regroupement familial, la France avait, sur le papier, une politique et une législation plus libérales que celles non seulement de l'Allemagne -ce n'est pas difficile- mais aussi de beaucoup d'autres Etats, et il en est de même en matière de délivrance de titres de séjour.

Pour autant, je précise bien que c'est le cas sur le papier, car il faut voir ensuite la manière dont les textes sont appliqués. Le fameux article dit « Chevènement » (ex-12 bis septièmement, qui a maintenant une nouvelle numérotation) sur la carte « vie privée et familiale » remise aux étrangers qui ont des attaches personnelles ou familiales en France est une très jolie disposition, mais l'usage qui en est fait n'est évidemment pas aussi libéral qu'on aurait pu le penser. De même, le texte sur les étrangers malades, qui était aussi très important, n'est pas respecté dans la pratique et le sera de moins en moins puisque, sous le prétexte de l'existence de fraudes, on projette de le restreindre encore un peu.

Sur la question de savoir comment font les autres pays, on nous dit beaucoup que la durée de la rétention n'est que de trente jours en France alors que, dans certains Etats, elle est beaucoup plus longue. C'est vrai, mais notre ambition doit-elle être de nous caler sur les autres lorsque notre législation doit être plus respectueuse des droits fondamentaux ?

Quant à l'outre-mer, la réponse est théoriquement dans la Constitution puisque, en ce qui concerne les collectivités d'outre-mer, nous avons la règle de l'indivisibilité du territoire et de la République indivisible, mais...

M. Alain Gournac .- Puisque vous faites du droit, madame, vous savez qu'il y a une disposition en ce qui concerne Mayotte.

Mme Danièle Lochak .- Qu'ai-je dit qui n'est pas bien ? Je n'avais pas terminé ma phrase.

M. Alain Gournac .- Vous avez parlé de l'indivisibilité du territoire alors qu'il y a une disposition particulière pour Mayotte.

Mme Danièle Lochak .- Je voulais justement dire que, concernant les collectivités d'outre-mer, l'indivisibilité de la République est une formule qui fait sourire, parce que nous savons bien qu'il y a un régime particulier pour la Nouvelle Calédonie, qui n'est même pas une collectivité d'outre-mer. Je ne pense donc pas qu'il y ait d'obstacle constitutionnel (je vais dans votre sens et je ne vois donc pas pourquoi vous intervenez sur ce point) à l'existence de régimes différents pour les collectivités d'outre-mer. Nous avons d'ailleurs des textes différents et, notamment, une ordonnance pour chacune des collectivités d'outre-mer.

Il en va différemment pour les départements d'outre-mer. Dans le cadre de la loi Pasqua de 1986 (à moins qu'il s'agisse de la loi Joxe : je n'en suis pas tout à fait certaine), qui avait permis de créer un contrôle sur les reconduites à la frontière, on avait décidé de ne pas appliquer tout de suite cette disposition dans les départements d'outre-mer. A cette occasion, le Conseil constitutionnel avait été saisi et j'avais développé à cette époque une argumentation pour expliquer qu'à mon sens, il n'y avait pas de raison valable de faire un régime distinct parce qu'on n'était pas dans des critères constitutionnels, dans la mesure où figurait la mention « sous réserve des adaptations rendues nécessaires ».

Le Conseil constitutionnel a dit que cela ne posait pas de problème et je ne peux donc rien dire de plus : ce n'est pas moi qui peux interpréter la Constitution. J'ai beau ne pas être d'accord ; c'est lui qui a raison. J'ai donc le sentiment qu'aujourd'hui, le législateur est assez libre, ce que je regrette. Je vous ai donné tout à l'heure une position un peu doctrinale, mais j'ai bien conscience que le droit positif est fait par le Conseil constitutionnel et non pas par Danièle Lochak.

M. Louis Mermaz .- Je suis d'accord avec ce qu'a dit Mme Lochak et je n'aurai donc pas d'autre question à poser, sinon d'essayer de faire avancer la discussion. La faute de la mondialisation est évidente, mais, comme cela va durer longtemps, il faudra « faire avec », et de là à ce que le monde soit universellement bon, selon Voltaire ou saint-Pierre, nous attendrons très longtemps. Il faut donc s'organiser en attendant.

Je suis assez sensible au fait que nous avons un double devoir, y compris dans notre conception des DOM-TOM, parce que, dans le fond, nous sommes responsables de nos ancêtres, de même qu'aujourd'hui, nos descendants nous interrogeront sur notre façon de nous comporter avec l'environnement. On ne nous a pas appelés pour aller là-bas : ce sont nos ancêtres qui y sont allés. Cela nous donne un double devoir et il est vrai que, si nous cherchons à découper cette République une et indivisible, nous aurons des problèmes de plus en plus graves.

Je suis d'autant moins gêné pour dire aujourd'hui ce que je pense que, lorsque j'étais député, j'ai fait un rapport pour la commission des lois, du temps du Gouvernement Jospin, dans lequel j'ai affirmé des choses que je répète aujourd'hui. Il est vrai que, depuis 1974, la France n'a pas eu de politique d'immigration. Nous avons d'ailleurs reçu hier l'un de vos collègues, M. Julien-Laferrière, qui a dit de façon très concise que la France n'ayant pas de politique d'immigration, il n'avait pas grand-chose à nous dire. Effectivement, il ne nous a pas dit grand-chose, mais du fait qu'il ait dit qu'il n'y avait pas de politique d'immigration, ce que nous savions, il découle beaucoup de choses.

Pour ma part, j'ai fait un livre intitulé Les geôles de la République sur les zones d'attente et les centres de rétention, et j'estime que nous fonctionnons en effet comme une fabrique de clandestins, même si, évidemment, les professeurs de droit nous disent qu'il ne faut pas confondre clandestins et irréguliers.

J'ajoute, monsieur le président, qu'après avoir voté contre la proposition de loi créant cette commission, nous avons décidé d'y siéger pour participer à ses travaux avec vous, même s'il est vrai que la formule « immigration clandestine » ne nous plaît pas. Cela dit, si nous ne participions qu'aux institutions qui nous plaisent telles qu'elles sont, nous ne participerions pas à grand-chose... (Rires.) Nous sommes donc là pour discuter avec vous.

Par conséquent, madame, si vous pouviez ouvrir des pistes, ce serait une bonne chose, et vous avez d'ailleurs commencé à le faire. Evidemment, dès que nous ferons des propositions, nous serons critiqués, parce que certains diront que c'est insuffisant et d'autres que cela va trop loin, mais tant que nous n'aurons pas le courage d'avoir une politique d'immigration dont la France a besoin pour des raisons économiques et politiques et aussi pour son rayonnement, parce que nous nous faisons très mal voir dans les pays de la francophonie, le problème restera entier.

Par conséquent, si vous pouviez nous aider aujourd'hui en nous adressant quelques notes, ce serait une bonne chose. M. Julien-Laferrière a accepté de nous en adresser depuis les déserts du Mexique et je vous avoue que nous sommes preneurs de toute proposition. En effet, nous partageons vos critiques et j'en fais beaucoup moi-même, mais il faut aussi que nous fassions maintenant des propositions.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Vous nous avez parlé de pénalisation. Il n'y a pas longtemps, je faisais un tour dans les prisons et j'ai pu malheureusement constater avec beaucoup de directeurs de prison que presque la moitié des personnes qui s'y trouvent, parmi les étrangers, le sont pour des raisons d'absence de papiers, ce qui est d'autant plus frappant lorsqu'on songe à la surpopulation que l'on constate dans les prisons aujourd'hui. On peut se demander ce qu'ils font là et s'il n'y a pas d'autres solutions.

Mme Danièle Lochak .- Je me permets d'ajouter que les deux commissions parlementaires, la vôtre et celle de l'Assemblée nationale, ont conclu que ce n'était pas leur place.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- On peut se demander ce qu'ils font en prison pour des questions de papiers ou de régularisation.

Que peut-on préconiser pour aller vers une dépénalisation et quels peuvent être les moyens permettant de régler la situation actuelle ? Quand nous parlons de régularisation, tout le monde dit que cela aura un effet incitateur qui va nous ramener encore une autre vague d'immigration. Que pensez vous de cela et qu'avez-vous à nous dire à ce sujet ?

Mme Danièle Lochak .- Je commencerai par répondre à la question de M. Mermaz. Ce n'est pas un hasard si je ne suis que professeur de droit, même si je suis un peu engagée dans le milieu associatif. Je ne suis pas décidée à faire la politique à la place de ceux qui en sont chargés. Simplement, je peux dire que je ne suis pas d'accord avec cette politique, mais ce n'est pas intéressant. J'essaie surtout de vous démontrer ici que cette politique n'est pas efficace du point de vue même de ceux qui la préconisent. C'est cela qui est intéressant, parce que, si je vous dis que je pense autre chose, cela n'aura pas d'intérêt.

M. Louis Mermaz .- Je trouve que si.

Mme Danièle Lochak .- Je veux dire par là que je serai vite disqualifiée.

L'une des raisons pour lesquelles la politique de fermeture des frontières ne réussit pas, c'est qu'elle freine aussi les allers-retours entre le pays et la France. On l'a dit de multiples façons et j'y ai fait allusion tout à l'heure à propos du regroupement familial : alors qu'autrefois, on parlait d'une immigration de personnes qui travaillaient, on évoque aujourd'hui une immigration d'ayants droit, c'est-à-dire que l'on en revient toujours à la notion d'immigration choisie et d'immigration subie, alors qu'on a beaucoup reproché aux étrangers, à une époque où ils venaient pour travailler, de prendre le travail des Français. On n'est jamais content, si je puis dire.

Cela dit, c'est la fermeture des frontières qui a provoqué cette modification de la figure par excellence de la population immigrée puisque, comme je l'ai dit, les gens qui ont compris qu'ils ne pouvaient pas repartir parce qu'ils perdraient tous leurs droits sont, en quelque sorte, prisonniers ici, font venir leur famille, l'espoir de retour dans leur pays ayant disparu, et restent en France.

De la même façon, au niveau de l'Europe, et non pas de la France, bien sûr, ne pourrait-on pas imaginer une politique d'ouverture des frontières consistant à limiter le nombre de contrôles et à accepter que les gens arrivent et repartent ? On a beaucoup pris l'exemple du Mali, du Sénégal ou de la Chine, dont certaines régions ont une tradition d'émigration vers la France, et on a souvent évoqué ces traditions de norias qui faisaient que des personnes venaient pour une période de deux à dix ans puis repartaient alors que d'autres venaient à leur tour. C'était une bonne chose à plusieurs points de vue : sur le plan de leur formation, sur le plan humain et sur le plan du nombre de personnes présentes en France qui n'augmentait pas.

Je pense donc qu'il faudrait prendre ce risque, mais j'ai conscience qu'aucun gouvernement n'acceptera de le faire.

Quant à la dépénalisation, il suffit de la proclamer et de dire que le fait d'être en situation irrégulière n'est qu'une contravention, ce qui était le cas à une époque. Cela voudrait dire que, si on ne respecte pas les formalités, on est en contravention.

Il faut relire ce qui a été écrit au moment de la discussion de la loi « Bonnet », notamment ce que les sénateurs ont dit au moment où on a décidé que des étrangers pourraient être privés de liberté parce qu'ils étaient en situation irrégulière. Cela a fait l'objet d'articles du journal Le Monde qui étaient non seulement écrits par des gens de gauche, mais aussi par des gens du centre, et je vous rappelle que le Sénat n'a pas voté la loi « Bonnet ». Cette loi a été adoptée en troisième lecture par la seule Assemblée nationale et on trouvait intolérable et injustifiable, à l'époque, que l'on puisse priver de liberté des gens qui n'avaient pas commis de délit.

Ensuite, en 1981, la gauche a mis des garanties mais a conservé l'idée alors qu'un an et demi auparavant, elle avait beaucoup contesté ce qui avait été fait.

Par la suite, petit à petit, on en est arrivé à trente jours avec, je pense, toujours la même inefficacité. Le ministre de l'intérieur a beau nous dire que nous sommes passés de 10 à 20 % d'exécution des reconduites à la frontière, mais ce n'est jamais que 20 % et on peut se demander quel en est le coût et quel prix en paient les individus.

Pour vous donner une réponse -mais vous la trouverez tellement radicale que vous direz que cela ne sert à rien- je pense qu'il faudrait prendre le risque d'une autre politique non pas seulement pour la France, bien sûr, du fait de « l'effet d'appel » dont on nous parle toujours, mais pour l'Europe entière.

On nous dit que jusqu'à 100 000 demandeurs d'asile frappent chaque année à la porte de l'Europe, mais je vous rappelle qu'à la fin de la guerre d'Espagne, 500 000 réfugiés sont venus en France. Je ne peux pas dire que les gouvernants de l'époque en étaient contents, mais ils sont venus, même si on les a mis souvent dans des camps...

M. Louis Mermaz .- On aurait mieux fait d'envahir l'Espagne de Franco. C'est une des tristesses du Front populaire... (Réactions diverses.)

Mme Danièle Lochak .- Du coup, cela nous aurait évité les 500 000 réfugiés.

M. Alain Gournac .- Cela n'a rien à voir.

Mme Danièle Lochak .- Je pense en tout cas que l'Europe peut parfaitement accueillir beaucoup plus de monde et que les régulations se feront, mais cela suppose une autre politique étrangère et une autre politique de coopération. J'ai conscience que c'est aussi un pari, mais je pense que l'Europe tout entière, qui compte maintenant vingt-cinq Etats, devrait prendre cette responsabilité.

M. Philippe Dallier .- Monsieur le président, je tiens à détromper Mme Lochak en lui disant que jamais la mort de quelqu'un ne m'a fait sourire. En revanche, ce qui finit par m'arracher des rictus, c'est d'entendre à répétition des propos tels que ceux qu'elle a tenus et qui tendent à nous rendre presque directement responsables de la mort de ces gens. Cela finit par m'être insupportable et je pense que vous devriez vous interroger sur ce point, madame.

La semaine dernière, nous avons entendu le président de la Ligue des droits de l'homme s'inquiéter -il faisait allusion au sondage qui est paru récemment- de la montée du sentiment de racisme manifesté par les Français et du fait que beaucoup de gens se sentaient déculpabilisés et finissaient par dire ouvertement qu'ils sont racistes.

Je crains que des propos tels que les vôtres, qui blessent ceux qui les reçoivent, aillent dans le même sens. En effet, lorsqu'on se sent accusé de la mort des autres, je peux vous dire que cela choque. Cela m'a arraché un rictus que vous avez pris pour un sourire, ce qui est dommage et ce dont je suis désolé, mais je pense que vous devriez vous interroger, parce qu'au bout d'un moment, nous nous demandons ce que nous avons bien pu faire ou ce que nous pouvons être ou représenter pour mériter l'opprobre que nous avons le sentiment de nous voir jeter systématiquement.

Je le précise car cela vous permettra peut-être de mieux nous comprendre, et je regrette beaucoup, depuis deux semaines, d'entendre ce discours à répétition. Nous pouvons avoir des points de vue différents et une analyse différente de la situation, mais je ne sais pas qualifier cette manière de culpabiliser ceux qui ont le culot de poser simplement la question de l'immigration clandestine, comme si c'était un tel tabou que le fait d'en parler serait déjà une attaque contre les droits de l'homme. Il est vrai que j'ai un tempérament qui me fait réagir ainsi et j'en suis désolé, mais il faudrait vraiment que tout le monde s'interroge parce que cela finit par m'être insupportable. Je ferme cette parenthèse.

Cela étant dit, je vais vous donner une information pour mieux vous éclairer. Je suis maire d'une commune de Seine-Saint-Denis dans laquelle, en dix ans, le nombre de demandes de certificat d'hébergement a été multiplié par quatre ou cinq. J'ajoute que nous formons une association des maires réunissant dix-sept communes sur quarante et que, chez mes collègues, la multiplication est la même. Je vous donne cette information puisque vous disiez tout à l'heure que, pour les demandes de certificat d'hébergement, tout était compliqué.

Mme Danièle Lochak .- Depuis la loi Sarkozy, c'est en effet le cas.

M. Philippe Dallier .- Je vous invite à venir dans ma commune où vous pourrez travailler à livre ouvert : vous pourrez constater le nombre de demandes qui nous sont transmises ; je n'ai pas l'impression qu'elles se soient taries.

Maintenant, j'ai une question plus globale à vous poser à propos du regroupement familial et de l'idée de laisser les gens venir pour leur permettre de repartir plus facilement, s'ils en ont envie. Pensez-vous vraiment que le fait d'accepter que des gens viennent sur le territoire sans leur garantir la possibilité de se loger dans des conditions correctes et de vivre, soit parce qu'ils ont des ressources propres, soit parce qu'ils ont un travail, est une chose responsable ?

En ne s'assurant pas que les gens qui viennent ici dans le but d'y rester aient un logement décent, on a les drames que l'on connaît par ailleurs. A cet égard, je vous rappelle -j'en suis choqué mais c'est ainsi- que, dans les conditions du regroupement familial, il est prévu un minimum de 16 mètres carrés pour les deux premières personnes et de 9 m² par personne supplémentaire. Or, cette semaine, j'ai vu arriver sur mon bureau, en mairie, une demande de regroupement familial pour une personne qui voulait faire venir sa femme et ses trois enfants alors qu'elle vit dans un appartement de 40 m². Ce ne sera donc pas accepté du fait des normes que j'ai rappelées, mais à 52 m², nous serions rentrés dans les clous pour cinq personnes ! Dans le logement social, c'est interdit, mais pour un regroupement familial, c'est autorisé. Ce sont des choses qui me paraissent surprenantes.

Je vous repose donc ma question de manière plus générale : pensez-vous que, sans avoir la certitude que la personne qui arrive a un logement correct et les moyens de vivre ici, on peut laisser les portes ouvertes de manière plus large qu'elles ne le sont aujourd'hui ?

Mme Danièle Lochak .- Sur votre premier point, je tiens à répondre que ce n'est pas vous que je rends responsable. J'ai parlé des gens des pays du Nord, dont je fais partie, mais je n'ai pas dit que cela venait de vous et de votre politique. Je pense que, collectivement, du point de vue éthique, les pays riches et nantis ont une responsabilité.

Quant à la montée du sentiment raciste, je ne suis pas d'accord. A chaque fois que nous avons dit des choses, demandé le droit de vote pour les étrangers ou parlé de l'ouverture des frontières, on nous a répondu : « Vous faites le jeu de Le Pen ». Vous ne pouvez quand même pas dire aujourd'hui que ce sont ces idées qui sont dominantes. Or nous constatons que Le Pen continue de monter sans arrêt. Ce ne sont donc pas ceux qui essaient d'avoir des positions éthiques qui font le jeu de l'extrême droite. Dans Le Monde de ce soir, on trouve encore un sondage sur ce sujet. Je pense donc que ce n'est pas un argument.

M. Philippe Dallier .- C'est le contraire que j'ai voulu dire : je n'ai pas dit que c'étaient vos positions qui aboutissaient à cela. J'ai dit qu'à partir du moment où, lorsqu'on pose simplement le problème, on se sent culpabilisé, on en arrive à faire monter ce genre de sentiment. Ce ne sont pas vos positions que je vise. Je me trompe peut-être, mais c'est le sentiment que j'en ai.

Mme Danièle Lochak .- Rappelez-vous quand même que, parmi les personnes qui sont à Ceuta et Melilla, il y a des vrais réfugiés. J'ai aussi oublié de dire tout à l'heure que, si le prix à payer est de passer des accords de coopération avec des pays aussi respectueux des droits de l'homme que la Libye, c'est peut-être un peu gênant. Cela ne vous gêne-t-il pas, vous, nous tous, moi y compris, que tout ce que l'Europe trouve à faire pour lutter contre l'immigration irrégulière est de passer des accords avec la Libye alors qu'il s'agit de l'un des pires pays que l'on puisse imaginer, comme le montrent tous les rapports du Parlement européen et de la Commission européenne ?

Franchement, je trouve que, pour mon pays et, par là même, pour les autres pays européens, c'est honteux.

Sur l'hébergement, il y a deux façons de voir la question. Si vous me parlez du regroupement familial, je vous réponds qu'il n'est pas bien que les gens vivent dans 46 m² ou même 52 m² à cinq, mais, pour les communautaires ou les Français, on ne pose pas de questions. On nous a beaucoup dit, même du temps de Mme Dufoy, que c'était pour leur bien que l'on imposait des conditions au regroupement familial. Le problème, c'est que ces gens sont comme nous : ils ont envie de vivre en famille. Par conséquent, si on met trop d'entraves au regroupement familial, on s'expose au risque non négligeable qu'ils viennent hors regroupement familial, ce qui compromet l'intégration.

Je pense donc qu'il vaut mieux faire en sorte qu'ils aient des logements. N'oubliez pas non plus que s'ils n'arrivent pas à avoir des logements corrects, ce n'est pas seulement parce qu'ils sont nuls et qu'ils n'ont pas d'argent ! C'est parce qu'il est difficile pour tout le monde d'avoir des logements corrects, et encore plus quand on n'est pas français et quand sa propre famille n'est pas là.

Maintenant, il faut élargir la question car il s'agit d'un vrai problème. A une époque où nous proposions l'ouverture des frontières, on nous a dit que nous étions des ultra-libéraux alors que nous tenons à l'Etat providence et à la régulation du territoire. C'est pourquoi nous ne sommes pas d'accord pour laisser des gens se faire exploiter, et vous savez d'ailleurs que, lorsqu'on les régularise, ils perdent parfois leur travail parce que les employeurs préfèrent avoir des gens qui ne sont pas en situation régulière.

Nous avons conscience que c'est un pari, qu'il faut tenir tous les éléments d'une telle décision et qu'il n'est pas question de se dire que l'on va ouvrir les frontières et qu'il se passera ce qui doit se passer, bien sûr. Nous avons conscience que c'est difficile, mais peut-être faudrait-il réfléchir dans cette direction. Je ne dis pas que nous avons la solution immédiate, mais c'est une question qui mérite d'être posée.

M. Philippe Dallier .- Je précise donc à nouveau ma question : une politique qui viserait à ouvrir les frontières en disant que la condition d'arrivée est à la fois un point de chute correct et des ressources ou un contrat de travail serait-elle encore trop restrictive à votre sens ?

Mme Danièle Lochak .- Vous vous souvenez que le contrat de travail était la règle entre 1945 et 1974 et que, comme on avait besoin de gens, on ne leur a plus rien demandé ensuite.

En fait, je pense que c'est trop restrictif parce que cela ne vous permettra pas d'arriver à vos fins, c'est-à-dire de mettre un terme à l'immigration irrégulière. Si le but est de mettre fin à l'immigration irrégulière, il faut proposer aux gens de venir dans des conditions qui ne vont pas laisser subsister l'immigration irrégulière. C'est pourquoi la politique des quotas, indépendamment du fait que je n'en suis pas partisane pour des questions éthiques ou morales, est inapplicable.

Cela a été évoqué à une époque pour les universités : on a dit qu'il faudrait savoir quels sont les besoins des entreprises. Franchement, les entreprises ne sont pas plus capables que quiconque de dire quels seront leurs besoins quatre, cinq ou six ans plus tard.

La définition de quotas selon les spécialisations dont on a besoin n'est pas efficace (on l'a vu pour les informaticiens qui, en outre, ne sont pas venus chez nous), mais, surtout, elle n'est pas de nature à résoudre la question de l'immigration irrégulière, tout simplement parce que tous ceux qui n'entrent pas dans les quotas continueront à vouloir venir. Je pense donc honnêtement que ce n'est pas non plus une solution.

M. Georges Othily, président .- Merci bien, chère madame. Nous avons bien entendu votre point de vue et votre manière d'aborder le problème.

Audition de M. Jean-Loup KUHN-DELFORGE,
directeur général de l'Office de protection des réfugiés et des apatrides
(OFPRA)
(14 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, nous allons à présent entendre le directeur général de l'OFPRA.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Jean-Loup Kuhn Delforge prête serment.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur général, vous avez la parole.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, avant d'engager mon exposé, puis de me livrer à vos questions, je commencerai mon propos par quelques remarques.

Ayant lu les comptes rendus des auditions des invités qui m'ont précédé, j'ai remarqué que l'on avait fait mention de lacunes et d'insuffisances de l'appareil statistique national. Vous verrez dans l'exposé que je vais être amené à faire et dans les réponses que je vous donnerai que l'OFPRA se caractérise au contraire par une très grande précision statistique et par un décompte à l'unité près, et non pas une estimation, des demandes qui lui sont présentées, des décisions qu'il prend et des délais dans lesquels il prend ses décisions.

Etant un établissement qui prend des décisions et qui est habitué à rendre compte des moyens qui sont les siens -nous recevons en effet une subvention du ministère des affaires étrangères- nous travaillons depuis des années dans l'esprit de la LOLF : notre établissement est habitué à rendre des comptes sur les délais dans lesquels il prend ses décisions. Par conséquent, les notions de délais, de stocks, d'âge du stock, de dossiers et de productivité par service et par agent sont des choses que nous essayons de maîtriser depuis quelques années. Je pense qu'il était important de le dire devant vous.

La deuxième remarque que je ferai, c'est que l'établissement que je dirige voit passer la misère du monde. En effet, qu'il s'agisse de demandeurs d'asile qui justifient de persécutions passées ou de risques à venir, de gens qui sont victimes de filières, ou qui fuient tout simplement l'insécurité ou la misère, mes collaborateurs qui portent, en tant que fonctionnaires, le titre d'officiers de protection -c'est le nom du corps qui est le leur- sont en permanence confrontés à des situations de détresse personnelle, puisque nous recevons chacun des demandeurs en entretien individuel, qui sont parfois difficiles. Il fallait le dire également.

Troisièmement, la France est le premier pays au monde en termes de demandes d'asile, non pas par rapport à la population mais en chiffres absolus, devant les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Autriche. La France reste donc, comme c'est le cas depuis plusieurs années, le premier pays au monde en termes de demandes d'asile.

La dernière remarque liminaire que je ferai, c'est que nous sommes conscients du fait que la demande d'asile peut être un détournement de procédure : on constate en effet qu'après passage à l'Office, 85 % des demandes d'asile n'apparaissent pas fondées (nous déboutons 85 % des demandeurs) et qu'après passage devant la commission de recours des réfugiés (CRR), 75 à 80 % des demandeurs ne sont pas admis.

Mais, même s'il y a bien un détournement de procédure, je pense qu'il n'est pas bon de mêler les considérations de droit d'asile avec les considérations d'immigration. En effet, le droit d'asile est un droit constitutionnel dans notre pays, il en est même l'une des fiertés, et je pense donc que le débat sur le droit d'asile ne doit pas être pollué par celui sur l'immigration.

Il convient donc de bien distinguer les notions d'immigration et le droit d'asile. C'est ce qu'a fait le législateur de 2003 en votant deux lois distinctes selon qu'il s'agissait d'immigration et de droit d'asile.

Puisque nous parlons de lois, je commencerai mon exposé en rappelant la modification législative de décembre 2003.

Il s'agit d'une loi libérale parce qu'elle permet d'assurer une meilleure protection aux demandeurs d'asile et qu'elle élargit le champ d'application de la convention de Genève à une catégorie qui n'était pas prise en compte jusqu'à présent : les victimes de persécutions non étatiques. En effet, les Etats ne sont pas les seuls à persécuter leurs ressortissants ; cela peut être aussi le cas, comme en Algérie, de groupes armés qui ne dépendent pas forcément de l'Etat.

Par ailleurs, cette loi institue une nouvelle forme de protection : la protection subsidiaire -par rapport à la protection principale que représente la convention de Genève- qui se substitue à l'asile territorial, lequel était jusqu'à présent géré par les préfectures. Cette protection s'adresse aux personnes exposées à certaines menaces graves en cas de retour dans leur pays d'origine pour d'autres motifs que ceux de la protection de la convention de Genève.

C'est un point important. Alors que l'asile territorial était autrefois administré par les préfectures, la protection subsidiaire relève désormais du même guichet que la convention de Genève, avec les mêmes garanties de convocation et d'entretien et avec un droit de recours suspensif devant une juridiction spécialisée, ce qui n'était pas le cas de l'asile territorial.

C'est pour cet ensemble de raisons qu'il s'agit d'une loi libérale, qui pose, enfin, le principe de l'audition du demandeur d'asile,  sauf dans quatre cas, énumérés par la loi, dans lesquels l'Office peut se dispenser de convoquer le demandeur pour une audition. C'est aussi un point très important.

La loi a été suivie d'un décret d'application qui date du mois d'août 2004 et qui renforce la notion de guichet unique ou de compétence unique de l'OFPRA pour l'administration du droit d'asile en lui transférant la responsabilité de l'asile à la frontière, qui est une procédure non pas d'asile, mais d'admission sur le territoire national en vue d'entamer une procédure d'asile devant l'OFPRA. Néanmoins, ce sont des agents de l'OFPRA qui en sont chargés, principalement à Roissy, en donnant un avis au ministère de l'intérieur, le ministère de l'intérieur prenant, en toute souveraineté, la décision d'admettre ou non les intéressés sur le territoire national.

Le décret de 2004 met en place un certain nombre de procédures visant à réduire les délais tout au long de l'examen de la demande, dans le but d'assurer une protection plus rapide aux demandeurs qui méritent une protection, mais aussi d'éviter la constitution, sur le sol national, de situations qui perdurent et qui, ensuite, ne permettent plus de revenir en arrière.

C'est ainsi que le demandeur dispose désormais d'un délai de 21 jours pour présenter sa demande complète à l'Office, en français, au-delà duquel son dossier ne peut plus être enregistré. Quand il est saisi en procédure prioritaire par la préfecture, l'OFPRA doit statuer dans un délai de quinze jours, qui est ramené à 96 heures lorsque le demandeur est en centre de rétention. Le décret met donc en place des délais qui s'imposent à l'OFPRA et le contraignent à des décisions rapides dans un certain nombre de cas.

Après avoir rappelé ce nouvel environnement législatif et réglementaire dans lequel l'OFPRA inscrit son travail, je voudrais rappeler où nous en sommes en ce qui concerne la demande.

Nous avons eu deux pics de la demande d'asile, d'abord en 1989 puis en 1999, après lesquels les pouvoirs publics ont accru les moyens de l'Office et de la commission des recours des réfugiés, et nous observons aujourd'hui que la demande est sur une pente déclinante.

Après une première baisse de la demande globale observée pour l'année 2004, la tendance s'est poursuivie au cours des onze premiers mois de 2005, la demande globale d'asile baissant de 8,5 % sur cette période.

On constate cependant deux réalités différentes : les premières demandes chutent de 13,5 % alors que les demandes de réexamen (puisqu'on peut toujours présenter une nouvelle demande après avoir été débouté du droit d'asile en invoquant un fait nouveau) augmentent de 34 % par rapport à 2004. J'ajoute qu'en 2004, par rapport à 2003, il y avait eu une augmentation de 242 %, soit plus qu'un triplement, des demandes de réexamen. Si vous le souhaitez, je reviendrai sur les causes de cette augmentation des réexamens.

En ce qui concerne les nationalités d'origine, je mentionne un fait nouveau pour nous : la demande haïtienne constitue désormais la première demande nationale, quantitativement, avec 12 % du total, ce qui représente une hausse de 75 % par rapport à 2004. Cette demande pose des difficultés toutes particulières, dans la mesure où elle s'exerce à hauteur de 76 % en Guadeloupe. Elle pose aussi des difficultés d'éloignement, ce qui a justifié l'envoi de six missions de l'Office dans les Antilles depuis le début de l'année et la mise en place, à compter de début janvier 2006, d'une antenne permanente en Guadeloupe, qui aura en charge l'instruction complète de la demande d'asile haïtienne et la possibilité d'effectuer des missions, à partir de la Guadeloupe, vers la Martinique et la Guyane.

Après les Haïtiens, les nationalités principalement représentées sont les Turcs, les Chinois, les Serbes monténégrins et les Congolais de la République démocratique du Congo. En 2005, ces nationalités sont toutes en baisse, sauf les Serbes monténégrins (+ 8 %).

Enfin, il convient de noter une chute importante de la demande algérienne, qui diminue de 52 % par rapport à l'année précédente. C'est un point important, parce que la demande algérienne, pour laquelle l'asile territorial avait majoritairement été inventé, ne se retrouve pas dans les procédures d'asile devant l'OFPRA. L'attractivité n'est pas la même pour les procédures OFPRA que pour la procédure d'asile territorial, d'où une chute de la demande.

L'asile à la frontière est en chute de 9 % entre 2004 et 2005, après avoir connu une forte hausse en 2000-2001, mais nous voyons apparaître de nouvelles populations comme les Tchétchènes, les Cubains et les Colombiens, ce qui provoque une hausse des avis positifs.

Depuis le début de cette année, l'Office a pris environ 60 000 décisions et le nombre de dossiers en instance s'élève à 11 600, ce qui, compte tenu de notre capacité de prendre plus de 5 000 décisions par mois, représente une capacité de traitement d'un peu moins de 2 mois et demi.

Le taux d'admission de l'OFPRA est de 8,1 % et le taux d'annulation par la CRR, la juridiction administrative spécialisée qui est au-dessus de nous en appel, reste proche de 15 %. Au total, le taux d'admission global est de 25 %, mais dans une situation un peu particulière : il est sinon de l'ordre de 15 %.

Après avoir rappelé le contexte législatif et réglementaire et précisé l'évolution de la demande, j'en arrive aux conséquences de la réforme législative et réglementaire et de l'évolution de la demande.

Pour la mise en oeuvre de la réforme du droit d'asile, nous avons vu nos moyens fortement augmenter. Le budget pour l'année 2006 s'élève à 49 M€, à la fois pour l'OFPRA et la CRR, puisque l'établissement public que je dirige gère en même temps la juridiction de contrôle sur le plan du budget, des agents et des personnels (le corps est unique). Les effectifs sont de 860 agents et se partagent environ par moitié entre les deux institutions.

Le travail d'instruction à l'Office repose toujours -c'est une spécificité française- sur la spécialisation géographique des agents et des structures, chaque dossier est confié à un agent qui est responsable et spécialisé sur un pays ou une région, par exemple, la Tchétchénie.

Les services d'appui, comme la division des affaires juridiques ou le service de la documentation, ont également été fortement renforcés.

J'en arrive à la protection subsidiaire. L'application du principe de la protection subsidiaire est assez mince puisque, pour les onze premiers mois de 2005, nous avons eu 454 décisions d'admission contre 83 sur l'ensemble de l'année 2004.

Il s'agit essentiellement de menaces avérées de torture ou de peines ou traitements inhumains ou dégradants. Il faut dire que cette protection subsidiaire, qui est importante parce qu'elle comble des lacunes de la convention de Genève, a reçu une application assez faible, comme vous pouvez le constater, notamment parce que l'élargissement du champ d'application de la convention de Genève aux auteurs de persécutions non étatiques a permis de reconnaître le statut de réfugié à des personnes dont la situation relevait auparavant de l'asile territorial.

Du fait de l'élargissement du champ d'application de la convention de Genève, le recours à la protection subsidiaire s'avère donc moins utile que l'on pouvait l'imaginer au départ.

L'autre conséquence de l'entrée en vigueur de la nouvelle législation, c'est la multiplication des procédures prioritaires, un point important pour nous en termes de gestion et de charge de travail. Les procédures prioritaires ont augmenté de 31 % entre 2004 et 2005. Comme vous le savez, ces procédures sont de quinze jours et c'est la préfecture qui prend cette décision. L'agent place le demandeur en procédure prioritaire en fonction d'un certain nombre de critères fixés par la loi, sachant qu'en procédure prioritaire, il n'y a pas de droit au séjour ni de droit aux prestations sociales.

Les procédures prioritaires ont augmenté de 31 % et, pour l'année, nous avons jusqu'à présent reçu 11.000 demandes, c'est-à-dire qu'environ 20 % de demandes sont classées en procédure prioritaire. Cette procédure concerne plus particulièrement les réexamens, qui sont en forte augmentation. Il s'agit des nouvelles demandes présentées par des personnes déboutées qui invoquent des faits nouveaux pour revenir devant l'Office. Ces réexamens sont placés en procédure prioritaire à hauteur de 70 %.

Cette augmentation des procédures prioritaires est importante pour nous parce que cela entraîne des conséquences importantes sur la charge et l'organisation de notre travail. Alors que nous avons à examiner des procédures d'asile selon un rythme que je qualifierai de normal, les mêmes agents doivent traiter, puisque notre principe est celui de la spécialisation géographique, des procédures prioritaires qui, par définition, sont prioritaires par rapport aux autres demandes et qui peuvent donc être un facteur de désorganisation, surtout lorsqu'elles sont en grand nombre. Elles nuisent donc par là même à la sérénité de l'Office et, surtout, au délai d'instruction des demandes qui sont examinées de manière normale. Un excès de procédures prioritaires fait donc qu'il n'y a plus de priorités, ce qui peut être contraire à l'objectif d'accélération des délais poursuivi par les pouvoirs publics.

J'en viens au taux de convocation des demandeurs d'asile. Je vous ai dit que la loi avait fixé, sauf exception, le principe de l'entretien avec le demandeur d'asile. Le taux de convocation, qui s'est accru au cours de l'année 2004, a atteint en 2005 une moyenne de 83 % qui n'a jamais été égalée. Cela veut dire que nous convoquons 83 % des demandeurs d'asile à un entretien individuel. Cela dit, tous ne viennent pas, ce qui fait que le taux d'entretien s'élève, lui, à 61 %.

Les auditions, en tout état de cause, sont rendues nécessaires par l'apparition de nouvelles problématiques qui sont liées à la protection subsidiaire, notamment la notion de traitement inhumain et dégradant.

Nous observons ainsi une certaine féminisation de la demande, notamment africaine, avec la question des mariages forcés, des mutilations génitales et des violences conjugales. De manière générale, on observe une évolution de la demande d'asile qui, par rapport à la demande d'asile traditionnelle, est moins politique, davantage la résultante de conflits ethniques tels qu'on en voit en Afrique, dans l'est de l'Europe ou en Asie, et plus sociale. On voit ainsi arriver comme demandeurs d'asile dans notre pays des personnes qui encourent des risques du fait que leur comportement heurte la pratique sociale dominante : la femme qui refuse un mariage forcé, la femme qui veut faire échapper ses filles à l'excision, des homosexuels autour du bassin méditerranéen ou en Ukraine, pour prendre un exemple que j'ai en tête.

Cette évolution est un point important parce que, du coup, la notion d'entretien est fondamentale : on ne peut plus se contenter du seul dossier -de toute façon, la loi nous en fait obligation- et les entretiens sont nécessaires pour creuser la situation personnelle de la personne qui invoque de tels arguments.

Je vous ai dit que le demandeur avait 21 jours pour présenter une demande complète en français, faute de quoi nous ne pouvions pas enregistrer son dossier. Beaucoup d'associations se sont émues, au moment de l'adoption de cette disposition, en disant que cela risquait de restreindre fortement l'accès au droit d'asile. Dans la pratique, nous observons que les refus d'enregistrement de demandes incomplètes ou tardives représentaient 5 à 10 % des demandes les premiers mois d'application du nouveau texte, mais, aujourd'hui, sont tombés à 3,5 % des demandes. Par conséquent, on ne peut pas dire que cette règle des 21 jours pour présenter la demande en français ait été un obstacle véritable à la présentation et à l'examen d'une demande d'asile.

M. Alain Gournac .- C'est intéressant parce qu'on nous avait dit le contraire.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- En fait, ceux qui ne peuvent pas présenter leur demande en français n'en présentent plus. S'ils ne peuvent pas avoir un accès à un interprète, ils ne peuvent pas la présenter et ils sont donc exclus d'office.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Non. Tous motifs confondus, c'est-à-dire les demandes en retard, celles pour lesquelles il manque une photo ou l'APS ou qui ne sont pas signées, on n'a que 3 % de refus. Nous considérons donc que c'est vraiment très peu.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Vous avez mal compris ce que je voulais dire. Je dis que les personnes qui ne peuvent pas déposer leur demande en français ne la déposent pas, c'est-à-dire qu'elles restent à l'écart et ne sont pas comprises dans ces 3 %. En fait, elles s'excluent elles-mêmes de cette demande parce qu'elles n'ont pas accès à l'interprète.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Vous avez raison dans le principe, madame la sénatrice, mais l'expérience nous montre -c'est la pratique de l'Office- qu'une personne, par le moyen de sa communauté et de ses relations, a toujours la possibilité d'exprimer, même dans un français hésitant, au moins un argument pour lequel elle vient demander l'asile. J'ajoute que l'Office ne demande pas que l'on remplisse des pages en français et que ce ne sont pas toujours les dossiers les plus complets et les plus sophistiqués qui sont les meilleurs. Je constate que les dossiers un peu frustres sont parfois les plus fondés et qu'un dossier supposé excellent est souvent un dossier fabriqué, mais nous pourrons revenir sur ce point si vous le souhaitez.

La question des mineurs isolés était une question importante l'année dernière, mais, cette année, nous observons une chute de l'ordre de 40 % des demandes des mineurs isolés.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- C'est un point sur lequel je souhaitais vous interroger après votre intervention. Effectivement, nous avions constaté une augmentation de l'entrée de mineurs étrangers isolés sur le territoire, suivie d'une stabilisation ou d'une diminution, et je voulais donc savoir si vous pouviez nous confirmer ce point ou non. Je précise d'ailleurs qu'au cours de la première visite que nous avons faite sur le terrain, on nous a dit que cette situation se stabilisait, mais sur une population bien particulière, celle des jeunes femmes exploitées par des filières de prostitution.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- C'est effectivement une cible d'implication de mineurs isolés. Cela dit, alors que la très forte augmentation de mineurs en 2004 nous avait beaucoup inquiétés, nous avons constaté une chute de 40 % en 2005, et j'ajoute qu'à la frontière, où nous voyons arriver certaines des jeunes femmes dont vous parlez, la chute n'est que de 14 %.

Pour la protection de l'enfance et des mineurs, nous demandons à chaque fois la représentation d'un administrateur ad hoc qui est désigné par la justice à la demande de la préfecture, ou de l'OFPRA si le mineur est adressé directement à l'Office.

M. Georges Othily, président .- La baisse du nombre de demandes de mineurs que vous avez observée pourrait tenir aussi au fait que tous les mineurs isolés ne demandent pas l'asile, par exemple, ceux qui sont pris en charge par l'aide sociale à l'enfance.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Certes, monsieur le président, mais, en même temps, nous avons observé un phénomène lié à la modification du code civil par la loi du 26 novembre 2003, qui restreint les conditions d'accès à la nationalité française pour les mineurs étrangers placés sous protection sociale. Il faut mentionner aussi le renforcement du contrôle des filières d'immigration irrégulière.

Dans le domaine que nous examinons aujourd'hui, il n'y a jamais une seule explication mais, toujours, un ensemble de phénomènes.

M. Georges Othily, président .- Surtout dans le cas des mineurs isolés.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- J'ai encore deux éléments à vous indiquer.

La première concerne la notion de pays d'origine sûrs, qui a été très critiquée, qui a fait l'objet d'un recours devant le Conseil constitutionnel et qui a donné lieu à l'adoption, par le conseil d'administration de l'OFPRA, d'une liste adoptée lors de sa réunion du 30 juin dernier. Cette décision a fait l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat, qui est pendant, de la part d'un certain nombre d'associations et je précise que, sur cette liste, figure douze pays dont la Bosnie-Herzégovine, l'Inde, la Géorgie et le Mali, pour en citer les principaux.

Quelle est la conséquence de cette inscription sur la liste des pays d'origine sûrs ? Les demandes d'asile qui sont déposées par les ressortissants de ces pays sont systématiquement instruites dans le cadre de la procédure prioritaire. En fait, les préfectures les classent à 81 ou 82 % en procédure prioritaire (les guichets des préfectures n'ont donc pas suivi cette mesure à 100 %), ce qui veut dire qu'il n'y a ni droits sociaux, ni caractère suspensif du recours. C'est la raison pour laquelle cette liste a été critiquée.

Cependant, chaque demande fait l'objet d'un examen individuel, c'est-à-dire que le fait que le pays soit classé parmi les pays d'origine sûrs ne signifie pas que la personne ne peut pas présenter une demande d'asile. Ce n'est qu'une présomption générale qui peut être combattue par l'examen individuel de la demande.

Au moment de son adoption, cette liste représentait 11,5 % de la demande d'asile au 30 juin et, évidemment, elle peut être modifiée dans le temps en fonction de l'évolution des pays. A cet égard, il est extraordinaire d'observer la chute massive de la demande d'asile provenant des douze pays considérés : elle est de 72 %. Parmi ces pays, je citerai en particulier la Bosnie-Herzégovine (- 70,5 %) et le Mali (- 83 %).

Cela fait que la demande originaire des pays d'origine sûrs, qui représentait presque 12 % des demandes d'asile au 30 juin, n'en représente plus à ce jour que 4,9 %. Il s'agit là d'une évolution tout à fait notable, mais nous pourrons y revenir.

Le dernier point que je signalerai et qui est souvent passé sous silence est relatif aux spécificités françaises de l'OFPRA : la première, c'est que notre établissement, spécialisé sur l'asile, n'intervient pas dans le domaine de l'immigration ; la deuxième, c'est sa spécialisation géographique ; la troisième, c'est que nous protégeons et gérons les réfugiés statutaires alors que, dans tous les autres pays européens, ce sont les communes et les institutions locales qui s'en chargent.

Nous avons par ailleurs une augmentation importante du nombre de réfugiés reçus, nous veillons à l'amélioration de la qualité des services rendus, nous avons, depuis le début de l'année, délivré près de 300 000 documents d'état-civil -nous sommes en quelque sorte l'équivalent d'une grosse mairie à cet égard- et nous avons à gérer une part croissante de demandes de regroupement familial.

Notre effort porte cette année sur la réduction des délais d'obtention des documents, ce qui est absolument indispensable, notamment pour la délivrance des documents d'état civil aux réfugiés reconnus à la suite d'une décision d'annulation de la CRR, pour laquelle nous avions des délais rédhibitoires.

Voilà, monsieur le président, ce que je souhaitais vous dire en introduction.

M. Georges Othily, président .- Merci. Mes chers collègues, vous avez la parole.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Les associations nous ont dit que, lorsque les demandeurs d'asile bénéficiaient de leur aide et de leur soutien, ils avaient plus de chances d'admission que lorsqu'ils présentaient seuls leur demande, sans accompagnement. Avez-vous des observations à faire sur cette remarque ?

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- C'est une remarque de bon sens. Lorsqu'une personne reçoit une aide psychologique et juridique et une aide à la rédaction et à la bonne présentation de son dossier, qu'elle peut bénéficier d'un interprète traducteur et s'entraîner pour son entretien à l'OFPRA, il est évident que la personne se présente avec toutes les chances à l'entretien.

Cela dit, il faut voir que cet entretien est individuel, que nos agents sont rompus aux techniques de l'entretien et à la détermination du statut de réfugié, qu'ils sont spécialisés pays par pays, zone par zone et problématique par problématique, et que, quelle que soit la qualité d'un dossier, qui n'est parfois qu'apparente, ils savent la déceler. Nous sommes un établissement de protection des réfugiés dont la plupart des agents ont une très haute idée humanitaire de leur travail et leur objectif, lorsqu'ils ont affaire à un dossier mal ficelé ou à une personne qui s'exprime mal, est de lui donner le temps nécessaire et de l'aider pour qu'elle formule sa demande.

Notre rôle humanitaire est de pallier les insuffisances d'un dossier et cette inégalité qui peut exister dans la préparation d'un demandeur. Nous sommes donc là pour cela et pour compenser cette inégalité.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une deuxième question qui concerne les mineurs. Dans les dossiers que vous avez à connaître, l'origine de leur demande provient-elle des mineurs eux-mêmes, d'une association qui les aide ou, éventuellement, d'un service social départemental ?

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Nous observons que ce sont vraiment des mineurs isolés, et donc seuls.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je vais plus loin. Certains services sociaux départementaux qui s'occupent des mineurs pendant la période durant laquelle ils sont mineurs disent qu'à l'âge de 18 ans, ces jeunes repartent dans la nature, après quoi ils ne savent plus ce qui se passe. Apparemment, ils repartent sans avoir fait une démarche préalable. Il semblerait donc que les mineurs qui font la démarche de demande d'asile la font seuls, sans assistance particulière.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Je me permets de revenir sur la remarque très importante de M. le rapporteur. Le discours des associations est de dire que, lorsque les personnes sont aidées, elles ont plus de chances. J'y ai répondu et c'est en effet le bon sens. Mais, les associations vont plus loin en disant que, lorsqu'on est dans un centre d'accueil de demandeurs d'asile (CADA), on a cinq fois plus de chances d'obtenir le statut de réfugié que lorsqu'on est tout seul, dans la nature.

Loin de moi l'idée de nier que, lorsqu'on est dans un CADA, c'est-à-dire avec la sécurité que donne le fait d'avoir un toit, une aide psychologique et juridique, une assistance et des cours de français, on met toutes les chances de son côté, mais le raisonnement des associations est un peu biaisé par le fait que se retrouvent principalement en CADA, du fait de la sélection préalable, des ressortissants de Russie, Bosnie, Angola, Congo, Serbie et Géorgie (je les cite dans l'ordre), c'est-à-dire des nationalités qui produisent naturellement de très forts taux d'admission, alors que ne se retrouvent jamais en CADA des Turcs, Chinois ou autres qui produisent de très faibles taux d'admission, tout simplement parce que les Chinois et les Turcs, pour prendre ces deux seuls exemples, se débrouillent tout seuls grâce à leur communauté et ne font pratiquement jamais appel au service des CADA. Les Russes, c'est-à-dire en fait les Tchétchènes, forment l'énorme majorité des personnes qui sont en CADA et ont un très fort taux d'admission à l'Office.

Le raisonnement est donc un peu biaisé de ce fait.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une dernière question. Confirmez-vous que la procédure du droit d'asile est dévoyée parce qu'elle devient le dernier recours possible pour pouvoir rester sur le territoire ? Vous avez dit aussi tout à l'heure que les demandes venaient aujourd'hui surtout de populations qui sont en rupture avec les traditions de leur communauté ou qui connaissent des problèmes d'origine ethnique ou sociale plutôt que politique. Pouvez-vous nous confirmer cette tendance en nous donnant quelques statistiques ?

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- J'ai essayé d'expliquer que la demande d'asile fondée sur des motifs politiques n'était plus la seule motivation de la demande d'asile et que nous avions maintenant des motivations ethniques ou sociales, notamment pour la demande d'asile féminine. Il n'y a donc plus seulement une demande d'asile politique. Cela dit, comme le fait apparaître le taux d'admission de l'Office, il est vrai que nous avons environ 85 % de demandes qui se révèlent, après examen de l'Office, non fondées. Cela veut-il dire qu'il y a un détournement de procédure ? Peut-être. Certains demandeurs peuvent utiliser le droit d'asile pour accéder au territoire national et s'y maintenir ou pour faire échec à une procédure d'éloignement, mais c'est dans la nature même de notre système français en matière d'immigration.

M. Louis Mermaz .- Monsieur le président, j'ai deux questions à poser à M. Kuhn-Delforge, en relayant celles de notre rapporteur, M. Buffet, et de Mme Alima Boumediene-Thiery. Si j'ai bien compris, le problème du demandeur d'asile est d'atteindre l'OFPRA, même s'il n'est pas encore tiré d'affaire quand il a réussi à le faire.

Pour cela, j'ai constaté depuis plusieurs années le problème que pose l'expression de la demande. A Roissy, par exemple, il y a quelques années -je ne pense pas que cela ait changé-, la demande devait être faite de façon quasi sacramentelle. Si la personne qui expliquait que son frère avait été tué, par exemple, ne disait pas : « Je demande le droit d'asile », ce n'était pas enregistré.

Avez-vous donc le pouvoir, monsieur Kuhn-Delforge, de voir tout ce qui passe en amont ou attendez-vous que l'on vienne jusqu'à vous ? C'est un problème très important. J'ajoute d'ailleurs à ce que vous avez dit sur les CADA que l'on pourrait se demander aussi comment on a plus de chances d'arriver dans un CADA que de ne pas y arriver.

Par ailleurs, après le débat sur cette loi de décembre 2003, qui nous a beaucoup retenus ici, quelles sont aujourd'hui vos relations structurelles avec le ministère de l'intérieur ? Je crois savoir que vous avez un correspondant au niveau du ministère de l'intérieur et aussi, à vos côtés, un représentant des préfets. Comment les choses se passent-elles et quel est le rôle de ces deux fonctionnaires ?

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Effectivement, l'un des arguments des associations est de dire que l'OFPRA fait plus ou moins bien son travail, que son travail est honorable et qu'il est à l'honneur des agents qui ont des préoccupations humanitaires, mais que le problème est l'accès à l'Office parce que les pays occidentaux, d'une manière générale, organisent les visas de transit aéroportuaire et rendent difficile d'accéder au territoire national dans lequel on peut présenter la demande.

En ce qui concerne l'asile à la frontière, je n'ai pas les moyens -ce n'est pas dans mon mandat- d'aller voir qui se passe en amont. Je relève du ministère des affaires étrangères, comme l'ensemble de l'OFPRA, et les agents de l'asile à la frontière sont à Roissy en attendant que se présentent les fonctionnaires du ministère de l'intérieur qui ont pour charge de dresser immédiatement procès-verbal dès lors que quelqu'un demande l'asile, et de nous l'amener. Nous avons alors un entretien d'accès au territoire national, différent de l'entretien prévu dans le code de la procédure d'asile. Cela dit, je n'ai pas de pouvoir d'enquête ni les moyens d'aller voir ce qui se passe en amont.

M. Louis Mermaz .- Je suis satisfait de votre réponse, qui est importante. C'est un problème qui se pose, mais vous n'y êtes pour rien : je vous en donne acte.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- En ce qui concerne les CADA, les places sont rares et ne sont peut-être pas suffisantes. Les pouvoirs publics se sont lancés dans un programme important d'augmentation des places de CADA et, notamment, de transformation de places d'hôtel en places de CADA.

Cette politique, qui ne relève pas de mon établissement mais que je connais et qui correspond à un effort très important des pouvoirs publics, vise deux objectifs : d'une part, dans un souci de dignité des demandeurs et de réduction de la dépense budgétaire, l'augmentation des places de CADA et la diminution des places en hébergement d'urgence ; d'autre part, une mesure inspirée des exemples allemands et belges, le fait d'offrir suffisamment de places d'hébergement normal, comme en CADA, pour en arriver au point où c'est l'Etat qui fixe lui-même le lieu d'hébergement (par exemple à Luxeuil ou Guingamp), et non plus, ce qui est à mon avis le maillon faible du système français, le demandeur qui dit qu'il aimerait présenter sa demande à la préfecture de police de Paris plutôt qu'en Haute-Saône ou dans le Nord.

En Allemagne, le système est très autoritaire, puisqu'on dit à un demandeur, par exemple, qu'il a une place qui l'attend à Brême, qu'il a une obligation de résidence dans le canton et qu'il ne peut pas en sortir pendant le temps d'instruction. En France, nous avons un système extrêmement libéral puisque c'est le demandeur qui choisit la préfecture où il doit être traité et qu'il peut se déplacer sur l'ensemble du territoire national.

Les pouvoirs publics s'orientent donc vers une réforme qui consiste à offrir suffisamment de places de CADA pour que, désormais, ce soit l'Etat qui affecte un lieu de résidence au demandeur. Cette politique est mise sur pied parallèlement à la réforme de l'allocation d'insertion.

Pour répondre plus précisément à votre demande, je vous signale que les commissions d'accès en CADA privilégient généralement l'accueil des familles. Cela veut dire que les personnes isolées, même les femmes, ont des difficultés à trouver des places en CADA : comme les places sont rares, on les affecte essentiellement aux familles. C'est la raison pour laquelle nous trouvons en CADA les nationalités que j'indiquais tout à l'heure, des personnes qui, traditionnellement, viennent dans notre pays non pas de manière isolée comme le font souvent les Africains (l'homme venant en premier et la famille le rejoignant), mais avec toute la famille qui fait le grand saut vers les nouvelles frontières. Dans ce cas, on les loge en CADA.

M. Louis Mermaz .- J'avais posé aussi une deuxième question sur les relations structurelles entre le ministère de l'intérieur et l'OFPRA.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Vous avez raison de me le rappeler. Le directeur général est désormais nommé sur proposition du ministre des affaires étrangères et du ministre de l'intérieur, ce qui constitue un changement par rapport à la disposition précédente. En outre, j'ai auprès de moi un préfet qui est directeur général adjoint et j'ai un autre adjoint qui est traditionnellement un magistrat de l'ordre judiciaire, en l'occurrence un avocat général. Il a fallu créer un poste de directeur général adjoint confié à quelqu'un du ministère de l'intérieur, mais ce n'est que conjoncturel : dans le fond, rien ne dit dans les textes que le directeur doit être un diplomate. C'est la tradition depuis cinquante ans, mais rien ne le dit dans les textes et rien ne dit non plus que l'adjoint doit être du ministère de l'intérieur.

J'ai donc un adjoint qui est un fonctionnaire du ministère de l'intérieur et un deuxième adjoint magistrat de l'ordre judiciaire et j'ai partagé leurs tâches de manière logique, chacun apportant le génie propre de son corps d'origine : le magistrat est en charge de la qualité, de l'harmonisation de la doctrine et des questions juridiques et le membre du corps préfectoral est en charge de tout ce qui concerne le management interne et la productivité de l'Office.

M. Louis Mermaz .- Quel est le rôle du correspondant du ministère de l'intérieur ?

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- La mission de liaison avec le ministère de l'intérieur est à l'intérieur de l'OFPRA (mais ce correspondant n'a pas connaissance des dossiers, qui restent eux-mêmes confidentiels pour respecter ce principe constitutionnel) et elle a essentiellement pour but des questions d'ordre public dans le cadre de l'application de la protection subsidiaire et les questions de transmission de documents.

Cela dit, les craintes que les associations avaient éprouvées au moment où nous avions mis en place cette institution se sont révélées non fondées parce que le rôle de la mission de liaison avec le ministère de l'intérieur est assez ténu.

Mme Gisèle Gautier .- J'aurai deux questions à vous poser, monsieur le directeur général. Vous nous avez indiqué que vous constatiez une certaine féminisation de la demande pour des motifs d'excisions, de mariages forcés ou de violences conjugales. Par ailleurs, j'ai noté que vous aviez beaucoup de demandes de personnes provenant d'Haïti (cela représente 12 % des demandes, ce qui est considérable), du Congo et d'autres pays d'une extrême pauvreté. Je voudrais donc savoir -c'est ma première question- quels sont les motifs qui font que vous parviennent des demandes provenant de certains pays et non pas d'autres ?

Pour l'Inde, par exemple, qui est un pays pauvre même si on le considère comme un pays émergent, ou d'autres pays environnants de l'Inde, il n'y a pas de demandes. En connaissez-vous les raisons et pouvons-nous imaginer que les demandeurs sont dirigés par des filières ?

J'ai une deuxième question. J'ai noté que nous sommes sur une pente déclinante des demandes de révision et des réexamens (une baisse de 8,5 %) alors qu'en 2004, nous avons connu un bond prodigieux de 242 %. Cette régression, qui est importante, pourrait avoir deux explications que je me permets de poser par hypothèse : la première serait l'impact des mesures dissuasives qui ont été prises pour faire en sorte que les demandes d'asile injustifiées ne parviennent pas jusqu'à vous ; la deuxième, dans la mesure où on constate un rejet de ces demandes d'asile, serait que ces demandeurs d'asile se transforment en immigrés irréguliers. Je souhaiterais donc savoir si vous avez des éléments à ce sujet.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- J'ai une question très courte à vous poser. Vous avez parlé de la liste des pays sûrs et j'aimerais avoir quelques notions sur les critères qui vous ont permis de l'établir.

M. Jean-Pierre Cantegrit .- Je tiens à dire tout d'abord, à titre personnel, combien j'ai apprécié l'intervention de M. Kuhn-Delforge, avec lequel j'ai eu le plaisir de collaborer quand il était à la direction des Français à l'étranger. J'avais alors déjà pu apprécier la concision de ses analyses et de ses propos.

Cela dit, monsieur l'ambassadeur, vous nous avez expliqué qu'il y avait une demande d'asile basée sur des critères politiques et qu'il y avait également d'autres critères du fait de l'extension de la convention de Genève et de la création de la protection subsidiaire. En ce qui concerne l'asile politique, je souhaite revenir sur le cas d'Haïti. Ce pays étant pratiquement en état de guerre civile, je voudrais savoir sur quels critères vous pouvez vous fonder pour accorder le statut de réfugié à certains demandeurs et le refuser à d'autres.

M. Alain Gournac .- Je souhaite moi aussi dire, en deux mots, que j'ai beaucoup apprécié la présentation de M. l'Ambassadeur, qui a été très claire, et qui nous aura appris beaucoup de choses.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Je commencerai par répondre à la question de Mme la sénatrice sur les motifs des demandes, qui sont divers. Il est très rare de voir un demandeur d'asile nous dire que la situation économique de son pays ne lui permet pas de travailler et qu'il vient en France pour pouvoir le faire. Lorsque cela arrive, le travail est assez facile.

La plupart du temps, le demandeur invoque la situation générale de son pays (Haïti ou l'Algérie), des problèmes ethniques (c'est le cas en Europe de l'Est) ou des problèmes sociaux comme ceux que j'ai cités (excisions, mutilations, violences conjugales, ce qui est le cas de nationalités africaines mais aussi de l'est du bassin méditerranéen). Les motifs de la demande peuvent donc être très variables et plus ou moins sophistiqués.

Les entretiens n'ont pas de durée limitée. Ils peuvent durer trois ou quatre heures et se font avec le concours de l'interprète de la langue que choisit le demandeur, qui est libre du dialecte ou de la langue dans laquelle il veut s'exprimer, et nous interprétons ainsi environ 60 ou 70 langues. Cet entretien, qui peut être très long, a pour but non seulement de s'assurer de la cohérence et de la véracité du récit -et je réponds ici également à M. le sénateur Cantegrit- mais aussi de « tirer les vers du nez » du demandeur, parce que le persécuté d'aujourd'hui peut être le persécuteur d'hier. Dans le cas de conflits ethniques comme en Tchétchénie, une personne qui s'engage à des risques de persécution s'il retourne sur place peut avoir été persécuteur trois ou quatre ans avant.

Dans ce cas, nous avons un raisonnement en deux temps : nous disons qu'il y a des risques s'il rentre dans son pays, mais qu'à l'inverse, il doit être exclu de la protection de la convention de Genève parce qu'il a été lui-même persécuteur à un moment. Le but de l'entretien est donc de s'assurer de la cohérence des choses.

Quant à l'Inde, il y a des filières, effectivement, mais il ne s'agit pas forcément de filières criminelles. Dans un pays où une personne est en danger de mort, elle est heureuse de trouver une filière au sens de filières d'évasion. La filière peut être aussi tel membre de la famille qui est déjà installé dans une ville de province en France. Cela donne une impression de filières, mais elles ne sont pas forcément criminelles.

En revanche, certaines filières sont très bien organisées, notamment la filière chinoise, qui a la particularité de vendre la totalité du « pack », y compris la demande d'asile, mais de s'arrêter là ensuite, c'est-à-dire que la plupart des demandeurs chinois que nous convoquons ne viennent jamais à l'entretien : ils disparaissent dans la nature. Cependant, la demande d'asile présente l'intérêt de donner une date certaine à la présence sur le territoire national.

Il n'y a pas de demandes originaires de l'Inde, madame la sénatrice, mais originaires du Sri Lanka et des Etats voisins de l'Inde.

Vous avez demandé pourquoi il y avait une telle hausse des réexamens, + 242 % l'année dernière et, malgré une décélération de l'accroissement, une nouvelle augmentation en 2005.

Je citerai d'abord l'effet de la nouvelle loi : les gens déboutés sous l'empire de la précédente loi ont voulu profiter de l'élargissement du champ de la protection.

Deuxièmement, l'OFPRA a beaucoup « déstocké », ce qui provoque beaucoup de déboutés et donc beaucoup de demandes de réexamen. La CRR est également en train de déstocker, ce qui justifie également un grand nombre de demandes. Pendant peut-être deux ans, nous aurons donc encore beaucoup de demandes de réexamen.

Je précise quand même que ces demandes de réexamen sont une source de préoccupation pour les préfets parce qu'on voit des gens débouté par l'OFPRA et de la CRR et qui présentent une nouvelle demande, souvent pour écarter le risque d'un éloignement ou au moment de l'éloignement. En fait, il s'avère que l'on présente une demande de réexamen, mais qu'il est très rare d'en présenter deux, que ces demandes de réexamen sont placés à 70 % en procédure prioritaire, que, dans les faits, plus de la moitié des demandes de réexamen sont examinées par l'Office en deux jours (les dispositions sont donc prises pour ne donner aucune attractivité à la procédure de réexamen) et qu'au terme de cette tâche, le taux d'admission est de 1,5 %.

Autrement dit, toutes les dispositions sont prises par l'Office, et ce ne sont pas des instructions que je donne mais le résultat des dossiers qui sont faibles, pour que le réexamen ne soit pas attractif.

Quels sont les critères permettant de définir les pays d'origine sûrs ? Ils ont été fixés par vous-mêmes puisqu'il s'agit de ceux de la loi du 10 décembre 2003. Je n'ai pas en tête la définition de la loi, mais tout cela figure dans la loi.

Le conseil d'administration a donc pris comme point de départ la définition de la loi, en ayant également en tête la directive européenne qui donne une définition plus précise que la loi française des pays d'origine sûrs, et nous nous sommes aussi inspirés des rapports de nos ambassadeurs sur le terrain, de rapports d'ONG et des avis du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Je note d'ailleurs que, dans les pays d'origine sûrs qui ont été retenus, très peu font l'objet d'une mention dans le rapport annuel d'Amnesty International, par exemple.

J'ai déjà en partie répondu à la question de M. Cantegrit en disant que l'objectif était de s'assurer de la cohérence du récit du demandeur au cours d'un entretien individuel qui peut durer plusieurs heures et au cours duquel on interroge le demandeur sur son itinéraire, sa profession ou sa famille et on s'assure d'éléments de véracité du récit dans le plus petit détail, puisque nos officiers de protection connaissent très bien les pays en cause et les modes d'habitat et ont donc les moyens de s'assurer de la cohérence du récit.

Monsieur le président, j'inviterai les membres de la commission d'enquête, s'ils le souhaitent, à venir tout simplement à l'Office, ce qui permettra à la représentation nationale, par leur intermédiaire, d'assister à un entretien entre un officier de protection et un demandeur d'asile. Cela nous permettra d'ailleurs de prolonger cet échange et de pouvoir répondre de façon plus complète à des questions qui n'auraient pas reçu de réponses suffisamment précises.

M. Georges Othily, président .- Nous vous en remercions beaucoup, monsieur le directeur général.

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Il reste la question sur les déboutés du droit d'asile qui restent sur le territoire national. Pendant toute l'année 2004 et les onze mois de 2005, on a compté 90 000 déboutés définitifs du droit d'asile, à la fois par l'OFPRA et la CRR.

M. Georges Othily, président .- Merci beaucoup, monsieur le directeur général. Vous nous avez donné beaucoup de renseignements et nous retenons votre invitation à venir à l'Office.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Pouvons-nous vous saisir si nous avons des demandes particulières ?

M. Jean-Loup Kuhn-Delforge .- Je reçois beaucoup d'interventions de parlementaires et il est apporté évidemment une réponse à chacune.

Audition de Mme Vera ZEDERMAN,
directrice des services juridiques de la Commission des recours des réfugiés (CRR) (14 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Mes chers collègues, nous allons entendre Mme Vera Zederman, directrice des services juridiques de la Commission des recours des réfugiés.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Vera Zederman prête serment.

M. Georges Othily, président .- Madame, nous sommes prêts à écouter votre exposé liminaire, après quoi nous pourrons débattre.

Mme Vera Zederman .- Je suis responsable du centre d'information juridique de la Commission des recours des réfugiés. Je vais essayer de présenter la commission, ses activités principales et de son fonctionnement et de répondre bien entendu à vos questions.

La Commission est une juridiction administrative spécialisée chargée de statuer sur les recours formés par les étrangers auxquels le directeur général de l'OFPRA a refusé ou retiré le bénéfice de l'asile sous l'une de ses différentes formes :

- l'asile constitutionnel, reconnu en raison de l'action en faveur de la liberté ;

- l'asile conventionnel, reconnu en application des stipulations de la convention de Genève de 1951 ;

- la protection subsidiaire, instituée par la loi du 10 décembre 2003, pour les demandeurs qui ne répondraient pas, dans un premier temps, aux définitions précédentes.

La Commission est aussi chargée d'examiner de manière accessoire d'autres types de recours. Depuis le décret du 14 août 2004, un recours en révision est possible contre la décision de la Commission, mais il ne peut être exercé que par les parties.

Le bénéficiaire de la protection subsidiaire peut aussi exercer un recours devant la Commission pour obtenir la reconnaissance de la qualité de réfugié qui donne droit à une protection plus importante. La Commission n'a pas encore jugé du premier recours en révision formé par l'OFPRA pour fraude, conformément à ces conditions. En revanche, elle a déclaré irrecevable un recours en révision qu'un préfet avait formé devant elle.

La Commission n'est en revanche pas compétente pour juger des recours formés contre des décisions de l'OFPRA refusant l'enregistrement des demandes d'asile et cette jurisprudence a été confirmée par le Conseil d'Etat. Elle n'est pas non plus compétente contre les recours formés contre les décisions de dessaisissement de l'OFPRA lorsque, en application du règlement Dublin II, un autre Etat est compétent pour examiner la demande d'asile.

Outre ses fonctions juridictionnelles, la Commission des recours examine les requêtes qui lui sont adressées par des réfugiés statutaires qui sont visés par l'une des mesures prévues par les articles 31, 32 et 33 de la convention de Genève, c'est-à-dire l'éloignement ou la restriction au séjour, et elle formule un simple avis quant au maintien ou à l'annulation de ces mesures. Cette compétence est exceptionnellement exercée et elle n'est pas ouverte aux non-bénéficiaires de la qualité de réfugiés, notamment aux déboutés qui feraient l'objet d'une mesure d'éloignement.

La Commission est actuellement composée de douze divisions administratives qui regroupent environ 80 rapporteurs chargés de l'instruction des dossiers et qui n'ont pas de spécialisation thématique ou géographique. Elle est également composée de différents services : le greffe, les ordonnances, un bureau d'aide juridictionnelle qui lui est assigné, un centre d'information géopolitique chargé d'établir des dossiers et des études géopolitiques et un centre d'information juridique chargé de la veille juridique.

Il existe également un important service d'interprétariat à la Commission qui occupe une large partie de son activité pour l'organisation des séances.

Environ 140 formations de jugement sont présidées par des magistrats issus du Conseil d'Etat, des cours administratives d'appel, des tribunaux administratifs et, depuis la nouvelle loi, des magistrats de l'ordre judiciaire, actuellement au nombre de 27.

Une mission en Guadeloupe, dans la lignée de ce qu'a organisé également l'OFPRA, est en cours d'organisation à la Commission pour examiner le cas des demandeurs haïtiens qui sont sur place. Cette mission partira à la mi-janvier prochain avec trois présidents de section, une dizaine de rapporteurs et des agents administratifs pour traiter d'environ 450 dossiers en attente. Une autre mission est prévue au printemps prochain et sera organisée dans les mêmes conditions.

Sur les principales règles de procédure, la Commission ne voit pas se présenter devant elle des étrangers en situation irrégulière, puisque les étrangers dont les recours ont été formés contre une décision de l'OFPRA séjournent régulièrement sur le territoire français, en application de l'article 742-3 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. Ils bénéficient donc du droit de se maintenir jusqu'à la notification de la décision de la Commission des recours dès lors qu'ils ont formé un recours. Evidemment, ce droit comporte quelques exceptions : lorsque l'OFPRA a statué par priorité, le droit de séjour cesse à compter de la notification de sa décision.

Dans ce cas, en cours de procédure devant la Commission ou au moment de la formation du recours, le requérant peut faire l'objet d'une mesure d'éloignement qui sera éventuellement exécutée. Cette situation concerne notamment, devant la Commission, des demandeurs qui ont fait une demande de réexamen et qui n'ont pas obtenu de nouvelle admission au séjour parce que la préfecture a estimé que leur recours aux procédures d'asile était abusif ou qu'il n'était présenté qu'en vue de faire échec à une mesure d'éloignement.

Quant à l'examen des recours devant la Commission, le principe du guichet unique s'applique de la même façon qu'à l'OFPRA : le requérant dépose un seul recours dans un délai d'un mois contre la décision de l'OFPRA qui a statué sur l'ensemble des modalités de l'asile. La formation de jugement examine d'abord la demande au regard des critères conventionnels et, si elle décide de ne pas reconnaître la qualité de réfugié, elle examine ensuite, au cours du même délibéré, le droit au bénéfice de la protection subsidiaire, quelle que soit la manière dont le recours a été formulé et les conclusions du recours, en tout cas pour ceux qui ont été formés contre des décisions intervenues après l'entrée en vigueur de la loi nouvelle.

Le dossier est mis en état et instruit par un rapporteur et les recours font l'objet d'un examen en séance publique où tous les demandeurs sont convoqués. Cet examen est effectué par une formation tripartite dirigée par les présidents susmentionnés avec leurs assesseurs : un assesseur nommé par le Haut commissariat aux réfugiés et un autre nommé par le vice-président du Conseil d'Etat sur proposition de l'un des ministres représentés au conseil d'administration de l'OFPRA.

Les convocations à la Commission sont adressées trois semaines à un mois avant l'audience et un interprète est convoqué dès lors que le requérant a déclaré ne pas s'exprimer en langue française. Plus de la moitié des requérants ont un avocat devant la Commission, mais peu d'entre eux ont droit au bénéfice de l'aide juridictionnelle puisqu'elle n'est accordée, en l'état actuel des textes, que sous condition d'entrée régulière sur le territoire français.

L'instruction est close trois jours francs avant l'audience et il peut toujours être en décidé la réouverture au vu de l'intérêt des pièces produites. L'instruction est également close pour l'OFPRA pour la production de ses observations.

La Commission est juge de plein contentieux et ne va pas se prononcer sur la légalité de la décision de l'OFPRA mais sur le droit au bénéfice de l'asile.

Dans un certain nombre de cas, les demandeurs ne sont pas convoqués, notamment lorsque la décision est prise par ordonnance, c'est-à-dire lorsqu'il s'agit de rejeter les recours entachés d'une irrecevabilité manifeste. Depuis les nouvelles dispositions, il peut être également statué par les présidents de section, par ordonnance, sur les demandes qui ne présentent aucun élément sérieux susceptible de remettre en cause les motifs de la décision du directeur général de l'OFPRA.

A l'heure actuelle, c'est le président de la Commission et ses vice-présidents qui traitent de ces ordonnances. Evidemment, lorsqu'il est jugé par ordonnance, le requérant n'est pas convoqué ni représenté, la Commission s'en tenant à ses seules productions écrites, mais la président va juger après étude du dossier par un rapporteur, étude qui n'est pas très éloignée de l'établissement d'un rapport, comme il est fait dans les autres cas.

Le rapporteur est chargé de préparer la rédaction de la décision qui sera, dans tous les cas, visée par le président de séance. En dehors des hypothèses d'ordonnances, la lecture intervient environ trois semaines après l'audience publique. La décision est notifiée à l'intéressé à l'OFPRA, ainsi qu'éventuellement au conseil de l'intéressé, et la préfecture en a également connaissance par la base de données INEREC qui est renseignée par les services de la Commission.

En 2005, au début du mois de décembre, la Commission avait enregistré quelque 36.432 recours et elle devrait terminer l'année autour de 40.000 recours enregistrés. A cette même date, elle avait pris presque 61.000 décisions et elle compte en prendre 63.000 avant la fin d'année.

La Commission a pris, en 2005, environ 6.350 ordonnances dites classiques, c'est-à-dire pour irrecevabilité manifeste, et 4.072 ordonnances dites nouvelles. Un peu plus de 17 % des décisions de la Comission sont donc prises par ordonnances.

Au total, la Commission rejette un peu plus de 67 % de l'ensemble des recours formés, et pratiquement 15 % des décisions prises sont des décisions d'admission au bénéfice de la qualité de réfugié ou de la protection subsidiaire. Bien entendu, je suis prête à répondre à vos questions pour vous apporter des précisions sur ces chiffres ou les nationalités qui font l'objet du plus grand nombre d'annulation et qui sont les plus représentées par les recours.

Actuellement, la Commission estime ses délais de traitement à environ quatre mois et demi. Ces délais sont évidemment plus courts pour ce qui concerne les ordonnances : un mois pour les ordonnances traditionnelles et deux mois pour les ordonnances nouvelles.

Près de 800 recours en cassation ont été formés cette année contre les décisions de la Commission, mais le Conseil d'Etat statue très rarement au fond et rejette la plupart des recours en procédure d'admission des pourvois. A ce jour, le Conseil d'Etat a pris seulement trois décisions au fond dont une cassant une décision de la Commission, soit un peu plus que l'année dernière.

Je dirai quelques mots des principales innovations introduites par la loi nouvelle et leur application par la Commission. Nous avons déjà vu quelques éléments de procédure. Sur le fond, l'innovation principale qui a modifié sensiblement la jurisprudence de la Commission concerne les auteurs des persécutions. Au terme des dispositions de l'article L 713-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, les persécutions peuvent être le fait d'acteurs non étatiques, dans la mesure où les autorités refusent ou ne sont pas en mesure d'offrir une protection, alors que la jurisprudence antérieure prenait en compte les persécutions étatiques et les persécutions des particuliers ou des groupes au cas où les autorités toléraient volontairement ou encourageaient ces agissements. Ces notions de tolérance volontaire et d'encouragement ne sont donc plus nécessaires.

La Commission a défini les conditions dans lesquelles elle estime devoir opposer l'asile interne, instauré également par la loi, en exigeant deux conditions : le fait que le requérant puisse accéder à une protection sur une partie du territoire où il n'a aucune raison d'être persécuté ou exposé à une atteinte grave ; le fait qu'il est raisonnable d'estimer qu'il peut rester dans cette partie du pays.

L'asile interne a été opposé devant la Commission en de rares occasions jusqu'à présent : pour un requérant de nationalité sri-lankaise ayant résidé plusieurs années sans crainte à Colombo, pour des ressortissants de Serbie-Monténégro originaires de Metrovica au Kosovo mais pouvant s'installer sans crainte dans d'autres villages du Kosovo où ils avaient d'ailleurs leur famille, et pour un ressortissant équatorien menacé à la frontière colombienne mais pouvant s'établir en d'autre points du territoire équatorien. Ce sont les seuls cas, en l'état, que la Commission a reconnu comme possibilités d'asile interne.

La loi a prévu également la constitution d'une liste des pays d'origine sûrs, dans un premier temps établie par le conseil d'administration de l'OFPRA. Devant la Commission, elle peut constituer un indice quant à l'appréciation de l'actualité des craintes ou des menaces graves, mais cette appréciation, selon le Conseil constitutionnel, ne lie pas l'appréciation de la Commission, qui continue de se livrer à un examen individualisé de chaque cas.

Enfin, la nouvelle protection subsidiaire est entrée en vigueur progressivement puisque, durant l'année 2004, la Commission a dû examiner un certain nombre de recours formés contre des décisions antérieures à l'application de la loi nouvelle et que, pour ces recours, elle n'a jugé que de la qualité de réfugié, puisque le contentieux n'était pas lié à la protection subsidiaire. En 2004, elle a reconnu une centaine de protections subsidiaires et 230 cette année. Cette protection entre donc lentement dans la jurisprudence de la Commission. Elle ne s'est pas prononcée, comme l'OFPRA, sur l'application du risque de peine de mort ; elle a pris pratiquement toutes ses décisions sur le risque de traitements inhumains et dégradants visés par la loi.

Elle a notamment reconnu cette protection à des personnes témoins de meurtres ou victimes de violences conjugales ou, dans certains cas, de mariage forcé.

Quant aux situations de violence généralisée résultant d'une situation de conflit armé interne ou international, également visées par la loi, la Commission ne les a que très peu appliquées (pas plus de deux ou trois cas). Elle va néanmoins très prochainement avoir l'occasion de les examiner pour Haïti et l'Irak.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie beaucoup, madame. Je donne la parole à monsieur le rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai deux questions à vous poser.

Ma première question a un caractère statistique : dans quel pourcentage les décisions rendues par l'OFPRA font-elles l'objet d'un recours auprès de vous et combien d'entre elles sont confirmées ou infirmées ?

Mme Véra Zederman .- Nous avons environ 80 % de recours. Ensuite, 15 % des décisions de l'Office sont annulées au total actuellement.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'en viens à ma deuxième question. Je suppose qu'il existe dans les autres pays européens des organismes de même nature que le vôtre. Avez-vous, avec vos collègues, des réunions et des débats pour harmoniser éventuellement des jurisprudences ? Avez-vous des éléments sur ce point ?

Mme Véra Zederman .- Oui, nous avons des contacts avec nos homologues européens. Nous en avons aussi par le biais de l'Association internationale des juges des réfugiés et le président de la Commission, en particulier, participe régulièrement à des réunions. Nous avons des échanges informels de décisions et d'informations sur les procédures suivies par nos collègues et nous participons également au groupe Eurasile-juridictions, chaque année, ce qui nous permet à cette occasion d'avoir des contacts avec nos homologues étrangers.

Nous avons donc des contacts réguliers et quand nous préparons des séances sur des points de droit particuliers, ce que nous appelons des sections réunies, nous nous comparons toujours à ce que font nos homologues sur ce point précis. Nous associons la jurisprudence des autres Etats.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je pense qu'il existe des rapports ou des documents de synthèse de ces travaux ?

Mme Véra Zederman .- Les publications de la Commission consistent en l'établissement de recueils trimestriels et annuels de jurisprudences diffusés en interne et en externe à toute personne qui les demandent et un bulletin d'informations juridiques générales mensuel. Par ailleurs, le site Internet met en ligne plus de 2.000 décisions rendues anonymes et fait état de l'actualité du droit d'asile.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je ne me suis pas bien fait comprendre. Existe-t-il un document qui concrétise les réunions que vous avez avec vos collègues des autres pays ?

Mme Vera Zederman .- Quand nous avons des réunions, nous en établissons des comptes rendus et nous les diffusons dans la documentation interne de la Commission.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Si la Commission pouvait nous en communiquer quelques exemplaires, cela nous permettrait de prendre connaissance des comparaisons qui existent et des attitudes qu'ont les différents pays.

Mme Vera Zederman .- Le mois dernier, nous avons ramené un certain nombre de travaux de nos collègues à l'occasion d'une réunion de la l'Association internationale des juges de réfugiés à Budapest et nous avons une documentation à ce sujet que je pourrai bien entendu vous faire parvenir.

M. Geoges Othily , président .- De même, si vous pouvez nous communiquer un document sur l'organisation de votre Commission, cela nous sera très utile.

Mme Vera Zederman .- Nous avons une brochure que je vous ferai parvenir et que nous actualisons, et je suis tout à fait disposée à vous fournir la documentation étrangère dont nous disposons également.

M. Geoges Othily , président .- Merci beaucoup, madame.

Audition de Mme Catherine WIHTOL DE WENDEN,
directrice de recherche au CNRS
(14 décembre 2005)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Geoges Othily , président .- Chère madame, vous allez nous faire un exposé liminaire d'une dizaine de minutes, après quoi nous pourrons débattre.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Catherine Wihtol de Wenden prête serment.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Tout d'abord, je vous remercie de me convier à vos travaux. Personnellement, je suis spécialisée dans les questions de migrations internationales. Je suis juriste et politologue de formation et je travaille, dans un centre de recherche à l'Institut d'études politiques de Paris, sur différents thèmes liés à la politique migratoire et aux questions de migrations, non seulement en France, mais aussi dans un contexte européen et, parfois, mondial.

Je vais essayer de vous parler de l'immigration irrégulière, surtout dans le cas français, puisque j'imagine que c'est le sujet qui vous intéresse le plus, sachant que c'est en réalité un vieux sujet. En effet, ce n'est pas d'aujourd'hui que l'on parle de l'immigration irrégulière, qui a toujours existé, puisque c'est un phénomène que l'on trouvait même dans un autre contexte que nous avons eu en France entre 1945 et 1974, à une époque où l'immigration de travail était ouverte. A cette époque, il y avait déjà une immigration irrégulière qui était liée à des besoins de main d'oeuvre non pourvus par la population nationale, compte tenu d'une crise démographique à partir de la fin du XVIII e siècle qui s'était aggravée dans l'entre-deux-guerres. La France avait un besoin de main d'oeuvre tel que, très vite, l'ordonnance de 1945 qui a réorganisé la politique d'immigration après la seconde Guerre mondiale a été dépassée par les faits.

Certes, cette ordonnance permettait de recruter des étrangers de façon légale, mais les besoins des employeurs étant très importants dans cette période de reconstruction. Ils allaient donc eux-mêmes rechercher les immigrés qui étaient ensuite régularisés.

Pour vous donner un seul chiffre, sachez que l'Office national d'immigration, qui est l'ancêtre de l'Office des migrations internationales (OMI), lui-même ayant été transformé récemment dans son sigle, ne contrôlait, en 1968, que 18 % des entrées. Cela veut dire qu'en 1968, 82 % des travailleurs étrangers salariés en France étaient entrés en situation irrégulière.

Ce n'est donc pas quelque chose de nouveau. A l'époque déjà, des « marchands de sommeil » proposaient des logements en hôtels dans des conditions désastreuses qui ont été dénoncées publiquement à de nombreuses reprises dans la presse. La migration clandestine était donc une réalité très importante avant la suspension de l'immigration qui est survenue en 1974, à tel point qu'une circulaire de 1972, la circulaire « Marcellin-Fontanet » fut prise pour mettre un coup d'arrêt à ces pratiques de régularisation permanente auxquelles on procédait par petits paquets en précisant que, désormais, il ne pourrait plus y avoir de régularisation automatique.

Cette circulaire a été suivie, sous la présidence de M. Valéry Giscard d'Estaing, par une circulaire du nouveau secrétaire d'Etat à l'immigration, M. Postel-Vinay qui, en août 1974, a décidé de suspendre l'immigration de travail salarié.

A l'époque, il était également envisagé de suspendre l'immigration familiale, mais un arrêt du Conseil d'Etat de 1976 a jugé que c'était contraire à la Constitution française. L'idée était alors que la crise ne permettait plus de faire appel à l'immigration et que, finalement, les immigrés retourneraient peu à peu chez eux.

L'essentiel de la politique non seulement française mais européenne s'est construit sur ces scénarios qui, au fil des ans, se sont révélés erronés. En effet, il n'y a eu que très peu de retours, notamment des Espagnols et des Portugais, qui sont d'ailleurs entrés en 1986 dans l'Union européenne. On a constaté également que les besoins de main d'oeuvre ont été vite comblés par l'immigration irrégulière.

Au moment de la régularisation de 1981 et 1982, qui avait été annoncée comme massive, 150 000 candidatures ont été déposées, 142 000 personnes ont été régularisées et on a constaté alors que 33 % d'entre elles travaillaient auparavant dans le bâtiment, ce qui veut dire que, structurellement, le bâtiment et les travaux publics employaient une bonne part de ces personnes en situation irrégulière. On en comptait par ailleurs 11 % dans la restauration, 11 % dans les services domestiques et à peu près le même chiffre dans le textile. Certains secteurs, structurellement, sont fortement concernés par l'immigration irrégulière, comme on l'a vu au fil des années.

Il ne faut pas oublier que cette période de 1981 a été précédée d'actions de collectifs de personnes en situation irrégulière (à l'époque, on ne parlait pas de « sans-papiers ») qui engageaient des grèves de la faim (des Turcs qui travaillaient dans le Sentier ou des Africains).

Depuis, la situation est celle du statu quo. Nous sommes toujours dans le contexte de la fermeture de l'immigration de travail, pour ce qui est du travail salarié, mais les besoins de main d'oeuvre se poursuivent et des secteurs entiers continuent donc à faire appel à l'immigration irrégulière. J'ajoute que, comme les étrangers ne peuvent pas entrer en demandant du travail de façon légale, ils utilisent d'autres voies, comme vous avez pu le constater avec mon prédécesseur -on m'a dit que vous aviez entendu le directeur de l'OFPRA-, en essayant la voie de l'asile et celle du regroupement familial.

Cela dit, la plupart des personnes qui sont candidates à l'immigration de travail et qui ne peuvent pas entrer cherchent effectivement du travail et en trouvent, pour la plupart, dans les secteurs que je vous ai indiqués.

La deuxième régularisation a eu lieu en 1997-1998. Sur 150 000 candidats, on n'en a régularisé que 90 000, dont environ 30 % travaillaient dans le bâtiment et les travaux publics. Il s'agit de secteurs assez peu cotés par la population française car ils impliquent des travaux que les Américains qualifient de pénibles, sales et dangereux en raison des risques d'accidents du travail, de leur irrégularité dans le temps et des intempéries. Tout cela ne donne pas une très grande attractivité à ces métiers.

Ce contexte n'est pas seulement français ; il est également international. Les Etats-Unis compteraient entre 6 et 12 millions d'étrangers en situation irrégulière.

Certains pays européens ont une politique qui consiste à régulariser plus fréquemment les gens en situation irrégulière. L'Italie, il y a deux ans, a enregistré 750 000 candidatures à la régularisation, sous la pression de l'électorat de M. Berlusconi, constitué d'employeurs qui manquent de main d'oeuvre, notamment dans toute la plaine du Pô. Je connais bien l'Italie, j'y enseigne et c'est un secteur que je connais particulièrement. Sur ces 750 000 candidatures, il y a eu environ 650 000 régularisations.

L'Espagne, l'année dernière, a régularisé la situation de 700.000 personnes après avoir enregistré 1 million de candidatures. Le Portugal a procédé aussi à trois ou quatre régularisations, de même que la Grèce.

Pour l'instant, les pays européens, dans le contexte de suspension de l'immigration de travail salarié, n'ont trouvé que ces systèmes de régularisation pour assainir la situation. En fait, cela signifie que le système ne marche pas bien, d'une certaine façon, puisque c'est un aveu d'échec à la fois de la politique de contrôle des frontières et du fonctionnement du marché du travail.

Aujourd'hui, nous sommes dans une situation très particulière qui existe en fait déjà depuis longtemps : la concomitance, dans plusieurs pays européens dont la France, du chômage et d'un besoin de main d'oeuvre. Cela s'explique par le fait que le marché du travail, comme dans tous les pays européens, est extrêmement sophistiqué et segmenté et que les secteurs dans lesquels les demandeurs d'emploi font leur recherche ne sont pas ceux pour lesquels on a des pénuries de main d'oeuvre et on emploie de l'immigration irrégulière.

Cette immigration irrégulière n'est pas seulement non qualifiée. Elle peut être aussi très qualifiée. Dans certains secteurs, les gens ne sont pas nécessairement en situation irrégulière, mais ils ont des contrats de très courte durée. Dans le secteur hospitalier, pour certains médecins des hôpitaux, notamment dans des spécialités comme la gérontologie, ou pour les gardes de nuit, ainsi que dans le secteur de l'enseignement, notamment pour les professeurs de mathématiques ou d'informatique en collège, on recrute plutôt des francophones qui viennent du Maghreb ou d'Afrique subsaharienne, puisque, dans ces métiers de l'enseignement et de la médecine, il faut avoir une parfaite maîtrise de la langue française. Là aussi, il y a donc des pénuries de main-d'oeuvre.

Ces gens qui travaillent de façon irrégulière ont plusieurs profils.

Cela peut être des personnes déboutées du droit d'asile qui restent sur le territoire et qui n'ont plus d'autre solution que de travailler « au noir ».

On trouve aussi des personnes qui sont entrées de façon irrégulière, ce qui n'est pas le cas des demandeurs d'asile, et qui sont venues par des filières. Plus les frontières sont fermées, plus il y a une économie de la frontière qui fait monter les prix du passage. Les gens qui arrivent ainsi à entrer avec des faux papiers et des faux visas et qui sont placés chez des compatriotes pour travailler mettent alors des années à rembourser le prix du voyage.

Chez les Chinois du Sentier, par exemple, on trouve des gens qui sont réduits à une sorte d'esclavage moderne, obligés de rembourser le prix du passage. D'autres sont contraints à la prostitution. J'ai une étudiante à Sciences Po qui a fait une thèse sur Gibraltar, dans laquelle elle montre que l'une des façons de rembourser un peu plus rapidement le prix du voyage est la prostitution. Nous avons donc des situations catastrophiques qui proviennent de cette immigration irrégulière ainsi qu'une diversification des profils avec des femmes isolées, des enfants des rues, etc. Il n'y a donc pas que des hommes seuls venus pour travailler.

Parmi les étrangers en situation irrégulière figurent également des gens qui ont fait leurs études en France et qui n'arrivent pas à avoir un titre de travail salarié, mais j'ai entendu dire qu'une réforme était en préparation. J'ai pu constater, en intervenant pour une ou deux personnes, qu'il est très difficile aujourd'hui, y compris quand on a fait toutes ses études en France, et même si elles ont été extrêmement brillantes, d'obtenir la transformation du titre de séjour d'étudiant en carte de travail salarié, y compris lorsqu'on est en stage et qu'on a une promesse d'embauche chez un patron. J'ai pu le constater pour des architectes ou des avocats.

Le regroupement familial constitue une autre voie d'entrée dans l'irrégularité. Dans des enquêtes, j'ai vu des personnes ayant obtenu le statut de réfugié et essayant de faire venir leur famille mais qui n'y parvenaient pas pour des raisons diverses qui sont moins liées à des critères de logement ou de travail qu'à des problèmes d'état-civil : dans une situation de crise, il n'a pas pu être établi que tel enfant était bien celui du demandeur, par exemple. Tous ces éléments font que, parfois, alors qu'ils devraient attendre des années pour faire venir des jeunes qui sont dans des situations critiques, ils préfèrent les faire venir clandestinement. C'est une situation que j'ai rencontrée à plusieurs reprises.

On constate aussi des tentatives de tourner la fermeture des frontières par le mariage. Les mariages arrangés permettent de se trouver dans une situation légale mais aboutissent à des situations critiques sur le plan matrimonial. Une thèse d'anthropologie qui a été faite par une étudiante sur les Turcs montre ainsi qu'il y a énormément d'échecs parmi ces mariages arrangés, l'une des raisons de ces mariages étant la nationalité française de l'un des époux, ce qui rend particulièrement attractif ce projet de mariage.

Nous sommes donc dans une situation de crise en la matière qui fait que l'on a recours à toutes les autres filières que l'entrée légale pour travailler comme salarié.

Cela concourt à une crise de la politique de l'asile. En France, comme dans beaucoup de pays européens, les profils des demandeurs d'asile correspondent à des gens qui sont souvent dans une situation politique très difficile, qui viennent de pays sous des régimes de dictature et, en même temps, de pays pauvres frappés par la sécheresse ou des catastrophes naturelles. C'est ainsi que, pour l'OFPRA, il est parfois très difficile de faire la part de la dimension politique et de la dimension économique de la détermination de la personne.

Le résultat, c'est que, engorgée par la demande (j'ai été dans les concours de recrutement de l'OFPRA à quatre reprises), l'OFPRA dit non dans 80 % des cas. Il y a vingt ans, 80 % des demandeurs d'asile obtenaient le statut ; aujourd'hui, 80 % sont déboutés. Que deviennent-ils ? Des irréguliers. C'est encore un effet pervers de la fermeture.

L'autre effet pervers, c'est l'économie du passage, qui s'est considérablement développée aux portes de l'Europe et qui provoque des milliers de morts aujourd'hui à Gibraltar, aux îles Lampedusa, au large de la Grèce et dans toute une série de lieux où on essaie de passer en Europe.

Juste avant d'arriver ici, j'ai participé aux travaux d'une commission qui auditionne une série de personnes à la suite de la fermeture de Sangatte. On s'aperçoit qu'il continue à y venir des gens en situation irrégulière parce qu'ils ont entendu parler de l'existence de ce centre. Il a été fermé depuis, mais cela n'a pas pour autant tari l'immigration.

Pourquoi y a-t-il toujours autant d'immigration alors que les frontières sont de plus en plus contrôlées, non seulement dans un cadre français mais dans un cadre européen ? Du fait d'une aggravation de la situation dans beaucoup de pays de départ. En premier lieu, les politiques d'ajustement structurel qui sont imposées par le FMI et la Banque mondiale condamnent souvent des populations entières à des situations de misère, notamment chez les ruraux. En second lieu, dans toute une série de pays, on trouve des gens qualifiés et même très qualifiés qui, du fait de la dégradation politique de la situation chez eux, considèrent qu'il n'y a plus aucun espoir (c'est une chose que j'ai entendue souvent dans les enquêtes de terrain auxquelles je procède) ; enfin, l'attraction de l'Europe est visible par les transferts de fonds, par la télévision et par les biens de consommation qui sont offerts.

Aujourd'hui, la population migrante est de plus en plus une population urbaine, scolarisée et informée, qui est prête à économiser et à mobiliser beaucoup d'argent pour venir en Europe, y compris en payant des passeurs. Je constate donc que la fermeture des frontières, dans le contexte dans lequel se trouve l'Europe, c'est-à-dire dans un contexte de concurrence de la main d'oeuvre mondiale la plus qualifiée, est une situation très difficile à tenir.

J'ajoute que, dans les perspectives démographiques de l'Europe d'ici 2050, on va encore voir s'aggraver le vieillissement de la population et les besoins de main d'oeuvre. Par conséquent, si l'immigration de travail continue à être fermée, nous aurons à déplorer des situations encore plus critiques à la fois pour les droits de l'homme et pour le contrôle des frontières. Il faut signaler que beaucoup de contrôles des frontières se font dans de mauvaises conditions et que, par exemple, les reconduites à la frontière ne se passent pas toujours bien. La France a été condamnée par les différentes cours des droits de l'homme en la matière.

Enfin, alors que l'Europe se réclame de la démocratie et des droits de l'homme, pouvons-nous accepter qu'il y ait des morts à ses portes quasiment tous les mois ?

Voilà les interrogations qui nous sont posées.

Je pense que l'on peut sortir de cette situation si, comme tous les grands pays d'immigration du monde (il faut savoir que l'Europe est devenue la plus grande région d'immigration du monde, aujourd'hui, en termes d'entrées légales, par rapport aux Etats-Unis, au Canada ou à l'Australie), nous avons une politique de recrutement de l'immigration de travail, sans quoi le système sera très difficile à tenir. Il faut donc réfléchir à la réouverture partielle des frontières à l'immigration de travail en fonction des besoins de main d'oeuvre. Pour cela, plusieurs méthodes sont possibles.

Premièrement, on peut lever ce qu'on appelle la préférence européenne à l'emploi, qui est un système protectionniste sur lequel nous fonctionnons depuis trente ans, notamment dans les secteurs dans lesquels on a besoin de main d'oeuvre, sachant que, lorsqu'on constate ce besoin, les directions départementales du travail ne donnent pas une autorisation de travail.

Deuxièmement, on peut multiplier, comme l'ont fait certains pays européens, notamment l'Europe du sud, des accords bilatéraux ou multilatéraux de main d'oeuvre avec les pays qui fournissent cette main d'oeuvre de façon irrégulière en échange de leur contrôle des frontières.

Troisièmement, on peut instaurer des quotas avec des permis à points, comme l'Allemagne l'a fait depuis le 1 er janvier 2005, en s'inspirant du système canadien et en essayant d'attirer des personnes qualifiées et très qualifiées mais aussi des candidats dans des secteurs dans lesquels on manque de main d'oeuvre. La palette est très large, parce que l'immigration choisie ne consiste pas seulement à faire venir des élites mais aussi à faire venir des personnes peu qualifiées qui sont prêtes à travailler dans des secteurs dans lesquels personne ne veut véritablement se porter candidat.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, chère madame, de cet éclairage très précis.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'aurai quelques questions à vous poser, madame la directrice. Vous avez évoqué au début de votre propos la série de régularisations qui ont eu lieu.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Cela existe toujours : au titre de la loi de 1998, on peut toujours régulariser au cas par cas.

M. Bernard Frimat .- C'est un pouvoir discrétionnaire du préfet.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Tout à fait.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Certains disent que ces régularisations ont entraîné un afflux migratoire plus important encore du fait de leur éventuel effet attractif. Avez-vous pu observer cela ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Personnellement, pas du tout. Il se trouve que j'ai travaillé avec des collègues économistes de l'Ecole normale supérieure de façon très précise sur la régularisation de 1981-1982. Nous avons même fait un ouvrage sur ce sujet. Nous avons constaté que le fait de régulariser massivement, comme on le disait alors, n'avait ni entraîné un afflux supplémentaire, ni créé un appel d'air particulier.

De même, quand, en 1997-1998, on a procédé à nouveau à une régularisation, même si elle a été modeste, puisque seulement 90 000 personnes ont eu des papiers, nous n'avons pas constaté, dans les années suivantes, un afflux de populations en situation irrégulière aux portes de la France.

Même en Italie -je vais faire un cours demain à Rome et j'y vais régulièrement puisque j'ai un échange avec l'université de cette ville-, je n'ai pas le sentiment qu'il y ait eu un afflux particulier, alors que 700 000 personnes ont été régularisées, de même qu'en Espagne.

Ces régularisations se font sur des critères précis (durée de séjour, travail et liens familiaux) et une personne qui se présente à la frontière du jour au lendemain n'a aucune chance d'entrer dans les critères de régularisation de tel ou tel pays. Je suis donc assez sceptique sur la notion d'appel d'air qui aurait pu être provoqué par les régularisations.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Pourriez-vous nous donner des précisions sur les filières de l'immigration clandestine ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Bien sûr. Certains de mes collègues qui travaillent sur ce qu'ils appellent les réseaux transnationaux d'immigration et sur l'économie mafieuse constatent qu'aujourd'hui, il y a une économie de la frontière. La frontière est devenue une ressource précisément parce qu'elle est fermée, sachant que, plus elle est fermée, plus le prix du passage est élevé.

Il y a quelques années, j'ai fait une étude pour le service social d'aide aux migrants, qui a maintenant disparu, et j'ai cartographié les itinéraires des gens qui déposaient leur candidature au statut de réfugié. Cela m'a permis de constater qu'il existe des agences de voyage au Sri Lanka, en Chine et ailleurs qui empruntent des voies diverses (elles peuvent passer par la Roumanie, la Turquie, la Grèce, qui est un grand lieu de passage en la matière) et qui relèvent d'économies mafieuses.

De même, une partie de la prostitution est organisée pour financer le passage d'un certain nombre de jeunes filles qui considèrent qu'il n'y a aucun espoir chez elles. C'est une chose qui est monnaie courante et plus ou moins organisée selon les régions. La migration africaine est moins sophistiquée dans son économie du passage que la migration asiatique, par exemple. C'est en tout cas ce que j'ai pu constater.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Avez-vous, comme l'OFPRA, constaté une évolution des profils des demandeurs d'asile ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Tout à fait. La convention de Genève qui régit le droit d'asile a été signée en 1951, c'est-à-dire au moment de la guerre froide. A cette époque, le profil du demandeur d'asile type était le dissident soviétique. Aujourd'hui, nous sommes dans un autre contexte et les régions qui « flambent » sont le Moyen-Orient, l'Afrique des grands lacs, Haïti, les régions kurdes, l'ex-Yougoslavie il y a quelques années, etc. Les gens ne sont pas menacés à titre individuel, sauf cas exceptionnel, mais parce qu'ils appartiennent à tel groupe ou à telle ethnie dans un contexte politique donné.

Le profil de ces gens fait que, pour eux, il est très difficile de montrer qu'ils sont menacés à titre individuel, alors que ce sont les critères de la convention de Genève. Ce sont donc des groupes et moins des individus qui sont menacés.

Par ailleurs, la nature de la menace a évolué. Certes, l'Etat peut les menacer -certains ont été emprisonnés-, mais cela peut être aussi le cas de la société civile. La jurisprudence de l'OFPRA a d'ailleurs un peu évolué en la matière puisqu'il a pris en compte, par exemple, les Algériens qui étaient menacés par la société civile dans les années 1995. Pour autant, c'est beaucoup plus difficile à prouver parce qu'il s'agit notamment de phénomènes de rue.

On constate encore une autre difficulté : dans des régimes dictatoriaux et fort mal gérés économiquement, la part de la dimension politique et de la dimension économique rend la vie invivable pour toute une série de personnes qui disent que, chez elles, il n'y a aucun espoir. Ces gens n'ont quasiment aucune chance d'être acceptés comme demandeurs d'asile et d'avoir le statut de réfugié parce qu'ils ne remplissent effectivement pas les conditions posées par la convention de Genève, mais, en même temps, ils sont menacés par la situation environnante, sans compter l'asile environnemental justifié par la sécheresse, les catastrophes naturelles et autres, tout cela se mêlant dans des régions particulièrement défavorisées.

Nous sommes donc dans une situation de crise grave, non pas parce qu'il faut changer nécessairement la convention de Genève (je le pensais il y a quelques années, mais je ne suis pas certaine aujourd'hui que l'on pourrait aboutir à quelque chose de mieux), mais parce qu'il faut faire évoluer la jurisprudence en prenant en compte le profil actuel du demandeur d'asile, qui est très éloigné de celui de 1951.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- On peut aussi citer le cas des jeunes femmes victimes d'excision.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Tout à fait : mariages forcés, excisions, enfants abandonnés, etc.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Quelle est l'évolution de la situation des mineurs étrangers isolés ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Une étudiante a fait sa thèse sur ce sujet et a même eu un prix en Espagne pour le travail d'enquête qu'elle avait effectué et elle continue d'ailleurs, pour le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés, à faire des enquêtes dans différentes régions du monde sur les enfants isolés. On constate qu'il y a plusieurs facteurs.

Tout d'abord, certains ne sont pas toujours complètement isolés. Les Roms, par exemple, ne sont pas des enfants isolés. On peut les considérer comme tels, mais il existe quand même un environnement familial, même s'il est un peu lointain.

Ensuite, comme on le voit pour les enfants marocains en Espagne (j'en connais moins en France mais des collègues et amis qui sont avocats dans la région de Marseille m'ont dit qu'ils en avaient rencontré), les enfants sont parfois confiés, quand ils sont difficiles, à un oncle lointain qui est un immigré et qui s'occupe de très loin de ces enfants, lesquels fuient souvent son domicile parce qu'ils considèrent qu'ils sont mal accueillis et se retrouvent alors dans les rues.

En Espagne, ce problème des enfants isolés se pose avec acuité, certains prenant directement les camions qui traversent Gibraltar pour essayer de passer. Ces enfants sont recueillis dans des centres et on essaie de les scolariser et de leur donner un travail, mais beaucoup, surtout ceux qui ont eu de longues années de vie dans la rue, sont très vite tentés d'y retourner. Il faut surtout éviter qu'ils y passent de longues années, sans quoi la situation est quasiment irrémédiable : l'enfant qui a passé plusieurs années à vivre d'expédients considère que c'est son univers quotidien.

On constate une autre situation encore avec les enfants un peu plus âgés. En tant que mineurs, on sait qu'ils ne vont pas être pénalisés et on les envoie dans certains pays pour qu'ils servent de tête de pont en vue d'une immigration future. On va miser sur quelqu'un qui a 16 ou 17 ans, lui donner de l'argent et faire en sorte qu'il puisse passer, en se disant que, s'il réussit, il pourra faire venir une partie de sa famille. Ce sont des cas que l'on rencontre aussi.

Les situations des mineurs étrangers isolés sont donc très diverses.

M. Bernard Frimat .- Je tiens à vous remercier du caractère éminemment clair de votre démonstration. En effet, nous vivons actuellement, à mes yeux, sur un fond de xénophobie de plus en plus fort, nourri par un discours selon lequel le laxisme par rapport à l'immigration est générateur de toute une série de maux. Par conséquent, quand vous indiquez que les régularisations, qui sont présentées par certains comme le summum du laxisme, surtout les régularisations récentes, ne constituent pas un appel d'air particulier pour les scientifiques qui les observent, c'est une chose très importante.

Cela dit, j'aimerais vous entendre sur le lien entre le travail illégal et l'immigration irrégulière. En effet, on braque le projecteur sur l'immigration irrégulière, avec la constitution d'une nouvelle pègre qui bénéficie du marché qu'on lui a ouvert avec le durcissement de nos législations mais, toutes proportions gardées, on pourrait retrouver cela dans certains éléments liés aux stupéfiants...

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- ...ou à la prohibition de l'alcool aux Etats-Unis dans les années 1930.

M. Bernard Frimat .- Exactement. Comment voyez-vous le lien qui existe entre la mafia, pour prendre ce terme simple et générique, qui organise ces passages et ces filières qui aboutissent à Sangatte (je suis moi-même élu du Pas-de-Calais et il est un fait que la publicité qui a été faite à Sangatte mettra du temps pour cesser de produire ses effets), et la fourniture de main d'oeuvre à des entreprises nationales ou étrangères ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Nous avons tous les cas de figure, en réalité. Il y a trois ans, j'ai rédigé un petit livre sur les métiers ethniques qui pose la question de savoir s'il existe des métiers ethniques. Il s'agissait d'une étude pour la Commission européenne et nous avons travaillé, pour la France, sur plusieurs secteurs et plusieurs groupes de nationalités, en particulier sur un groupe que nous avons suivi de très près : les Indo-pakistanais, à Paris, qui travaillent dans les secteurs du textile du 11 ème arrondissement.

Nous avons constaté que c'est une filière très organisée : les patrons sont des Indiens de Pondichéry qui ont parfois des papiers français vivent six mois en France et six mois en Inde, ont eux-mêmes des capitaux, se sont installés dans ces entreprises qui fournissent le tissu acheté en Inde et organisent une sorte de délocalisation sur place. Alors que des entreprises françaises ont créé des entreprises textiles là-bas, ils ont décidé, eux, de les créer ici en faisant venir des Pakistanais et en les faisant travailler plus de quinze heures par jour. Ces gens sont complètement soumis à leur patron parce qu'ils sont en situation irrégulière, et ils doivent travailler des années pour rembourser le prix de leur passage à des tarifs peu imaginables au début du XXI e siècle.

Cela existe aussi chez les Chinois du Sentier et dans toute une série de secteurs qui sont alimentés de cette façon.

Nous avons d'autres filières plus tranquilles, si je puis dire. Dans le cas italien, par exemple, la majorité des personnes régularisées par M. Berlusconi sont des femmes qui gardent des personnes âgées : les « badanti ». Ces personnes en provenance des Philippines, d'Ukraine, de Pologne ou de Roumanie sont entrées par des filières particulières, par exemple par des cousins, ou même parfois par des couvents à travers des pèlerinages, et sont donc des fausses touristes qui restent et qui travaillent « au noir ». En même temps, les employeurs veulent les garder et, pour cela, ils font pression pour leur régularisation, sans quoi elles vont se proposer ailleurs à de meilleurs tarifs.

Nous avons donc toutes sortes de cas de figure et la complexité de la chose, c'est qu'il y a de la tolérance. Un député d'une circonscription du sud-est de la France m'avait dit qu'il savait bien que, dans sa circonscription, certains employeurs embauchaient des gens tous les matins et les débauchaient le soir quand il s'agissait de ramasser les fruits et légumes. Certains secteurs dépendent véritablement de la main d'oeuvre immigrée et saisonnière et ont recours à des gens en situation irrégulière, soit parce que les employeurs n'ont pas réussi à obtenir le fameux coup de tampon de la direction départementale du travail au moment voulu, auquel cas il faut de toute façon que les gens viennent parce qu'on ne peut pas attendre trois mois pour que les fruits soient cueillis, soit parce qu'ils ont directement choisi cette méthode qui leur coûte moins cher.

Nous avons des cas de figure très différents selon les secteurs d'activité.

M. Georges Othily, président .- Vous ne nous avez pas du tout parlé de l'immigration outre-mer. Travaillez-vous sur ce sujet ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Je ne travaille pas sur ce point. Il est vrai que la presse a fait état de l'attraction que pouvaient présenter les DOM-TOM pour des voisins qui sont pauvres et que, dans certains lieux, cela peut être effectivement inquiétant. Je connais les Antilles et La Réunion, mais je n'y ai pas constaté des afflux de populations particulièrement significatifs. On a surtout parlé de Mayotte et de la Guyane, mais je n'ai pas pu y faire de travail d'enquête et je ne peux donc rien dire sur ce point.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Disposez-vous de statistiques, d'analyses ou d'études « qualitatives » sur les types d'immigration ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Dans l'étude que j'ai faite sur les métiers ethniques, je n'ai pas trouvé uniquement des personnes peu qualifiées. Nous avons par exemple des médecins roumains ou bulgares. La semaine dernière, j'ai fait partie d'un jury de thèse dans lequel a été abordé le sujet de la migration qualifiée des Sénégalais. Certains pays de départ produisent beaucoup plus d'élites qu'ils ne peuvent en absorber sur leur marché du travail. Que ces gens aient fait leurs études en France ou dans leur pays, ils savent que, de toute façon, ils n'auront pas la possibilité, la corruption d'un certain nombre de régimes aidant, de trouver un travail à la mesure de leur qualification ou, s'ils le trouvent, ils n'auront pas l'équipement technologique qui leur permettra de l'exercer comme ils pourraient le faire en France. C'est un phénomène que l'on rencontre beaucoup.

Nous avons donc de l'immigration irrégulière soit parce que les gens acceptent une très forte déqualification pour travailler en France puisqu'il n'y a rien chez eux, soit parce qu'ils travaillent avec leurs véritables diplômes (ils repassent souvent quelques diplômes français à cause de l'équivalence, notamment pour les médecins), ce qui les oblige au début à faire des vacations et donc à avoir des salaires très inférieurs aux salaires français : ils font des remplacements dans des hôpitaux, dans des services délaissés comme la gérontologie, des gardes de nuit, etc.

Nous avons ainsi toute une migration qualifiée et parfois très qualifiée qui est en situation irrégulière parce que les pouvoirs publics, dans un contexte de fermeture de l'immigration, sont toujours très réticents à donner à ces gens une possibilité d'avoir un titre de travail.

M. Bernard Frimat .- Je souhaite évoquer le cas de travailleurs étrangers en situation régulière disposant d'un titre de séjour qui arrive à expiration. J'ai connu très récemment ce cas pour deux médecins algériens qui étaient essentiels au fonctionnement du service de réanimation du centre hospitalier de Valenciennes : leur titre de séjour arrivait à expiration, mais ils se heurtaient inexorablement à l'administration et on en est ainsi arrivé au moment où leur titre de séjour ne leur permettait plus d'être employés et où on n'avait personne pour les remplacer. Il s'agissait d'une situation particulièrement ubuesque. Cela s'est arrangé parce que le préfet et le sous-préfet ont été saisis, mais nous avons connu ce phénomène.

Je suis très frappé par votre propos qui confirme toute une série de lectures et d'analyses que nous avons pu faire. Nous sommes ici placés devant l'affirmation d'un principe qui consiste à durcir et à rigidifier la législation (il faut fermer de plus en plus les frontières pour bloquer l'immigration régulière), en constatant que cette fermeture mobilise des moyens extraordinaires en forces pour, renvoyer et éloigner, et, en même temps, nous avons l'impression que l'on vide la mer avec une petite cuiller.

A ce sujet, la perspective démographique est fantastique, et peut-être avez-vous des éléments sur ce point. Tout chercheur de bonne foi sait qu'au niveau de l'Union européenne, de par la démographie, nous allons vers des besoins de main-d'oeuvre qu'elle aura l'incapacité de remplir. Face à cela, on assiste à un discours dominant de fermeture et de blocage, avec une contradiction incompréhensible, ce qui ne fait que renforcer -nous le regrettons tous ici, quelles que soient nos opinions politiques- la xénophobie et le racisme.

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- J'abonde dans vos propos. Plusieurs rapports font autorité sur ce point, notamment le rapport des Nations unies de 2000 sur la migration de remplacement. Je vous renvoie aussi au discours de M. Kofi Annan devant le Parlement européen en juillet 2004, dans lequel il a dit que l'Europe ne pouvait plus être un continent fermé à l'immigration dans le contexte de mondialisation actuel. Même les plus compétitifs des économistes disent qu'on ne peut pas être fermé, sans quoi nous serions dans une politique protectionniste qui se priverait des compétences mondiales, auquel cas on peut se demander où iront ces compétences.

Où vont les médecins ou les ingénieurs sénégalais ou algériens qui n'obtiennent pas la possibilité de travailler en France ? Ils vont au Canada et aux Etats-Unis ! Nous nous privons ainsi de toute une série de compétences dont nous aurons besoin dans dix ans parce que nous sommes dans un contexte de baisse démographique, de vieillissement, de déséquilibre de la pyramide des âges et de besoin de main d'oeuvre qui commence à être crucial dans l'Italie du nord, en Espagne, dans le sud du Portugal, en Allemagne et ailleurs. La fermeture peut donc paraître assez contradictoire avec les perspectives à la fois économiques et démographiques de ces vingt ou trente prochaines années.

M. Georges Othily, président .- C'est aussi le cas de l'enseignement.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Peut-être pourriez-vous nous faire parvenir l'étude que vous avez faite sur les filières ?

Mme Catherine Wihtol de Wenden .- Je vous l'adresserai.

M. Georges Othily, président .- Madame, nous vous remercions de toutes ces informations.

Audition de M. Patrick WEIL,
directeur de recherche au CNRS
(20 décembre 2005)

Présidence de M. Alain GOURNAC, vice-président

M. Alain Gournac, président .- Mes chers collègues, nous entendons cet après-midi M. Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Patrick Weil prête serment.

M. Alain Gournac, président .- Monsieur le directeur, je vous donne la parole.

M. Patrick Weil .- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, merci de m'avoir invité à témoigner devant vous sur l'immigration clandestine ou irrégulière, selon les terminologies que l'on peut employer, qui est un phénomène réel, difficile à évaluer, impossible à supprimer, mais qu'il est probablement possible de réduire. C'est à partir de ces différents points que je vais essayer d'organiser mon exposé.

L'immigration irrégulière est un phénomène réel qui apparaît, par exemple, lorsque des étrangers en situation irrégulière sont interpellés et ne peuvent pas présenter des titres de séjour leur permettant de séjourner régulièrement en France. Cependant, c'est un phénomène très difficile à évaluer puisque nous avons déjà du mal à produire des statistiques fiables sur l'immigration légale. Il est évident que les chiffres qui sont diffusés sur les étrangers en situation irrégulière ne sont que des estimations et, comme je viens de jurer de dire toute la vérité, je me garderai bien d'en donner aucun, pour ne pas m'exposer, monsieur le président, aux sanctions que vous évoquiez...( Sourires )

J'ajoute que c'est un phénomène qui, bien que cela puisse, j'en conviens, être difficile à admettre, est le produit même d'une régulation et d'une réglementation. Après tout, vous légiférez dans beaucoup de domaines, notamment dans le domaine fiscal ou dans celui du code de la route, et même si vous essayez de faire les meilleures lois, vous savez qu'un certain nombre de nos compatriotes ne respecteront pas la loi et seront soit fraudeurs au fisc, soit contrevenants au code de la route.

Cependant, à chaque fois qu'il y a un accident de la route ou un fraudeur fiscal contrôlé par le fisc, personne n'en conclut qu'il faut modifier complètement la législation fiscale ou le code de la route. C'est pourtant ce qui se produit en matière de politique d'immigration.

Dès que des bateaux sont interpellés et des étrangers en situation irrégulière montrés à la télévision, l'immigration est un sujet tellement sensible, « politisable » et lié à des principes fondamentaux et contradictoires de notre République -le respect des droits de l'homme, la souveraineté ou l'identité nationales- que le public, voire les hommes politiques, demandent qu'on légifère pour supprimer ce phénomène, alors qu'il est absolument impossible de le supprimer dès lors que nous sommes aussi le premier pays au monde en matière de tourisme et que nous voulons le rester.

C'est donc un phénomène qu'il faut tenter d'analyser et de comprendre pour le réduire.

Nous vivons dans un monde de plus en plus inégal dans lequel des hommes et des femmes subissent des persécutions ou bien, tout simplement, crèvent de faim et cherchent à gagner des terres meilleures.

On peut remarquer, cependant, que tous les dispositifs législatifs qui ont été mis en place depuis une trentaine d'années, c'est-à-dire depuis que la France a interrompu, temporairement puis définitivement, l'immigration de travailleurs étrangers, ont eu une relative efficacité.

En effet, la majorité des étrangers en situation irrégulière qui sont interpellés sont entrés régulièrement, en tout cas sur le territoire métropolitain, c'est-à-dire qu'ils ont obtenu un visa soit donné par la France, soit donné par d'autres pays de la zone Schengen. Ce qui montre bien que, pour ce qui est de l'accès à notre territoire, les dispositifs de délivrance des visas et de contrôle aux frontières ont une certaine efficacité.

La deuxième remarque que je ferai, c'est que nous n'avons pas la maîtrise, en tant que nation, de la circulation des personnes sur notre territoire, puisque vous savez bien qu'un visa « Schengen » attribué par l'Espagne, la Grèce, l'Autriche ou la Belgique permet de circuler sur notre territoire. Il est donc nécessaire de développer des actions nationales, mais il est aussi très important d'avoir une politique de coordination, notamment pour l'attribution des visas, avec les pays de la zone Schengen, puisque c'est ensemble que nous devons gérer ce phénomène.

Je ferai une remarque complémentaire : je pense que les dispositifs policiers atteignent les limites de leur efficacité. Vous pourrez me dire que vous avez fait des constatations qui démentent ce que je viens de dire, mais à mon sens, si la majeure partie des étrangers en situation irrégulière viennent avec des visas réguliers et restent au-delà du leur validité, cela signifie qu'il faut s'interroger sur la façon d'améliorer nos dispositifs.

Il faut, bien sûr, lutter contre les filières et contre les trafics et améliorer la coopération entre les pays de départ et les pays de destination, mais il faut aussi s'interroger sur deux points : d'une part, dans quelle mesure les procédures d'admission légales favorisent-elles ou dissuadent-elles l'immigration illégale ; d'autre part, comment peut-on mieux coopérer avec les pays du Sud pour cogérer cette question des flux migratoires légaux et illégaux ?

C'est sur ces deux points que je souhaite insister.

Premièrement, selon que l'on considère l'Europe ou l'Amérique du Nord, on trouve des dispositifs d'admission qui sont relativement différents et qui permettent de faire des comparaisons. On remarque par exemple que les pays qui ont choisi des systèmes de quotas pour admettre des étrangers en situation légale sont ceux qui ont le plus d'étrangers en situation irrégulière : l'Espagne et l'Italie en Europe, les Etats-Unis en Amérique du Nord. La raison en est très simple : si, par exemple, l'Italie annonce 80 000 ou 100 000 permis pour l'année suivante, il y aura dans les pays d'origine beaucoup plus de 100 000 candidats pour venir. Et, comme vous le savez, une fois que les gens sont là, il est difficile de les faire repartir.

Du coup, l'Espagne et l'Italie, depuis une dizaine ou une quinzaine d'années, font des régularisations massives tous les deux ou trois ans.

Les Etats-Unis ne peuvent pas faire la même chose, parce qu'il faut une autorisation du Congrès, mais, aujourd'hui, on évalue à 11 millions de personnes le nombre d'étrangers en situation irrégulière et le Congrès discute, à la demande du président Bush, d'une procédure de légalisation, parce que la situation devient intenable.

Deuxièmement, si on considère le seul paysage européen, on constate que des directives ont harmonisé les procédures d'asile, ainsi que, dans une moindre mesure, les procédures de regroupement familial, mais qu'il n'y a pas de directives en matière d'admission au travail. On constate aussi que ce qui crée aujourd'hui des différences entre les pays européens, c'est l'attitude à l'égard des nouveaux ressortissants de l'Union. La Grande-Bretagne, l'Irlande, la Suède et même l'Italie ont mis en place des systèmes soit d'autorisation sans contrôle, pour ce qui est de la Grande-Bretagne et de l'Irlande, soit pour l'Italie, de quotas très élevés qui ne sont jamais atteints, marquant ainsi -je le dis clairement- leur préférence pour l'immigration européenne légale.

Les autres pays de l'Union, dont la France, ont opté pour l'application des mesures transitoires prévues par le traité d'adhésion, ce qui leur permet de reporter à sept ans -aujourd'hui, cela ne fait plus que cinq ans- la date où la libre circulation va se transformer en droit de venir travailler et s'installer en France.

Le résultat, c'est qu'un certain nombre de ressortissants de ces pays ont le droit de venir sans visa et qu'ils travaillent irrégulièrement, mais qu'on ne va pas chercher à les renvoyer puisqu'ils ont le droit de circuler et de revenir. Paradoxalement, dans les pays d'Europe continentale, sauf l'Italie, l'application de ces mesures transitoires favorise le développement du travail irrégulier des ressortissants d'Europe de l'Est alors que, dans les pays qui ont décidé de leur ouvrir la porte, ils travaillent légalement et paient leurs cotisations sociales et leurs impôts.

Je soulève ce point parce qu'il est rarement évoqué. Je l'ai fait également au cours d'une petite réunion qui a eu lieu il y a quelques semaines au 10 Downing Street avec M. Blair, en tant que président de l'Union européenne -pour ma part, j'étais là pour parler de la politique européenne de l'immigration- parce que cette absence d'harmonisation des politiques au niveau de l'Europe vis-à-vis des ressortissants des nouveaux membres de l'Union pose problème.

Il me semble que, dans le domaine des procédures d'admission légale, il faut agir avec beaucoup de finesse, corriger la législation quand elle se montre inadaptée, mais aussi tenir compte des expériences soit du passé, soit des autres pays.

Je vous donne un exemple : celui de l'asile. La loi de 1998 avait créé, en suivant les conclusions du rapport que j'avais remis au Gouvernement de l'époque, une procédure d'asile complémentaire, l'asile territorial, qui a été maintenu dans la loi de 2003 sous d'autres formes. Ce n'est donc pas le principe de l'asile complémentaire qui était en jeu. C'est l'application de la loi qui a posé un problème quand le Gouvernement de l'époque, en 1998, a décidé de créer deux procédures pour gérer les demandes d'asile au lieu de les faire gérer par la même institution, l'OFPRA. La décision de créer deux procédures a entraîné un nouvel attrait pour la demande d'asile et des délais qui ont contribué au développement d'une certaine forme d'immigration irrégulière.

En matière d'asile, comme toutes les expériences internationales nous le démontrent, la meilleure procédure est celle qui est indépendante, et donc inattaquable du point de vue de la protection de ceux qui sont persécutés, mais elle doit aussi être rapide parce que, dans ce cas, celui qui a besoin d'être protégé l'est plus vite que s'il doit attendre trois ans, tandis que ceux qui voudraient abuser de la procédure pour se maintenir dans des conditions semi-légales sur le territoire national en sont dissuadés.

Par conséquent, si vous constatez que la procédure d'asile est toujours un peu encombrée, il me semble qu'il faut suggérer au Gouvernement non pas de changer la loi mais, plutôt, de faire en sorte que puissent être prises plus rapidement les décisions de l'administration chargée d'accorder ou de refuser d'accorder le statut de réfugié.

J'en viens à ce qui se passe à Mayotte, dont on m'a demandé de parler. Je ne suis pas un spécialiste des rapports géographiques entre les Comores et Mayotte, mais je peux dire qu'aujourd'hui, il n'y a plus de lien possible entre le droit de la nationalité tel qu'il a évolué au cours de ces 25 dernières années et le droit au séjour. S'il est proposé ou même décidé de changer le droit de la nationalité à Mayotte, je ne vois pas quel impact cela pourra avoir sur l'immigration irrégulière étant donné qu'aujourd'hui, si un enfant naît à Mayotte de parents étrangers, il faut qu'il attende d'avoir au moins treize ans pour que la nationalité française puisse être réclamée en son nom, à condition qu'il ait résidé à Mayotte pendant au moins cinq ans, à partir de l'âge de huit ans. Si pendant tout ce temps, il a vécu en territoire français avec ses parents, alors il faut faire quelque chose.

A cet égard, nous avons, depuis la loi de 1998 -cela existait auparavant mais a été renforcé en 1998- un système de régularisation permanente et individuelle. Cela veut dire que nous faisons, en matière de gestion de l'immigration, ce qui se passe dans tous les autres domaines réglementaires, avec les mécanismes de prescription ou d'amnistie.

Prenons l'exemple de la fraude fiscale : pendant un certain nombre d'années, chacun d'entre nous peut être contrôlé après l'année où il a déclaré ses impôts. S'il n'y avait pas de contrôle et si on savait qu'on allait être amnistié, personne ne paierait ses impôts. Mais si nous devions garder pendant toute notre vie les preuves des revenus que nous avons perçus chaque année, nous deviendrions obnubilés par des problèmes de preuve. Il y a donc un mécanisme de prescription qui joue.

C'est ce qui a été mis en place par la loi de 1998. Au bout de dix ans, si la police n'a pas su faire son travail et si la personne s'est maintenue en France et a montré, par la permanence de son séjour sur le territoire, sa volonté d'intégration, on l'amnistie individuellement, en quelque sorte. Il y a comme cela un certain nombre de cas qui permettent de demander une régularisation.

Ce mécanisme, qui est un peu pratiqué par les Anglais et plus discrètement par les Allemands, permet d'éviter les grandes régularisations.

Parce que, je voudrais insister là-dessus, le choix n'est pas entre zéro régularisation et quelques-unes, mais entre soit un mécanisme discret et individuel de légalisations permanentes, soit des grandes légalisations. Cela apparaît clairement dans le paysage international.

Mais je pense aussi, et c'est le sujet que je voudrais aborder maintenant, que nous pouvons faire mieux avec les pays du Sud.

Comme vous le savez, la principale difficulté que l'on rencontre lorsqu'un étranger est interpellé en situation irrégulière, c'est le problème de la reconnaissance de sa nationalité par son pays d'origine. Il s'agit donc de savoir comment on peut mieux coopérer avec le pays d'origine. Je me suis donc demandé si on ne devait pas mettre en place des mécanismes qui, finalement, même si nous restons dans un rapport inégal, permettraient d'offrir plus de satisfaction aux pays du Sud en matière de politique d'immigration que ce que nous pouvons leur offrir aujourd'hui.

Je vais prendre un exemple : celui de l'immigration qualifiée, que j'ai donné à M. Blair quand il m'a reçu. Dans ce domaine, il y a deux « modèles » : soit le modèle nord-américain, australien ou néo-zélandais, qui consiste à prendre les meilleurs sans s'interroger sur leur devenir car on pense qu'ils ont vocation à servir leur pays d'accueil ; soit le modèle correspondant à la politique traditionnelle de la France qui, jusqu'à ces dernières années, a consisté à dire que les étudiants et les qualifiés devaient retourner dans leur pays. C'est une pratique qui a aujourd'hui quelque chose d'absurde parce que, si nous sommes les seuls à la suivre, les étudiants que nous allons former chez nous vont aller en Angleterre, en Allemagne ou aux Etats-Unis et seront perdus à la fois pour la France et pour leur pays d'origine.

C'est pourquoi nous sommes obligés d'inventer quelque chose d'autre. J'ai donc essayé de « vendre » à M. Blair l'idée que l'Europe devrait avoir une autre approche que celle du brain drain , du pillage des cerveaux, une approche que j'ai appelée en anglais brain circulation , dont l'objectif est de favoriser la circulation et la recirculation des cerveaux.

L'idée est de permettre à des qualifiés qui ont travaillé chez nous de venir travailler pour nos entreprises mais aussi de contribuer au développement des pays d'où ils viennent grâce aux technologies dont ils sont peut-être porteurs, en leur permettant de faire des allers-retours avec leur pays sans craindre de ne pas pouvoir revenir. Car quel est le problème d'un médecin, d'un chercheur, de quelqu'un qui a fait une école de commerce et qui vient d'Afrique ? Il se dit qu'il veut bien aider son pays en retournant y travailler, mais si ensuite il veut revenir en France et qu'on ne lui donne pas de visa, que devient-il ? Il ne peut pas prendre le risque de perdre, par un retour définitif, l'accès à l'environnement culturel et scientifique nécessaire au maintien ou à l'accroissement de sa qualification. Il me semble donc qu'il faut développer des mécanismes qui facilitent les allers-retours.

Pour cela, il faudrait que ce que la loi prévoit pour les étudiants existe aussi, en particulier, pour les diplômés de l'enseignement supérieur français. On pourrait ainsi prévoir que, si un étranger diplômé de l'enseignement supérieur français qui est rentré dans son pays veut revenir ensuite en France, on ne pourra plus lui refuser un visa sans justifier ce refus, ce qui faciliterait l'obtention du visa. Pour quelques catégories de personnes, le refus de visa par les consulats devrait donc être justifié.

La deuxième idée serait que, comme je l'ai suggéré à M. Blair, lorsqu'un hôpital ou une université européenne recrute un chercheur, un médecin ou un professeur venu par exemple du Mali, on puisse lui dire ceci : « Vous allez travailler dans un hôpital français ou britannique, mais vous ferez aussi une partie de votre carrière dans votre pays et quand vous serez au Mali, on vous garantira le salaire que vous toucherez en France ou en Grande-Bretagne, cette garantie sera assurée par l'Union européenne au titre de la coopération avec le Sud. » Cela permettrait de faire en quelque sorte de ces gens des agents du co-développement, qui transféreront leur savoir au Sud et qui créeront des pôles de développement tout en ayant la garantie qu'ils auront la possibilité de revenir pour effectuer une partie de leur carrière en Europe et en France.

Voilà les quelques pistes de réflexion que je voulais développer devant vous, mesdames et messieurs les sénateurs.

M. Louis Mermaz .- Je souhaite demander à M. Patrick Weil comment il pense pouvoir régler de façon plus humaine, plus harmonieuse et politiquement plus intelligente l'immigration économique. Il nous a parlé des étudiants et de l'immigration qualifiée et nous avons été très intéressés par les pistes qu'il a ouvertes, mais je pense aussi aux personnes qui vivent dans une situation misérable et qui, souvent parce qu'ils sont les plus habiles, sont choisis par leur village pour essayer de venir travailler chez nous comme manoeuvres, ce qui est un immense problème.

Quelles pistes M. Weil pourrait-il nous suggérer pour répondre à ce besoin fondamental, d'autant plus fondamental, en ce qui concerne la France, que ces gens viennent de pays francophones et qu'ils ont des liens avec nous ? On parle toujours de la coopération quand on ne sait plus quoi dire, mais, vu l'état du budget de l'Union européenne aujourd'hui, que pourrions-nous faire en attendant qu'il permette un véritable effort de coopération ?

Mme Catherine Tasca .- Ma question porte en fait sur le même sujet. Vous évoquiez, monsieur Weil, le cas des les immigrés qualifiés. Je trouve que votre idée d'un parcours professionnel sur les deux continents est une bonne piste et que cela pourrait être une vraie politique de coopération, mais il reste que, pour l'essentiel, l'immigration, en tout cas africaine, est une immigration non qualifiée. Certes, nous faisons appel à quelque Maliens ou quelques Egyptiens, par exemple, pour les faire travailler dans nos hôpitaux. Mais, pour l'immigration non qualifiée, que peut-on imaginer, étant entendu qu'économiquement, toutes ces formes d'immigration sont en partie profitables à notre pays et à l'Europe ?

M. Bernard Frimat .- Si je peux joindre ma voix à celle de Louis Mermaz et de Catherine Tasca, je souhaite vous interroger, monsieur Weil, sur cette notion d'immigrés qualifiés ou non qualifiés en me référant notamment à l'exemple canadien et à des réflexions que j'ai entendues au Canada et sur lesquelles je souhaiterais avoir votre avis d'expert. Il apparaît en effet qu'un certain nombre de migrants pourtant choisis, accueillis et sélectionnés, ne s'intègrent pas du tout dans la société canadienne au niveau de leur qualification mais qu'au contraire, pour des raisons sans doute très variées, notamment corporatistes, ils occupent des emplois qui ne correspondent pas à leur qualification : on cite toujours l'exemple symbolique du médecin qui devient chauffeur de taxi.

Face au discours que nous pouvons entendre et qui laisse penser que dans le choix de la qualification résiderait une espèce de solution miracle, j'aimerais avoir votre sentiment sur de telles situations. Correspondent-elles à un vrai problème ?

M. Patrick Weil .- Je commencerai par répondre à M. Frimat en revenant sur la question des qualifiés. Cette question doit être traitée d'urgence car nous sommes vraiment sur un marché mondial. Les jeunes Français le sentent d'ailleurs tout à fait puisqu'ils quittent la France et vont en Angleterre, aux Etats-Unis, en Australie, au Canada, etc. Nous avons des atouts, il faut les mettre en valeur et il faut réfléchir à cet aspect sur la base d'un marché mondial dans lequel, aujourd'hui, nous sommes moins bons que les Anglais, par exemple, pour attirer les meilleurs dans nos universités et, ensuite, sur notre marché du travail alors que, parfois, il s'agit de francophones qui, justement, n'ont pas trouvé chez nous les moyens de continuer leur carrière dans les entreprises françaises. Il y a là un vrai problème qu'il faut traiter en tant que tel en le distinguant de celui des non qualifiés.

Cela dit, je suis entièrement d'accord avec ce que vient de dire M. Frimat : nous sommes en quelque sorte dans une situation inverse par rapport à celle du Canada.

Tout d'abord, il faut arrêter de prendre le Canada pour exemple. Certes, c'est une nation qui a une frontière territoriale, mais, du point de vue de l'immigration, le Canada est comme une île : on n'y vient pas par le nord et quand on est au sud, c'est-à-dire aux Etats-Unis, on y reste et on ne va pas au Canada. C'est au contraire le Canada qui a des problèmes pour conserver sa population active qualifiée qui est attirée vers le marché américain. Donc nous ne sommes pas du tout dans la même situation que le Canada, qui cherche à faire venir tous les ans un maximum de gens parce qu'une partie de sa population quitte le pays.

En France, nous avons déjà de nombreux qualifiés dans nos universités, nos grandes écoles, qui font des stages dans les entreprises, mais c'est lorsque ces mêmes entreprises repèrent quelqu'un qu'elles veulent recruter que le problème se pose, parce que notre administration refuse la demande d'autorisation de travail. C'est donc l'inverse de ce qui se passe au Canada, où on fait venir des gens sur la base de leur qualification sans savoir s'ils vont trouver du travail alors que, chez nous, nous avons des gens qui ont trouvé un travail et à qui on ne donne pas l'autorisation de travailler.

C'est un vrai paradoxe, et je pense vraiment que votre mission de parlementaire est de « mettre votre nez » dans l'administration, car vous votez des lois qui ne sont pas toujours appliquées de la même manière sur tout le territoire.

Je pense par exemple que vous devriez demander à la direction de la population et des migrations (DPM) un rapport qui lui a été remis récemment -je vous en parle puisque je dois dire toute la vérité. Ce rapport, qui a été établi par certains de mes collègues à la demande de la DPM concerne les méthodes d'attribution des titres de travail par les directions départementales du travail. Ils ont travaillé sur plusieurs départements et leur étude montre que la pratique des départements est très différente, selon que l'on a affaire à des chefs de service qui ont une certaine intelligence de leur métier ou à d'autres qui ont été habitués à dire non depuis trente ans et qui, par conséquent, continuent de le faire.

La responsabilité des ministres en charge de ces services est de veiller à ce que la loi et les circulaires qu'ils signent soient appliquées avec l'esprit qui a prévalu au départ, ce qui n'est pas le cas.

Cela dit, vous avez raison : les Canadiens font venir des docteurs en sciences qui ne trouvent pas de travail. Ils ont une carte de séjour, mais ils n'ont pas de travail comme docteurs en sciences alors que, chez nous, nous avons des gens qui trouvent du travail en tant que docteurs en sciences mais qui n'obtiennent pas de carte de séjour.

C'est la question qu'il faut régler. Il ne s'agit pas de changer tout notre système dont j'entends dire, en parlant avec des collègues qui connaissent très bien les pays de l'OCDE, qu'il s'agit de l'un des plus souples. Au fond, il ne manque que la souplesse du ministre du travail et du ministre de l'intérieur et l'inflexion qu'ils donnent, ou qu'ils ne donnent pas. Nous avons en effet tous les outils réglementaires nécessaires pour délivrer des permis de travail à des personnes qualifiées. Il n'y a pas besoin de changer les lois, il faut simplement que les ministres compétents prennent en charge ce dossier et se préoccupent de la façon dont fonctionnent leurs services.

J'en viens maintenant à la situation des travailleurs non qualifiés, sur laquelle j'ai toujours été réservé. C'est un problème très compliqué parce que nous avons un taux de chômage très élevé parmi les travailleurs non qualifiés.

Quand j'avais fait mon rapport pour le Gouvernement de M. Jospin en 1997, j'avais constaté -je pense que cela n'a pas beaucoup changé- que nous avions un grave problème de statut du travail saisonnier dans notre pays : c'est en effet un statut dévalorisé du point de vue tant des conditions de travail que de l'indemnisation du chômage. Vous avez donc des secteurs, comme l'hôtellerie, la restauration, l'agriculture, la confection, ou encore le bâtiment, où on travaille plus l'été que l'hiver, qui n'attirent plus les salariés et où le travail clandestin se développe.

Avant d'en venir aux mesures -car je vais y venir- que l'on peut envisager à l'égard des étrangers non qualifiés, il faudrait peut-être s'interroger sur l'organisation de notre marché du travail par rapport à nos chômeurs domestiques, qu'ils soient français ou étrangers.

Une fois que nous aurons avancé sur ce dossier, je me demande s'il ne faudrait pas, par exemple, mettre en place des mécanismes de contrats multi-annuels à l'égard des saisonniers. Je pense au Mali, que je connais un peu, où les villages et les familles ont l'espoir que l'un des hommes pourra venir travailler.

Il me semble que de tels contrats pourraient contribuer à résoudre le problème du maintien en situation irrégulière, qui tient au fait que, si les gens repartent, ils ne sont pas sûrs de pouvoir revenir par la suite en France. Si bien qu'ils restent.

L'Espagne a mis en place des mécanismes de permis saisonniers pluriannuels très intéressants, de même que l'Italie avec l'Albanie. L'idée est qu'une fois que la personne a obtenu un permis, si elle revient dans son pays à la fin de la saison elle a la garantie de revenir l'année suivante, et ce pendant cinq ou dix ans. Cela fait qu'elle retourne chez elle parce que, si elle est prise en situation irrégulière entre deux saisons, elle perd son droit à l'aller-retour et paie donc chèrement le fait de ne pas avoir respecté le caractère saisonnier du séjour.

Je pense que vous devriez essayer -je n'ai pas eu le temps de le faire moi-même- de creuser l'expérience italienne qui, sur ce sujet, a innové sur un certain nombre de points avec l'Albanie en matière de permis multi-annuels.

M. Alain Gournac, président .- Ce sont effectivement des pistes intéressantes, et nous devrions certainement regarder ce qui se passe en Italie et en Espagne.

M. Philippe Dallier .- Vous nous avez parlé de l'absence d'égalité de traitement dans l'attribution des permis de travail par les directions départementales du travail. Mais beaucoup d'associations nous ont dit qu'il y avait également des différences très importantes d'une préfecture à l'autre dans le traitement des dossiers de régularisation.

Comme j'ai tendance à considérer que cela doit être vrai, que peut-on faire à ce sujet ? Certains réclament des régularisations massives en disant que tous ceux qui sont là depuis un certain nombre d'années doivent être régularisés, mais quid du risque d'« appel d'air » ensuite ? J'incline à penser avec vous que les régularisations individuelles, sur des critères précis, peuvent être une solution dans certains cas mais si elles ne sont pas pratiquées de la même façon dans tous les départements, que peut faire le Parlement ? Bien sûr, nous pouvons demander aux ministres de donner de nouvelles instructions, mais j'imagine que cela a sans doute déjà été fait !

M. Patrick Weil .- Je vais vous dire les choses franchement. Votre commission d'enquête est peut-être l'occasion de dire une chose évidente : la question de l'immigration n'est pas une question du passé mais une question d'avenir et cela demande un investissement administratif. Vous avez raison : la gestion de la régularisation individuelle est variable selon les préfectures. Cela veut donc dire qu'il faut mettre des moyens pour coordonner tout cela.

Quand j'ai fait mon rapport en 1997, je me suis rendu compte que jamais les chefs des services chargés des étrangers des préfectures n'étaient réunis, même pas une fois par an, au niveau du ministère de l'intérieur. Je crois que cela a changé depuis, mais il n'y avait même pas une réunion par an ! Ils ne faisaient que recevoir les circulaires.

Une inspection a été menée par un membre de l'Inspection générale de l'administration et un administrateur civil du ministère dans les vingt départements où il y avait le plus d'étrangers résidents, ce qui a permis de se rendre compte que la gestion et l'organisation des services dans chaque préfecture étaient complètement différentes. Certains services préfectoraux continuaient à compter manuellement les titres parce qu'ils ne faisaient pas confiance à l'informatique : ils mettaient trois agents pour faire cela !

M. Alain Gournac, président .- Pour faire des bâtons, en quelque sorte.

M. Patrick Weil .- Tout à fait. Il faut bien se rendre compte qu'à un certain moment, on n'est plus dans le domaine du législateur mais dans celui de la simple bonne gestion et de l'organisation administrative. Il faut se demander s'il n'y a pas encore des progrès à faire dans le domaine de la coordination, par exemple en prévoyant une coordination au niveau des préfets de région. On pourrait envisager un mécanisme prévoyant des comptes rendus réguliers et des réunions pour que chacun sache comment les choses sont faites dans tel ou tel cas. Ensuite, il faut que les préfets aient une marge d'appréciation.

M. Philippe Dallier .- Ils l'ont actuellement.

M. Patrick Weil.- C'est vrai, mais il faut que ce soit coordonné et géré. Les questions d'immigration sont d'une très grande technicité et quand vous avez formé un agent pendant cinq ou dix ans, c'est un peu embêtant d'aller le mettre ensuite aux permis de conduire et de perdre tout le bénéfice de sa qualification. Peut-être faudrait-il créer un corps interministériel intervenant dans toutes les administrations -consulats, préfectures, services départementaux- qui ont des compétences en matière de gestion des étrangers. Cela permettrait de valoriser les carrières des agents chargés de ces questions, qui au contraire sont dévalorisées, alors qu'ils occupent des fonctions qui exigent beaucoup de compétence et d'expérience pour gérer des procédures très compliquées.

M. Alain Gournac, président .- Je trouve cette idée très intéressante car -je suis tout à fait d'accord avec vous sur ce point- les fonctions de gestion des étrangers sont très techniques et ne sont pas suffisamment valorisées au sein de l'administration. Votre proposition de confier ces tâches à des agents qui traiteraient ces questions dans leur globalité me paraît donc mériter réflexion.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ma question vous paraîtra peut-être un peu redondante par rapport à tout ce que vous venez de nous dire mais il me paraît important que nous ayons tous bien saisi le sens de vos propos : vous nous dites en somme qu'il est inutile de modifier la législation en vigueur et qu'il s'agit uniquement de veiller à la façon dont elle est appliquée ?

M. Patrick Weil .- Je ne dis pas qu'à la marge, il n'y ait pas des ajustements à effectuer, mais comme, ces trente dernières années, chaque nouvelle majorité a corrigé ce que faisait l'autre, il y a un moment où on arrive au bout de l'exercice. Il y a toujours des modifications à faire, parce que c'est un domaine très mouvant, mais je trouve, pour avoir travaillé sur ce sujet depuis un certain nombre d'années, qu'il faut surtout que vous vous mêliez de la partie « grise » et administrative des choses et que les ministres et les directions des services se sentent suivis par le Parlement sur ces questions.

M. Alain Gournac, président .- Vous voulez dire que nous devons faire notre travail de contrôle.

M. Patrick Weil .- Exactement.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- D'après l'expérience que vous avez acquise, constatez-vous aujourd'hui que le recours au droit d'asile peut être détourné par des demandeurs qui cherchent à l'utiliser pour se maintenir sur le territoire ?

M. Patrick Weil .- C'est un peu ce que j'ai dit tout à l'heure. Quand la procédure de l'asile est gérée avec rapidité et justice, elle devient protectrice et on en abuse beaucoup moins que si elle est longue et permet un maintien en situation semi-légale pendant un, deux, trois ou quatre ans. Là aussi, ce n'est pas le changement de la loi qu'il faut rechercher mais plutôt son application rapide et il faut que, s'il y a un encombrement, on mette pendant six mois à deux ans les moyens nécessaires pour réduire les délais plutôt que d'envisager tout de suite de changer la loi.

Il y a quelques années, un collègue et ami américain était venu en France, à un moment où il y avait une crise de l'asile aux Etats-Unis, pour observer la réforme de l'asile qui avait eu lieu en 1989, sous le gouvernement de M. Rocard, et qui avait permis de développer les moyens de l'OFPRA et de la Commission des recours des réfugiés. Cet ami avait ensuite témoigné devant le Congrès américain en disant qu'il fallait suivre l'exemple français et c'est ce qui avait été fait.

M. Jean-François Humbert .- Ensuite, nous avons fait autre chose.

M. Patrick Weil .- Tout à fait, et c'est bien le problème : nous avons oublié cette leçon. A cet égard, je tiens à dire que le Gouvernement de M. Lionel Jospin a fait une erreur, en 1998, en créant deux procédures gérées par deux administrations différentes. On a oublié qu'il était plus important de voir comment on allait mettre en oeuvre l'asile territorial plutôt que de le créer. Dans le domaine de l'immigration, ce sont souvent la gestion et la mise en oeuvre de la loi qui créent les problèmes plutôt que la loi elle-même.

Mme Catherine Tasca .- Je voudrais revenir sur les questions des allers-retours. Je connais assez bien l'Afrique et les flux d'immigration en provenance de ce continent, et je connais aussi assez bien le fonctionnement des consulats et l'extraordinaire difficulté, dans les pays de l'Afrique francophone, pour tout citoyen, et même pour un « notable », d'obtenir un visa pour venir chez nous. Je pense qu'il y a donc là un point sur lequel nous devons travailler. Plus nous rendons la délivrance des visas difficile, plus cela encourage d'une certaine manière le touriste venu pour un bref séjour à ne pas retourner dans son pays, s'il a trouvé de quoi vivre et un petit travail.

Il faut bien établir ce lien entre l'incroyable difficulté d'obtention des visas aujourd'hui et le développement de l'immigration irrégulière. En effet, prendre le risque de retourner dans son pays revient, neuf fois sur dix, à ne pas être sûr d'obtenir un visa pour revenir en France.

Je pense que tous les parlementaires ici le savent, mais il faut avoir conscience de l'attitude des personnels dans nos consulats. Il ne s'agit pas de leur jeter la pierre, mais ils font preuve d'un très grand mépris vis-à-vis des demandeurs de visa, y compris, je le répète, des notables, même dans des pays proches comme la Tunisie...

M. Alain Gournac, président .- ...ou le Maroc.

Mme Catherine Tasca .- Tout à fait. Il faudrait donc pouvoir travailler sur l'administration des consulats. Je pense qu'il faut que nous nous saisissions de cet aspect du problème parce que c'est l'un des facteurs qui encouragent l'immigration irrégulière. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais je le constate constamment.

M. Patrick Weil .- Je le pense également, mais, là encore, c'est une question de moyens. Quand vous êtes dans un consulat et que vous devez gérer le manque de moyens et les pressions de tous ordres que subissent les agents locaux, qui ne sont pas toujours des agents français, vous comprenez que les choses ne sont pas faciles.

C'est ce que je dis à mes collègues du monde universitaire : quand on a 200 copies à corriger dans la journée ou seulement 25, on les traite différemment !... ( sourires ) C'est la même chose pour les demandes de visa ou d'asile. Lorsque les agents se trouvent face à des situations très complexes et subissent des pressions qui viennent du ministère pour leur demander de faire attention, mais aussi du niveau local pour qu'ils ne soient pas trop sévères, ils doivent être extrêmement performants. Or, là encore, ce ne sont pas les meilleurs agents qui sont en place et c'est pourquoi la valorisation de la carrière de nos agents et les moyens que l'on met au niveau des structures aussi bien préfectorales que consulaires sont un enjeu très important.

On pourra toujours changer la loi, mais si, sur le terrain, il n'y a pas de bons agents, cela ne « suivra » pas.

M. Alain Gournac, président .- J'ai rencontré récemment des parlementaires marocains qui m'ont fait part de difficultés incroyables pour obtenir des visas et ont évoqué l'attitude des services consulaires, jugée blessante par beaucoup de leurs compatriotes, qui ne comprennent ni les refus qu'on leur oppose, ni la façon dont on les reçoit. Je crois qu'il faut que nous nous inquiétions de cela car ce genre de choses, dans des pays amis de la France, peut avoir des conséquences très négatives pour l'image de notre pays.

M. Louis Mermaz .- Monsieur le président, je suis impressionné par les échanges de bons sentiments auxquels nous nous livrons. On nous dit que les lois ne sont pas si mauvaises, que la majorité d'hier aurait pu faire mieux, celle d'aujourd'hui aussi, d'ailleurs, qu'il suffirait que l'administration travaille mieux, etc. ( Rires )

Mme Tasca pourrait aussi nous raconter une histoire dont elle fut témoin : celle de la façon dont un grand cinéaste malien a été accueilli par la police aux frontières alors qu'il était l'invité personnel du président de la République.

M. Weil souhaite davantage de moyens et des fonctionnaires de grande qualité, mais encore faudrait-il que l'on veuille faire une politique de l'immigration.

Or, aujourd'hui, et la commission ferait bien de s'en préoccuper, je n'ai pas l'impression que les « pôles d'éloignement » des étrangers -un terme horrible- et les préfets reçoivent des circulaires leur enjoignant de mener une politique d'immigration pour faire venir en France des gens diplômés.

Comme beaucoup de parlementaires, je me suis occupé de quelques dossiers : j'ai vu le cas d'un jeune Algérien qui, n'ayant pas obtenu la prolongation de son visa, est allé travailler au Canada. Je suis aussi en train de faire des démarches pour un jeune à qui on offre un contrat à durée indéterminée dans une grande entreprise bancaire et je ne suis pas sûr qu'il obtienne le titre lui permettant d'accepter cette offre.

Pour dire les choses de façon un peu provocatrice, soit on fait une politique d'immigration, soit on fait du chiffre en matière de reconduite à la frontière. Il y a une certaine sagesse au Sénat, qui est moins soumis à des pressions quotidiennes que d'autres assemblées et si nous pouvions suivre certaines des pistes que nous a indiquées M. Weil, il ne serait pas venu pour rien. Mais on ne fait rien sans volonté politique, il ne suffit pas d'avoir de bons sentiments pendant un après-midi. En tout cas, je suis, pour ce qui me concerne, preneur de toutes les bonnes idées que l'on peut proposer, quelle que soit la majorité qui les soutient.

M. Alain Gournac, président .- Nous sommes tous d'accord là-dessus, et je crois que notre objectif commun est que cette commission fasse du bon travail. Nous sommes tous preneurs de bonnes idées, et je remercie très sincèrement, en notre nom à tous, notre interlocuteur d'aujourd'hui de nous avoir indiqué des pistes que nous pourrons sans doute explorer avec profit.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Pourrait-on vous demander de nous communiquer le rapport que vos collègues ont fait pour la DPM sur les pratiques des directions départementales du travail ?

M. Patrick Weil .- Je ne l'ai pas. Je pense qu'il vous suffira de le demander à la DPM.

M. Alain Gournac, président .- Notre commission d'enquête va le demander.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Qui a rédigé ce rapport ?

M. Patrick Weil .- C'est un organisme de la région parisienne dont le nom m'échappe sur le moment, mais que je pourrai sans difficulté vous communiquer si vous le souhaitez.

M. Bernard Frimat .- Vous n'avez pas du tout abordé le problème du travail illégal en tant que moteur de l'immigration. J'aimerais donc avoir votre sentiment sur ce point.

Vous nous avez très clairement exposé qu'il arrive très souvent que l'on entre régulièrement sur notre territoire pour ensuite y rester en situation irrégulière. Il faut donc savoir que les contrôles à la frontière n'épuisent pas le sujet.

Cela dit, je ne sais pas, monsieur le président, si le ministre chargé du travail figure dans notre programme d'auditions, comme nous l'avions envisagé, mais je pense que son audition serait utile.

M. Alain Gournac, président .- Elle est prévue, ainsi que celle d'un certain nombre de services et d'organismes intervenant dans la lutte contre le travail illégal.

M. Bernard Frimat .- En tout cas, sur la question du travail illégal comme moteur de l'immigration irrégulière, vous semble-t-il qu'il y a des pistes ? En effet, nous avons entendu le ministre de l'intérieur et le ministre de l'outre-mer qui ne sont pas chargés de lutter en tant que tels contre le travail illégal mais qui ont eux-mêmes évoqué ce problème. J'aimerais donc vous entendre sur ce point.

M. Patrick Weil .- Il y a, à mon avis, un sujet à creuser, qui porte sur l'emploi illégal des ressortissants des nouveaux Etats-membres de l'Union, qui s'est développé. On remarque tous les étés, notamment dans la région parisienne, bon nombre de Polonais, de Tchèques et même d'Ukrainiens -je ne sais pas si ces derniers sont soumis à obligation de visa. Comme ils ont le droit de faire des allers-retours, ils viennent, ils travaillent, ils repartent et on ne peut pas les empêcher de venir ou de revenir.

M. Bernard Frimat .- Ce que vous dites est vrai, notamment dans le bâtiment.

M. Patrick Weil .- Tout à fait, mais aussi dans les services.

Je sais bien que c'est une question délicate, mais j'aimerais que l'on compare, puisque cela fait deux ans qu'elle est appliquée, la politique britannique à la nôtre. Les Britanniques ont décidé d'ouvrir leur marché du travail aux ressortissants de l'Europe de l'Est et nous avons essayé de le fermer, mais comme ces ressortissants ont le droit de venir chez nous, ils y travaillent de façon irrégulière. Je trouve donc qu'il faudrait évaluer le choix que nous avons fait.

Du point de vue des qualifiés, par exemple, je ne comprends pas que l'on maintienne ce blocus. Si on recrute des diplômés polonais des universités françaises, où est le problème dans la mesure où la Pologne fait désormais partie de l'Union ? Notre image dans ces pays est très mauvaise puisque nous leur donnons beaucoup moins de droits qu'en Grande-Bretagne, en Irlande ou même en Italie. Je pense donc que nous payons un certain prix -vous avez parlé de l'image de la France- en termes d'image dans ces pays avec lesquels nous devons coopérer pour les décisions européennes. Il convient donc de réfléchir sur ce point.

Cela dit, il y a une attractivité du travail irrégulier dont j'ai quand même un peu parlé en évoquant le traitement du travail saisonnier, lui-même lié à la lutte contre le chômage chez nous. Il faut aussi demander au ministre du travail ce qu'il compte faire pour rétablir l'attractivité du travail saisonnier, car en l'état c'est un secteur dans lequel beaucoup d'étrangers en situation irrégulière viennent travailler.

Dans le rapport que j'avais fait en 1997, j'avais proposé de nous ouvrir plus aux étudiants étrangers et c'est ce qui se fait depuis maintenant six ou sept ans. En effet, ces étudiants étrangers ont le droit de travailler à mi-temps et ils peuvent le faire dans des emplois du secteur de l'hôtellerie ou de la restauration, par exemple. Il vaut mieux que ce soient des étudiants en situation régulière qui prennent ces emplois plutôt que des étrangers non qualifiés en situation irrégulière, parce qu'on sait bien que les étudiants ne vont pas travailler toute leur vie dans la restauration ou l'hôtellerie.

Il y a donc des moyens de lutter contre l'attractivité de certains secteurs du marché du travail à l'égard d'étrangers en situation irrégulière en attirant sur ces secteurs des gens qui n'y sont pas encore parce qu'ils n'ont pas envie d'y être ou parce qu'on ne les a pas encore accueillis, notamment les ressortissants de l'Europe de l'Est.

M. Alain Gournac, président .- Je vous remercie encore pour la contribution que vous avez apportée à nos travaux et qui va tout à fait dans le sens de notre souci de faire oeuvre utile.

Audition de M. François HÉRAN,
directeur de l'Institut national d'études démographiques (INED)
(21 décembre 2005)

Présidence de M. Alain GOURNAC, vice-président

M. Alain Gournac, président .- Mes chers collègues, nous recevons cet après-midi M. François Héran, directeur de l'Institut national d'études démographiques (INED).

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. François Héran prête serment.

M. Alain Gournac, président .- Je vous propose de vous exprimer pendant le temps qui vous est nécessaire, après quoi nous demanderons à M. le rapporteur et aux commissaires ici présents de vous poser des questions.

M. François Héran .- Je commencerai par une précision sémantique : il est parfois utile de distinguer entre « illégal », « irrégulier », « clandestin » ou « sans papiers », mais, dans le cadre de cette déposition, je vais employer indifféremment tous ces termes.

Comme vous le savez, le premier réflexe du statisticien ou du démographe, quand on l'interroge sur l'immigration illégale, est de rappeler que, par définition, elle échappe à l'observation statistique. De fait, ni l'INED, ni l'INSEE, ni l'Observatoire des statistiques de l'immigration et de l'intégration ne se risquent à proposer une estimation dans leurs rapports annuels de conjoncture. Cette prudence se comprend, mais il serait plus juste de dire que l'immigration clandestine se soustrait à l'observation immédiate. De façon différée et partielle, elle finit par ressurgir dans les dispositifs d'observation ordinaires, tels que l'état civil et les recensements (j'y reviendrai).

Les difficultés rencontrées sont donc énormes, mais elles ne doivent pas nous réduire au silence. On peut fixer aux hypothèses des planchers et des plafonds, on peut raisonner a contrario ou par l'absurde, on peut aller voir ce qui se fait à l'étranger et s'en inspirer. Je suis le premier à convenir que les statisticiens et les démographes devraient s'intéresser davantage à la question.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je précise à quels titres je peux m'exprimer sur ce sujet particulièrement difficile.

Premièrement, l'Institut national d'études démographiques est le seul organisme qui exploite régulièrement le fichier des titres de séjour géré par le ministère de l'intérieur, fichier connu sous le sigle d'AGDREF. Nous n'avons pas seulement tiré de cette source un bilan chiffré de l'opération de régularisation lancée en 1997 mais nous analysons aussi, chaque année, l'évolution des premières délivrances de permis de séjour d'au moins un an, sans nous interdire, comme nous avons déjà commencé à le faire, d'examiner la chronologie des premiers contacts que les immigrés pouvaient avoir avec les autorités avant leur première demande de séjour.

En d'autres termes, la frontière très flottante entre séjour régulier et séjour irrégulier nous intéresse vivement.

Deuxièmement, la principale étude de référence sur les méthodes d'estimation chiffrée de l'immigration clandestine est un rapport rédigé en 1998 pour Eurostat par Georges Tapinos, aujourd'hui décédé, qui dirigeait une unité de recherche dans notre établissement.

Troisièmement, l'activité internationale de l'INED nous met en contact régulier avec nos collègues des offices statistiques nationaux, en particulier le bureau du Census américain, ce qui nous permet de comparer les méthodes et les résultats en matière d'estimation des migrations clandestines.

Enfin, j'ai produit en janvier 2004 non pas un « rapport » sur l'immigration mais une synthèse pédagogique de quatre pages dans notre bulletin d'information Population et sociétés et c'est cette modeste contribution que le ministre d'État, ministre de l'intérieur a prise à partie lors de sa déposition devant vous le 29 novembre dernier. Je m'en expliquerai en essayant de lever le malentendu qui alimente ce propos, une confusion classique entre flux d'entrée et solde des flux.

Ma déposition partira des travaux de Georges Tapinos sur les méthodes d'estimation des migrations clandestines. J'aborderai les cas étrangers puis ceux de la France. Je montrerai ensuite en quoi l'approche démographique de la question se distingue techniquement de celle du ministère de l'intérieur. J'évoquerai les difficultés que soulèvent deux indicateurs souvent proposés pour estimer l'ampleur des migrations clandestines : l'aide médicale d'Etat (AME) et les demandes d'asile rejetées. Je terminerai sur l'obligation qu'ont les démographes de respecter des contraintes de cohérence comptable, contraintes qui empêchent de retenir certaines hypothèses maximalistes sur l'évolution de la migration clandestine.

Je commence donc par les méthodes d'estimation des migrations clandestines qui existent actuellement dans le monde.

Georges Tapinos et Daniel Delaunay ont coordonné en 1998 un rapport d'Eurostat sur la mesure de la migration clandestine en Europe. Ce rapport réunit neuf études de cas : Belgique, France, Grèce, Italie, Pays-Bas, Portugal, République tchèque, Royaume-Uni et Suisse. En 2004, ce rapport a fait l'objet d'une relecture critique par une équipe universitaire britannique qui a travaillé pour le ministère de l'intérieur britannique et qui a prolongé le rapport Delaunay-Tapinos en ajoutant une vingtaine d'expériences supplémentaires, dont plusieurs aux États-Unis. Les méthodes ainsi passées en revue sont très diverses. J'évoquerai les principales avant de revenir à leur application en France.

Une première série de méthodes se fondent sur des enquêtes auprès des employeurs, dans les branches les plus concernées a priori par le travail illégal : elles sont identifiées et ce sont toujours les mêmes. Ces enquêtes se heurtent à diverses difficultés : l'échantillonnage des petites entreprises, de loin les plus nombreuses à recourir au travail illégal, les fortes réticences à répondre et la difficulté d'extrapoler les résultats à l'ensemble des métiers et des régions. Des chercheurs suisses, par exemple, ont tenté de contourner les difficultés en interrogeant les employeurs sur l'emploi d'immigrés clandestins dans leur secteur d'activité en général et non pas dans leur propre entreprise, mais il s'avère que les appréciations recueillies sont trop variables et difficilement exploitables.

Une autre famille de méthodes compare des sources statistiques d'origines diverses : généralement le recensement et des registres municipaux de population. Certains pays ont tenté de comparer les recensements avec d'autres registres, par exemple dans le domaine de l'éducation et de la protection sociale. La comparaison repose sur le principe que les migrants illégaux ou leurs proches peuvent avoir des activités plus ou moins légales ou que l'illégalité représente seulement une étape de leur parcours ; ils ont donc des chances d'apparaître à terme dans tel ou tel fichier.

Une autre comparaison consiste à apparier les recensements avec des fichiers d'étrangers qui enregistrent non seulement les permis de séjour mais les premiers contacts avec les autorités de police.

Toutes ces opérations s'avèrent très lourdes et reposent sur des hypothèses multiples, parfois circulaires. Elles appréhendent mieux les familles que les célibataires, par exemple.

J'en viens à une méthode proche, très prisée aux États-Unis et en Grande-Bretagne, qui est ce qu'on appelle la « méthode résiduelle ». Elle a été appliquée en 2001 par le Bureau of Census américain avec une très grosse équipe : une vingtaine de personnes ont travaillé sur ce sujet. Cette méthode consiste à rapprocher des sources décalées dans le temps. Le principe peut surprendre, mais les démographes américains considèrent que, dix ans après un recensement, le recensement suivant capte forcément l'essentiel de l'immigration irrégulière, ou, du moins, permet de définir une estimation-plancher. Le tout est de savoir isoler les différentes catégories de migrants. Comment faire ?

On analyse les variations de stock de l'ensemble de la population immigrée ( foreign born ) entre les deux recensements, en l'occurrence 1990 et 2000, après quoi on tente de chiffrer les composantes de ces variations chez les migrants légaux : on cherche à voir combien sont entrés à titre permanent au cours de la période, combien à titre temporaire, combien sont repartis à l'étranger et combien sont décédés. On soustrait ensuite toutes ces composantes de l'immigration légale de l'ensemble de la population étrangère recensée en début de période. Le résidu se compose alors forcément de migrants illégaux, puisqu'ils ne sont ni légaux, ni décédés, ni repartis.

Il faut noter qu'au sein de ce résidu, les démographes américains mettent à part ce qu'ils appellent les migrants « quasi légaux », à savoir les demandeurs d'asile dont le sort reste indécis et les migrants en cours de régularisation ou d'« ajustement de statut », qui peuvent entrer avec un autre motif.

Il reste dans cet alambic un ultime résidu : les migrants pleinement « illégaux ». C'est ainsi que les statisticiens du Census ont trouvé en 2000 un stock (si vous me passez l'usage de cette expression assez crue en démographie) d'environ 8,2 millions de migrants illégaux, complété par 1,7 million de « quasi-légaux », soit respectivement 20 % et 5 % de l'ensemble de la population immigrée totale, qui est estimée à environ 33 millions.

Pour mener à bien ce travail en un temps record (il a été publié en 2001, un an après le recensement), le Census confie l'analyse de chaque composante de la population immigrée à une équipe de chercheurs différente et c'est seulement in fine que les résultats sont raboutés. Il faut remarquer que l'estimation des taux de sortie des migrants légaux se réalise elle-même par différence de façon résiduelle en comparant la structure par sexe et âge des populations concernées aux deux recensements. Là aussi, il entre un peu de circularité dans ces divers calculs.

Par ailleurs, le résultat obtenu (plus de 8 millions de migrants illégaux) est considéré comme un plancher. On trouve aussi actuellement aux Etats-Unis des estimations supérieures plus proches de 12 millions que de 8, mais elles émanent plutôt des lobbies hispaniques qui cherchent à faire nombre.

Enfin, Delaunay et Tapinos, de même que Pinkerton et ses collègues (c'est l'équipe britannique que j'ai évoquée), voient dans les régularisations la dernière méthode digne d'être citée pour estimer l'importance et la nature de l'immigration clandestine, en particulier pour connaître la répartition par nationalité, par qualification et par secteur d'activité.

L'Europe du sud a pratiqué ces régularisations à répétition. Je vous donne les chiffres, qui sont impressionnants : l'Espagne s'est découvert 44 000 clandestins en 1985, 135 000 en 1991, 21 000 en 1996, 127 000 en 2000, 314 000 en 2001 et 700 000 en 2005 ; l'Italie a fait sortir du bois 119 000 clandestins en 1987-1988, 235 000 en 1990, 259 000 en 1996, 308 000 en 1998 et près de 900 000 en 2005 ; en Grèce, la régularisation de 1997-1998 a suscité 400 000 candidats, chiffre énorme pour un pays de 11 millions d'habitants, qui s'explique avant tout par l'afflux des Albanais. Certes, ces chiffres sont minorés par les irréguliers qui renoncent à se porter candidat et qui sont écartés d'emblée parce qu'ils ne remplissent pas les critères, mais ils sont aussi majorés par des doubles comptes au sein d'une même opération de régularisation, voire d'une opération à l'autre.

Tous ces biais importent peu au regard du caractère massif de ces régularisations : les effectifs de clandestins ainsi mis au jour dans toute l'Europe du sud sont sans commune mesure avec le résultat des deux régularisations françaises de 1981-1982 et 1997-1998, dont aucune n'a dépassé 140 000 candidatures.

Pour être complet, j'évoque à peine, pour finir, la méthode dite Delphi. Elle consiste à réunir des administrateurs proches du terrain, des experts, des membres d'ONG, etc., et à obtenir d'eux une sorte de consensus sur une estimation chiffrée. La méthode n'a rien de statistique. Appliquée à l'immigration clandestine, elle ne prémunit en rien contre les préjugés ni contre la tendance évidemment assez naturelle des professionnels à grossir ce qu'ils ont sous les yeux. Tapinos et Delaunay sont très sceptiques à son égard.

Qu'en est-il de l'application de ces méthodes d'estimation au cas français ?

Très rares ont été les tentatives d'application en France. Pour quelles raisons ?

La première est l'absence de registres de population. La confrontation du recensement avec des registres municipaux de population est inapplicable puisque la France, pas plus que le Royaume-Uni ou les États-Unis, ne possède de tels registres.

La deuxième est la disponibilité encore récente d'AGDREF. On pourrait imaginer de comparer systématiquement le fichier AGDREF (c'est-à-dire les permis de séjour délivrés par le ministère de l'intérieur) aux fichiers du recensement et aux fichiers de la protection sociale ou de l'éducation nationale. L'appariement des données pourrait se faire sur des identifiants individuels avant de se prolonger par une exploitation anonyme. Cela n'a pas été fait jusqu'à présent car le ministère de l'intérieur n'a informatisé et centralisé le fichier AGDREF que très récemment : la première transmission aux chercheurs, ceux de l'INED en l'occurrence, remonte à 1999, grâce à l'intervention de Patrick Weil, alors responsable du groupe statistique du Haut conseil à l'intégration, qui a précédé l'Observatoire des statistiques de l'immigration et de l'intégration. La priorité a été logiquement accordée à l'exploitation des premiers permis de séjour, mais l'une des premières exploitations a portée sur la régularisation de 1997-1998.

Troisièmement, dans le recueil de Delaunay et Tapinos, on cite une étude de cas française qui est une autre opération encore : l'exploitation de l'Échantillon démographique permanent (EDP) qui a été conduite en 1995 à l'INSEE dans la division des études démographiques dont j'avais la charge à l'époque (il s'agit de l'étude Rouault et Thave de 1995).

L'EDP est un échantillon de la population au 1/100 (il comprend 700 000 personnes) pour lequel l'INSEE a le droit de conserver les bulletins de recensement successifs pour les mêmes personnes, ainsi que leurs bulletins d'état civil et ceux de leurs proches. L'analyse longitudinale du fichier, qui remonte à 1968 et qui est donc très ancien, permet de suivre l'apparition ou la disparition d'un individu donné au gré des recensements et des événements qui sont recueillis dans l'état civil, cette information étant complétée par les déclarations sur la date d'entrée en France et la résidence au précédent recensement.

En théorie, cette comparaison et ce suivi dans le temps permet de déceler des décalages entre l'entrée effective en France et l'apparition plus ou moins tardive des migrants dans les recensements, mais la source EDP est d'interprétation délicate car la date d'entrée en France n'est pas toujours renseignée et l'absence d'un individu lors d'un recensement peut être interprétée de façon différente : une omission accidentelle, un comportement d'esquive ou un séjour provisoire ou définitif à l'étranger.

Des hypothèses hautes et basses permettent néanmoins d'encadrer des estimations raisonnables et on entrevoit par cette source -les auteurs sont assez prudents- qu'un quart environ des flux migratoires qui devraient apparaître à un recensement donné n'apparaissent qu'aux recensements suivants, sachant que des intervalles de sept à neuf ans entre chaque recensement sont la règle.

Menée il y a dix ans, cette étude n'a pas été refaite, mais l'INSEE a continué d'entretenir l'EDP et a rendu son maniement plus facile ; il projette notamment d'augmenter sensiblement la taille de l'échantillon. Le diagnostic plutôt réservé de Tapinos et Delaunay sur l'intérêt de ce fichier pour estimer la migration clandestine pourrait être révisé aujourd'hui dans un sens plus optimiste.

Il faut cependant bien mesurer la portée de l'EDP, qui contribue à dévoiler rétrospectivement le surcroît d'immigration non déclarée qui s'est installée durablement en France et qui le fait grâce aux apparitions différées dans les recensements et l'état civil. Autrement dit, ses révélations portent davantage sur les décennies écoulées que sur la situation présente.

Du point de vue méthodologique, l'exploitation de l'EDP reste proche de la « méthode résiduelle » du Census, puisqu'elle consiste à confronter les recensements successifs et à les rapprocher d'une autre source : celle de l'état civil. L'avantage, c'est que la confrontation peut se faire à l'échelle individuelle et non de façon agrégée ; le problème, c'est qu'on a affaire seulement à un échantillon.

On pourrait encore imaginer de se rapprocher davantage de la méthode américaine en incluant le fichier AGDREF dans la confrontation des données. On pourrait aussi concevoir que la « méthode résiduelle » soit directement appliquée au recensement français, ne fût-ce qu'à titre expérimental. Il faut savoir cependant que ces appariements multi-sources sont extrêmement lourds et coûteux (il n'y a que seize personnes, aux Etats-Unis, pour faire ce genre d'opération). On ne peut donc pas les envisager sans mener une sérieuse étude préalable sur les moyens.

Le ministère de l'intérieur, pour sa part, tente d'apprécier l'évolution de la migration clandestine à partir d'indicateurs tels que le nombre d'infractions à la législation sur le droit de séjour, le nombre de réadmissions et de reconduites à la frontière, etc. Il est évidemment difficile de savoir quelle contribution ces indicateurs d'activité et de performance des services de l'État apportent à l'estimation chiffrée de la migration clandestine. Tout le monde est conscient de cette difficulté, à commencer par le ministère de l'intérieur lui-même, bien sûr.

Pour ma part, j'insisterai sur un point essentiel : l'approche administrative des flux migratoires est loin de couvrir les mêmes populations que l'approche démographique en raison d'une divergence sur la durée de séjour concernée. En effet, une partie importante de la migration clandestine n'a aucune vocation à entrer dans la comptabilité démographique car le démographe cherche avant tout à savoir dans quelle mesure l'immigration contribue au peuplement du pays et comment cet apport extérieur s'ajoute ou se combine à la dynamique des naissances et des décès. Or cette comptabilité démographique s'inscrit dans un cadre annuel. Selon la définition retenue par le Haut-conseil à l'intégration en 1991 et reprise par l'ensemble de la statistique publique, à commencer par l'INSEE, est immigrée toute personne née étrangère à l'étranger et venue s'installer en France depuis au moins un an. Cela vaut aussi bien pour l'immigré en situation irrégulière.

Ce délai d'un an cher aux statisticiens n'est pas une invention de l'INED destinée, comme je l'ai lu quelque part, à minimiser l'importance de l'immigration au nom de je ne sais quelle idéologie bien-pensante : c'est une recommandation internationale de l'ONU que suivent normalement tous les démographes de la planète.

De ce fait, l'immigration irrégulière au sens du démographe ne comprend ni l'immigration clandestine de transit, ni le prolongement irrégulier du séjour après l'expiration d'un visa de touriste de trois mois tant que ce séjour n'a pas atteint une année pleine. Pour prendre un exemple concret, les Irakiens, les Kurdes ou les Soudanais appréhendés dans le Calaisis par les brigades de l'OCRIEST au moment où ils tentent de gagner l'Angleterre peuvent être en infraction vis-à-vis de la législation des étrangers, mais il n'y a aucune raison pour que la comptabilité démographique les intègre dans le solde migratoire annuel de la France s'ils sont entrés sur le territoire depuis seulement quelques semaines ou quelques mois. En l'occurrence, peu importe qu'ils l'aient fait de façon clandestine ou non, avec ou sans passeur.

C'est là une cause majeure de divergence et rarement signalée entre la vision opérationnelle du ministère de l'intérieur et l'approche comptable du démographe : le premier doit prendre toutes les mesures nécessaires pour contrôler la régularité des entrées et des séjours, y compris sous le seuil d'un an ; le second doit estimer année après année la contribution de l'immigration à l'accroissement de la population. Cette diversité de points de vue est dans la nature des choses et elle est étrangère à toute idéologie, mais elle a des incidences sur les chiffres, car l'un des aspects essentiels de la migration, encore mal connu, c'est qu'il y a un très important turnover ou une plus grande rotation des candidats potentiels à la migration dans les douze premiers mois, qui est une période de transition complexe entre la migration régulière et la migration irrégulière, mais aussi entre les arrivées et les départs.

Dans certains cas, comme le comptage des étudiants étrangers, cette divergence sur la durée de séjour de référence peut aboutir à majorer et non à minorer le nombre d'immigrés. Les chercheurs de l'INED invoquent le critère international d'une durée de séjour d'au moins un an pour inclure les étudiants dans les nouvelles entrées de l'année s'ils reçoivent un permis de séjour d'un an alors que le ministère de l'intérieur, traditionnellement, ne le fait pas. Du coup, nos estimations annuelles du nombre d'entrées à partir du fichier des titres de séjour sont plus élevées que les siennes (vous voyez que le directeur de l'INED ne cherche pas à minimiser systématiquement l'immigration) parce qu'elles comprennent environ 60 000 étudiants autorisés à séjourner au moins un an. Bien entendu, nous publions aussi bien le nombre d'entrées avec les étudiants que sans eux, de manière à ce que la comparaison des deux approches reste possible.

Une autre source de divergence entre le ministère de l'intérieur et l'INED est ponctuelle et repose sur un malentendu qu'il importe de dissiper. Il s'agit de la confusion entre flux et solde. Dans la déclaration qu'il a faite devant votre commission le 29 novembre, le ministre d'État s'est étonné que l'INED, sur la base de la dernière régularisation, ait pu, en janvier 2004, « évaluer le flux d'immigration illégale à 13 000 par an », évaluation « notoirement sous-estimée », et qu'il ait pu juger plus réalistes les estimations d'« immigrants illégaux supplémentaires » se situant « entre 80 000 et 100 000 », en précisant enfin que le nombre de « migrants clandestins déjà présents en France » devait, selon les données de l'AME (aide médicale d'État), se situer entre 200 000 et 400 000.

Cette déclaration repose sur plusieurs méprises.

Tout d'abord, la migration illégale nette, que j'évoquais dans mon petit article de janvier 2004, valait pour la décennie 1989-1998, c'est-à-dire pour l'ensemble des dix années sur lesquelles se sont étalées les entrées des étrangers ayant bénéficié de la régularisation des années 1997-1999. Le bilan de cette régularisation, je le rappelle, a été dressé en 2000 par un chercheur de l'INED à partir du fichier AGDREF du ministère de l'intérieur. Il aboutissait à un nombre final de 135 000 immigrés illégaux déclarés, avec une ancienneté de séjour moyenne de six années, dont environ les deux tiers ont été régularisés.

Ensuite, je n'ai jamais écrit que « le flux d'immigration illégale » était de 13 000 par an en 2004. Je parlais du solde migratoire de l'immigration irrégulière ou, si l'on préfère, de son flux net, c'est-à-dire du nombre annuel d'irréguliers restés en France une fois défalquées les sorties, et je précisais que cet apport venait majorer d'environ 25 % le solde migratoire calculé par l'INSEE. La confusion entre flux d'entrée et solde, ou entre flux bruts et flux nets est récurrente. On la trouve régulièrement dans la presse et, malgré tous nos efforts, elle n'a pas été dissipée par le dernier rapport public de la Cour des comptes sur l'accueil des migrants (2004).

Dans une première phase, la Cour a produit un rapport d'instruction très fouillé sur les statistiques de l'immigration, qui distinguait clairement les stocks, les flux d'entrée et les soldes, mais il n'est resté de ce long document que quelques pages de synthèse dans le rapport final, qui ont réintroduit la confusion en parlant indifféremment de « flux annuels » pour des chiffres qui, selon les sources, renvoyaient tantôt à des flux d'entrée, tantôt à des soldes : du coup, la presse les a listés dans le même tableau et le directeur de l'INED est devenu pour quelques médias l'homme qui, sans raison apparente autre que l'incompétence ou le parti pris, minimisait à plaisir les flux migratoires. J'insiste donc puisqu'il le faut : un solde net est forcément moins volumineux qu'un flux d'entrée, lequel a toutes chances d'être plus faible qu'un stock accumulé sur plus d'une décennie.

Ma remarque suivante porte sur les deux chiffres jugés réalistes par le ministre d'État, à savoir, d'un côté, 80 000 à 100 000 migrants illégaux « supplémentaires » par an et, de l'autre, une population de 200 000 à 400 000 immigrés illégaux présents sur notre sol à l'instant t . Le problème, c'est que ces chiffres -un solde annuel autour de 90 000 et un stock permanent autour de 300 000- ne sont pas compatibles entre eux.

Toutes les régularisations menées en France et en Europe montrent que la durée de séjour des migrants illégaux s'étale au moins sur les dix dernières années pour un pays d'immigration relativement ancienne. Admettons que les 90 000 migrants illégaux supplémentaires évoqués par le ministre d'État correspondent à un solde et non pas simplement au nombre annuel d'entrées ; ce flux net d'illégaux aurait dû déposer au fil du temps un « stock » voisin de 800 000 individus (huit à dix fois 90 000) et non pas de 300 000, à moins d'imaginer des taux de sortie très élevés dans l'intervalle, que le ministère aurait jugés peu réalistes.

Si, inversement, l'on considère que le chiffre réaliste à retenir dans la déclaration du ministre n'est pas le solde annuel de 90 000 mais le stock de 300 000 immigrés illégaux accumulés sur le territoire, alors le solde annuel correspondant doit représenter entre 1/8 et 1/10 de cette quantité, c'est-à-dire descendre très au dessous du flux net de 90 000 personnes annoncé par le ministre, quelque part entre 30 et 40 000. Pourquoi pas, en effet ? Mais, dans ce cas, un tel chiffre devient parfaitement compatible avec ma propre estimation.

Je suggérais donc de doubler le solde migratoire calculé par l'INSEE (je reviendrai sur ce point), ce qui fait que mon estimation du flux net de migrations illégales pouvait atteindre pour la fin des années 1990 le niveau de 30 000. On peut statistiquement avoir un solde annuel de 30 000 illégaux pour un stock de 250 000 illégaux accumulés en dix ans, et ce sans contradiction.

Au total, on mesure combien il faut être prudent avant de dénoncer la cacophonie des chiffres sur l'immigration ou le prétendu aveuglement des statisticiens. Mis à part quelques divergences bien identifiées sur le comptage de nombre des étudiants ou l'inclusion des mineurs, les écarts entre les diverses sources restent somme toute minimes pour peu que l'on évite de confondre stocks, flux bruts et flux nets.

Je n'aurai pas le temps d'évoquer le fait qu'une offre de régularisation ne séduit pas nécessairement la totalité des migrants clandestins. La question qui a souvent été posée est de savoir si les 150 000 candidats de 1997-1998, avant qu'on apure les doubles comptes, ne représentaient peut-être qu'un clandestin sur deux, mais c'est un procédé que l'on trouve souvent dans ce genre de situations : on s'imagine qu'il suffit de doubler le connu pour trouver l'inconnu. Le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques de l'époque, M. Jean-Marie Delarue, avait fait une observation tout à fait digne d'intérêt qu'il a publiée : il a en effet attiré l'attention de chacun sur la progression des demandes de régularisation au fil des mois, qui a suivi une courbe en forte croissance, alors qu'une faible demande aurait plutôt entraîné une courbe qui serait retombée avant l'échéance. Cela signifie que les étrangers, très soutenus par les associations, qui jouent un rôle décisif dans le succès de ces opérations, ont compris qu'ils n'avaient rien à perdre à déposer une demande. Le directeur de la DLPAJ, tout en renonçant prudemment à fixer le curseur -c'est logique-, en concluait que la demande effective de régularisation de 1997-1998 avait largement dépassé la moitié des demandes potentielles.

D'ailleurs, sauf à prêter aux intéressés un comportement irrationnel, je ne vois pas tellement pourquoi 150 000 hommes et femmes soumis aux dures conditions de la clandestinité laisseraient échapper une telle occasion de se mettre en règle.

On nous dit maintenant que l'AME permettrait d'approcher le nombre d'immigrants clandestins. J'ai de sérieux doutes à ce sujet.

Dans un article inédit proposé il y a près de deux ans à un quotidien du matin, j'avais évoqué les difficultés soulevées par l'usage statistique de cette source au vu des deux rapports d'évaluation de l'IGAS sur la CMU et l'AME qui ont conduit le Parlement à réformer ces dispositifs. Tout d'abord, il n'y avait aucune assurance sur l'unité de compte : qu'est-ce qui garantissait, faute d'identifiant individuel national, que les 165 000 prestations de soins au titre de l'AME en 2003 correspondaient à autant de personnes physiques ? Quelle était l'ampleur des doubles comptes (c'est l'obsession du statisticien) ?

Le retard considérable des domiciliations individuelles, confiées en principe aux centres communaux d'action sociale mais souvent déléguées à des associations agréées elles-mêmes débordées, n'avait-il pas incité les médecins à « mettre à l'AME » des patients en situation d'urgence qui ne satisfaisaient pas les conditions requises ? Certains témoignages laissaient entendre que des personnes de nationalité française, mais sans domicile ou sans papier, comme par exemple des gens du voyage, pouvaient bénéficier de l'AME. Il régnait donc un flou considérable sur le champ réellement couvert par cette source. S'ajoute à cela le fait que, du point de vue du démographe, les étrangers concernés avaient une durée de séjour d'au moins trois mois, mais souvent inférieure à l'année. Ils n'avaient donc pas tous vocation à entrer dans la comptabilité démographique annuelle, limitée, je le rappelle, aux seuls séjours d'au moins un an.

Depuis ce premier examen, les réformes successives de l'AME, complétées par les deux décrets de l'été dernier, ont levé une partie des incertitudes sur les doubles comptes, les identités individuelles, la nationalité des patients et les durées de séjour, mais la difficulté s'est maintenant inversée : le renforcement notable des conditions d'accès à l'AME a dû altérer la représentativité de cette source administrative en réduisant le nombre des étrangers en situation illégale qui peuvent y avoir recours. Du point de vue de la statistique de l'immigration clandestine, l'AME, qui avait commencé par embrasser trop large, embrasse désormais trop étroit. Or l'on ne peut mesurer des évolutions que si l'on dispose d'un outil de mesure stable, fût-il approximatif et imparfait. L'AME, on le voit bien, n'a pas vocation à constituer un tel outil. C'est un dispositif d'assistance toujours sujet à réforme et non pas un instrument de mesure. Elle ne saurait constituer, pour l'immigration irrégulière, l'équivalent de ce qu'est devenu le fichier AGDREF pour l'immigration régulière.

Je dois maintenant dire un mot sur les déboutés du droit d'asile, particulièrement nombreux en France ces cinq dernières années : un cumul d'environ 250 000, si l'on défalque les réfugiés reconnus et si on postule de façon arbitraire un recouvrement de 30 % entre asile territorial et asile conventionnel. On se heurte à plusieurs difficultés quand on veut chiffrer l'évolution de l'immigration irrégulière à partir de cette catégorie.

La première est, encore une fois, la question des doubles comptes, toujours cruciale pour le statisticien. L'ouverture d'un double guichet à la suite de la loi Réséda a engendré une grande incertitude sur l'ampleur du recouvrement entre l'asile conventionnel, géré par l'OFPRA, et l'asile territorial, géré par le ministère de l'intérieur. Dans quelle mesure pouvait-on additionner en 2003 les 52 000 demandes d'asile conventionnel et les 32 000 demandes d'asile territorial, puis les multiplier par un taux de rejet moyen de 80 ou 85 %, pour en conclure que l'asile engendrait cette année-là 70 000 clandestins supplémentaires ?

La suppression du double guichet à compter de 2004 s'est accompagnée d'une baisse notable des demandes sans que l'on puisse savoir, pour l'instant, quelle est dans cette baisse la part du changement de règle et la part d'une évolution réelle des comportements. À titre d'exemple, il suffit de faire l'hypothèse qu'un tiers des demandes d'asile territorial venaient dupliquer les demandes d'asile conventionnel pour que la somme corrigée des deux procédures ramène le pic des demandes observées en 2003 au même ordre de grandeur que le pic de 1989.

Du coup, le statisticien se trouve devant une courbe des demandes d'asile en forme de montagnes russes : un démarrage à moins de 20 000 avant 1980, une pointe à 61 000 en 1989, une chute à 17 000 en 1996, une remontée vers 70 000 en 2001 et une nouvelle baisse qui s'amorce aujourd'hui. Les causes de ces retournements sont multiples et s'entremêlent, qu'elles soient géopolitiques ou administratives ou qu'elles soient liées aux déstockages : on sert de beaucoup plus près les récits des candidats, sans compter les interventions législatives, évidemment.

Devant de telles fluctuations, les responsables politiques tentent d'enrayer les dérives en réagissant au plus vite, mais le démographe, lui, qui est habitué, dans les phénomènes démographiques, à des courbes beaucoup plus tales, est contraint de temporiser : il ne peut pas céder, ce que les journalistes ont parfois du mal à comprendre, aux sirènes des commentateurs qui le somment d'interpréter comme un mouvement de fond le dernier coup d'accordéon de la conjoncture géopolitique et administrative et il serait imprudent pour lui de figer durablement cette montée récente dans des projections à moyen ou à long terme.

Dans ces conditions, peut-on se fonder sur le nombre de déboutés pour en déduire un surcroît de migrants irréguliers ? La liaison n'est pas simple. Il faut faire une hypothèse raisonnable sur la part des déboutés qui restent en France, la part de ceux qui obtiennent une régularisation indirecte via un changement de statut (par exemple par les connections avec les autres membres de la famille, en devenant parents d'enfants français, mais j'imagine que M. Brachet vous en a parlé) et la part de ceux qui quittent la France.

Faute de sources directes, nous n'avons pas de solution-miracle à proposer, mais nous pouvons au moins écarter deux hypothèses extrêmes. La première consiste à imaginer que tous les déboutés repartent, hypothèse irréaliste, bien sûr, même si certains ont dû logiquement être attirés par les régularisations réitérées de nos voisins du Sud ou par la politique d'accueil des réfugiés dans les pays scandinaves ou au Canada. Il ne faut pas comparer le nombre de demandes d'asile de la France avec celui des autres pays uniquement en chiffres absolus ; il faut voir ce que cela représente par rapport à la population. A cet égard, on se rend compte que des pays comme la Suède, la Norvège ou le Canada accueillent proportionnellement plus de réfugiés que la France.

Cependant, l'hypothèse opposée est tout aussi irréaliste, qui voudrait que tous les déboutés s'obstinent à rester en France. La politique européenne de l'immigration part plutôt de l'idée inverse, qui est celle d'une forte mobilité des demandeurs d'asile et des migrants en général, toujours prompts à basculer d'un pays à l'autre alors qu'on aimerait les fixer au premier pays d'entrée.

Dans ces conditions, que conclure au sujet des déboutés du droit d'asile ? Tous mobiles ou tous immobiles ? Ils se situent certainement quelque part entre ces deux extrêmes, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient nécessairement à mi-chemin.

Finalement, peut-on, en matière d'immigration illégale, extrapoler du reste de l'Europe à la France ? On entend dire parfois que l'exemple espagnol ou italien apporte la preuve vivante qu'il existe en Europe un immense réservoir d'irréguliers et l'on sous-entend que la France ne saurait y échapper. Un autre raisonnement consiste à dire que si les États-Unis estiment à plus de 8 millions le nombre de leurs immigrés clandestins, le continent européen doit en avoir grosso modo le même nombre, essentiellement répartis en Europe occidentale, la France en ayant sa quote-part, soit 15 à 20 %. En somme, il n'y aurait pas de différence notable entre la France et ses voisins du sud dans le degré d'exposition au risque de la migration illégale.

Cette affirmation n'est pas tenable. La pression migratoire que subit la France a progressé ces dernières années, c'est indéniable, mais elle reste très inférieure à celle que connaissent la plupart de nos voisins, les écarts sont tels qu'ils dépassent de très loin les marges d'erreur liées aux problèmes de mesure.

Je vous communique en plusieurs exemplaires, à titre de complément à cette déposition, un document qui reprend ces soldes migratoires.

Les soldes migratoires de la France sont actuellement très importants, mais très inférieurs à ceux que nous avons connus sous la V e République. Nous les mesurons en nombre d'habitants nouveaux pour mille habitants présents. La dernière correction à laquelle l'INSEE a procédé passe de 50 000 à 100 000 en chiffre absolu et d'environ 1 à 2 %o. On peut majorer ce solde en le faisant passer à 3 %o, mais la plupart des pays européens sont entre 5 et 12 %o et l'Espagne a vraisemblablement dépassé ces chiffres avec les dernières régularisations massives, et si vous regardez le profil espagnol, vous constaterez qu'il est tout à fait saisissant et absolument sans commune mesure avec ce qui se passe en France.

Quelle est la caractéristique de la France par rapport à tous ces pays ? C'est le fait qu'en ce moment, nous n'avons pas des flux massifs -nous avons connu des flux beaucoup plus importants dans le passé- mais que, dans les années 50, 60 et début 70, nous avons eu des flux considérables qui n'ont pas eu leur équivalent dans les pays étrangers. Ils n'ont pas eu leur équivalent en Grande-Bretagne, ils ont eu un peu leur équivalent en Allemagne et seule la Suisse a connu quelque chose d'équivalent à ce que nous avons connu.

Par conséquent, notre problème spécifique n'est pas celui que posent les volumes massifs actuels, puisque nous sommes plutôt dans le bas du classement européen, mais le fait que nous avons une seconde et une troisième génération considérables. C'est la caractéristique de la France, même s'il faudrait évidemment le vérifier par des études appropriées. Les émeutes urbaines récentes le confirment : un certain nombre des jeunes de banlieues qui ont été interviewés avaient déjà des parents nés en France et ils étaient donc de la troisième génération.

Je vois deux éléments qui expliquent que nous n'ayons pas un flux d'immigration irrégulière aussi important que l'Espagne et l'Italie.

La première explication, c'est la « régularisation au fil de l'eau », comme on le dit maintenant, incorporée dans les dispositions de la loi Réséda qui avait intégré de façon permanente les motifs de régularisation invoqués dans l'opération de 1997-1998, en particuliers les motifs d'ordre familial qu'il serait disproportionné de récuser. Un tel dispositif, que l'actuel ministre d'État avait préservé en 2003 lors de son premier passage au ministère de l'intérieur, a sans doute permis d'éviter le retour au mécanisme des opérations périodiques et soudaines de régularisation, avec les effets d'appel d'air qui s'ensuivent. C'est du moins une hypothèse que nous essayons de tester à l'heure actuelle à la demande de la direction de la population et des migrations.

La deuxième explication, outre la régularisation « au fil de l'eau » qui nous a épargné des régularisations massives, c'est le fait que le marché du travail en France est nettement plus encadré en France qu'il ne l'est en Espagne, en Italie, en Grèce ou au Portugal et, pourrait-on ajouter, aux États-Unis, des pays où règne une grande tolérance générale à l'égard du secteur informel et de l'économie souterraine et où les employeurs jugent qu'ils peuvent contourner les règles fiscales et sociales. De façon générale, plus un marché du travail est ainsi dérégulé, plus il attire la migration irrégulière.

Selon le bilan du ministère du travail espagnol, les derniers migrants régularisés en Espagne l'ont été dans des secteurs que l'on connaît bien en France pour être ceux qui concentrent le travail dissimulé : BTP, travail agricole, confection, hôtellerie et restauration, service domestique, mais ces secteurs tiennent en Europe du sud une place autrement plus importante qu'en France : l'économie n'en est pas du tout au même stade du cycle que chez nous.

Pour ne prendre qu'un exemple, le service domestique et les soins aux personnes âgées ont une place beaucoup plus importante en Espagne qu'en France faute d'écoles maternelles et de maisons de retraite en nombre suffisant. On trouve désormais en Espagne un nombre considérable d'Équatoriennes et de Marocaines pour remplir ce genre de fonctions alors que nous avons, nous, opté pour une autre solution qui a consisté à exempter de charges les familles qui emploient des aides à domicile, ce qui fait remonter les activités à la surface.

Je terminerai rapidement en disant qu'il ne suffit pas, pour être sûr d'encadrer l'immigration clandestine, de se dire qu'au fond, le solde migratoire que l'INSEE vient de doubler en passant de 50 000 à 100 000 au vu des résultats du recensement de 2004. Ce n'est pas possible car on se heurte alors à un problème redoutable : on dépasse les possibilités de cohérence comptable que la démographie doit respecter. Il faut que la pyramide des âges d'une certaine année puisse se retrouver vieillie d'un an l'année suivante, par exemple. L'INSEE procède à ce genre de vérification en s'assurant de la manière dont évolue la structure des groupes par âge.

Je terminerai par deux remarques.

En premier lieu, on ne peut pas sans cesse majorer de façon régulière de 100 000 personnes le solde migratoire sans que, pendant des années, cette accumulation ne se retrouve dans les recensements suivants, à moins d'imaginer qu'il y aurait une dérive totalement parallèle, une sorte de solde migratoire noir qui ne cesserait de gonfler, et que l'écart avec le recensement de l'INSEE s'élargirait. Or, en tant que vice-président de la Commission nationale d'évaluation du recensement, je pense que le recensement s'améliore en qualité. Tout d'abord, il est désormais fondé, ce qui n'était pas le cas auparavant, sur un enregistrement dans un fichier automatisé des logements tenu en permanence par des professionnels pendant toute l'année (on se contentait autrefois de faire le recensement des logements avant chaque recensement alors qu'il est maintenant permanent et censé s'améliorer). Ensuite, la collaboration entre les responsables municipaux et l'INSEE s'est considérablement renforcée. Enfin, et surtout, on y introduit des fiches de logement qui permettent d'estimer le nombre des personnes dans les ménages qui sont impossibles à joindre. On arrive ainsi à savoir où se localisent ces fiches.

Quand il aura atteint son régime de croisière, le recensement pourra contribuer à l'estimation annuelle du solde migratoire. Le très grand intérêt, pour nous, de l'annualisation du recensement, qui a d'ailleurs son équivalent aux Etats-Unis à travers la grande enquête nationale que font les Américains et qui est l'équivalent de nos vagues de recensement, c'est que nous pourrons calculer et estimer désormais le solde migratoire annuellement et étudier la dérive, à partir des méthodes américaines que j'ai décrites, année après année.

Ma seconde remarque s'appuie sur les pratiques de nos collègues américains. Comme eux, nous pouvons penser que chaque recensement finit par intégrer une partie des migrants en situation irrégulière, en raison notamment des dispositifs d'accueil indirect ou partiel de l'immigration irrégulière au niveau des parents ou des enfants, dispositifs que la Cour des comptes n'a pas hésité à qualifier de « quasi-statut » pour l'immigration irrégulière. Cette semi-reconnaissance s'accroît avec le temps en vertu des droits implicites que confère la « possession d'état » (une notion dont Patrick Weil a souligné l'importance dans la conduite réelle des politiques d'accueil) et elle accroît les chances qu'a l'immigration illégale d'être prise en compte à moyen terme dans les données démographiques.

Prenez l'état civil : il enregistre exhaustivement les naissances sur notre territoire en notant la nationalité des parents, y compris lorsque les parents sont en situation irrégulière. Les naissances de parents en situation irrégulière sont incluses dans l'état civil et, dès lors, on ne peut pas distinguer, à l'intérieur des parents de nationalité étrangère, lesquels sont en situation irrégulière ou non : il n'existe pas de naissance clandestine en France.

Ces enfants sont ensuite scolarisés, ils contribuent à faire évoluer la pyramide des âges et ils finissent par être recensés. À la question de savoir si le recensement de la population et les enquêtes auprès des ménages peuvent toucher les migrants en situation irrégulière et leurs familles, la réponse est donc oui, mais sans qu'on sache immédiatement dans quelle proportion ni à quelle échéance. Les hypothèses des statisticiens français sur ce point ne diffèrent pas de celles que formulent leurs collègues américains ou britanniques. Cette sorte de régularisation statistique de fait entretient donc un lien complexe avec la régularisation légale que nous ne faisons que soupçonner.

C'est pourquoi un système qui viendrait couper l'accès des enfants de migrants illégaux à la scolarisation, par exemple, aurait des conséquences négatives pour le suivi démographique de la population. Si la France érigeait un mur infranchissable et permanent entre les admis et les bannis de l'immigration, le chiffrage de l'immigration irrégulière par les démographes deviendrait pour le coup une mission impossible.

M. Alain Gournac, président .- Je vous remercie, monsieur le directeur. Vous avez été complet dans vos propos. M. le Rapporteur souhaite tout de suite vous poser une question.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le président, le propos de M. Héran est complet et il a répondu à la majorité des questions que je souhaitais lui poser. Il m'en reste cependant deux.

Premièrement, vous avez dit tout à l'heure, monsieur Héran, que les régularisations massives qui sont intervenues engendraient un appel d'air. Un certain nombre de personnes que nous avons interrogées nous ont dit le contraire. J'aimerais donc avoir des précisions sur ce point.

Deuxièmement, avez-vous des statistiques sur l'origine des immigrants et leur variation au cours du temps ? Cela fait partie des éléments que je voudrais connaître.

M. François Héran .- Qu'est-ce qui permet de parler d'un « appel d'air » ? Pour l'instant, l'élément le plus probant, c'est que la deuxième pointe des demandes d'asile, qui a culminé en 2001, a commencé juste après la régularisation de 1997-1998. On a donc le sentiment d'avoir une séquence chronologique assez forte entre cette régularisation et la remontée des demandes d'asile qui a culminé en 2001.

Cela dit, quand on regarde la pointe précédente, qui a culminé en 1989, on n'observe pas ce genre de corrélation, mais c'est une chose qui mérite évidemment d'être étudiée plus à fond.

Quant à votre deuxième question, je n'ai effectivement pas parlé de ce vaste sujet que sont les origines. A cet égard, on dit souvent -il y a un mythe à ce sujet- que la statistique française est incapable de dire des choses sur les origines, ce qui est tout à fait faux. En effet, c'est depuis 1871 que, dans notre République, on pose la question suivante dans tous les recensements français : « Etes-vous français de naissance ? Etes-vous français par acquisition ou êtes-vous étranger ? » On fait donc des distinctions entre les Français selon qu'ils sont d'origine étrangère ou non dans le recensement. Si l'INSEE est capable de raconter l'histoire de l'immigration depuis un siècle, c'est bien parce que les données existent.

Par ailleurs, nous avons le détail des nationalités entre les Français et les étrangers devenus français depuis le recensement de 1962. Depuis lors, grâce aux recensements de 1968, 1975, 1982, 1990 et 1999, cela fait un moment que nous avons le détail des nationalités antérieures pour les étrangers devenus français et, bien sûr, pour les étrangers qui sont restés étrangers.

J'ajoute que nous avons maintenant d'autres sources, en particulier pour une affaire que je connais bien parce que j'étais responsable de cette source quand je travaillais à l'INSEE : les enquêtes associées au recensement. En 1999, outre leurs bulletins individuels, 400 000 personnes -c'est un échantillon énorme- ont rempli un questionnaire supplémentaire dans lequel on leur demandait non seulement leur lieu de naissance mais aussi celui de chacun de leurs deux parents, la langue qu'ils avaient reçue dans leur enfance quand ils avaient 5 ans, la date d'entrée en France, la nationalité actuelle et la nationalité antérieure. Je ne vois pas ce qu'on peut souhaiter de plus.

On est donc tout à fait capable, avec de tels indicateurs, d'avoir finalement l'équivalent de ce que les Américains appellent de « l'ethnique ». Certes, ce n'est pas de l'auto-déclaration mais de la déduction à partir d'éléments d'état civil, mais c'est une méthode qu'emploient également les Hollandais et cela permet d'apprendre beaucoup de choses sur les composantes de l'immigration et sur leur évolution au cours du temps, parce que cette enquête sur la famille a un caractère rétrospectif qui permet de reconstituer l'histoire de l'immigration sur l'ensemble du XX e siècle.

M. Alain Gournac, président .- Je vois que le tableau que vous nous fournissez contient des données sur la métropole. Tout ce que vous nous avez dit concerne-t-il uniquement la métropole ou faites-vous évoluer votre propos si vous prenez en compte les DOM et les TOM ?

Je vais laisser Mme Boumediene-Thiery vous poser également sa question, ce qui vous permettra de répondre globalement.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je souhaite simplement avoir une petite précision. Vous nous avez donné des chiffres, après quoi est arrivée la question de l'appel d'air. J'aimerais donc que vous me confirmiez qu'en ce qui concerne ces chiffres, l'appel d'air n'est pas forcément une nouvelle immigration mais aussi une immigration qui était présente et qui n'avait pas demandé la régularisation pour de nombreuses raisons, notamment parce qu'elle ne correspondait pas aux critères et qu'elle restait donc « dans la clandestinité » (j'utilise des guillemets parce que ce ne sont pas vraiment des clandestins, comme vous l'avez dit, mais tout simplement des irréguliers).

Il semble donc que la nouvelle immigration que l'on a enregistrée ressortirait plus de nouvelles demandes de régularisation de personnes qui étaient déjà sur notre sol. Ces personnes font-elles bien partie de ce chiffre ?

M. François Héran .- Sur les DOM et les TOM, comme je tenais à faire des comparaisons dans le temps puisque vous avez pu constater que mes graphiques remontaient à cinquante ans, je suis cette pratique assez malencontreuse de l'Organisation des nations unies qui veut que toutes les possessions d'outre-mer sont toujours mises à part dans ses tableaux, ce qui choque beaucoup les ressortissants des départements en question.

Depuis 1994-1995 (j'étais alors responsable des études démographiques de l'INSEE), on a eu à coeur de réintégrer la comptabilité démographique des DOM dans l'ensemble du territoire et c'est un dossier dont je me suis occupé personnellement. Pour autant, quand on veut faire des comparaisons dans le temps, on doit garder cette continuité, sachant que, si on introduit les DOM-TOM, cela modifie le tableau, puisque vous savez qu'ils posent des problèmes très spécifiques.

Cela dit, nous nous y intéressons particulièrement : Claude Valentin-Marie est désormais conseiller à la direction de l'INED et l'Observatoire des migrations à la Réunion a essayé de capter tous les flux qui s'opéraient entre la Réunion, son environnement et la métropole. C'est donc une opération à laquelle nous sommes très attachés.

Quant à la question de Mme Boumediene-Thiery, elle est effectivement difficile. Je précise à cet égard que le fichier AGDREF est très compliqué puisqu'il ne s'agit pas d'un fichier mais de centaines de fichiers, autant qu'il y a de préfectures et de procédures, et que c'est nous qui raccrochons tout cela, qui retirons les doubles comptes et qui essayons de retrouver les mêmes personnes grâce à des identifiants d'une procédure à l'autre.

Nous constatons ainsi que beaucoup de personnes qui reçoivent un premier permis de séjour étaient là en réalité depuis plus de temps et sont passées par d'autres procédures, dont les demandes d'asile et plusieurs traitements par l'OFPRA.

Les délivrances des premiers permis sont des premières délivrances au sens non-juridique du terme et non pas des attestations chronologiques d'une présence. Il est très difficile d'étudier tout cela et nous essayons actuellement d'approfondir cette question.

Enfin, je reviens sur la notion d'appel d'air. Il faut effectivement se méfier de cette métaphore, de même que de l'idée du piège qui se referme, que plus on ferme les frontières, plus les gens ont peur de repartir et restent donc sur le territoire, l'effet pervers des fermetures étant d'empêcher les gens de repartir. Nous sommes donc un peu déchirés entre plusieurs métaphores un peu faciles que nous essayons d'explorer en ce moment et il m'est difficile de vous en dire plus.

M. Alain Gournac, président .- Monsieur le directeur, je vous remercie très sincèrement. Vous avez été très complet, vous nous avez donné beaucoup d'informations et ce contact a été particulièrement intéressant pour notre commission d'enquête.

Audition de M. François GIQUEL, vice-président,
et de Mme Sophie VUILLIET-TAVERNIER,
directrice juridique de la Commission nationale
de l'informatique et des libertés (CNIL)
(21 décembre 2005)

Présidence de M. Alain GOURNAC, vice-président

M. Alain Gournac, président .- Mes chers collègues, nous recevons M. François Giquel, vice-président de la CNIL, et Mme Sophie Vuilliet-Tavernier, directrice juridique.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. François Giquel et Mme Sophie Vuilliet-Tavernier prêtent serment.

M. Alain Gournac, président .- Monsieur le président, je vous donne la parole pour un exposé liminaire, après quoi nous vous poserons quelques questions.

M. François Giquel .- Merci, monsieur le président. On assiste aujourd'hui à un développement exponentiel du numérique et donc des traitements automatisés des données à caractère personnel, tant dans la sphère privée que dans la sphère publique.

Dans la sphère publique, la constitution de fichiers est d'abord un moyen de gestion, mais cela peut être aussi un moyen de contrôle grâce à la mise en mémoire des informations, à leur traitement, voire à leur recoupement.

La Commission nationale de l'informatique et des libertés, créée il y a maintenant près de trente ans, a pour mission non pas d'entraver ce développement mais de l'accompagner et de faire en sorte que le souci légitime d'efficacité qui guide l'action des décideurs demeure compatible avec les libertés individuelles et le droit de chacun sur ses données à caractère personnel.

Pour cela, quand elle examine les traitements automatisés, lesquels doivent toujours lui être soumis, je le rappelle, la Commission se fonde sur les grands principes qui figurent dans la loi du 6 janvier 1978 modifiée par celle du 6 août 2004 et qui, ne l'oublions pas, sont aussi ceux de la directive européenne de 1995, mais elle le fait avec pragmatisme, en posant des questions simples dont les principales sont les suivantes :

- à quoi servira au juste le traitement et à qui est-il destiné ? C'est le principe de finalité ;

- les informations qui seraient collectées et conservées sont-elles pertinentes, adéquates et non excessives ? Combien de temps sont-elles conservées et dans quelles conditions sont-elles mises à jour ? C'est ce que nous appelons le principe de proportionnalité ;

- la personne concernée sera-t-elle informée de cette mise en mémoire et aura-t-elle accès au traitement ? Cela répond au principe de transparence.

Dans le domaine de votre commission d'enquête, c'est-à-dire celui de l'immigration clandestine, qui touche à l'ordre public, la CNIL a eu l'occasion, à diverses reprises au cours de la période récente, de se poser et de poser ces questions et de rechercher avec les responsables des traitements automatisés concernés des solutions concrètes qui ne nuisent pas à l'efficacité recherchée.

Les grands fichiers concernant les étrangers, par exemple -car il n'en existe pas, du moins à ma connaissance, concernant les seuls immigrants et, encore moins, les immigrants irréguliers ou clandestins- ont généralement été créés par un texte réglementaire et soumis à l'avis de la Commission : c'est le cas de celui du ministère de l'intérieur que l'on appelle AGDREF, du réseau mondial visas (RMV2) du ministère des affaires étrangères, du fichier de l'OFPRA ou du fichier de gestion des demandes de naturalisation du ministère des affaires sociales. Je n'ai pas le souvenir que des problèmes sérieux se soient posés ou qu'ils n'aient pas trouvé de solution satisfaisante après concertation avec les ministères concernés, qu'il s'agisse de leur finalité ou de la nature des informations recueillies.

Un problème nouveau, un peu plus difficile il est vrai, se pose avec les données biométriques.

En effet, même si le relevé d'empreintes digitales existe depuis plus d'un siècle et si le fichier automatisé des empreintes digitales (FAED), géré par le ministère de l'intérieur, qui est un fichier de police judiciaire, existe depuis 1987, c'est à une toute autre ampleur de l'usage possible de la biométrie et de ses techniques que nous assistons aujourd'hui. La Commission, qui n'est évidemment pas opposée par principe au développement de techniques d'identification modernes et performantes, a le souci et la mission de promouvoir des usages respectueux des droits et libertés de chacun et qui correspondent aux besoins des entreprises ou des services publics et, c'est le cas en l'occurrence, de l'Etat.

Sans dogmatisme, et en fonction du développement des technologies en question et de leur état à un moment donné, la CNIL a été amenée à mettre l'accent sur quelques points forts en se posant les questions suivantes : la biométrie fait-elle appel à des procédés laissant des traces ou ne laissant pas de traces -nous pensons là aux empreintes digitales que chacun laisse derrière soi, malgré soi ou de manière inconsciente ? S'agit-il de conserver une base individuelle sur une carte à puce ? La personne est-elle consentante ou non ?

Mais surtout, s'agissant des traitements mis en oeuvre par l'Etat, la Commission considère que doivent être en jeu « des exigences impérieuses en matière de sécurité ou d'ordre public ». Le législateur en a jugé ainsi d'abord par la loi du 24 avril 1997 portant diverses dispositions relatives à l'immigration qui autorise le traitement automatisé des empreintes digitales des demandeurs de titres de séjour et des étrangers en situation irrégulière.

Il l'a fait ensuite par la loi du 26 novembre 2003, qui a autorisé le traitement des empreintes digitales et de la photographie pour les étrangers demandeurs de visa. Comme l'avait souhaité la CNIL, la loi a précisé la finalité de ces traitements, dans l'un et l'autre cas, en disant qu'il s'agit de « mieux garantir le droit au séjour des personnes en situation régulière et de lutter contre l'entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France ».

Cependant, je note que le premier traitement, prévu par la loi de 1997 et renouvelé ou complété sur certains points par celle de 2003, n'a toujours pas été mis en oeuvre. En tout cas, aucun dossier n'a été transmis ou soumis à la CNIL.

Pour le second, celui qui a été autorisé en 2003, un décret qui est intervenu le 25 novembre 2004, après l'avis de notre Commission, a mis en place une expérimentation dans quelques consulats et postes frontières pilotes.

Enfin, plus récemment, un projet de décret modificatif visant à étendre l'expérimentation à près de 40 % des demandeurs de visa vient d'être examiné par la CNIL.

Une base centrale des données biométriques des demandeurs de visa, dans un cadre ainsi limité à quelques consulats pilotes, a donc été mise en place et, en même temps, une carte à puce individuelle comportant ces mêmes données biométriques a été délivrée dans deux consulats pilotes sur les cinq retenus pour l'expérimentation.

Faute de comparaison sur une échelle de temps assez longue et même sur une masse de demandes de visas assez importante, la Commission continue de penser que, si le fichier central se justifie pleinement pour instruire les demandes de visa et constitue donc un outil permettant aux postes consulaires de lutter contre les usurpations d'identité, en revanche, pour le contrôle aux postes frontières, nous avons exprimé l'avis que la carte à puce individuelle, qui a fait la preuve de sa fiabilité dans beaucoup d'autres domaines, y compris dans le domaine bancaire, pouvait suffire. En tout cas, nous pensons qu'il faut que l'on fasse une comparaison entre les deux techniques et les deux processus, la base centrale et la carte à puce. Nous souhaitons également que cette comparaison soit poursuivie et mieux évaluée dans le temps.

Dans d'autres secteurs de la sphère publique, qui ne sont pas à proprement parler ceux de la police des étrangers, il existe des informations qui peuvent aussi concerner les étrangers. Je pense par exemple aux fichiers sociaux. En l'occurrence, la question est de savoir dans quelle mesure les étrangers doivent être identifiés comme tels sans qu'apparaisse un risque de discrimination.

Ici encore, la réponse dépend de la finalité du fichier concerné, mais je tiens à rappeler tout d'abord que la nationalité n'a jamais été considérée par la Commission comme une donnée dont l'utilisation dans les fichiers serait par principe interdite. D'ailleurs, cette donnée n'est pas visée expressément par l'article 8 de la loi de 1978 modifiée en 2004, qui range en revanche au titre des données dites « sensibles » celles qui font apparaître directement ou indirectement les origines raciales ou ethniques.

La Commission veille cependant avec une vigilance particulière au traitement de la donnée « nationalité » et s'est attachée, au cas par cas, dans le souci d'éviter toute discrimination, à examiner la pertinence de son recueil au regard de la finalité poursuivie par le traitement. C'est une exigence non seulement de la loi de 1978, mais de la convention du Conseil de l'Europe et de la directive européenne de 1995.

L'enregistrement de la nationalité peut donc se faire, en cas de besoin, soit pour la gestion administrative proprement dite, soit pour la production d'indicateurs statistiques anonymes.

Pour les indicateurs statistiques, s'agissant des nombreuses enquêtes menées notamment par l'INSEE ou par l'INED, la Commission accepte sans trop de difficultés que les personnes soient questionnées sur leur nationalité ou sur le mode d'acquisition de la nationalité française. C'est le cas dans le cadre du recensement général de la population et aussi des enquêtes « ménages ». En effet, personne ne doute de l'utilité de disposer de données statistiques pour mesurer l'intégration des personnes et ne pas laisser la porte ouverte à des interprétations erronées. Le secret statistique, l'anonymat et le sérieux de l'INSEE garantissent alors les personnes interrogées contre tout détournement de finalité.

La CNIL a aussi admis le recueil de cette information sur la nationalité dans les fichiers de personnel des entreprises et des ministères, dans les fichiers de l'ANPE et des ASSEDIC et aussi dans ceux des organismes de logement social ou dans ceux mis en oeuvre par l'éducation nationale -ceux de l'enseignement primaire comme de l'enseignement secondaire ou supérieur, qu'il s'agisse des fichiers d'élèves ou des études statistiques menées par le ministère de l'éducation nationale sur les origines nationales des élèves.

Dans le domaine de la protection sociale et de l'aide sociale, qui est peut-être plus sensible et délicat, la Commission a demandé dès 1980 que l'information relative à la nationalité des bénéficiaires soit limitée à trois catégories : Français, étrangers de l'Union européenne et étrangers hors Union européenne, ce qui semblait suffisant pour gérer l'attribution des prestations et des aides. Il ne s'agissait pas, pour la CNIL, de protéger des fraudeurs, évidemment, mais de veiller à éviter tout risque de discrimination fondée sur la nationalité dès lors que l'attribution d'une prestation ne pouvait être fondée sur ce critère. Dès lors, depuis 1980, la CNIL s'en tient à cette règle de droit.

Au demeurant, l'enregistrement de la nationalité dans les fichiers que je viens de vous citer ne permet pas, en tant que tel, de détecter la fraude au séjour. A cet égard, je rappelle que, lorsqu'une prestation est soumise à une condition tenant à la durée de résidence d'un étranger en France, il appartient au service instruisant la demande de vérifier si cette condition est remplie. La Commission a ainsi admis en 1993 que les caisses d'allocations familiales enregistrent dans leur fichier la date limite de séjour des allocataires étrangers, le numéro de titre de séjour étant aussi enregistré.

Enfin, j'aborderai une dernière question dans cet exposé liminaire : celle des nécessités de contrôle. En effet, au-delà des besoins courants de gestion, peuvent apparaître des nécessités de contrôle non seulement internes au service gestionnaire, mais justifiés par un intérêt général, voire par l'ordre public. Il s'agit alors de recouper des informations, c'est-à-dire, le plus souvent, de procéder non seulement à des consultations croisées de fichiers mais à des interconnexions entre des fichiers préexistants.

A cet égard, je rappelle que la Commission autorise les échanges d'informations destinées à lutter contre la fraude.

Cela doit être clair : aucun principe de protection des données personnelles n'interdit les interconnexions. Mais la plupart des législations de protection des données au niveau européen et dans les autres pays soumettent les interconnexions entre fichiers à finalité différente, fussent-ils détenus dans le cadre d'une même administration, à un régime particulier de contrôle par l'autorité de protection des données. Tel est le cas en France, où les traitements d'interconnexion sont soumis, sous certaines conditions, à des demandes d'avis ou d'autorisation de la CNIL. Je vous renvoie à ce titre au 5° de l'article 25 de la loi de 1978.

Autrement dit, dès lors que les droits des personnes concernées sont reconnus -et qu'en particulier, elles sont informées de ces échanges, c'est-à-dire de cette interconnexion- et que des mesures de sécurité appropriées sont prévues, la Commission admet que des fichiers puissent être interconnectés si l'intérêt public le justifie, en observant qu'une vigilance particulière s'impose si certaines des informations susceptibles d'être rapprochées sont protégées par un secret bancaire, professionnel, fiscal ou social. Dans ce cas, l'échange d'informations couvertes par un secret ne peut intervenir que si le secret est préalablement levé.

Je vais brièvement vous donner quelques exemples. Dans le domaine social et fiscal, il y a de nombreux rapprochements de fichiers et je dois dire qu'ils résultent tous de décisions et de mesures législatives spécifiques qui précisaient les finalités des rapprochements.

C'est le cas pour la gestion du RMI à travers les échanges d'informations entre organismes de sécurité sociale : la Commission a autorisé, dès 1989, la Caisse nationale des allocations familiales à constituer un fichier national de contrôle des bénéficiaires du RMI. Nous avons beaucoup d'autres exemples de telles interconnexions.

J'insisterai sur un autre de ces exemples qui vous concerne peut-être plus directement : la transmission à certains organismes sociaux, en particulier la Caisse nationale des allocations familiales, de données issues du fichier des titres de séjour géré par le ministère de l'intérieur, l'AGDREF, afin de permettre de vérifier la régularité de la situation des ressortissants étrangers lors de l'affiliation, conformément aux dispositions de la loi du 24 août 1993 relative à la maîtrise de l'immigration en France. Cette loi faisait en effet obligation aux organismes de protection sociale, et non pas seulement à la CNAF, et à l'ANPE de vérifier la validité des titres de séjour présentés. A cet effet, les organismes pouvaient avoir accès aux fichiers des services de l'Etat pour obtenir les informations nécessaires à cette vérification.

Il est clair qu'en cas de transmission informatisée, la CNIL devait être saisie pour avis. Cependant, la loi de 1993 était très claire et je précise que la Commission a été saisie d'une première demande en 1996 qui n'a pas été suivie d'effet puis, en 2002, d'une modification du fichier AGDREF afin de permettre à la CNAF, et à elle seule, d'accéder au fichier en question sous certaines conditions. Nous avons rendu un avis qui rendait possible cette interconnexion entre la seule Caisse nationale des allocations familiales et l'AGDREF, et les autres organismes sociaux que nous avons interrogés nous ayant dit que cela ne les intéressait pas. Il reste que, même sur cette interconnexion limitée à la CNAF, le décret sur lequel nous avons rendu un avis en 2002 n'est toujours pas paru.

Lorsque, en 2005, nous avons été saisis par une caisse de mutualité sociale agricole d'une demande tendant à avoir accès à ce même fichier, nous nous sommes rapprochés du ministère de l'intérieur, qui nous a répondu le 16 mai dernier pour dire que l'adoption du décret en question avait été différée le temps d'examiner plusieurs autres projets induits par l'évolution de la réglementation et qu'il souhaitait privilégier d'autres modes d'interrogation.

M. Alain Gournac, président .- Ils n'ont donc pas eu satisfaction ? Je parle de la MSA.

M. François Giquel .- Le ministère de l'intérieur a estimé qu'il n'était pas en mesure de créer cette interconnexion.

Les interconnexions qui sont mises en oeuvre et qui se sont considérablement développées, notamment avec le RMI, ont pour but de vérifier la réalité de la situation administrative ou socio-économique des usagers et, notamment, de contrôler auprès des administrations financières les déclarations de ressources établies par les allocataires. Je note que ces échanges ne sont pas propres aux étrangers. Ces derniers sont simplement un cas à l'intérieur d'une pratique générale.

La Commission n'a jamais contesté la légitimité de ces dispositifs de contrôle. Elle a simplement systématiquement recommandé que la mise en place des interconnexions soit tout à fait transparente grâce à une parfaite information des personnes et qu'elle puisse être l'occasion, si possible, de favoriser un raccourcissement ou un allègement des démarches administratives. C'est ainsi que nous avions approuvé les échanges d'informations, instaurés depuis 1995, entre la Caisse nationale d'assurance vieillesse et la Direction générale des impôts (DGI), qui évitent désormais aux personnes retraitées d'avoir à adresser deux fois le même document. Nous essayons d'apporter quelques éléments positifs pour les intéressés, mais notre souci principal, c'est la transparence.

Enfin, nous sommes particulièrement vigilants sur les mesures de sécurité qui doivent entourer ces échanges - contrôles d'accès spécifiques, chiffrement des données. En effet, en application de la loi, le responsable d'un traitement est tenu de prendre toutes précautions utiles pour préserver la sécurité des informations et, notamment, empêcher leur divulgation. C'est l'article 34 de la loi de 1978 et il est même prévu des sanctions financières et des amendes. Il est effectivement du devoir de chacun qu'en cas de transmission d'un fichier, l'occasion d'une interconnexion ne se produise pas dans les conditions permettant une divulgation.

Voilà ce que je souhaitais vous indiquer à titre liminaire avant de répondre aux questions que vous souhaiterez me poser à moi même ou à Mme Vuilliet-Tavernier.

M. Alain Gournac, président .- Je vous remercie. J'ai appris beaucoup de choses, en ce qui me concerne. Je donne la parole à notre rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une question à vous poser, monsieur le président. En effet, je voudrais connaître la position de la CNIL en ce qui concerne l'introduction d'éléments biométriques dans les titres de séjour. On parle beaucoup de visas biométriques. Pourrait-il y avoir des titres de séjour biométriques et quelle serait votre position à ce sujet ?

Dans le prolongement de cette question, le fichier AGDREF pourrait-il, selon vous, devenir un fichier central des étrangers dans lequel il y aurait des empreintes digitales de tout étranger détenteur de ces titres de séjour ?

M. François Giquel .- En ce qui concerne l'introduction des données biométriques dans un fichier des titres de séjour, je répondrai que, premièrement, la loi l'a prévu dès 1997 et que, deuxièmement, nous n'avons pas été saisis d'un projet de création du traitement. Je ne peux donc pas engager aujourd'hui la CNIL tant qu'elle n'a pas été elle-même saisie. Cela dit, a priori, c'est le législateur qui fait la loi et la question de la finalité et de la conservation d'un tel fichier n'aurait pas à être examinée par la CNIL, puisqu'il y a une disposition législative expresse.

Quant aux visas, je répète que nous avons considéré qu'en vertu de la loi de 2003, la décision était prise par le législateur de créer un traitement des données biométriques et j'ai expliqué que nous pensons que la constitution d'une base centrale de données ne s'impose pas, aujourd'hui encore, de manière totalement évidente. Il me semble donc qu'il faut continuer la comparaison avec le procédé de la carte à puce.

Cela dit, nous sommes bien conscients que, dans ce domaine, la proposition de règlement au niveau européen, qui n'a pas encore été adoptée par le Parlement européen ni par le Conseil mais qui est très avancée, de créer une base visas dont le principe est déjà acquis, ainsi qu'une base qui comporterait des données biométriques, est un élément que nous ne pouvons que prendre en compte.

Quant à la question sur l'AGDREF, je répondrai qu'il s'agit d'un fichier national des étrangers sans éléments biométriques et d'un ensemble de fichiers départementaux. Je ne veux pas engager aujourd'hui la Commission sur le fait d'y mettre les données biométriques, mais, a priori, cela rentre dans le cadre de la loi de 1997. Je n'ai pas à interpréter la position du ministère de l'intérieur, mais on peut penser que c'est pour cette raison, dans la perspective d'une refonte de l'ensemble des fichiers concernant la gestion des titres de séjour des étrangers, et compte tenu de ce que permet désormais la loi de 1997, que la mise à jour de l'AGDREF a été reportée.

Au passage, il y a deux ans, quand nous nous sommes penchés de plus près sur l'AGDREF et que nous avons cherché à vérifier si sa mise à jour était faite d'une manière régulière et constante, nous avons reçu une lettre du sous-directeur des naturalisations au ministère des affaires sociales qui nous disait que le fichier national des étrangers de l'AGDREF n'avait pas été mis à jour de plusieurs centaines de milliers de personnes depuis huit ans, si bien que des personnes ayant acquis la nationalité française depuis plusieurs années figuraient encore dans ce fichier. C'était la situation il y a deux ans et je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Encore une fois, la Commission a un devoir de contrôle, mais elle ne peut pas l'exercer en permanence.

En tout cas, nous avons effectivement cette lettre du ministère des affaires sociales qui indiquait qu'il avait transmis un fichier de 600 000 noms pour que l'AGDREF mette cela à jour.

Tout à l'heure, je n'ai pas insisté sur un point auquel la Commission est toujours très sensible : le fait que les données d'un fichier soient mises à jour pour qu'elles soient exactes à un moment donné. Il est vrai que le fichier des étrangers, il y a deux ou trois ans, comportait des gens qui étaient devenus français par naturalisation.

Mme Vuilliet-Tavernier .- La Commission a eu l'occasion de se prononcer en 2005 sur une refonte de l'application PRENAT, l'application de gestion des demandes d'acquisition et de perte de la nationalité française, dans laquelle figure justement l'instauration de liaisons informatiques avec le traitement AGDREF pour permettre une mise à jour actualisée du fichier AGDREF. On sent donc une évolution qui permet l'amélioration des performances, mais il est vrai qu'aujourd'hui, il se pose un problème de mise à jour sur ce fichier.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Lorsque j'entends que, parce qu'un fichier n'a pas été mis à jour, des personnes qui sont désormais françaises restent dans le fichier des étrangers alors que, par ailleurs, on sait que ce fichier des étrangers est utilisé par la police en cas d'arrestation ou de contrôle d'identité quand la personne n'a pas ses papiers sur elle, je pense aux conséquences que cela peut entraîner. Si l'on croise cela avec les demandes qui sont faites sur le fichier OFPRA, le fichier des nationalités, le fichier des visas, etc., c'est très inquiétant. Les autorités de police administrative étant liées au pouvoir politique, cela présente des risques que nous avons connus dans le passé et cela m'inquiète beaucoup.

Cela dit, je voudrais savoir si la CNIL est informée des conditions d'utilisation du fichier EURODAC.

M. François Giquel .- Je commencerai par répondre à la première partie de votre question ou de votre observation. En effet, vous avez cité beaucoup de fichiers dont certains ne peuvent faire l'objet, d'après les textes actuels, d'aucune interconnexion : par exemple, un article de décret précise en toutes lettres qu'il est interdit de faire le moindre rapprochement ou la moindre interconnexion avec le fichier de l'OFPRA. C'est aussi le cas du FAED. On ne peut pas imaginer de croisements généralisés qui se feraient de cette façon.

Je répète que nous sommes attentifs au fait que toute interconnexion doit être déclarée et répondre à des conditions de transparence et de sûreté. On ne peut pas tout croiser.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Vous me dites que le fichier de l'OFPRA ne peut pas être utilisé, mais j'ai fait un stage dans un commissariat et un tribunal et je peux vous assurer que, lorsque le substitut du procureur se renseigne sur une personne qui a été interpellée, il s'adresse au fichier pour savoir si la personne est déjà connue ou signalée et que sa situation administrative est donnée, qu'elle soit légale ou non. Par exemple, j'ai entendu de mes propres oreilles que l'on a dit de quelqu'un qu'il avait déposé une demande d'asile en cours d'examen.

M. François Giquel .- C'est autre chose. Tout ce que j'évoquais tout à l'heure était en dehors des pouvoirs de la police judiciaire et de l'autorité judiciaire qui, elle, dans les conditions du code de procédure pénal, a un droit d'accès à tout fichier existant, y compris, en cas de commission rogatoire, à vos propres tiroirs personnels.

Par ma part, je me plaçais uniquement dans le cadre de la gestion administrative ou de la police administrative. Dans le domaine de la police judiciaire ou, surtout, lorsqu'une autorité judiciaire délivre une commission rogatoire pour une enquête criminelle, il est vrai que tout fichier existant peut être consulté, mais cela entre dans le cadre des garanties du code de procédure pénal.

Mme Vuilliet-Tavernier .- Je vous réponds sur votre deuxième point au sujet d'EURODAC. Nous avons abordé cette problématique sous l'angle du fichier de l'OFPRA, puisque l'existence d'EURODAC induit une modification des fichiers de l'OFPRA, et nous avons eu l'occasion d'interroger le ministère de l'intérieur en 2003 sur les conditions dans lesquelles s'échangeaient des informations relatives aux empreintes digitales que détient en effet l'OFPRA, comme l'a dit M. Giquel. Il nous a été assuré que, pour ce qui est des informations qui transitaient par le ministère de l'intérieur, puisqu'il y a un point d'accès EURODAC, le ministère de l'intérieur ne conservait trace en aucune façon des relevés d'empreintes digitales qui lui étaient transmis par les autres autorités. De même, le ministère de l'intérieur nous a assuré qu'il ne conservait pas non plus la trace des jeux d'empreintes digitales que l'OFPRA peut transmettre.

Il faut tout de même relever que, du fait de la loi du 10 décembre 2003 qui a modifié la loi de 1952 relative au droit d'asile, il est maintenant prévu qu'en cas de rejet d'une demande de droit d'asile, le ministère de l'intérieur doit en être informé, c'est-à-dire qu'un point d'accès est installé au sein de l'OFPRA, ce qui va sans doute entraîner des modifications par rapport aux conditions antérieures de transmission des informations concernant les empreintes digitales. Quand vous parlez d'une modification du traitement AGDREF, cela risque aussi d'influer sur cette séparation jusque là existante entre les fichiers de l'OFPRA et ceux qui sont gérés par le ministère de l'intérieur.

M. Alain Gournac, président .- Je viens de voir un ensemble de décrets et les interconnexions interdites. Tout cela est très bien codifié.

Mme Catherine Tasca .- Le Parlement vient d'adopter un texte de loi présenté par M. Sarkozy pour lutter contre le terrorisme contenant diverses dispositions concernant les contrôles aux frontières. Pouvez-vous nous dire, dans ce nouveau texte, quels sont les points qui ont appelé des réserves de la CNIL et quelles sont ses préconisations pour la mise en oeuvre de ce texte ?

M. François Giquel .- Vous me demandez de m'exprimer sur une loi qui n'a pas encore été promulguée, mais qui a été votée et qui a fait l'objet d'une commission paritaire.

Mme Catherine Tasca .- En effet.

M. François Giquel .- L'avis de la CNIL a été donné il y a déjà un mois et il a été transmis à la fois au gouvernement et aux assemblées parlementaires. Vous savez en effet que nous avons fait nombre d'observations assez importantes et même relativement solennelles pour attirer l'attention de tous sur les risques que comportait non pas l'une ou l'autre des dispositions mais l'ensemble de celles-ci.

Nous disions que, même si des circonstances exceptionnelles pouvaient appeler des mesures exceptionnelles, ou même exorbitantes du droit commun, il convenait de mettre d'autant plus en oeuvre des garanties de nature exceptionnelle. Il est vrai que certains aspects du texte en prévoient, notamment le contrôle d'une personnalité qualifiée désignée par une autorité administrative indépendante, mais, sur d'autres points, nous aurions souhaité une solution au moins équivalente.

De même, nous aurions souhaité que, dans tous les cas, une date limite de mise en oeuvre soit fixée. Or je ne crois pas que ce soit le cas dans le dernier état du texte, alors que le droit est donné de consulter tous les fichiers administratifs de gestion de cartes d'identité et, en particulier, les fichiers dont je viens de parler et qui sont en cours de création.

Voilà pourquoi nous avons souhaité davantage de garanties. En effet, si tout le monde est conscient de la légitimité de prendre des mesures contre le terrorisme, il n'était pas impossible d'imaginer des mesures qui, sans nuire à l'efficacité, permettaient d'avancer plus clairement et précisément, non seulement sur la durée, comme je viens de le dire, mais dans la fourniture de la liste des services dûment habilités à agir, sans qu'il s'agisse pour autant d'une capacité d'extension généralisée à tous les services de police. En effet, le mot de « prévention du terrorisme » lui-même a une acception extrêmement large en matière de finalité. Je rappelle que la notion de finalité, pour la directive européenne comme pour toutes les instances qui sont impliquées dans ce domaine, s'entend d'une finalité non seulement légitime -par définition, le législateur a toute légitimité- mais aussi explicite et déterminée.

Pour tenir compte de tous ces éléments, nous avons effectivement demandé solennellement et publiquement d'avoir plus de garanties, mais, encore une fois, je n'ai pas à commenter la loi une fois qu'elle est votée. Cela dit, je pense que nous aurons à rendre des avis sur les différents textes d'application qui seront nécessaires, comme la loi l'a prévu.

M. Alain Gournac, président .- La loi est votée, en effet, mais il reste à l'appliquer.

Merci beaucoup, monsieur le président et madame la directrice, de tous les éléments que vous nous avez apportés et de la franchise de vos réponses.

Audition de M. Pascal CLÉMENT
garde des sceaux, ministre de la justice
(21 décembre 2005)

Présidence de M. Alain GOURNAC, vice-président

M. Alain Gournac, président .- Mes chers collègues, nous avons le bonheur d'accueillir M. Pascal Clément, garde des sceaux, ministre de la justice, qui va s'exprimer et répondre à vos questions.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Pascal Clément prête serment.

M. Pascal Clément .- Merci, monsieur le président. Je tiens à vous dire que c'est pour moi un bonheur partagé que de parler devant votre commission d'enquête qui s'intéresse au contrôle de l'immigration. Je note la présence d'un nombre de sénateurs femmes plus élevé que de sénateurs hommes et je salue la modernité de cette assemblée.

Le droit civil, et en particulier le droit de la famille, est confronté au défi de la pression migratoire. C'est un véritable problème qui est difficile à résoudre parce que nous savons que certaines règles du droit de la famille sont exploitées ou détournées à des fins migratoires. En même temps, il convient de ne pas perdre de vue que le droit de la famille n'a pas pour objet le contrôle des flux migratoires. D'ailleurs, nous savons que le droit à une vie familiale normale est consacré tant par la Constitution que par nos engagements internationaux et que chacun, quelles que soient sa nationalité et sa situation, doit pouvoir en jouir.

Sur un sujet sensible où les passions s'enflamment, il faut se donner le temps de la réflexion. Vous savez que le Gouvernement a mis en place un Comité interministériel de contrôle de l'immigration, que l'on appelle couramment le CICI, et je me réjouis que votre assemblée vienne, par cette commission d'enquête, apporter sa contribution à la réflexion.

De 1999 à 2003, le nombre de mariages célébrés en France entre Français et ressortissants étrangers a augmenté de 62 %. Aujourd'hui, sur 275 000 mariages célébrés en France chaque année, près de 50 000 sont des mariages mixtes. Dans le même temps, 45 000 autres mariages sont contractés à l'étranger par nos compatriotes, essentiellement avec des ressortissants étrangers. En définitive, près d'un mariage sur trois est un mariage mixte. Par voie de conséquence, 50 % des titres de séjour sont délivrés à des ressortissants étrangers conjoints de Français.

Ces chiffres démontrent que le contrôle des mariages est un enjeu migratoire important. C'est aussi un enjeu de défense de la valeur de l'institution matrimoniale dans notre société. Notre droit prévoit déjà un ensemble de procédures destinées à contrôler la validité de l'attention matrimoniale, principalement issues des lois de 1993 et de 2003.

Je rappelle que le législateur de 2003 a voulu que la lutte contre les mariages blancs soit un moyen de combattre la criminalité organisée et l'immigration clandestine. C'est pourquoi, une nouvelle infraction passible de cinq ans d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende a été créée pour ceux qui ont contracté un mariage aux seules fins d'obtenir ou faire obtenir un titre de séjour ou d'acquérir ou faire acquérir la nationalité française. De plus, les mêmes peines peuvent être requises en cas d'organisation ou tentative d'organisation de mariages frauduleux.

Ces peines sont portées à dix ans d'emprisonnement et 750 000 euros d'amende si l'infraction est commise en bande organisée. L'organisation de mariages blancs est le plus souvent le fait de réseaux demandant aux candidats au mariage de débourser de 12 000 à 15 000 euros et versant aux Françaises, souvent des personnes en situation de précarité, de 3 000 à 8 000 euros. Le rôle des groupements d'intervention régionaux est important pour démanteler ces filières et lutter contre la délinquance organisée.

Ces dispositions étant encore récentes, il existe à ce jour peu de données chiffrées fiables permettant une véritable analyse de l'activité des juridictions en la matière.

Quatorze condamnations ont été prononcées sur le fondement de ces dispositions en 2004, dont onze peines d'emprisonnement parmi lesquelles trois comportaient une partie d'emprisonnement ferme.

La circulaire du 13 mai 2003 relative à la lutte contre les fraudes à l'état civil donnait pour instruction aux parquets de sensibiliser les différents services administratifs sur l'obligation de dénoncer les faits pouvant être qualifiés de mariages blancs. Si ces faits sont caractérisés, la circulaire prévoit des poursuites systématiques des chefs de faux et usage, tentative d'obtention indue de documents administratifs et aide au séjour irrégulier.

Le Conseil constitutionnel a indiqué le 20 novembre 2003 que le caractère irrégulier du séjour d'un étranger peut constituer, dans certaines circonstances, un indice sérieux laissant présumer que le mariage est envisagé dans un but autre que l'union matrimoniale. Toutefois, la seule situation irrégulière d'un des futurs conjoints ne présume pas du caractère frauduleux de l'union demandée.

La loi du  26 novembre 2003, si elle a produit certains résultats, n'est cependant pas assez efficace et il est donc nécessaire d'aller plus loin. Il est notamment indispensable de renforcer le contrôle exercé sur la validité des mariages mixtes, qu'ils soient célébrés en France ou à l'étranger, et de décourager les ressortissants étrangers qui, en épousant un Français ou une Française, recherchent exclusivement le droit de rester sur notre territoire. Telle est l'ambition du projet de loi que j'ai présenté lors du Comité interministériel de contrôle de l'immigration, le 29 novembre dernier.

Son premier objectif est de mieux contrôler la réalité de l'intention matrimoniale des candidats au mariage.

Concernant les mariages célébrés en France, les lois de 1993 et de 2003 ont déjà apporté des outils importants.

Ainsi, la loi du 26 novembre 2003 a donné à l'officier de l'état civil la possibilité, s'il a un doute quant au projet de mariage qui lui est soumis, de s'entretenir avec les futurs époux avant la célébration du mariage. Cette audition est pour lui le moyen, en s'entretenant le cas échéant séparément avec chacun des futurs conjoints, de vérifier la réalité de leur intention matrimoniale.

Par ailleurs, si le doute se confirme à l'issue de cet entretien, l'officier de l'état civil peut alerter le ministère public. Depuis 1993, ce dernier a le pouvoir d'ordonner qu'il soit sursis à la célébration du mariage (pendant un délai qui a été porté en 2003 à deux mois au maximum), afin qu'une enquête plus approfondie soit réalisée. Le cas échéant, il peut même s'opposer à la célébration du mariage s'il est établi que celui-ci renferme une cause de nullité.

L'application de ces dispositions a déjà permis de faire échec à la conclusion de nombreux mariages blancs ou forcés. Ainsi, pour la seule année 2004, les procureurs de la République ont été saisis de 5 272 dossiers de ce type.

Toutefois, l'expérience a montré que de nombreux maires rencontrent des difficultés dans l'application de ce dispositif. En effet, il n'est pas toujours aisé, je le conçois, de déterminer quels éléments doivent les conduire à signaler aux parquets des dossiers qui peuvent justifier, au regard de la loi et de l'application qui en est faite par les tribunaux, que le ministère public s'oppose à la célébration du mariage.

Afin de répondre à leurs préoccupations, la chancellerie a diffusé, le 2 mai 2005, une circulaire expliquant les principales dispositions de la loi du 26 novembre 2003. Cette circulaire recense un certain nombre de critères non exhaustifs susceptibles d'être retenus. Elle demande également l'organisation de réunions de concertation sur ce sujet entre les maires et les procureurs. J'ai récemment réitéré cette demande lors d'une réunion avec les procureurs généraux : la coopération entre le parquet et les officiers de l'état civil doit être évidemment renforcée.

Au-delà, le dispositif législatif de contrôle des mariages célébrés en France peut être encore amélioré. C'est pourquoi je propose dans ce projet de loi une réécriture de l'article 63 du code civil qui énonce les formalités que doit accomplir l'officier de l'état civil afin de faire apparaître plus clairement le déroulement de la procédure. L'expérience a en effet montré que les maires procèdent à la publication des bans trop tôt alors que cette publication doit en principe clôturer l'examen du dossier de mariage. Il en résulte que, si des indices de mariage de complaisance sont découverts après la publication, il devient très difficile de s'opposer à la célébration.

Des améliorations seront donc prochainement apportées dans la constitution du dossier du mariage, mais elles ne constitueront pas un bouleversement du dispositif actuel.

Il convient d'avoir à l'esprit, en cette matière, les limites constitutionnelles qui ont été rappelées à deux reprises : il n'est pas question d'interdire le mariage avec un étranger en situation irrégulière, ni même de considérer qu'un mariage est suspect de complaisance du seul fait qu'un des candidats au mariage est un étranger en situation irrégulière.

De fait, les difficultés actuelles se concentrent davantage autour des mariages célébrés à l'étranger.

Actuellement, seuls les mariages célébrés par nos officiers consulaires peuvent faire l'objet d'un contrôle préalable similaire à celui exercé sur les mariages célébrés en France. Toutefois, l'essentiel de nos compatriotes se marient à l'étranger devant une autorité étrangère. Si la législation actuelle prévoit que, dans ce cas, ils doivent solliciter de nos autorités consulaires la délivrance d'un certificat de capacité matrimoniale, bien peu d'entre eux respectent cette obligation et aucune sanction n'est véritablement prévue. En pratique, en l'état du droit, notre contrôle ne s'exerce le plus souvent qu'a posteriori, c'est-à-dire à l'occasion de la transcription du mariage sur les registres de l'état civil.

Ce système est doublement insuffisant : d'une part, le mariage d'un Français célébré à l'étranger peut produire certains effets en France même sans avoir été transcrit ; d'autre part, le contrôle a posteriori est généralement trop tardif et les formalités préalables, qui, certes, existent, sont inefficaces.

Depuis le 1 er mars dernier, est entré en application le décret du 23 février 2005 qui confie au tribunal de grande instance de Nantes une compétence exclusive. Cette compétence s'exerce à la fois pour les décisions de sursis à transcription émanant des officiers de l'état civil consulaire et diplomatique et pour la poursuite en annulation des mariages célébrés à l'étranger. Cette réforme a été accompagnée de moyens nouveaux affectés au tribunal de Nantes. En particulier, le parquet a reçu quatre fonctionnaires et deux magistrats supplémentaires.

Cette centralisation a déjà permis en quelques mois de traiter l'ensemble des procédures dans un délai moindre et de manière uniforme. Chaque dossier fait l'objet d'une réponse dans le délai de six mois prévu par l'article 170-2 du code civil, et il n'y a plus de transcription par défaut. Toutefois, je souhaite aujourd'hui aller plus loin encore afin de clarifier et renforcer les procédures actuelles.

Je crois nécessaire de soumettre, mutadis mutandis , les mariages de Français à l'étranger aux mêmes règles et aux mêmes contraintes que les mariages célébrés sur notre territoire. Ainsi, je présenterai au cours du prochain semestre un nouveau dispositif qui sera regroupé dans le code civil sous un nouveau chapitre intitulé : « Du mariage des Français à l'étranger » entièrement consacré à cette question.

Bien sûr, l'indépendance souveraine des autorités étrangères prive l'autorité française de la possibilité d'empêcher la célébration de tels mariages. Toutefois, le projet de loi rétablira, pour nos compatriotes souhaitant se marier devant une autorité étrangère, l'obligation d'obtenir un certificat de capacité matrimoniale et fera peser sur le non-respect de cette obligation de véritables conséquences quant à la transcription du mariage.

Au terme de ce nouveau dispositif, les candidats au mariage seront auditionnés par l'officier de l'état civil diplomatique ou consulaire français qui pourra dénoncer au procureur de la République les mariages de complaisance. Dès avant la célébration du mariage, le procureur de la République pourra former opposition.

Si le mariage était néanmoins célébré par l'autorité étrangère, l'acte ne pourrait pas être transcrit sur les registres de l'état civil sans qu'un juge français l'ait ordonné. La saisine du juge incombera aux époux.

Quant aux époux qui se seraient mariés sans obtenir au préalable le certificat de capacité matrimoniale, ils ne pourraient obtenir cette transcription qu'à condition de se soumettre à l'audition à laquelle il aurait dû être procédé avant le mariage. En cas de suspicion de mariage blanc, c'est à eux qu'incombera la charge d'obtenir une décision du tribunal ordonnant la transcription.

L'efficacité de ce dispositif reposera également sur le fait qu'il sera désormais expressément prévu que seule la transcription permet de faire produire des effets en France à un mariage célébré à l'étranger.

J'ai également proposé, mais cela fera l'objet d'un texte différent, de limiter l'attractivité du mariage avec un ressortissant français en rendant plus restrictives les conditions dans lesquelles les conjoints de Français accèdent à la nationalité française.

En 2004, sur 75 753 personnes devenues françaises par déclaration de nationalité, 34 440, soit près de la moitié, le sont devenues à raison du mariage. Les déclarations souscrites sur le fondement de l'article 21-2 du code civil, c'est-à-dire à raison du mariage, sont donc les plus nombreuses. Cela doit conduire à être particulièrement vigilant sur leur régime juridique.

Parallèlement, les mariages entre personnes de nationalité française et étrangère augmentent, notamment ceux célébrés à l'étranger. Devant le risque de fraude, il est proposé de renforcer les conditions de souscription de la déclaration. Il convient ainsi d'augmenter de deux à quatre ans le délai de communauté de vie nécessaire pour souscrire la déclaration de nationalité française. En outre, cette exigence sera doublement renforcée : premièrement, par la nécessité d'une communauté de vie tant affective que matérielle constante entre les époux depuis le mariage et jusqu'à la souscription de la déclaration ; deuxièmement, par la résidence ininterrompue et régulière en France du conjoint étranger depuis trois années. En l'absence de résidence en France du conjoint étranger pendant trois ans, la communauté de vie sera portée à cinq ans.

De telles conditions permettront de subordonner l'acquisition de la nationalité française par le conjoint étranger à sa pleine intégration dans la communauté française, sans possibilité de fraude.

Enfin, les liens familiaux avec un Français et les liens historiques entretenus avec certains pays ont toujours été des facteurs importants pour acquérir la nationalité française.

Cependant, le droit doit s'adapter aux réalités de notre temps et s'assurer d'une intégration personnelle, pleine et entière de l'individu dans la société française pour décider de sa naturalisation. C'est pourquoi il est proposé que l'enfant dont le parent a acquis la nationalité française justifie, par delà ce lien familial, d'une résidence en France pendant cinq ans pour devenir français par naturalisation. Il en est de même pour le conjoint.

Il y aura bientôt un demi-siècle que les territoires anciennement sous souveraineté française sont devenus indépendants. Près de 40 000 personnes naturalisées l'année dernière étaient ressortissantes de ces pays. Leur jeune âge fait qu'à la différence de leurs ascendants, elles n'ont jamais participé à la vie citoyenne française. Dès lors, seule une résidence sur notre sol d'une durée de cinq années permettra de leur transmettre les valeurs républicaines de notre Etat et de garantir leur intégration dans la société française.

Vous avez également souhaité, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, connaître mes projets de réforme en ce qui concerne la fraude à l'état civil.

Premièrement, la loi du 26 novembre 2003 relative à l'immigration, à l'entrée et au séjour des étrangers en France et à la nationalité française a profondément modifié l'article 47 du code civil relatif à la force probante des actes de l'état civil étrangers.

Jusqu'à cette date, cet article 47 posait le principe de la force probante des actes de l'état civil étrangers dès lors qu'ils étaient faits en conformité des dispositions de la loi locale étrangère compétente. Depuis la réforme de 2003, la valeur probante des actes de l'état civil étrangers n'est plus absolue et il est devenu possible d'opposer des doutes sur leur authenticité ou leur véracité. Cela est extrêmement utile car nous savons que, dans certains pays, la fraude à l'état civil s'est généralisée.

Les alinéas 2 à 5 du nouveau texte proposent un dispositif de vérification de l'acte d'état civil litigieux par le parquet du tribunal de grande instance de Nantes saisi à l'initiative de l'intéressé qui s'est vu opposer les soupçons de l'administration. En deux ans, le procureur de la République de Nantes a été saisi seulement 29 fois et, compte tenu des conditions extrêmement rigides de la procédure, ces 29 saisines n'ont pu aboutir. En effet, soit leur auteur n'était pas compétent, soit les conditions de saisine n'étaient pas réunies, soit la procédure n'avait pas été respectée. Ce bilan souligne l'urgence qui s'attache à une simplification.

Deuxièmement, il faut une nouvelle réforme de l'article 47 du code civil.

Les travaux du comité interministériel du contrôle de l'immigration ont été l'occasion de reconsidérer ce texte. Le projet de loi que j'ai présenté ne remet pas en cause le principe de la force probante des actes de l'état civil étrangers mais il le précise.

La nouvelle rédaction de l'article 47 du code civil permettra à tout destinataire d'un acte de l'état civil étranger, qu'il s'agisse d'une administration ou d'un professionnel indépendant, d'en décider le rejet s'il est irrégulier ou frauduleux et ce, le cas échéant, après toutes les vérifications utiles. Dans un souci d'efficacité, une simplification de l'article 47 s'imposait par la suppression du mécanisme de sursis administratif et de vérification judiciaire.

Le nouveau dispositif prendra en compte les deux spécificités de la vérification de l'état civil étranger.

D'une part, la vérification prend du temps. En effet, en pratique la vérification de l'existence de l'acte original s'opère par une consultation, par les autorités consulaires françaises, des registres détenus par les autorités étrangères locales. La rapidité de ces observations dépend de la diligence des services étrangers sollicités et, en conséquence, varie d'un Etat à l'autre ainsi que des moyens dont disposent les autorités consulaires françaises à l'étranger.

D'autre part, la preuve, comme vous vous en doutez, est très difficile à établir. Il faut sortir de la logique binaire dans laquelle la charge de la preuve incombe soit à l'administration soit à l'administré.

Je rappelle que les articles 21 et 22 de la loi du 12 avril 2000 disposent que le silence gardé pendant plus de deux mois par l'autorité administrative sur une demande vaut décision implicite de rejet ou, au contraire, décision implicite d'acceptation.

Aux termes du nouvel article 22-1 que je propose d'introduire, les administrations qui se voient remettre un acte de l'état civil étranger sur la régularité duquel elles ont un doute disposent d'un délai supplémentaire de six mois, soit huit mois au total, pour instruire le dossier dès lors qu'elles font procéder à toutes vérifications utiles auprès des autorités étrangères compétentes. Par ailleurs, en cette matière, le silence de l'administration vaudra décision de rejet. L'intéressé sera informé, bien sûr, de cette demande de vérification.

Enfin, en cas de contestation de la décision de rejet d'une demande de délivrance d'un acte ou d'un titre, le juge saisi forgera sa conviction sur l'ensemble des éléments présents au dossier et ne pourra pas fonder sa décision exclusivement sur l'insuffisance des preuves apportées par l'administré ou par l'administration.

J'appelle votre attention sur le fait que cette réforme ne peut réussir qu'à une double condition : premièrement, que les administrations fassent preuve de vigilance dans leur appréciation du doute et ne se retranchent pas derrière la faculté de demander une vérification de l'acte d'état civil étranger produit ; deuxièmement, le maintien d'une étroite implication des postes consulaires dans les missions d'état civil.

Je souhaite aborder maintenant devant vous les questions touchant le traitement du contentieux du droit des étrangers.

Il s'agit premièrement d'examiner la procédure administrative de reconduite à la frontière.

En 2004, le nombre de requêtes dirigées contre des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF) enregistrées par les tribunaux administratifs a augmenté de 50 %. Depuis le 1 er janvier 2005, les appels en la matière ne sont plus jugés par le Conseil d'Etat mais par les cours administratives d'appel.

Le Conseil d'Etat, en sa qualité de juge suprême du contentieux administratif et de gestionnaire des juridictions administratives, a formulé un certain nombre de propositions qui recueillent mon assentiment.

La proposition principale réside dans la transformation de l'invitation à quitter le territoire français, qui n'a aujourd'hui aucune force juridique contraignante, en une obligation susceptible de faire l'objet d'une mesure d'exécution d'office. Le principal intérêt, du point de vue des juridictions administratives, consisterait en une diminution très importante du contentieux des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière. En effet, en cas de refus de délivrance de titre de séjour, l'éloignement de l'étranger pourrait intervenir sans qu'il soit nécessaire de recourir à une décision distincte de l'invitation à quitter le territoire.

L'occasion pourrait être saisie de réfléchir au traitement du contentieux des refus de titre de séjour qui pourrait être amélioré, notamment en ayant recours au juge statuant seul.

En effet, la contestation de l'invitation à quitter le territoire amènerait de manière presque systématique le juge à se prononcer sur le bien-fondé du refus du titre de séjour lui ayant servi de base légale.

Unifier le traitement de ce contentieux devant un magistrat statuant seul permettrait d'améliorer l'efficacité du traitement du contentieux des étrangers devant les juridictions administratives sans porter atteinte au droit des intéressés. En effet, les contentieux dévolus à un magistrat statuant seul peuvent toujours, en cas de difficulté, être renvoyés devant une formation collégiale.

Par ailleurs, le recours contre l'invitation à quitter le territoire serait suspensif afin d'éviter toute exécution intempestive avant que le juge n'ait statué sur la légalité de la décision.

La solution présentée subsidiairement par le vice-président du Conseil d'Etat semble indiscutablement justifiée. Il s'agit de porter de 72 heures à deux mois le délai imparti au juge pour statuer sur la légalité des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière notifiés par voie postale.

Il n'apparaît pas normal que le juge administratif soit contraint de statuer dans un délai très bref sur la légalité d'arrêtés de reconduite à la frontière qui, parce qu'ils ont été notifiés par voie postale, n'ont que peu de chances d'êtres mis à exécution.

En revanche, ce délai semble devoir être maintenu dès lors que l'intéressé est placé en rétention administrative, et ce même après une notification par voie postale de l'arrêté prescrivant sa reconduite à la frontière.

Enfin, je suis favorable au recrutement de magistrats administratifs honoraires pour traiter le contentieux des arrêtés de reconduite à la frontière, lequel ne présente pas de difficulté particulière et encombre très fortement un certain nombre de tribunaux administratifs.

Le deuxième point concerne la possibilité de délocaliser les audiences devant le juge des libertés et de la détention des étrangers maintenus en rétention ou placés en zone d'attente. La loi du 26 novembre 2003 en a reconnu le principe.

Après une visite en juin 2003 de la salle d'audience de Roissy construite sur l'initiative du ministère de l'intérieur, il s'est avéré que les locaux n'étaient pas adaptés aux besoins judiciaires et nécessitaient une importante reconfiguration. Ce ministère a repris en profondeur les agencements architecturaux et fonctionnels, en collaboration étroite avec la chancellerie et les utilisateurs. Le projet qui a reçu l'agrément de la chancellerie et des utilisateurs comporte la création d'une seconde salle d'audience. En effet, un simple réaménagement des locaux ne permettait pas de disposer d'une enceinte judiciaire clairement identifiée et directement accessible au personnel judiciaire et au public.

Compte tenu des délais relatifs aux études et à la réalisation des travaux, le bâtiment ne devrait pas être livré avant le début 2006. Je suis en attente d'informations de la part du ministère de l'intérieur qui est confronté à des problèmes de convention d'occupation des lieux et à des problèmes de distribution interne des locaux.

Sur l'utilisation de la salle d'audience de Coquelles, la cour d'appel de Douai a fait connaître qu'il n'y avait pas de difficultés particulières.

J'en viens à la situation des mineurs étrangers isolés.

Il n'existe aucun recensement quantitatif fiable sur le sujet des mineurs étrangers isolés. En l'état actuel, les données statistiques des juridictions et des services de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse (DPJJ) ne permettent pas de connaître le volume d'activité engendré par le contentieux judiciaire des mineurs étrangers isolés.

Le rapport de l'IGAS de janvier 2005 fait apparaître que les départements hors Paris ont vu le nombre des mineurs étrangers isolés accueillis augmenter de 16 % entre 2001 et 2003. L'arrivée de ces mineurs sur des départements autrefois peu concernés paraît toujours d'actualité. Toutefois, ils restent très concentrés sur les grands centres urbains, les zones frontalières et à proximité des ports et des aéroports.

S'agissant de l'action de la justice en direction de ces publics :

- en premier lieu, le mineur étranger isolé étant dépourvu de représentants légaux sur le territoire, la loi du 4 mars 2002 prévoit la désignation d'un administrateur ad hoc pour l'assister et le représenter dans les procédures judiciaires et administratives ;

- en deuxième lieu, une fois le mineur admis sur le territoire et libéré de la zone d'attente, se pose la question de sa prise en charge : pour répondre à ce problème, des structures d'hébergement ad hoc ont été mises en place, telles que le Centre d'accueil pour mineurs demandeurs d'asile (CAOMIDA) situé à Boissy-Saint-Léger ;

- enfin, la DPJJ examine actuellement les conditions d'habilitation de plusieurs associations candidates pour exercer des mesures d'investigation et d'orientation éducatives spécialement dirigées vers les mineurs étrangers isolés.

Par ailleurs, la prise en charge judiciaire des mineurs étrangers isolés donne lieu à des pratiques variables d'une juridiction à l'autre. C'est pourquoi j'ai décidé la mise en place d'un groupe de travail, piloté par la direction de la protection judiciaire de la jeunesse et chargé de réfléchir aux questions juridiques posées par l'intervention judiciaire auprès des mineurs étrangers isolés. Ce groupe va déposer ses conclusions dans les prochains jours.

Je souhaite que cette réflexion puisse constituer une base pour l'élaboration, courant 2006, d'une circulaire d'instruction aux parquets. L'objectif est d'offrir des préconisations uniformes de traitement des procédures à l'ensemble des parquets.

De plus, mon ministère développe une action au plan international. Afin de favoriser les contacts entre les divers acteurs des services des Etats français et roumain, un groupe de liaison opérationnel (GLO) a été mis en place à titre expérimental en application de l'accord bilatéral signé le 4 octobre 2002.

Enfin, la loi du 26 novembre 2003 a exigé qu'un mineur soit confié à l'ASE depuis au moins trois années pour acquérir la nationalité française. Auparavant, aucune condition de durée n'était exigée. Plus généralement, les statistiques d'activité des tribunaux mettent en évidence une diminution de l'ensemble de l'activité liée à la minorité et à la nationalité.

Ces statistiques ne font malheureusement pas apparaître de données chiffrées relatives aux mineurs étrangers isolés recueillis par les services des conseils généraux ou de la protection judiciaire de la jeunesse et ayant acquis la nationalité française.

La loi du 26 novembre 2003 est encore trop récente pour pouvoir l'évaluer. Toutefois, le délai de trois ans paraît suffisant : il interdit l'acquisition de la nationalité française aux grands adolescents recueillis, il permet de veiller à la bonne adaptation des mineurs accueillis plus jeunes et, surtout, il laisse le temps de procéder à des vérifications sur leur situation individuelle.

J'en viens, enfin, à la dépénalisation de l'immigration irrégulière.

Afin de lutter contre la surpopulation des prisons, la commission d'enquête du Sénat sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires (qui date de juin 2000) a préconisé la dépénalisation des infractions aux règles de l'entrée et du séjour des étrangers en France. Le rapport d'enquête rappelle que la législation sur le séjour des étrangers prévoit aujourd'hui une peine d'un an d'emprisonnement pour ce qu'il est convenu d'appeler les « sans papiers ». Les rapporteurs, MM. Hyest et Cabanel, considèrent que cette mesure a comme effet pervers d'encombrer les prisons, ce qui contribuerait à la dégradation des conditions de détention, notamment dans les grandes maisons d'arrêt.

J'ai le regret de vous dire que le Gouvernement ne partage pas l'analyse de ce rapport et qu'il n'est donc pas favorable à la dépénalisation du délit de séjour irrégulier, et ce pour deux raisons.

En premier lieu, il n'est pas exact de soutenir que ce délit est l'une des causes de la surpopulation carcérale. Le nombre d'étrangers condamnés à une peine d'emprisonnement ferme pour ce seul délit est, franchement, marginal. La plupart des étrangers en situation irrégulière qui sont détenus dans les établissements pénitentiaires le sont soit pour d'autres infractions, soit pour le délit de refus d'embarquement, mais les étrangers à qui il est reproché ce seul délit de séjour irrégulier font, la plupart du temps, à l'issue de leur garde à vue, l'objet d'une procédure administrative de reconduite à la frontière et non de poursuites.

La nécessité de privilégier la voie administrative et non la voie pénale dans un tel cas a d'ailleurs été régulièrement rappelée aux parquets et aux préfets ces dernières années et une nouvelle circulaire commune du ministère de la justice et du ministère de l'intérieur en ce sens devrait être diffusée dans les prochains jours. Au demeurant, les réformes récentes, notamment celle qui allonge la durée de la rétention administrative préalable à la reconduite à la frontière, sont venues renforcer l'efficacité de la voie administrative.

En second lieu, la dépénalisation de cette infraction poserait deux types de problème.

En droit, elle ne permettrait plus l'arrestation et le placement en garde à vue des étrangers en situation irrégulière alors que ces mesures sont nécessaires à la fois pour permettre la mise en oeuvre de la procédure de reconduite administrative, mais aussi, dans certains cas, pour permettre des enquêtes relatives aux filières clandestines d'immigration.

En opportunité, cette dépénalisation risquerait d'être interprétée comme la volonté du Gouvernement de lutter de façon moins efficace contre l'immigration clandestine, de baisser la garde, en quelque sorte, ce qui ne correspond pas, vous le savez, à la réalité et n'est évidemment pas souhaitable.

Mesdames et messieurs les sénateurs, l'immigration est un défi majeur pour notre société. Il convient, dans le respect de nos principes républicains, de l'aborder avec lucidité et avec détermination. En tout cas, tel est mon engagement.

M. Alain Gournac, président .- Monsieur le ministre, nous vous remercions de votre propos. Vous nous avez parlé il y a un instant de la salle d'audience de Roissy que nous avons visitée la semaine dernière. Nous avons passé une matinée avec la police aux frontières et nous sommes allés également voir cette salle. Les réactions qu'elle suscite sont contrastées.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Dans le prolongement de ce que vient d'indiquer le président, nous avons effectivement vu, à Roissy, une très belle salle d'audience qui est inutilisée. Certes, nous comprenons les problèmes matériels. Pour autant, les avocats que nous avons entendus contestent le principe de tenir des audiences sur place et souhaitent venir au palais de justice.

M. Pascal Clément .- C'est uniquement cela.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Pourtant, les choses ne se passent pas aussi mal dans d'autres départements. Est-ce un microclimat ou une position générale ?

M. Pascal Clément .- Depuis le début, les avocats de Bobigny sont opposés à cette audience annexe du tribunal de grande instance de Bobigny. Je les ai reçus lorsque j'étais président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. Les raisons qu'ils ont invoquées ne m'ont pas convaincu.

Ils m'ont dit notamment que, les embouteillages aidant, cela les retenait pendant un après-midi ou une journée pour aller défendre un certain nombre d'étrangers présentés au juge. Or il serait très intéressant, pour l'Ordre des avocats de Bobigny, d'avoir une permanence et, ainsi, d'avoir un certain nombre d'avocats à disposition en permanence, d'autant plus qu'entre les magistrats et la police aux frontières, il y a moyen d'organiser les périodes dans lesquelles sont transférés les étrangers en situation irrégulière.

Les avocats sont comme tout citoyen : ils doivent se conformer à la loi. Par ailleurs, je me demande s'il est bien nécessaire de dépenser tant d'argent pour construire une deuxième salle d'audience.

Comme je vous l'ai dit, pour ce qui est de Coquelles, il n'y a aucun problème avec les avocats de la cour d'appel de Douai et on constate qu'en 2004, cette salle d'audience a très bien fonctionné : 2 100 décisions y ont été rendues, dont 1 951 prolongations et 158 remises en liberté. Il en a été de même en 2005.

Dans un cas, les avocats jouent le jeu alors qu'il y a aussi des problèmes d'éloignement. Entre Coquelles et Douai, il y a un grand nombre de kilomètres et, à Roissy, ce n'est pas tant un problème de distance que de délai mais cela revient au même.

M. Alain Gournac, président .- Le avocats souhaitent que l'accès à la salle d'audience soit séparé de l'entrée de la zone d'attente. Un tel aménagement semble faisable d'audience. Le problème, c'est qu'on demande une salle des pas perdus et une deuxième salle.

M. Pascal Clément .- C'est ridicule ! Pourquoi ne voudraient-ils pas aussi une coupole et une flèche, dans ce cas ?...

M. Alain Gournac, président .- Ils demandent surtout une deuxième salle.

M. Bernard Frimat .- Monsieur le ministre, merci de votre communication. Nous sommes sur un sujet difficile et délicat qu'il faut essayer d'aborder avec le plus de sérénité et de retenue possible dans un climat global marqué par la progression de la xénophobie.

Le droit des étrangers est un sujet sensible faisant appel à des principes contradictoires : respect de la souveraineté nationale, d'un côté, respect des droits de l'homme, de l'autre.

Je souhaite d'abord vous poser une question pour obtenir de simples précisions chiffrées, sachant que vos services pourront peut-être nous donner la réponse plus tard. Vous avez évoqué une augmentation de 62 %, de 1999 à 2003, des mariages célébrés entre Français et ressortissants étrangers et vous vous arrêtez aujourd'hui sur un chiffre de 50 000 mariages mixtes sur 275 000 mariages célébrés en France. Quelle est la répartition entre Françaises et Français ? Dans le mariage mixte, a-t-on une égalité entre les hommes français et les femmes françaises ?

Ma crainte est que les mariages mixtes fassent l'objet d'une suspicion systématique de fraude, alors que la plupart d'entre eux sont fructueux. Cela pourrait être regrettable pour l'image de la France dans un certain nombre de pays.

Sur un autre aspect, vous avez évoqué les mariages frauduleux et les mariages blancs, mais vous n'avez pas du tout évoqué les mariages forcés. A cet égard, je ferai allusion notamment aux travaux de la délégation de l'Assemblée nationale au droit des femmes qui a posé une série de questions fort judicieuses. Ne pensez-vous pas que, vis-à-vis des jeunes filles françaises d'origine étrangère mariées en France ou à l'étranger, il y aurait intérêt, dans nos consulats, à faire en sorte que ce problème du mariage forcé puisse être évoqué et n'y aurait-il pas une possibilité de saisine mise en oeuvre par les intéressées elles-mêmes, victimes de ces mariages forcés, puisque, là aussi, nous sommes dans le cadre de la protection des gens ?

M. Pascal Clément .- Sur le premier point, je serai rapide parce que je ne sais pas répondre et que les services n'ont pas fait ce type de répartition entre le nombre d'hommes et de femmes étrangers ou étrangères dans les mariages mixtes. Je rappelle d'ailleurs que la CNIL est très vigilante sur les traitements automatisés de données à caractère personnel et les interconnexions de filières.

Quant à la lutte contre les mariages forcés, j'observe que l'Assemblée nationale vient d'adopter la proposition de loi sénatoriale sur la lutte contre les violences conjugales, qui prévoit de relever de 15 à 18 ans l'âge du mariage pour les femmes. Elle a enrichi ce texte en y intégrant des propositions de sa mission d'information sur la famille. Vous avez dit vous-même que c'était aux jeunes filles de dénoncer ces situations, mais je pense qu'il ne faut pas méconnaître l'autorité des parents. Ces jeunes filles n'ont souvent guère de contacts avec l'extérieur. Beaucoup n'on ni la personnalité ni l'opportunité de se plaindre. Il ne faut pas croire qu'il est une chose facile de lutter contre cet état de chose : on le sait bien quand on parle à ces jeunes filles.

D'une manière générale, il faut retenir cette obligation d'auditionner les futurs époux. Vous parliez des mariages fructueux entre étrangers et on peut vraiment dire que ce qui se passait il y a cinquante ou trente ans n'a plus rien à voir avec ce qui se passe aujourd'hui où on cherche désormais à avoir accès aux pays riches, aux pays qui ont des prestations sociales. Nous voyons bien que toute l'Europe est concernée à des titres divers. Nous constatons aussi, car il ne faut jamais oublier d'aller regarder ailleurs ce qui se passe dans ces domaines, que non seulement nous ne sommes pas les plus exigeants mais que nous sommes dans le bas de la fourchette sur l'immigration.

On peut trouver de belles âmes qui nous expliquent que c'est trop, certes, mais ces personnes doivent voyager pour voir ce que font les Anglais, les Allemands et, surtout, les Italiens. Dans tous ces pays, le droit concernant l'immigration est devenu de plus en plus sévère et exigeant parce que cela concerne absolument tout le monde.

Le projet de loi que j'ai présenté devant le CICI, a pour objet de faire en sorte que les auditions des deux conjoints soient séparées et faites l'une après l'autre. En effet, il est évident que si l'un est sous la tutelle psychologique et l'autorité morale de l'autre, ce type d'opération sera purement formel.

Quant à l'acquisition de nationalité, comme vous l'avez vu dans mon propos, nous avons 34 000 naturalisations par an qui se font à partir du mariage, soit la moitié des naturalisations françaises annuelles, et c'est donc un sujet qu'il faut regarder avec attention. C'est ce que nous faisons.

M. Alain Gournac, président .- Je vous remercie.

Mme Eliane Assassi .- Merci, monsieur le ministre, de vos propos qui n'appellent pas de questions particulières de ma part tout simplement parce qu'ils ne m'étonnent pas du tout. Je trouve qu'ils sont effectivement en cohérence avec d'autres textes passés ou à venir du Gouvernement qui ont tendance à stigmatiser une certaine partie de la population de notre pays. Cela dit, ce n'est pas parce que je n'ai pas de question que je ne souhaite pas vous interpeller. Je le ferai sur deux points.

Le premier est la salle d'audience de Roissy. Je suis élue de la Seine-Saint-Denis, j'y vis depuis 47 ans, je connais beaucoup de gens, de magistrats et d'avocats et je ne crois pas que la raison première que ceux-ci évoquent pour ne pas se rendre à la salle d'audience de Roissy soit simplement l'éloignement entre Roissy et Bobigny : il suffit de dix minutes pour s'y rendre. Je crois en fait que c'est une question de fond que nous n'allons pas régler ici et qu'ils sont nombreux à poser : celle d'une justice d'exception qui serait rendue dans ce lieu. Il ne s'agit pas du tout d'une question de distance entre Roissy et Bobigny et je n'apprécie pas beaucoup que l'on minore cette problématique.

Le deuxième point que je souhaite aborder concerne les étrangers retenus en prison. A l'occasion de la journée internationale des droits de l'homme, j'ai eu l'occasion d'aller visiter la maison d'arrêt de Villepinte, dont les personnels nous ont fait savoir que beaucoup de détenus étaient effectivement des étrangers en situation irrégulière non pas du fait qu'ils avaient refusé d'embarquer ou qu'ils auraient commis une infraction mais simplement parce que, pour la majorité d'entre eux, ils avaient été arrêtés sur la voie publique démunis de papiers. Je m'étonne donc de ce que vous nous avez dit tout à l'heure.

M. Pascal Clément .- Vous m'avez dit, madame Assassi, que mes propos ne vous surprenaient pas et je n'oserai pas vous répondre que les vôtres ne me surprennent pas non plus, même si je meurs d'envie de le faire... (Rires.)

Cela dit, il y a une chose qui ne devrait pas nous distinguer. Cette politique n'est pas faite pour stigmatiser, pour reprendre vos termes, mais pour permettre aux personnes qui immigrent en France de s'intégrer. Or nous savons que, si c'est fait de façon anarchique et désordonnée, nous ne pourrons pas intégrer ces personnes. Nous pourrions au moins nous mettre d'accord là-dessus et c'est vraiment la finalité de notre politique.

Sur Bobigny, l'argument de fond, c'est l'obligation de respecter la loi. On peut critiquer la loi, mais on est obligé de s'y soumettre.

Quant à cette notion de justice d'exception, les bras m'en tombent ! Qu'est-ce qu'une justice d'exception ? Soit c'est un tribunal d'exception, c'est-à-dire spécifique et prévu pour ce type de délit, ce qui n'est pas le cas, soit ce sont des procédures d'exception avec des droits de la défense qui seraient minorés, par exemple, ce qui n'est pas le cas non plus puisqu'on demande justement aux avocats d'y venir. S'ils n'y vont pas, ce sont en fait eux-mêmes qui transformeraient cette justice en justice d'exception.

Par conséquent, je veux bien qu'on me fasse toutes les critiques, mais n'utilisez pas ce mot qui, vraiment, ne s'applique pas, car une justice d'exception supposerait une procédure particulière alors que je vous répète qu'il n'y a pas de procédure particulière pour ce tribunal.

S'agissant ensuite du nombre d'étrangers détenus uniquement parce qu'ils seraient en situation irrégulière, les chiffres sont faibles et c'est aussi une fausse idée de l'opinion publique. Les étrangers qui sont détenus le sont pour d'autres raisons, parce qu'ils ont commis des délits et cela ne concerne que très peu de gens, du moins pas ceux qui sont visés par notre discussion.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Si vous me le permettez, monsieur le ministre, je vais poser des questions, mais je tiens également à réagir sur votre dernière intervention. En effet, lorsque vous dites qu'il n'y a pas de procédures d'exception, je ne suis pas d'accord. Comme le Syndicat de la magistrature nous l'a dit lui-même, il y a en effet des procédures d'exception en ce sens qu'il y a des procédures expéditives, qu'il n'y a pas souvent de recours suspensifs et qu'il n'y a pas d'interprètes dans les centres de rétention. De ce fait, l'étranger n'ayant pas toujours les moyens financiers, mais surtout humains, de faire appel à un interprète, le droit de la défense est largement grignoté.

M. Pascal Clément .- Puis-je vous poser une question ? Quelle est la différence avec Bobigny ? C'est la question qui se pose.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je veux dire que tous les centres de rétention se retrouvent aujourd'hui en procédure d'exception parce qu'il n'y a pas d'interprètes.

M. Pascal Clément .- C'est polémique. La procédure d'exception, en droit, veut dire quelque chose et cela n'a rien à voir avec ce que vous voulez dire. Vos termes sont incorrects.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Pas du tout !

M. Pascal Clément .- Ce n'est pas une procédure d'exception. Vous pouvez critiquer le manque d'interprètes, mais c'est un autre débat.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Ce n'est pas du tout un autre débat, monsieur le ministre. Si la demande d'asile n'est pas déposée en français, elle n'est pas recevable. Or, s'il n'y a pas d'interprète, comment voulez-vous faire pour déposer une demande d'asile en français ? Il y a bien là une violation du droit à la défense de l'étranger.

Par ailleurs, je peux évoquer tout ce qui entoure le recours qui n'est pas suspensif. Cela fait que, récemment, la personne était déjà expulsée quand son recours est arrivé et a invalidé l'expulsion, mais qu'on ne peut pas la faire revenir parce que, pour avoir un visa, c'est beaucoup trop difficile. Nous sommes donc bien face à une violation du droit de la défense. C'est pourquoi je parle d'une procédure d'exception.

Par ailleurs, je tiens à dire que, dans tout ce que vous nous avez proposé, il y a non seulement une suspicion généralisée mais également des amalgames. Quand vous parlez de criminalité organisée, vous savez bien que l'immigration clandestine n'est pas une criminalité organisée. Certes, les immigrés clandestins sont souvent victimes de la criminalité organisée, mais ce ne sont pas eux qui la font.

M. Pascal Clément .- Nous parlons de la même chose : du réseau mafieux qui permet cette immigration. Puis-je vous raconter ce que j'ai lu hier ?

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Vous pourrez me répondre, monsieur le ministre, mais je souhaiterais terminer mon intervention.

Vos propos relatifs à la délinquance organisée comportaient des amalgames qui ne sont pas sains.

De même, comme ma collègue le disait tout à l'heure sur les prisons, je suis allée le 10 décembre dans les prisons, mais aussi avant et, dans toutes les prisons que j'ai visitées, j'ai constaté qu'entre 50 et 60 % des personnes étaient là parce qu'elles étaient sans papiers : entre le refus d'embarquement ou le refus de décliner son identité, on trouve toujours des délits, mais ce n'est qu'un lien de cause à effet et c'est bien parce qu'elles sont sans papiers qu'elles se retrouvent en prison.

Dès le départ, vous avez commencé en parlant du détournement du droit de la famille, ce qui m'a heurtée immédiatement parce que je me suis dit que c'était encore une suspicion supplémentaire. Ensuite, en écoutant très attentivement vos propos, je me suis posé en particulier deux questions.

La première concerne les mariages des Français à l'étranger que l'on va contraindre aux mêmes règles que ceux qui sont célébrés sur notre territoire, ce qui est déjà le cas.

M. Pascal Clément .- Non.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Si ! Lorsqu'on est français, on doit passer devant le consulat de France et on est obligé d'obéir aux mêmes règles. C'est le droit français qui s'applique.

M. Pascal Clément .- Vous pouvez vous marier sous le droit anglais si cela vous fait plaisir. Donc ce n'est pas exact.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- C'est vrai, mais soyons raisonnables : je parle là des Français.

M. Pascal Clément .- On peut être tout à fait raisonnable et se marier sous le droit anglais.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Le droit anglais permet aussi certains mariages mixtes qui ne correspondent pas à la même mixité que celle à laquelle vous pensez.

Cela dit, en ce qui concerne les mariages célébrés dans les consulats français en Algérie, au Maroc, en Tunisie ou en Afrique en général, on sait bien qu'à partir du moment où les époux sont français, ils ont fait le choix, puisqu'ils viennent devant le consulat français, de se soumettre à la législation française et donc au mariage français.

Or on a l'air d'oublier les doubles nationaux. Si je considère le double national qui décide de se marier devant l'officier de l'état civil algérien alors qu'il est aussi français, va-t-on le contraindre aux mêmes conditions que le droit français alors que vous parlez de l'indépendance souveraine des autorités étrangères ?

Imaginons le cas d'un Algérien, qui peut aussi être français, qui fait le choix de se marier pendant les vacances, en famille, devant l'autorité algérienne. Comment allez-vous le soumettre aux conditions françaises ?

J'ai une deuxième question qui concerne la durée de vie commune. Comment voulez-vous qu'il y ait une durée de vie commune de trois ans lorsqu'on sait que, lorsqu'une personne se marie, pour faire venir sa femme ou son mari, elle a de grosses difficultés dans le cadre du regroupement familial et pour faire reconnaître son mariage ? Comment va-t-on faire valoir une communauté de vie de trois ans si autant de contraintes empêchent cette vie commune ? Ces contradictions me semblent une réalité lorsqu'on regarde votre projet.

M. Pascal Clément.- La première chose qui vous choque c'est l'expression « bandes organisées ». Tout d'abord, vous savez que c'est une expression du code pénal et que les sanctions sont plus lourdes quand on agit en bande organisée que si on est tout seul. Je souhaiterais donc dédramatiser ce qu'il y a de dramatique pour vous.

Deuxièmement, je vais vous raconter ce que je souhaitais vous rapporter. Hier, je suis allé visiter la brigade des mineurs à Paris et j'y ai rencontré des hommes et des femmes, surtout des femmes, remarquables et responsables. Ce sont eux -je le dis entre parenthèses- qui recueillent la parole de l'enfant, ce qui rejoint tout le problème d'Outreau, et c'est pourquoi j'y suis allé.

J'ai vu là-bas deux étrangers en garde à vue dont l'un était indien, ne parlait pas ni un mot d'anglais, ni un mot d'hindi, ni un mot de français. Il ne parlait en fait aucune langue, ce qui est pittoresque, et avait perdu ses papiers. Ce garçon pleurait, ce qui m'a un peu ému, et lorsque j'en ai demandé la raison, on m'a dit qu'il était mineur, que c'était une mafia qui l'avait fait venir, que les parents n'avaient pas payé le passage et qu'il était obligé de voler et de commettre des délits de tous ordres pour rembourser ses passeurs.

Il était en rétention et j'ai cru comprendre, même si je ne suis pas sûr du détail, qu'il allait être libéré et qu'il allait probablement prendre une sacrée correction des mafieux en question.

Ce sont à ces gens que je fais allusion en parlant de bandes organisées. Arrêtez de rêver !... (Réaction de Mme Boumediene-Thiery.) Il est bien d'aller visiter la salle d'audience de Roissy, mais allez voir la police, allez voir sur le terrain ce qu'est l'immigration clandestine et vous verrez ce qui se passe.

Votre langage est incroyablement angélique et c'est d'ailleurs affreux parce que ce jeune, une fois relâché, sera de nouveau la proie de sa mafia.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Il sera au moins protégé en tant que mineur.

M. Pascal Clément .- On le mettra dans un foyer pendant un an et il sera libre à 18 ans.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Cela durera quand même au moins un an et il sera protégé.

M. Pascal Clément .- Comme il est mineur, il ne peut faire l'objet d'une mesure d'éloignement, comme vous le savez.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Il peut être aussi protégé en tant que jeune majeur.

M. Pascal Clément .- Ce n'est pas obligatoire. Je veux dire que, dans ces affaires, vous ne vous rendez pas compte que la bande organisée existe.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Nous le savons bien !

M. Pascal Clément .- Dans ce cas, vous ne pouvez pas trouver anormal que ce soit prévu dans le texte de loi.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Ce n'est pas contre les jeunes qui en sont victimes qu'il faut agir.

M. Alain Gournac, président .- Je vous prie de laisser le ministre vous répondre.

M. Pascal Clément .- Pour notre part, nous faisons du droit et vous faites, vous, du romantisme. Essayez donc de faire du droit.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je ne fais pas du romantisme du tout.

M. Pascal Clément .- Bien sûr que si ! Allez voir et vous comprendrez.

Ensuite, vous avez parlé de la validité du mariage. Si vous vous mariez en Algérie, tout cela est valide et parfait, mais pour que cet acte juridique passé en Algérie produise ses conséquences en France, nous avons fixé des conditions : il s'agit de suivre ce que prévoit le projet de loi, c'est-à-dire de passer devant un officier de l'état civil et d'expliquer que l'intention du mariage est bien réelle. Pour obtenir la transcription du mariage, il faut détenir le certificat de capacité matrimoniale donc être reçu en audition. Autrement dit, vous pouvez très bien vous contenter du mariage en Algérie ou ailleurs, mais si vous voulez la transcription, vous entrez dans le système des étrangers ou des mariages mixtes qui ont lieu en France : nous imposons à l'étranger ce qui se passe aujourd'hui en France de par la loi de 2003. Voilà la différence.

Mme Catherine Tasca .- Je commencerai par faire une remarque sur le fond de notre débat qui, comme l'a dit Bernard Frimat, est d'une très grande importance. Je pense en effet qu'il est de l'intérêt de tous les Français de créer les conditions d'une immigration régulière et d'une bonne intégration de populations d'origine étrangère dont, à bien des égards, nous avons besoin. Je pense donc que nous pouvons partager cet objectif.

En revanche, de ce côté-ci de la table, car c'est là où nous divergeons, nous nous efforçons de faire entendre au Gouvernement que l'accumulation des mesures législatives -je ne parle même pas des déclarations et opérations médiatiques- touchant à la situation, à l'accueil ou au séjour des étrangers, de notre point de vue, crée ou attise, comme cela a déjà été dit, un climat de défiance à l'égard des étrangers, voire de rejet et de xénophobie. Par conséquent, attention, monsieur le garde des sceaux.

Vous nous avez appris que vous alliez présenter un projet de loi, mais vous ne nous avez pas dit dans quel délai.

M. Pascal Clément .- Au cours du premier semestre.

Mme Catherine Tasca .- Il s'agit donc d'un texte dont nous venons d'avoir l'analyse. Or votre collègue, M. Nicolas Sarkozy, qui vient de faire adopter un texte sur le terrorisme, nous a annoncé ici même, il y a quelques jours, qu'il préparait un nouveau projet de loi concernant également l'immigration pour la rentrée.

Nous disons donc au Gouvernement qu'il faut faire attention à cela parce que, premièrement, cela ne contribue pas à créer les bonnes conditions d'une immigration régulière, deuxièmement, cela ne nous aide pas dans la politique d'intégration des étrangers et, troisièmement, encore une fois, on souffle sur un feu dont je pense qu'ici, tout le monde sera d'accord pour dire qu'il est extrêmement dangereux : le feu de la xénophobie.

C'est ma remarque de fond.

Maintenant, dans votre projet de loi, monsieur le garde des sceaux, vous avez évoqué à deux reprises un nouvel allongement du délai pour acquérir le droit de demander la nationalité après mariage.

M. Pascal Clément .- Le délai est en fait de trois ans plus deux, soit cinq ans.

Mme Catherine Tasca .- Vous l'assortissez de la même condition pour les enfants nés de ce type de mariage. La question que je me pose est la suivante : quelle sera l'interprétation sur la continuité du séjour ? Faudra-t-il soustraire de la continuité du séjour les périodes passées dans le pays de l'autre parent ou cela entre-t-il dans le calendrier ?

Le fait d'avoir des enfants est une preuve de vraie vie familiale et, dans ce cas, je pense qu'il faut accepter l'idée que ces familles se rendent périodiquement dans le pays d'origine de l'un ou l'autre des parents. Il faut que ce que soit dit, monsieur le garde des sceaux.

M. Pascal Clément .- Personne ne vous empêchera d'aller en vacances où que ce soit. En revanche, si vous faites votre scolarité dans un pays étranger plutôt qu'en France, cela change tout.

Si vous le permettez, je vais répondre à vos questions en commençant par vous remercier de votre propos liminaire, puisque nous le partageons. Il est heureux de montrer aux Français que nous ne sommes pas toujours en désaccord sur tout. Le but est d'arriver à une intégration réussie et, pour ce faire, nous prenons un certain nombre de moyens les uns et les autres.

Cependant, vous me permettrez de dire que ce n'est pas « comme d'habitude ». Vous m'opposez le fait que notre instabilité juridique en matière d'immigration irait dans la fréquence du balancier de l'alternance. Or, s'agissant du projet de loi que je vous ai annoncé, il porte sur un sujet dont on n'a jamais parlé : le problème du mariage à l'étranger d'un Français avec un étranger. L'idée est de combler un vide juridique. C'est donc totalement nouveau et ce n'est pas en réaction à des situations précédentes.

Nous venons en effet de constater que la moitié des naturalisations provenait de ces mariages et qu'il y avait donc, habilement, de la part d'un certain nombre d'intéressés, une fraude au mariage. Nous répondons à un problème concret qui se présente à nous et nous le faisons non pas d'une façon idéologique ou pour stigmatiser. Allez interroger les agents de la police aux frontières ou de la police nationale ; ils vous diront que c'est tellement criant que le législateur ne peut pas ne pas s'en occuper. Le problème n'est pas idéologique mais franchement pratique.

Mme Catherine Tasca .- Mais il a des conséquences idéologiques. On est en train d'allumer le feu de la xénophobie qui ne demande qu'à se développer.

M. Pascal Clément .- Oui, mais en étant trop laxiste, on allume aussi le feu de la xénophobie, et vous en savez quelque chose. Je parle de votre parti et non pas de vous.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Vous n'avez pas répondu à l'une de mes questions : celle qui porte sur la durée de la communauté de vie que vous passez de trois ans à cinq ans. Vous indiquez qu'en l'absence de résidence en France du conjoint étranger pendant trois ans, la communauté de vie sera portée à cinq ans...

M. Pascal Clément .- Excusez-moi, mais si ce sont des gens qui se marient vraiment, qui ont des enfants vraiment et qui sont français vraiment, qu'est-ce qui vous gêne ?

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Rien du tout. Je pense simplement au fait qu'ils n'ont pas l'autorisation du regroupement familial.

M. Pascal Clément .- Etes-vous en train de prendre la défense des fraudeurs ou voulez-vous défendre les gens qui veulent vraiment s'installer en France pour devenir français ?

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Laissez-moi vous l'expliquer. Je critique cela parce qu'ils n'ont pas l'autorisation du regroupement familial, qu'ils n'ont pas les moyens nécessaires, qu'ils n'ont pas le logement adéquat, qu'ils n'ont pas de contrat de travail à durée indéterminée avec les 24 fiches de salaire ! Si l'ANAEM ne leur donne pas l'autorisation du regroupement familial et si on la leur refuse, comment voulez-vous qu'il y ait une communauté de vie ?

M. Pascal Clément .- En l'absence d'habitation en France, il faudra cinq ans de communauté de vie à l'étranger pour obtenir la nationalité. Connaissez-vous des pays aussi généreux ? Donnez-moi un exemple. L'Algérie accorde-t-elle les mêmes avantages, par exemple ? Vous savez bien que non.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Pourquoi me parlez-vous de l'Algérie ? Je suis française et j'habite en France.

M. Pascal Clément .- Aucun pays n'est aussi généreux que la France. J'en profite pour répondre également à Mme Catherine Tasca que si l'adoption du projet de loi que je présente doit conduire à une montée du racisme, qu'est-ce que cela doit être chez les autres !

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Dans ce cas, il faut faciliter le regroupement familial, monsieur le ministre ! Il n'y aura alors même plus besoin de la condition des cinq ans : ils seront là tout de suite et ils vivront ensemble. Le regroupement familial est difficile. Il suffit de faciliter le regroupement familial et on pourra alors mettre une condition de dix ans si vous le voulez : il n'y aura pas de problème !

M. Alain Gournac, président .- Y a-t-il d'autres questions à poser à M. le garde des sceaux ?

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une question plus matérielle, si vous me le permettez. Les juridictions ont-elles aujourd'hui les moyens de traiter les contentieux qui se développent ?

M. Pascal Clément .- En 2004, 18 emplois de juge des libertés et de la détention ont été créés notamment dans les juridictions qui ont dans leur ressort un aéroport international ou un port ou qui sont situées dans une région frontalière : 5 postes à Bobigny (aéroport de Roissy), 3 à Lyon (aéroport de Satolas), 1 à Créteil (aéroport d'Orly), 1 à Boulogne-sur-mer, 2 à Perpignan, 1 à Lille, 1 à Nice et 1 à Strasbourg.

11 emplois ont été créés dans les parquets ayant une forte activité en cette matière : 2 à Bobigny, 1 à Lyon, 1 à Créteil, 1 à Evry, 1 à Meaux, 1 à Pontoise, 1 à Versailles, 1 à Perpignan, 1 à Lille et 1 à Strasbourg.

En 2006, de nouveaux emplois pourraient être créés dans les juridictions qui ont dans leur champ de compétences un centre de rétention administrative dont le nombre de places est en progression : Créteil, Evry, Lille, Marseille, Montpellier, Rouen et Toulouse.

M. Alain Gournac, président .- Mes chers collègues, je pense que chacun a pu s'exprimer, monsieur le garde des sceaux, je vous remercie de votre propos et de vos réponses.

Auditions de MM. Philippe LEROY, président du Conseil général de la Moselle,
président de la commission « urbanisme et politique de la ville »
de l'Assemblée des départements de France (ADF),
Eric DELZANT, directeur général des services du Conseil général du Pas-de-Calais,
Dominique Delepierre, conseiller du président du Conseil général du Pas-de-Calais et Jean-Michel RAPINAT, chef du service social de l'ADF
(17 janvier 2006)

Présidence de M. Alain GOURNAC, vice-président,
puis de M. Georges OTHILY, président

M. Alain Gournac, président .- Messieurs, notre commission d'enquête sur l'immigration clandestine est très heureuse de vous accueillir.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Philippe Leroy, Eric Delzant, Dominique Delepierre et Jean-Michel Rapinat prêtent serment.

C'est notre collègue Philippe Leroy qui va commencer à s'exprimer. Je lui passe la parole.

M. Philippe Leroy .- Merci, monsieur le président. Nous sommes une délégation de l'Assemblée des départements de France (ADF) constituée de représentants de deux départements parmi les plus concernés par les problèmes d'immigration et la présence de jeunes mineurs étrangers isolés.

Le phénomène des jeunes étrangers isolés en France est désormais constant : une partie est confiée aux départements, c'est-à-dire à l'aide sociale à l'enfance (ASE), une autre partie à l'Etat. Les filières sont différentes selon les départements.

Dans le département de la Moselle, les jeunes qui nous arrivent sont confiés au Centre départemental de l'enfance, l'essentiel par les services de police et une autre partie par un collectif d'assistance aux demandeurs d'asile.

En France, le phénomène est désormais établi : le département et les organismes qui lui sont associés accueillent en permanence, bien que les chiffres soient incertains -mais c'est une chose que l'on devrait pouvoir améliorer-, un total de 2 500 mineurs en moyenne dans nos établissements et nous avons environ 1 200 jeunes majeurs étrangers qui sont en permanence dans nos services.

Bon nombre de ces départements ont développé des structures spécifiques. Chez nous, au Centre départemental de l'enfance ou dans les services de l'ASE, nous avons spécialisé des cellules sur ce problème.

Cet accueil doit être organisé avec beaucoup d'humilité, dans la mesure où les jeunes qui nous sont confiés sont dans des situations variées et ne bénéficient pas tous d'un itinéraire facile et d'une intégration, mais nous constatons que les départements, d'une façon générale, s'acquittent au mieux des jeunes qui leur sont confiés.

Il est certain aussi que nous sommes très dépendants des autorités de l'Etat quant à l'accueil et à l'arrivée des jeunes : nous ne décidons rien dans cette affaire. Ces jeunes nous arrivent par des systèmes contrôlés par l'Etat et par tout un système d'accueil des immigrés sur notre territoire, système que nous ne contrôlons pas bien et qui pose parfois aux départements des problèmes particuliers. C'est ainsi que, dans mon département, en 2003, nous avons assisté à une poussée importante -je pourrai vous donner les chiffres tout à l'heure- de jeunes venant des pays de l'Est, certains d'entre eux n'étant visiblement pas mineurs et ayant des comportements de délinquants.

Ces jeunes fuguaient et provoquaient des désordres en ville et à l'intérieur du centre départemental de l'enfance. Leur prise en charge dépassait nos compétences, puisqu'il s'agissait plus de délinquants que de jeunes en difficulté, et leur nombre était bien supérieur à nos capacités d'accueil. Ils étaient également mal adaptés, par leur comportement, aux habitudes de notre personnel.

Le hasard a voulu que, dans l'année qui a suivi, des contrôles plus précis sur l'âge et l'identité des jeunes nous ont permis de revenir à des effectifs et des comportements plus normaux, mais il faut regarder cela avec humilité : les départements voient arriver ces jeunes sans aucun contrôle.

Même si les chiffres restent à préciser, nous avons environ 2 500 jeunes en permanence répartis entre environ 25 départements. Cela veut dire que tous les départements ne sont pas concernés par le phénomène et que certains le sont beaucoup plus que d'autres. Les départements d'Île-de-France sont très concernés, de même que le département du Pas-de-Calais, dont les représentants vous le diront tout à l'heure. En ce qui nous concerne, en Moselle, à la frontière avec l'Allemagne vers les pays de l'Est, nous le sommes également, mais d'autres départements ne connaissent pas le phénomène, ou seulement très peu.

Quelles difficultés rencontrons-nous ? Je ne parlerai pas des règles juridiques : vous les connaissez bien et nous appliquons l'ensemble des lois, bien sûr.

Tout d'abord, on peut constater que les procédures d'accueil et d'entrée dans les établissements départementaux ne sont pas identiques partout en France. Il faudrait donc une meilleure coordination entre les services de l'Etat qui s'en occupent (la justice, en particulier le juge des enfants et le juge des tutelles, les services sociaux d'Etat, la police et la gendarmerie) et nous-mêmes. Il faudrait aussi que nous puissions bénéficier de procédures d'entrée plus « élaborées » afin d'avoir un diagnostic plus précis sur les chances et la personnalité des jeunes qui nous sont confiés. En effet, dans la plupart des cas, nous devons reconstituer complètement l'itinéraire des jeunes, ce qui est particulièrement difficile lorsqu'ils ne parlent pas français et nous ignorons tout de leur situation.

En Moselle, lorsque nous accueillons des Chinois, par exemple, nous sommes parfois obligés de rechercher des interprètes connaissant le dialecte que parle le jeune. Lorsque ces jeunes nous arrivent et qu'il faut les construire, conformément à la fonction de l'aide sociale à l'enfance, nous devons avoir la même conduite que celle que nous adoptons pour les jeunes Français qui nous sont confiés. Nous avons donc un besoin d'analyse des situations à l'entrée qui mérite d'être souligné.

De même, quand ces jeunes qui nous sont confiés arrivent, nous avons un délai de cinq jours pour demander au procureur de procéder à leur installation, chez nous, sur le plan juridique. Ce délai de cinq jours permet d'ailleurs à beaucoup de jeunes qui nous sont confiés de repartir sans que nous sachions où ils vont. Ils repartent dans la nature, en quelque sorte. Certains reviennent dans le circuit dans un autre département, mais, comme le veut le système juridique, nous avons ce temps de battement de cinq jours pendant lequel un certain nombre de ces jeunes sont dans un no man's land juridique.

La police ou des collectifs associatifs nous les ont amenés, ils sont évidemment mieux accueillis chez nous et nous pouvons commencer avec eux un certain travail, mais la procédure de placement juridique n'intervient que quelques jours plus tard. Elle associe à la fois le juge des enfants et le juge des tutelles. Le juge des enfants nous confie l'enfant au sens où il nous confie un jeune Français avec des mesures éducatives qui sont sous le contrôle du juge des enfants. Le juge de tutelle, en revanche, nous considère comme le tuteur légal de l'enfant et nous sommes donc pleinement responsables des mesures éducatives. Il s'agit là d'une petite ambiguïté quant à la conduite juridique de l'itinéraire du jeune dans nos services.

En ce qui concerne les procédures de sortie, lorsque le jeune atteint la majorité, il repasse sous l'autorité de l'Etat. Comme nous sommes tuteurs, nous préparons et nous anticipons les formalités de dossiers pour les passer dans les offices ou dans l'ensemble des systèmes juridiques d'accueil des étrangers adultes en France et nous préparons la mise à la disposition des services de l'Etat par le département, mais, là aussi, rien n'est codifié quant à ces procédures de sortie. C'est ainsi que, d'un département à l'autre, nous pouvons avoir des attitudes différentes.

L'assistance aux itinéraires mériterait également un coup d'oeil et une réflexion nouvelle, sachant que les départements passent des contrats jeunes adultes avec ces jeunes lorsqu'ils montrent des dispositions particulières pour un itinéraire d'apprentissage professionnel ou d'entrée dans la vie professionnelle.

En conclusion, je dirai que c'est un phénomène nouveau auquel les départements font face en « prestataires de services », sous le contrôle de l'Etat, avec des formules que chaque département a essayé d'adapter au mieux à la situation locale.

C'est une situation qui n'a jamais fait l'objet, de la part de l'ADF, de décisions et de réflexions d'ensemble. Il y a d'ailleurs peu de réflexions d'ensemble sur ce thème au plan national et il y a peu de spécialistes et d'expertises. L'IGAS a fait un rapport à cet égard et a été en contact avec nous il y a deux ans dans le cadre d'enquêtes assez précises. Leur travail d'expert a permis d'avoir une vision générale, mais cela n'a pas abouti, à ma connaissance, à des réflexions nationales et à une concertation.

Pour sa part, l'ADF n'a pas encore entrepris de réflexion d'ensemble et n'a pas de position définitive sur cette question, mais nous sommes prêts à en discuter.

Il faut cependant souligner la difficulté qu'ont les départements pour supporter le coût de ces placements même s'il est difficile d'en évaluer le coût global. L'évaluation que nous pouvons faire dans mon département -nos collègues du Pas-de-Calais pourront donner les leurs- montre que le coût d'un enfant est de 150 € par jour, ce qui correspond à un prix de journée qui comporte l'ensemble de l'hôtellerie (c'est-à-dire le gîte et le couvert) et des mesures éducatives, sans compter les frais de structure, ce qui représente environ 4 millions d'euros par an pour la Moselle.

J'ai parlé ici à la fois pour la Moselle et pour l'ADF, mais je n'oublie pas la situation particulière des départements d'outre-mer, pour lesquels je ne suis pas du tout compétent. Je sais que votre commission se penche de façon spécifique sur ces secteurs. L'ADF sera de toute façon solidaire des départements d'outre-mer qui, évidemment, appartiennent à notre association.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je souhaiterais simplement avoir quelques précisions, monsieur le président.

Tout d'abord, je voudrais savoir quelles sont les origines de ces jeunes, par quels moyens ils arrivent en France. Quant aux jeunes filles, je voudrais savoir dans quelles conditions vous pouvez les prendre en charge et si, malheureusement, elles ne sont pas parfois victimes de la prostitution.

M. Philippe Leroy .- Sur ce genre de question assez précise, il n'y a aucune statistique ni aucune étude nationales. Nous pouvons simplement vous faire part de l'expérience de nos deux départements.

Pour la Moselle, parmi les jeunes que nous avons accueillis et qui sont restés chez nous en 2005, 16 venaient d'Afrique noire, 19 d'Europe de l'Est et 16 d'autres pays (Chine, Afghanistan, pays du Maghreb). L'Afrique noire a pris des proportions très importantes chez nous ces deux dernières années. Les seules jeunes filles qui viennent et qui sont placées chez nous sont africaines, les autres origines n'étant représentées que par des garçons. En revanche, l'Europe de l'Est est beaucoup moins représentée depuis quelques années.

Les jeunes Africains ne posent pas de problèmes d'accueil parce qu'ils parlent le français, mais c'est plus difficile pour les jeunes d'Europe de l'Est. Quant aux Chinois, ils ne parlent pas du tout le français.

En ce qui concerne les filières, nous sommes absolument incapables de donner des chiffres. Ces jeunes nous sont confiés par la police, dont les fiches sont très succinctes : le jeune arrive avec une fiche de police qui précise le nom, la date, la ville et le lieu de naissance et rien d'autre. Nous ne connaissons donc rien officiellement de l'origine de ces jeunes et cela fait partie des difficultés auxquelles nous sommes confrontés pour reconstituer leur vie et leur itinéraire si nous devons les garder pour les éduquer.

Le collectif financé par l'Etat et par le département de la Moselle qui nous envoie des jeunes connaît mieux leur histoire et les filières et constitue un auxiliaire important. On dit qu'il s'agit de filières organisées et, ma foi, c'est probablement le cas, mais je n'ai aucun élément qui me permette de vous en dire plus. Je n'en sais pas plus que vous.

M. Alain Gournac .- Monsieur le président, je souhaiterais que l'on passe la parole aux représentants du Pas-de-Calais parce qu'ils ont peut-être des réponses différentes, notamment concernant Sangatte. Le mieux serait donc de les entendre, si vous en êtes d'accord, après quoi nous poserons des questions.

M. Georges Othily, président .- Vous avez tout à fait raison. Vous avez la parole, monsieur Delzant.

M. Eric Delzant .- Mesdames et messieurs les sénateurs, nous nous sommes permis de remettre à la commission un document écrit qui résume les principaux aspects de la problématique qui se pose spécifiquement au département du Pas-de-Calais. Je me permettrai de ne pas le lire intégralement, mais d'en commenter simplement les éléments principaux en nous mettant à la disposition de la commission avec M. Delepierre. Le président du conseil général vous prie de l'excuser de ne pas avoir pu se présenter personnellement cet après-midi.

Pour le département du Pas-de-Calais, au-delà de la description qu'a faite M. le président Leroy de l'accueil des mineurs étrangers isolés en général, sur laquelle je me retrouve très bien, c'est la situation du centre de Sangatte, qui est fermé depuis 2002, et, aujourd'hui, celle de la ville de Calais (puisque c'est sur cette ville et sa périphérie immédiate que se concentre l'intégralité des mineurs étrangers isolés que le département du Pas-de-Calais a aujourd'hui à sa charge) que je vais essayer de vous décrire.

Comme vous pouvez le constater, sur le plan quantitatif, nous avons eu un pic en 2002 avec plus de 500 mineurs étrangers isolés placés auprès des services de l'aide sociale à l'enfance du département du Pas-de-Calais. Depuis la fermeture du centre de Sangatte, nous avons constaté une baisse de ce chiffre en 2003 et 2004 et, aujourd'hui, il est à nouveau à la hausse. Certes, la hausse est modérée dans les statistiques que je vous ai remises, mais les derniers contacts que j'ai pris avec les services départementaux avant de me présenter devant vous me confirment une tendance à la remontée.

On constate que l'origine de ces jeunes mineurs varie selon les périodes, c'est-à-dire que nous avons des flux d'arrivée avec tantôt des jeunes venus des pays d'Europe centrale et tantôt -c'est plutôt le cas aujourd'hui- des flux venant du Moyen-Orient et d'Afrique. Effectivement, je n'ai pas de réponse à la question qui vient d'être posée sur les filières, tout simplement parce que les services départementaux n'ont pas d'informations sur ces éléments : si j'ose dire, nous sommes en bout de chaîne.

La loi prévoit que les mineurs nous sont confiés sur décision judiciaire et nous n'avons ni les tenants, ni les aboutissants de leur itinéraire. Evidemment, nos services peuvent connaître leurs parcours en les écoutant, mais il est difficile d'en établir quelque chose de précis et d'objectif. C'est la raison pour laquelle je ne me suis pas permis de faire apparaître des éléments de cette nature, dans la mesure où ils ne relèvent pas de la responsabilité du conseil général.

Nous constatons à la fois une volonté d'un grand nombre de ces mineurs étrangers d'obtenir un titre de séjour et une très grande « volatilité » de leur présence dans les services départementaux. En réalité, en dehors d'une minorité d'entre eux qui vont chercher à s'intégrer et qui, grâce à l'action forte des services départementaux, effectuent un vrai parcours d'insertion dans notre pays, jusqu'à faire des études (nous avons aujourd'hui des jeunes garçons et des jeunes filles, souvent d'origine asiatique, qui font des études et acquièrent des diplômes élevés) et à trouver une place importante dans la société française, d'autres, au contraire, ne cherchent qu'à repartir le plus vite possible et à échapper au cadre juridique dans lequel ils se trouvent par l'application de cette législation sur les mineurs étrangers isolés.

Face à cette situation particulière depuis 2002, le conseil général s'est organisé, notamment en créant une cellule d'accueil et d'orientation.

Il faut insister tout d'abord sur l'investissement considérable, à la fois humain et financier, qui est effectué par le conseil général du Pas-de-Calais pour faire face à cette situation que la loi lui impose. Nous appliquons la loi et toute la loi, mais nous devons constater que l'accueil des mineurs étrangers isolés représente un coût considérable pour le département puisque l'ensemble de la charge exposée par le budget départemental pour cette politique est de plus de 3,5 millions d'euros en 2005. A titre d'exemple, pour vous fixer les idées, cela représente 1 % de fiscalité départementale. Autrement dit, la seule application mécanique de la loi, s'agissant de l'accueil des mineurs étrangers, représente 1 % de fiscalité départementale.

Comme l'a dit très justement tout à l'heure M. Leroy, nous appliquons purement et simplement la loi, c'est-à-dire que nous n'en faisons pas plus que ce que la loi nous demande de faire pour accueillir l'ensemble de ces mineurs dans des conditions difficiles, puisque ceux-ci, de par leurs parcours individuels, ont souvent des profils très difficiles et posent, parfois plus que d'autres, des problèmes dans nos structures d'accueil. Ils ont des durées de séjour parfois très faibles, c'est-à-dire que nous investissons pour eux dans une durée très courte à l'issue de laquelle les jeunes s'en vont.

Nous les voyons aussi quelquefois revenir après avoir tenté de traverser la Manche ou de se rendre ailleurs et après avoir été appréhendés par la police qui les remet à la justice, laquelle nous les remet à nouveau. Ce phénomène récurrent accroît encore plus la charge des services départementaux et rend souvent cette situation extrêmement compliquée, d'autant plus que, comme je vous l'ai dit, on peut considérer que la quasi-totalité de ces mineurs étrangers est concentrée sur le seul site de Calais et de ses environs : nous n'avons quasiment pas de mineurs étrangers isolés dans le reste du département du Pas-de-Calais.

C'est la raison pour laquelle le conseil général du Pas-de-Calais considère depuis 2003 que cette obligation légale qui lui est faite dépasse celle qui entre normalement dans ses compétences. Selon lui, il s'agit plus de l'accueil d'étrangers que de mineurs au sens de la compétence générale de l'aide sociale à l'enfance. Aussi souhaite-t-il que cette compétence soit rendue à l'Etat en considérant qu'il s'agit d'appliquer la législation générale sur l'immigration et non pas celle sur l'aide sociale à l'enfance. Il ne s'agit évidemment pas de se soustraire à cette obligation mais de constater que, par nature, elle dépasse ce que fait le conseil général en matière d'aide sociale à l'enfance, ce qui représente déjà, dans le cadre de ses compétences générales, un poids extrêmement important.

Pour vous donner un seul exemple, sachez que le poids budgétaire de la politique d'aide sociale à l'enfance pour le conseil général du Pas-de-Calais est de 167 millions d'euros annuels.

Voilà, monsieur le président, ce que je souhaitais vous dire.

Mme Catherine Tasca .- Vous avez évoqué la réussite de quelques enfants qui poursuivent leurs études. Lorsqu'ils quittent vos centres, quel est le statut de ces jeunes adultes ?

M. Dominique Delepierre .- Jusqu'à une époque très récente, nous n'avions pas de possibilités : monsieur le préfet nous demandait de nous occuper des enfants et, lorsqu'ils arrivaient à leur majorité, ils les reprenaient et les ressortaient, ce qui était évidemment paradoxal. Récemment, une circulaire de M. de Villepin adressée aux préfets a constitué une certaine avancée en les incitant à se montrer tolérants dans l'attribution de titres de séjour à ces jeunes qui arrivent à la majorité et qui sont, comme le disait monsieur Delzant, dans des parcours d'insertion.

En principe, nous devrions désormais avoir plus de facilités, les préfets ayant la possibilité de donner des titres de séjour, mais c'est encore une voie fragile puisqu'elle est fondée sur une circulaire.

M. Bernard Frimat .- Nous voyons l'effort obligé et parfois volontaire que font les départements à cet égard et nous constatons aussi quel gâchis ce serait que les jeunes mineurs isolés ayant réussi un début d'intégration soient fauchés et réexpédiés par le premier avion pour atteindre des objectifs de reconduite à la frontière alors qu'il peut y avoir des cas d'intégration tout à fait brillants.

Je voudrais donc savoir -ce sera ma première question- si vous observez le même phénomène qu'à Lyon avec des jeunes qui sont dans une bonne situation d'intégration et qui disparaissent des centres peu de temps avant leur majorité pour échapper au sort éventuel de réexpédition.

La deuxième question que je souhaite vous poser concerne la protection maternelle et infantile (PMI) et non plus les mineurs étrangers isolés. Avez-vous l'occasion d'accueillir dans votre réseau de PMI des enfants d'étrangers en situation irrégulière et, si c'est le cas, pourriez-vous nous en dire un peu plus?

M. Philippe Leroy .- Il est un fait, monsieur le sénateur, que la sortie après 18 ans est un problème préoccupant parce que nos personnels qui ont suivi les jeunes pendant quelques années n'y sont pas indifférents. Autour de nous, pour veiller à la sortie des jeunes, il y a les services de l'Etat, bien sûr, mais je vous ai indiqué tout à l'heure que nous préparions en amont la mise en place de dossiers qui permettent aux jeunes, dès la majorité acquise, lorsque c'est possible, de poursuivre l'éducation que nous avons démarrée. C'est la raison pour laquelle la plupart des jeunes qui le souhaitent disposent d'un contrat jeune majeur, qui est le même que celui que l'on donne à des jeunes majeurs français et qui leur permet d'être défrayés des dépenses que génère la fin de leur parcours, que ce soit en matière d'apprentissage ou en matière d'études, jusqu'à l'obtention d'un diplôme, mais nous ne sommes plus maîtres du jeu.

Le maître du jeu, comme je l'ai dit tout à l'heure, c'est l'Etat et cela dépend donc de la bonne volonté quotidienne de nos fonctionnaires et de ceux de l'Etat ainsi que des associations. C'est un système bancal à cause de cela, même si on ne peut pas dire qu'il y ait de la mauvaise volonté. Il y a donc effectivement un suivi. Sinon, ceux qui ne sont pas adaptés tombent dans les procédures de l'Etat et nous échappent totalement.

Quant aux problèmes des jeunes en PMI, il faut savoir qu'ils arrivent souvent avec leurs parents. En ce qui nous concerne, nous n'avons que très peu de jeunes isolés relevant de la PMI car ils ont en général plus de 15 ans.

M. Bernard Frimat .- Je ne parlais pas de ceux-là.

M. Philippe Leroy .- Les autres arrivent avec leurs parents et ils sont placés avec leur mère. De ce fait, ils ne relèvent pas de l'accueil du département mais des structures d'accueil des adultes. Le suivi de ces familles, puisqu'il s'agit de familles, est assuré par des services de l'Etat, du moins en Moselle. Je vérifierai ce point, mais je n'ai pas connaissance que nous ayons été, sauf circonstances particulières, très fortement associés à l'accueil de mamans avec des enfants en bas âge.

M. Eric Delzant .- J'interviens sur ce point particulier, si vous le voulez bien. S'agissant de la situation que nous constatons dans le Pas-de-Calais et à Sangatte, nous avons effectivement uniquement des jeunes mineurs de plus de 14 ans. Nous n'avons pratiquement pas de familles, encore moins avec des enfants en bas âge.

Cela dit, il est évident que, si nous étions confrontés à des cas de ce genre, nos services départementaux prendraient en charge ces enfants, comme nos compétences nous en donnent le devoir.

M. Bernard Frimat .- Constatez-vous des fuites avant 18 ans ?

M. Dominique Delepierre .- Il y a un point sur lequel nous n'avons pas assez insisté : le fait que la durée moyenne de séjour des jeunes dont nous parlons est de deux jours et demi. Quand monsieur Delzant a parlé de « volatilité » de ces jeunes, il s'agit bien de cela. Effectivement, nous en avons un certain nombre pour lesquels se posent des problèmes d'intégration, mais ils sont très peu nombreux par rapport à la totalité.

M. Philippe Leroy .- Chez nous, la situation est très différente. Les jeunes arrivent, orientés par des filières que nous ne connaissons pas, dans l'espoir d'y trouver une filière d'intégration, du moins pour un bon nombre d'entre eux. Cela dit, la volatilité existe, bien évidemment, puisque nous avons un certain nombre de jeunes qui partent dans les cinq premiers jours et qui filent dans ce moment incertain où aucune mesure juridique n'est prise et où ils arrivent chez nous sans avoir l'intention d'apprendre quelque chose ou de s'intégrer, mais, lorsqu'ils restent, nous avons des jeunes soucieux de s'intégrer.

A la fin du mois de décembre dernier, nous avions chez nous 73 mineurs âgés de 16 à 18 ans qui étaient en parcours de longue durée et d'insertion et nous avions également 42 majeurs. Apparemment, c'est très différencié d'un département à l'autre, mais, chez nous, tous ceux qui veulent rester peuvent le faire. Certes, il y a tous ceux qui filent au début, mais ils s'accrochent ensuite et c'est ainsi que nous avons 42 majeurs pris en charge par nos services, en accord avec l'Etat et l'ensemble de l'appareil, pour terminer leur parcours d'insertion.

M. Jean-Michel Rapinat .- Je me permettrai de compléter la réponse à la question de monsieur le sénateur sur les jeunes enfants. Même s'il s'agit de situations extrêmement minoritaires, il se trouve que des mesures sont prises lorsqu'un enfant en bas âge est arrivé en situation irrégulière avec son père, sa mère ou un adulte. Pour les enfants de moins de 3 ans, qui sont hébergés dans le cadre des structures d'accueil relevant de l'Etat, le financement repose sur le département et c'est donc une charge complémentaire qui incombe aux départements, même si les cas sont relativement rares.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, messieurs.

Audition de M. Philippe DOUSTE-BLAZY,
ministre des affaires étrangères
(17 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le ministre, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation à vous exprimer devant notre commission d'enquête.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Philippe Douste-Blazy prête serment .

M. Georges Othily, président .- Nous prenons acte de votre serment. Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire qui permettra au rapporteur et aux membres de la commission de vous poser des questions et de vous demander des précisions sur quelques points précis.

M. Philippe Douste-Blazy .- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je tiens d'abord à vous dire que je suis très heureux de l'occasion qui m'est donnée de pouvoir m'exprimer devant vous sur un thème sur lequel il me semble que l'action du ministère des affaires étrangères est insuffisamment connue et mise en valeur.

Je dis cela car je pense très sincèrement que les différents de ce ministère, et particulièrement nos consulats sur le terrain, sont en première ligne de l'action du gouvernement pour prévenir l'immigration illégale, mais aussi pour accompagner dans les meilleures conditions possibles la venue en France de ceux que nous souhaitons accueillir.

La maîtrise de l'immigration est l'une des priorités du gouvernement. Celle-ci a été récemment réaffirmée par le premier ministre qui, à l'issue du Comité interministériel de contrôle de l'immigration (CICI), le 29 novembre 2005, a souligné que, pour être efficace, une politique de l'immigration devait être, certes, globale, mais aussi choisie.

Le contexte dans lequel s'inscrit notre action rend celle-ci particulièrement complexe. La mondialisation qui caractérise la vie internationale est toujours plus active et implique de multiples mouvements non seulement de biens et de capitaux, mais aussi de personnes. Or nous sommes confrontés à une double exigence : d'une part assurer la maîtrise de l'accès à notre territoire, ce qui suppose une action énergique pour prévenir les entrées frauduleuses ; d'autre part, concourir à l'attractivité de la France pour les personnes que nous souhaitons voir étudier, chercher ou travailler en France, mais aussi, tout simplement, pour les millions de visiteurs qui font de notre pays l'une des destinations touristiques les plus courues dans le monde.

Une telle politique suppose nécessairement l'implication de l'ensemble du gouvernement. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Comité interministériel de contrôle de l'immigration a été créé en juin dernier.

Pour sa part, le ministère des affaires étrangères est pleinement mobilisé dans la mise en oeuvre de plusieurs aspects, parmi les plus fondamentaux, de cette politique, et je souhaiterais évoquer plus particulièrement devant vous cinq thèmes :

- la politique des visas ;

- l'éloignement des étrangers en situation irrégulière ;

- la lutte contre la fraude et le contrôle des mariages à l'étranger ;

- la politique de l'asile ;

- la définition d'une politique européenne et la promotion du dialogue sur les migrations.

Evoquons tout d'abord la politique des visas.

A travers la mise en oeuvre de la politique des visas, notre réseau diplomatique et consulaire est, par définition, aux avant-postes de notre politique migratoire. Il faut rappeler une règle simple et fondamentale : pour un nombre significatif de nationalités, la délivrance des visas constitue toujours la voie d'entrée normale des étrangers en France. C'est pourquoi il est essentiel de s'assurer de l'identité et de la qualité des demandeurs de visas.

La délivrance des visas est un instrument important de notre politique étrangère. Les postes consulaires ont pour instruction de faciliter la venue des ressortissants étrangers qui concourent à la vitalité des relations bilatérales de leur pays avec la France ou ont des attaches fortes avec notre pays. Ainsi, dans le cadre de notre politique d'attractivité, le nombre de visas délivrés à des étudiants étrangers a augmenté de plus de 10 % de 2001 à 2004. De nouvelles mesures viennent d'être arrêtées par le CICI pour favoriser la venue en France d'un plus grand nombre d'étudiants de haut niveau.

Notre réseau consulaire joue aussi, en amont, un rôle majeur dans la lutte contre l'immigration irrégulière. Nos postes se montrent particulièrement vigilants dans l'instruction des demandes de visas : le nombre des visas délivrés par nos services est globalement stable depuis trois ou quatre ans. La baisse du taux de refus de visas, aujourd'hui de l'ordre de 15 %, est la conséquence de l'introduction au 1 er janvier 2003 de la mesure de paiement préalable des frais de dossier qui s'est traduite par une baisse de la demande de visas.

En 2005 comme en 2004, dans plus de 200 postes diplomatiques et consulaires français, plus de 750 agents ont instruit quelque 2.400.000 demandes et délivré quelque 2.000.000 de visas, soit environ 20 % du total des visas délivrés par l'ensemble des partenaires de l'espace Schengen.

S'agissant de la politique de délivrance des visas, deux sujets me semblent devoir être mentionnés : la biométrie, d'une part, l'attractivité de la France et la mise en place des Centres d'études en France (CEF), d'autre part.

Je commence par la généralisation de la biométrie.

L'introduction de la biométrie dans la délivrance des visas repose sur la loi du 26 novembre 2003 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France. Elle préfigure la création d'une base de données européenne sur les visas, dénommée VIS, qui permettra, à partir de 2008, l'échange d'informations en temps réel sur les délivrances ou les refus de visas dans l'ensemble des postes des pays partenaires.

Une expérimentation, comme vous le savez, a été lancée en mars 2005 sous le nom de BIODEV. Elle est pilotée conjointement par le ministère des affaires étrangères et le ministère de l'intérieur. Devant son succès, mais aussi afin de prendre en compte l'urgence de disposer d'un système sécurisé permettant notamment, à terme, d'établir une traçabilité dans le franchissement de nos frontières, j'ai décidé en juillet dernier que cette expérience en cours dans cinq consulats (Bamako, Colombo, Minsk, San Francisco et Annaba) serait généralisée à l'ensemble de nos postes dès 2008.

Dans cet esprit, le CICI du 27 juillet 2005 a décidé que l'expérimentation serait, dès 2006, étendue à une trentaine de consulats supplémentaires en fonction des moyens budgétaires qui seront alloués cette année au ministère des affaires étrangères.

Le deuxième sujet à noter, c'est l'attractivité de la France et le rôle des centres pour les études en France : les CEF.

Si un meilleur contrôle de l'immigration est indispensable, nous nous devons en même temps de développer l'attractivité de notre pays, notamment à destination des étudiants de haut niveau, dans un contexte de compétition internationale en matière d'offre de formation. Je vous rappelle que l'Allemagne reçoit deux fois plus d'étudiants chinois que nous.

A cet effet, le ministère des affaires étrangères a mis en place en 2005, dans cinq pays (les trois pays du Maghreb, le Vietnam et le Sénégal), des CEF. Il s'agit d'une plate-forme de services qui vise à rapprocher deux processus : la délivrance du visa étudiant et la pré-inscription dans un établissement d'enseignement supérieur français. Ces CEF s'inspirent du centre d'évaluation linguistique et académique (le CELA) créé en 2003 en Chine, dont le succès avait été salué à l'époque par la Cour des comptes.

Le CICI du 29 novembre dernier a décidé l'extension des CEF à une douzaine de pays en 2006. A terme, ce sont plus de 70 % des étudiants étrangers demandeurs de visas qui seront concernés par cette procédure, avant une éventuelle généralisation du dispositif.

Les CEF, là où ils sont mis en place, sont le point de passage obligé des étudiants étrangers qui souhaitent venir se perfectionner dans notre pays. Ils fournissent une base de données extrêmement précieuse pour une promotion ciblée de nos formations supérieures et un suivi des étudiants étrangers. Ils sont un outil essentiel pour préserver les prérogatives de l'université en matière d'inscription des étudiants.

Le développement des CEF s'accompagne de mesures facilitant l'installation en France des étudiants de haut niveau. Le CICI a ainsi décidé de faciliter le séjour des étudiants placés par les CEF : ceux-ci obtiendront désormais un visa de long séjour pour les études, les dispensant de se rendre en préfecture pour obtenir leur titre de séjour l'année de leur arrivée dans notre pays.

Je souhaiterais enfin, s'agissant de la délivrance des visas, nuancer fortement une assertion que j'entends parfois et qui consiste à affirmer qu'une majorité d'étrangers en situation irrégulière est entrée en France avec un visa délivré par nos postes consulaires. Si un lien entre la délivrance de visas consulaires et l'immigration irrégulière peut exister, il est en réalité assez ténu, malgré ce que certains peuvent penser.

Plusieurs faits confirment cette analyse. Tout d'abord, la France ne délivre que 20 % des visas Schengen et il est donc possible, pour les 80 % d'étrangers obtenant un visa d'un autre Etat Schengen, d'avoir accès à notre territoire, l'espace Schengen étant par nature ouvert. Ensuite, les statistiques de l'OFPRA montrent que moins de 15 % des demandeurs d'asile sont entrés sur notre territoire munis d'un visa. Enfin, 43 nationalités ne sont pas soumises à l'obligation de visa pour venir en France, mais plusieurs d'entre elles occasionnent de réelles difficultés en matière d'asile et d'immigration.

C'est pourquoi j'ai demandé qu'une enquête soit effectuée auprès de nos postes dans une quinzaine de pays sensibles. Celle-ci a démontré récemment que 21 % seulement des personnes éloignées s'étaient vu accorder un visa par nos consulats. Dans ce domaine, des progrès restent à faire. L'extension puis la généralisation de l'utilisation de la biométrie permettront de renforcer les contrôles dès le traitement de la demande de visa, sans décourager pour autant les demandeurs de bonne foi.

Il faut également poser le problème des contrôles extérieurs de l'Union européenne et de l'espace Schengen. L'évolution du contexte international doit nous conduire à privilégier, pour les années à venir, le renforcement de la coopération entre pays européens ainsi que la mutualisation de nos moyens là où cela paraît possible. A terme, l'objectif doit être la création de consulats européens chargés de délivrer les visas pour l'ensemble des partenaires Schengen. Compte tenu des contraintes de nature juridique, la mise en place de tels consulats ne pourra se faire que progressivement, la France et l'Allemagne, comme vous le savez, donnant l'exemple chaque fois que possible.

J'aborde à présent la lutte contre la fraude et les détournements de procédure.

La plupart de nos compatriotes ignorent qu'en 2005, le mariage avec un Français est devenu, avant même le regroupement familial, la première source d'immigration légale dans notre pays. Ce fait n'est pas choquant en soi, mais l'évolution très rapide des chiffres (+ 100 % depuis 1996) doit nous pousser à la plus grande vigilance. Là encore, nos consuls sont en première ligne pour détecter les fraudes. La fraude au mariage et, par voie de conséquence, à la nationalité française, constitue un élément essentiel du phénomène de pression migratoire auquel notre réseau diplomatique et consulaire est confronté au tout premier chef.

Cette fraude recouvre une double réalité : les mariages de complaisance, mais aussi les mariages forcés où l'un des époux se trouve privé de sa liberté de choisir. Ce phénomène est en très forte augmentation. Au total, les mariages mixtes, entre Français et étrangers, célébrés à l'étranger représentent 28 % des mariages célébrés ou transcrits dans notre état civil. Cette évolution est encore plus marquée si on considère les pays à partir desquels s'exerce une forte pression migratoire : les pays du Maghreb (+ 487 %) et la Turquie (+ 656 %).

Ce phénomène de masse s'est traduit par 90.000 mariages entre Français et ressortissants étrangers en 2003, dont environ la moitié en France et l'autre moitié à l'étranger. Le lien matrimonial avec un conjoint français donne droit à un titre de séjour, mais aussi, avec un effet quasi automatique dans 95 % des cas, à l'acquisition de la nationalité française, libérant de ce fait le conjoint étranger des obligations en matière de séjour.

Devant les difficultés auxquelles sont confrontés nos consuls et faute d'instruments juridiques pour parer à ce qui, dans de nombreux cas, s'apparente à de véritables trafics, j'ai fait au garde des sceaux une proposition qui permet de s'assurer de la sincérité des intentions matrimoniales avant même la célébration du mariage par l'autorité étrangère, puis lors de la demande de transcription dans les registres de l'état civil français. Dans ce nouveau dispositif, la transcription en France des actes du mariage conclus à l'étranger ne sera plus automatique. Elle sera subordonnée à des contrôles de l'autorité consulaire et, éventuellement, des autorités judiciaires françaises et ne vaudra plus mécaniquement titre de séjour.

Cette réforme figure au nombre des mesures adoptées par le CICI du 29 novembre dernier. Celui-ci a également décidé de resserrer le dispositif actuel d'accès, quasi automatique, à la nationalité par déclaration en allongeant de deux ans la durée minimale de communauté de vie. Un autre dispositif, plus radical, consisterait, à l'instar de la plupart des pays européens, à mettre en place au bénéfice des conjoints de Français une procédure spécifique de naturalisation par décret, tout en respectant leur vocation à devenir français. Cette voie n'a pas été retenue, à ce stade, par le CICI.

La fraude à l'état civil constatée dans de nombreux pays étrangers constitue par ailleurs un enjeu majeur du contrôle des flux migratoires, ce qu'on appelle la fraude documentaire.

A l'appui d'une demande de visa, de regroupement familial ou de certificat de nationalité française, sont souvent produits des actes d'état civil falsifiés ou frauduleux parfois délivrés avec la complicité des autorités locales compétentes, ainsi que des jugements supplétifs ou rectificatifs concernant des naissances ou des filiations fictives et des reconnaissances mensongères d'enfants. Dans certaines zones géographiques, notamment en Afrique, l'ampleur du phénomène est sans précédent : le taux d'actes faux ou frauduleux peut même dépasser 90 % des actes présentés à nos consulats. En donnant accès indûment à des procédures légales de séjour ou en permettant une usurpation de la nationalité française, ce phénomène alimente la pression migratoire.

Face à un tel développement de la fraude documentaire, nous avons pensé qu'une réponse efficace devrait passer par une nouvelle réforme du dispositif de l'article 47 du code civil relatif à la validité des actes d'état civil étrangers. Tel qu'il résulte de la loi du 26 novembre 2003, cet article n'a pu en effet réellement fonctionner. Un nouveau schéma a donc été retenu par le CICI du 29 novembre 2005 : donner à l'administration un délai de huit mois pour statuer et, en cas de refus, laisser au demandeur, concurremment avec l'administration, le soin de produire les éléments de nature à forger la conviction du juge.

Il s'agit là d'une première réponse qui n'exclut pas, au plan normatif, que soit engagée une réflexion sur la possibilité de recourir aux tests ADN, comme dans d'autres pays européens, en cas de doute sur les filiations invoquées. Toutefois, la véritable réponse au phénomène de fraude documentaire réside dans la mise en place, dans les pays concernés, d'un état-civil digne de ce nom. Nous devons, par notre politique d'aide au développement, soutenir l'effort de ces pays.

J'en viens à mon troisième sujet : la mise en oeuvre des retours forcés.

Le choix d'une politique globale d'immigration suppose également le renforcement de la lutte contre l'immigration irrégulière et, par voie de conséquence, une politique de retours forcés humaine mais déterminée.

Selon des chiffres rendus publics par le premier ministre l'été dernier, la France compterait entre 200.000 et 400.000 clandestins. Près de 20.000 reconduites à la frontière ont été réalisées en 2005 depuis la métropole alors que la France avait expulsé 16.000 étrangers en situation illégale sur son territoire en 2004. L'objectif du gouvernement est d'atteindre 25.000 reconduites en 2006.

Il reste que l'éloignement des étrangers en situation irrégulière demeure une opération toujours complexe. Les procédures de reconduite ne sont pas toujours couronnées de succès car le droit français est, en Europe, l'un des plus protecteurs pour les étrangers. Tout au long de la procédure d'expulsion, la personne interpellée peut saisir le juge pour demander l'annulation de la décision prise à son encontre par l'autorité préfectorale et les délais de la rétention administrative sont, en France, parmi les plus courts d'Europe, soit 32 jours au maximum.

Un étranger sur le point d'être expulsé refuse en général de coopérer, explique la plupart du temps qu'il a perdu son passeport et, souvent, n'hésite pas à mentir sur sa nationalité. Pour la police, il n'est pas facile de distinguer un Marocain d'un Algérien, un Malien d'un Sénégalais ou un Afghan d'un Pakistanais. C'est pourquoi la collaboration des ambassades et des consulats étrangers est indispensable pour qu'ils reconnaissent leurs ressortissants et délivrent un « laissez-passer consulaire » qui servira de document de voyage à l'étranger expulsé, dépourvu de passeport.

Or l'absence de coopération de certains pays qui refusent de reconnaître leurs nationaux ou leurs ressortissants est l'une des principales causes d'échec à l'exécution des mesures d'éloignement. C'est la raison pour laquelle le CICI a décidé, le 27 juillet dernier, de notifier à ces pays un préavis de trois mois avant la mise en oeuvre de mesures restrictives dans la délivrance des visas.

Dans cette perspective, j'ai adressé des lettres à plusieurs de mes homologues. Douze pays ont été ainsi placés sous surveillance : Egypte, Guinée, Géorgie, Serbie Monténégro, Soudan, Tunisie, Maroc, Biélorussie, Inde, Pakistan, Cameroun et Mauritanie. Ces pays ont fait l'objet, entre septembre et décembre dernier, de plusieurs démarches diplomatiques et ils sont désormais dûment informés de nos préoccupations. Je note d'ailleurs avec satisfaction que plusieurs d'entre eux ont fait preuve d'une grande réactivité et délivrent beaucoup plus facilement ces laissez-passer consulaires. Je disposerai dans les prochains jours d'un bilan, établi pays par pays, sur le taux de délivrance des laissez-passer consulaires pour les derniers mois de l'année 2005.

Pour les pays les moins coopératifs, des mesures nouvelles seront proposées au premier ministre. Je n'exclus pas de demander, si cela devenait vraiment nécessaire, le rappel de certains fonctionnaires consulaires ou diplomatiques étrangers qui persisteraient à traiter cette question avec désinvolture, voire avec la volonté délibérée de faire échec à ces mesures.

Je souhaite à présent évoquer la réforme de l'asile.

La politique de l'asile, en tant que telle, ne relève pas du contrôle des migrations. La réforme de l'asile en France, mise en oeuvre par la loi du 10 décembre 2003 portant réforme de l'asile, est entrée en vigueur le 1 er janvier 2004. Elle est globalement un succès. Le nombre des demandeurs d'asile est en effet aujourd'hui en baisse. Quelques adaptations réglementaires sont cependant encore nécessaires et je souhaiterais vous les exposer.

Le recul est aujourd'hui suffisant pour affirmer que la loi a permis de traiter les demandes d'asiles dans des délais plus courts, tout en apportant aux demandeurs des garanties dont ils ne bénéficiaient pas auparavant.

La première garantie, c'est que la France apporte désormais, dans le cadre de la convention de Genève, une protection contre les persécutions et les menaces qui émanent d'autorités ou de groupes non étatiques.

La deuxième, c'est que des personnes qui encourent des risques graves tels que la peine de mort, des traitements inhumains ou dégradants ou qui sont menacées lors de conflits peuvent être protégées au titre de la protection subsidiaire, même si elles ne sont pas reconnues comme réfugiées en application de la convention de Genève.

Ces garanties sont fondamentales. Leur contribution a été une avancée majeure pour le droit d'asile en France.

L'ambition de la loi était aussi de rendre les procédures plus efficaces. C'est chose faite : la procédure a été simplifiée et les délais de traitement des dossiers ont été réduits dans des proportions importantes. Le délai total de traitement des demandes d'asile, qui était supérieur à dix-huit mois avant la réforme, est actuellement inférieur à huit mois.

L'OFPRA est devenu le guichet unique pour les demandeurs d'asile. Auparavant, en effet, le demandeur pouvait s'adresser conjointement ou successivement à l'OFPRA et au ministère de l'intérieur, responsable de la procédure d'asile territorial, aujourd'hui remplacée par la protection subsidiaire. La Commission des recours des réfugiés (CRR) est la seule juridiction compétente pour traiter des recours contre les décisions de l'OFPRA ; les tribunaux administratifs étaient compétents auparavant si le ministère de l'intérieur avait été saisi.

D'importants moyens financiers et humains ont été mis en oeuvre afin d'atteindre l'objectif de traitement des demandes d'asile en six mois fixé par le gouvernement. La subvention annuelle de fonctionnement de l'ensemble OFPRA-CRR a été portée de 34,5 millions d'euros en 2003 à 42,2 millions d'euros en 2004 et à 52,1 millions d'euros en 2005. En 2006, elle sera ramenée à 41 millions d'euros pour tenir compte de la baisse de la pression en matière d'asile.

Les effectifs de la CRR sont passés de 140 à près de 400 entre 2002 et 2005. L'essentiel des recrutements a concerné 125 agents contractuels embauchés pour un an, entre le 1 er novembre 2004 et le 1 er novembre 2005, afin de gérer le stock de demandes d'asile qui s'était accumulé au cours des années récentes.

Alors que le nombre de recours déposés en 2005 s'est élevé à 37.786, la juridiction a ainsi pu rendre 62.262 jugements dans l'année. En conséquence, le stock de dossiers en instance est passé de 45.000 fin 2004 à 22 000 au 31 décembre 2005.

Bien que nous continuions à être le premier pays d'accueil des demandeurs d'asile parmi les Etats industrialisés, les demandes d'asile baissent chez nous dans les mêmes proportions que chez nos principaux partenaires.

Toutes demandes d'asile confondues, il y avait 90.000 demandeurs en 2003 et il n'y en avait plus que 65 000 en 2004. Il y a donc eu une baisse de 25 % entre 2003 et 2004. Cette diminution est en phase avec celle constatée dans l'ensemble des pays industrialisés, qui est de l'ordre de 22 % sur la même période.

Cette baisse s'est poursuivie en 2005. Selon les données provisoires actuellement disponibles, l'OFPRA a reçu 59.455 demandes l'an passé, soit 9,4 % de moins qu'en 2004. En laissant de côté les 9.340 demandes de réexamen qui correspondent à des affaires déjà traitées, pour ne considérer que les premières demandes nouvelles, qui sont au nombre de 43.100, cette baisse est de 14,7 %.

La composition de la demande s'est sensiblement modifiée en 2005. Les ressortissants d'Haïti figurent en tête de la demande avec une augmentation du nombre de dossiers déposés de 76 %. Ils remplacent les demandeurs en provenance de Turquie qui étaient les plus nombreux depuis 2001. Aujourd'hui, les cinq nationalités les plus représentées sont donc les Haïtiens (5.145 demandes), les Turcs (3.571 demandes) et les Chinois (2.657 demandes) ainsi que les ressortissants de Serbie Monténégro (2.597 demandes) et de République démocratique du Congo (2.566 demandes).

Pour faire face à l'augmentation de la demande d'asile haïtienne (+ 76 % en 2005), l'OFPRA a ouvert une antenne permanente en Guadeloupe au tout début de cette année. La Commission des recours des réfugiés organisera, pour sa part, en 2006, des audiences dans ce département d'outre-mer. La demande haïtienne devrait être ainsi traitée avec le maximum d'efficacité et d'humanité possible.

La réforme de l'asile est donc un succès, rendu possible par les efforts d'adaptation fournis par l'OFPRA et la CRR sous l'impulsion du ministère des affaires étrangères.

Il faut ajouter aux dispositions contenues dans la loi elle-même des adaptations de nature non législative qui permettent d'améliorer les procédures. J'en donnerai deux exemples.

L'application de la notion de pays d'origine sûr, introduite dans le droit français par la loi du 10 décembre 2003, est l'exemple d'une réponse efficace à l'afflux de certaines demandes d'asile. Sur la base d'une enquête auprès de nos ambassades et d'un travail des services de mon ministère, le conseil d'administration de l'OFPRA, compétent en la matière, a retenu en juin dernier douze pays formant la liste provisoire des pays d'origine sûrs. Depuis lors, les demandes des ressortissants de ces douze pays, traitées désormais prioritairement, sont en diminution de 62 %.

Par ailleurs, dans le cadre du CICI, j'ai été chargé de ramener par voie réglementaire le délai imparti pour contester les décisions de l'OFPRA devant la CRR d'un mois à quinze jours. Cette mesure est née du constat qu'il existe une différence entre notre pratique et celle de nos principaux partenaires européens. Ainsi, le Royaume Uni, l'Allemagne et l'Autriche ont des délais de dix à quinze jours.

Le dernier thème que j'aborderai est la contribution de la France au débat international sur les migrations et leurs enjeux.

L'ampleur des phénomènes d'immigration auxquels nous sommes confrontés nécessite une réponse qui implique également les pays d'origine et de transit des migrants. La France s'efforce, en particulier depuis les événements de Ceuta et Melilla, d'être en ce domaine une force de proposition et d'initiative, au niveau européen comme mondial, pour favoriser la mise en oeuvre d'une véritable stratégie sur les migrations. Le ministère des affaires étrangères coordonne la définition de cette politique par la promotion d'un dialogue global, en particulier avec les pays d'Afrique sub-saharienne, et la mise en avant de projets concrets de coopération avec un certain nombre de pays cibles.

La politique de coopération conduite par notre pays vise à exercer une réelle influence sur les phénomènes d'immigration. Il s'agit de concilier, dans ce domaine, la logique de l'attractivité et celle du développement. Je rappelle que, de ce point de vue, l'effort de la France est important. L'aide publique au développement est en constante augmentation. Cette aide, qui s'établissait à 5 milliards d'euros en 2001, s'élève à 8,2 milliards d'euros dans le projet de loi de finances pour 2006. Comme vous le savez, le président de la République a pris l'engagement de porter cette aide à 0,5 % du revenu national brut en 2007 et à 0,7 % en 2012.

La politique conduite en matière d'aide au développement doit davantage tenir compte de la nécessité de développer nos relations avec les pays d'origine et de transit de l'immigration illégale. Il faut pour cela développer une approche incitative prévoyant des contreparties pour nos partenaires. Cette approche est partagée par tous nos partenaires européens qui ont refusé, lors du sommet de Séville, de n'envisager l'immigration clandestine que sous l'angle des sanctions.

J'ai retiré la conviction personnelle des déplacements que j'ai effectués dans ces pays partenaires de la France qu'il faut concentrer davantage notre aide sur les projets susceptibles de retenir les populations sur place et sur les régions dont sont originaires les candidats à l'émigration.

A cet égard, je voudrais souligner l'importance des initiatives prises à l'issue du récent sommet Afrique-France de Bamako. Elles comprennent quatre projets dont l'un a déjà été adopté par le Fonds de solidarité prioritaire. Il s'agit d'une action portant sur les diasporas scientifiques, techniques et économiques. Sa mise en oeuvre aura valeur de test puisqu'il prévoit une conditionnalité entre les bourses que nous offrons et l'engagement du retour des bénéficiaires dans leurs pays. Il est en effet souhaitable que les formations des étudiants des pays en développement puissent bénéficier en fin de compte aux pays dont ils sont originaires.

Il y a quelques jours, j'étais avec le président Wade en plein milieu de la brousse sénégalaise. Une personne s'est précipitée vers lui et lui a dit : « Merci, monsieur le Président. Grâce à vous, mon fils a pu faire médecine et, maintenant, il est praticien hospitalier... à Rennes ! » En réalité, c'était une mauvaise nouvelle pour le Sénégal.

Toute la question que nous devons nous poser est celle-là : savoir comment nous pouvons aider ces pays à avoir des formations supérieures qui puissent bénéficier à ces pays eux-mêmes.

Le co-développement peut également constituer un élément essentiel de cette stratégie. C'est pourquoi j'ai décidé d'en faire une priorité de l'action de mon ministère en 2006. L'objectif vise à inciter les migrants venant en France à participer à des actions d'aide au développement en faveur de leurs pays d'origine, qu'ils soient disposés à y investir pour promouvoir des activités productives ou des projets sociaux, ou qu'ils souhaitent les faire profiter de leurs compétences ou de leurs réseaux de relations. Les enjeux sont réels, dans la mesure où les migrants rapatrient des sommes importantes dans leur pays d'origine, d'un montant total supérieur à l'aide publique au développement, et ont souvent atteint un niveau de qualification élevé dans des domaines où leur pays souffre justement de manques graves.

Au-delà, notre pays s'efforce d'être une force de proposition et d'initiative au niveau européen pour favoriser la mise en oeuvre d'une véritable stratégie sur les migrations en provenance d'Afrique. A cet égard, je tiens à saluer le travail de M. Louis Michel, le commissaire européen en charge de ce sujet. Comme les Africains le disent, ils ont enfin un commissaire européen qui s'occupe d'eux.

C'est dans cette perspective que j'ai réuni à l'automne dernier, à Toulouse, mes collègues des pays européens du nord de la Méditerranée pour examiner le dossier de l'immigration. Par ailleurs, la France a accueilli également, au mois de novembre dernier, la conférence ministérielle du dialogue 5 + 5 pour évoquer les migrations en Méditerranée occidentale. Enfin, notre pays a contribué, avec l'Espagne et le Maroc, à la relance du volet consacré à l'immigration au sein du processus de Barcelone, à l'occasion du 10 ème anniversaire du partenariat euro-méditerranéen, fin novembre 2005.

C'est dans ce contexte que la France soutient le projet de conférence euro-africaine sur les migrations qui devrait permettre cette année à l'ensemble des pays concernés de mener une réflexion commune sur ces problèmes.

Telles sont les principales actions menées, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, par mon ministère pour contribuer à la maîtrise des phénomènes d'immigration.

Monsieur le président, je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le ministre.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le ministre, je vous remercie des indications que vous nous avez données.

J'ai une question à vous poser au sujet des visas de tourisme. En effet, il semblerait que l'arrivée de personnes par des visas de tourisme contribue à l'immigration irrégulière puisque, si nous contrôlons l'entrée sur le territoire, nous ne contrôlons pas la sortie. Pensez-vous qu'il existerait des moyens de contrôle des retours de ceux qui sont venus a priori simplement pour trois mois ?

M. Philippe Douste-Blazy .- Pour contrôler les sorties du territoire, puisque telle est la question, monsieur le rapporteur, la seule solution semble être l'enregistrement à l'arrivée à la frontière de la date limite de sortie autorisée, puis, à la sortie, l'enregistrement de la date de sortie effective. Ce dispositif permettrait de connaître précisément les personnes qui sont restées sur le territoire irrégulièrement.

A cet égard, le CICI du 27 juillet 2005 a décidé l'expérimentation, à La Réunion, d'un fichier d'entrées et de sorties des étrangers par lecture optique des visas de court séjour. C'est un dispositif qui nécessite des moyens, notamment informatiques. En tout état de cause, le contrôle de la sortie du territoire et de la régularité des séjours relève, comme vous le savez, du ministère de l'intérieur.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Merci de votre exposé, monsieur le ministre. Je souhaiterais aborder trois points à la suite de votre intervention.

Premièrement, j'ai toujours du mal à comprendre comment ne pas voir la contradiction qui existe entre la volonté d'aider des pays sous-développés et la politique de l'immigration choisie qui impliquerait une immigration des meilleurs chez nous. En effet, si nous prenons les meilleurs, comment pourrons-nous aider les pays du Sud à continuer à se développer ?

Par ailleurs, j'aimerais savoir comment vous avez pu produire les chiffres que vous nous avez indiqués. Vous avez notamment parlé de 90 % de fraudes et d'une augmentation de 400 % ou même de 600 % des mariages dans certains pays. Ce sont des chiffres qui me semblent énormes.

Je souhaite aussi vous interpeller sur la situation des visas et la politique des consulats, puisque vous êtes en charge de ces questions. J'ai vu des situations aberrantes : par exemple, on a refusé des visas à une grand-mère de 70 ans qui n'a pas pu venir voir ses petits-enfants ; de même ou un jeune couple a dû reporter son mariage trois fois parce que les beaux-parents avaient eu un visa mais pas la future épouse. En outre, un homme d'affaires m'a écrit il n'y a pas longtemps pour m'indiquer qu'il avait perdu des marchés parce que son client n'a pas pu obtenir un visa. Ce sont vraiment des incohérences qu'il convient de signaler.

Quand vous parlez d'attractivité, j'ai plutôt l'impression qu'une série d'amalgames fait qu'en chaque demandeur de visas, on voit un clandestin potentiel qui serait un faux étudiant ou un faux touriste. Cela commence à créer des situations scandaleuses.

Je souhaiterais aussi vous parler de la manière dont se déroule la délivrance des visas dans les consulats. J'y ai vécu personnellement, parce que j'ai une double nationalité, des situations véritablement scandaleuses. La manière dont les consulats traitent les demandeurs de visa est inhumaine et je pense que vous devez absolument intervenir sur ce point. Je peux comprendre que l'on refuse des visas, mais on ne peut pas traiter les personnes qui viennent en demander un de manière aussi indigne et inhumaine.

Enfin, concernant cette politique des visas, j'aimerais savoir pourquoi on ne réfléchit pas davantage sur la possibilité de donner plus facilement des visas à plusieurs entrées et sorties avec des allers-retours. En effet, dans une situation dont j'ai eu à connaître, la personne avait eu tellement de difficultés pour obtenir son visa, elle avait mis tellement longtemps et on lui avait demandé tellement de justificatifs qu'elle n'a plus voulu repartir alors qu'elle avait envie, elle, de faire des allers-retours. Pourquoi ne pas réfléchir un peu plus à cette possibilité ? Dans ce cas, nous aurions moins de personnes qui resteraient au-delà des délais.

M. Philippe Douste-Blazy .- Le dernier thème que vous avez abordé est un problème de règle communautaire que nous avons discutée avec nos partenaires européens et c'est ce qui a été décidé, même si je comprends très bien ce que vous dites.

Cela dit, je vais essayer de répondre aux remarques que vous avez faites.

Vous m'avez demandé tout d'abord comment nous avions ces chiffres. Nous les obtenons à la suite d'enquêtes, un peu comme les enquêtes épidémiologiques que l'on ferait au niveau d'un pays. Par exemple, ces enquêtes ont montré qu'aux Comores, il y a plus de 90 % de fraudes sur un an.

Ensuite, j'en viens à la vraie question que vous posez : « Comment pouvez-vous dire que nous allons faire une politique d'attractivité et, en même temps, que nous allons choisir ? » Choisir, c'est terrible : vous avez raison. J'ai juré de dire la vérité, mais, de toute façon, il n'y a pas de langue de bois à avoir sur cette affaire puisque je suis persuadé qu'elle transcende totalement les clivages politiques. Nous avons tous un coeur, nous sommes tous généreux, nous sommes tous catastrophés de voir ce qui se passe dans les pays pauvres. Il n'y a rien de pire que de voir un homme, père de famille, laisser ses enfants, sa femme et son village et faire des milliers de kilomètres pour un rêve qui, souvent, n'en est pas un. Je suis sûr que vous êtes sensible à cela ; soyez persuadée que j'y suis sensible également.

Cela dit, l'événement de Ceuta et Melilla n'est que le tout petit début du système. La vague de 30 mètres de haut va arriver de plein fouet et nous ne pourrons pas continuer à avoir 4/5 ème de la population de la terre de plus en plus pauvre et 1/5 ème de plus en plus riche. Il y aura donc une immigration effroyable, et nous n'en sommes qu'au début. Seulement, il est évident que ce ne seront pas des mitraillettes qui pourront régler le problème. Il suffit de considérer la frontière libyenne ou la frontière algérienne pour s'en persuader.

Quant à la solution consistant à les faire venir tous ici, elle ne pourrait qu'aboutir à un phénomène de rejet, de xénophobie, de racisme, d'extrême droite et d'horreur que nous avons vécu au premier tour des dernières élections présidentielles. Vous ne voulez pas cela et nous ne le voulons pas non plus. A partir de là, nous partageons ce constat.

Quelle est la seule solution ? On a fait beaucoup d'erreurs depuis des siècles et des siècles en Afrique, même si je ne vais pas revenir là-dessus. Si on veut reprendre les choses, la seule solution est de porter son attention, en Afrique, sur le couloir sahélien. Aujourd'hui, il n'y a strictement rien, même pas des systèmes d'alerte des plus grandes institutions onusiennes pour prévenir la sécheresse et les criquets au Niger ! Cela veut dire qu'on n'en est même pas au niveau de l'alerte. Cela nous intéresse tellement peu que nous n'avons même pas de scientifique pour observer l'alerte ou bien, si les scientifiques le disent, personne ne bouge. Tout le monde s'en moque, nous comme tous les autres. C'est un sujet effroyable.

La seule solution, me semble-t-il, c'est que nous commencions à avoir une politique d'alerte scientifique, ne serait-ce que sur les catastrophes naturelles. Je suis allé au Niger. Au mois de juillet, la catastrophe y était totalement prévisible : tout le monde l'avait dit depuis six mois. Simplement, un cargo qui était parti d'Inde n'était pas arrivé et j'ai vu, de ce fait, des enfants de huit jours mourir parce qu'ils n'avaient pas de veille thérapeutique. C'est effrayant ! Il faut donc déjà une alerte scientifique. L'UNICEF le dit et le répète.

La deuxième chose, c'est le problème du développement. Il me semble que la proposition qu'a faite le président, comme d'autres, d'avoir un outil financier euro-africain qui permette à ceux qui ont envie de prendre une initiative là-bas de le faire est très importante.

Je suis allé à Kayes, qui est le lieu du Mali où, depuis toujours, depuis des milliers d'années, les Maliens quittent le pays : c'est dans leur culture. De nos jours, ils partent pour une immigration européenne. Cela relève du co-développement. Pour cela, il faut un outil financier. Tant qu'on n'aura pas de l'argent sonnant et trébuchant et des gens qui responsabilisent chacune et chacun là-bas et qui s'en occupent, nous n'y arriverons pas.

Maintenant, j'en arrive à votre question qui porte sur le choix des immigrants. Il n'est évidemment pas question de mettre les problèmes du sida, de la malaria et de la tuberculose à part, mais, à un moment donné, sans vouloir être pédant, le problème est celui des élites. Si vous n'avez pas d'infirmières, de médecins, d'artisans ou d'ingénieurs agronomes, comment faites-vous ? C'est ce que je viens de dire dans mon exposé : faisons venir tous ces gens qui veulent se former et, surtout, faisons en sorte qu'ils puissent revenir en Afrique ou dans les pays les plus pauvres. Ce sont ceux-là qu'il faut faire venir en priorité, non pas pour qu'ils nous aident ici mais pour qu'ils s'aident eux-mêmes là-bas.

J'ajoute qu'il faut arrêter avec cette logique compassionnelle en ce qui concerne l'Afrique car la croissance est en Afrique, ce que personne ne dit. La jeunesse africaine est là, en croissance et elle a envie de travailler ! Il faut considérer l'Afrique comme un partenaire à qui on peut faire confiance.

Je ne me permettrai pas de dire que vous êtes dans les bons sentiments. Moi aussi, je me pose des questions : il n'est pas facile de dire non à certains et oui à d'autres. En même temps, c'est la seule solution. Sinon, nous n'arriverons jamais à les considérer comme des partenaires. C'est donc la seule possibilité, même si je reconnais ses insuffisances : il faut former les jeunes et les faire revenir dans leur pays.

M. Jean-Paul Virapoullé .- Monsieur le ministre, je vous remercie de cet exposé complet et clair. J'aurai un point de vue à exposer et une question à formuler.

La Réunion est proche de l'Afrique. Je vais donc planter le décor. Je pense que, si on persiste dans le libre-échangisme actuel, qui est essentiellement capitalistique et financier, au profit de deux blocs, l'Asie et les Etats-Unis, l'Europe ne tiendra pas longtemps sur cette longueur d'ondes. Les premières voitures chinoises arrivent et je pense que, d'ici dix ans, nous verrons des photocopies de nos Airbus arriver puisque nous les faisons monter là-bas. Quant à l'Inde, nous lui avons vendu deux sous-marins qui vont être fabriqués là-bas.

L'Inde produit chaque année 360.000 ingénieurs de haut niveau -plus que l'Europe- et la Chine en fait autant. Quant à croire qu'ils vont faire les sandales, les habits et nos ordinateurs pendant que nous garderons la haute technologie, c'est un rêve européen qui a touché à sa fin ! Ne rêvons plus ! Nous ne sommes plus le cerveau du monde et nous ne sommes pas la finance du monde. La finance, c'est Wall Street et les cerveaux sont aux Etats-Unis, encore un peu en Europe mais, surtout, en Asie.

Que vient faire l'Afrique là-dedans ? L'Afrique, nous l'avons tuée tous ensemble : la France, mais aussi tous les pays d'Europe, les Etats-Unis et tout le monde ! L'Afrique est devenue un réservoir que l'on pille. Quand on dit qu'il faut aider l'Afrique : oui, mais, si on pouvait au moins laisser l'Afrique se développer sans la piller, nous ne serions pas dans la situation actuelle.

Je suis d'accord avec vous, monsieur le ministre, quand vous dites qu'il ne faut pas avoir une attitude compassionnelle à l'égard de l'Afrique. Je prends un exemple que tout le monde connaît : l'affaire du coton. Les producteurs du sud des Etats-Unis sont fortement subventionnés pour écouler leur coton, mais les Maliens ne demandent pas de subventions ; ils demandent un quota, de même que nous avons eu des quotas de sucre, de céréales ou de lait qui ont permis à la France de vivre après la guerre et d'être excédentaire et à l'Allemagne d'être autosuffisante. Quand les Maliens demandent des quotas, on leur répond : mondialisation ! Moralité : ils vendent leur coton moins cher que le prix de revient, ce qui les fait mourir de faim et ils n'ont plus qu'une solution : venir à Melilla et frapper aux frontières.

Nous sommes de doux rêveurs !

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Pas aussi doux que cela...

M. Jean-Paul Virapoullé .- Ou plutôt de mauvais rêveurs : vous avez raison. Quand on passe son temps à dire qu'il faut aider l'Afrique, je crie : « Laissez vivre l'Afrique ! » Si seulement on pouvait la laisser vivre et la considérer comme un partenaire, si on pouvait, avec l'euro-finance, mettre en place l'euro-développement et si, dans le cadre de la mondialisation, la France pouvait, avec ses valeurs humanistes, porter cette demande au sein de l'OMC, qu'il faudrait soit supprimer, soit réformer, les choses iraient autrement !

Cela peut faire rigoler l'élite. Personnellement, je n'appartiens pas à l'élite ; je suis un paysan et je ne rigole pas ! Quand on confie à des technocrates non élus le sort du commerce et à la Banque centrale européenne le sort de la monnaie, à quoi servons-nous ici ? Vous vous sentez utiles, vous ? C'est M. Trichet qui fixe la monnaie, c'est M. Lamy qui définit avec l'OMC les règles du commerce international. Et, nous, que faisons-nous ? Nous votons des lois à la marge !

On résoudra le problème de l'immigration quand on laissera vivre l'Afrique dans le cadre de la mondialisation. Aristote disait : « Il n'est de pire inégalité que de traiter de la même façon des gens qui sont dans des situations différentes ». L'Afrique est dans une situation différente ; elle a souffert de l'esclavage, on a pillé ses hommes, on a pillé ses ressources et, aujourd'hui, on pille ses produits et on l'empêche de vivre. Laissez vivre l'Afrique, donnez-lui les moyens d'avoir des quotas de production avec des facilités d'écoulement sur nos marchés et vous verrez que moins d'immigrés se feront tirer dessus aux frontières de l'Europe !

J'en viens à La Réunion. Je vous propose de regarder avec une vision nouvelle la position géographique de La Réunion. La Réunion est en effet en train de se développer sur les technologies nouvelles. Le conseil général et le conseil régional regardent avec intérêt le développement de l'Afrique du Sud, de l'Inde et de la Chine, qui sont des partenaires économique puissants, sachant que la Réunion a la chance d'être composée de gens qui viennent de ces trois continents.

Je propose donc que la politique de visas, comme le disait notre collègue tout à l'heure, soit adaptée à la situation des hommes d'affaires. Quand on dit au président d'une compagnie indienne qu'il faut prendre la file d'attente et attendre deux mois pour obtenir un visa avant d'entrer à La Réunion où il pourrait investir son argent et créer des richesses, il place son argent à l'île Maurice ! Il en est de même pour les Chinois et les Sud-Africains.

Quand je vais en Afrique du Sud, je leur dis de venir travailler avec nous et ils sont d'accord, mais nous disent : « Pour entrer dans votre pays, c'est compliqué. Donc développez-vous sans nous ». Un homme d'affaires, c'est un businessman , il vient s'il y a un intérêt et, si c'est le cas, il prend son temps pour venir.

Enfin, j'en viens aux sans-papiers. Avec tous nos collègues qui ont fait partie de la mission à Mayotte et à La Réunion, je tiens à dire que nous devrions examiner attentivement ce qui se passe actuellement à Mayotte. Anjouan et les grandes Comores n'ont pas d'état civil (ils l'ont brûlé à l'indépendance) et, du coup, ils se font fabriquer des papiers à Mayotte et ils arrivent à La Réunion avec des pièces d'identité portant la mention « né vers », ce qui pose toute une série de problèmes.

Lorsque quelqu'un vient avec une carte d'identité avec la mention « né vers » à la mairie, dois-je l'inscrire ou non ? J'ai dit au préfet qu'on ne pouvait pas inscrire des gens avec de tels papiers.

Il y a également le problème de la validité des mariages. Un mariage sur un territoire français, monsieur le ministre, doit être fait par l'autorité de l'état-civil et non par le cadi ! A cet égard, je souhaite que la commission d'enquête fasse des recommandations. Dans la collectivité de Mayotte, soit le mariage est fait par un officier d'état-civil, auquel cas il peut être valable, soit il ne se fait pas par le biais d'un officier d'état-civil, auquel cas il n'y a aucun papier.

M. Philippe Douste-Blazy .- Je vais répondre sur les deux premiers points que M. Virapoullé a exposés, mais je commencerai par répondre à Mme Boumediene-Thiery sur les conditions d'accueil dans les consulats. Je prends en considération ce qu'elle a dit, car ce n'est pas la première fois que je l'entends, en particulier en ce qui concerne certains pays qu'elle a évoqués sans le faire explicitement. Je salue le travail remarquable qui est fait dans nos consulats et, en même temps, je souhaite en faire une évaluation parce que les consulats à l'étranger sont l'image de notre pays et que les conditions d'accueil y sont donc absolument fondamentales.

Par conséquent, je vous remercie d'en parler et je vais faire une évaluation pour être sûr qu'il ne soit pas fait un mauvais accueil à ceux qui cherchent à obtenir un visa.

Je dirai ensuite à M. Virapoullé que si, depuis que je le connais, je suis d'accord avec lui, je vais pour une fois exprimer quelques différences.

Tout d'abord, je ne crois pas à ce « déclinisme » dont il a fait état. Je suis président d'une agglomération où l'on construit ces fameux Airbus qui vont effectivement avoir une chaîne en Chine, mais pour l'A 320 ou l'A 319, alors que, pendant ce temps, nous sommes en train de prévoir le futur.

M. Jean-Paul Virapoullé .- Nous en reparlerons.

M. Philippe Douste-Blazy .- Tout à fait, mais c'est quand même bien le cas. Je ne crois donc pas du tout à cela. En revanche, je crois aux milliards d'euros que les Européens devraient mettre dans la recherche et qu'ils ne mettent pas. Il faut mettre des milliards d'euros dans les nano, les bio et les info-technologies. C'est un autre débat et c'est à nous de le gagner, mais je pense que nous pouvons quand même continuer à avoir des hautes technologies.

Quant au coton, je dirai deux choses.

Premièrement, la France et le président de la République se sont battus pendant longtemps pour que le coton africain reçoive un traitement particulier.

Deuxièmement, la Politique agricole commune, en 2002 et 2003, a accepté que les pays en voie de développement ne supportent pas de droits de douane, ou en supportent très peu, vis-à-vis de l'Union européenne. Cela fait que 85 % des produits agricoles d'Afrique viennent sur le territoire de l'Union européenne. Les Américains ne l'ont pas fait.

Troisièmement, je suis un peu déçu -je le reconnais- par l'attitude des Africains à l'OMC parce que j'aurais attendu d'eux qu'ils nous défendent plus, nous, Européens, plutôt que de se mettre à côté de pays émergents qui ne sont plus pauvres, même s'ils ne sont pas riches non plus, notamment nos amis brésiliens. A l'OMC, les Africains ont intérêt à être plutôt de notre côté que du côté de certains pays émergents.

Cela étant dit, il est heureux qu'il y ait une OMC, M. Virapoullé, sans quoi ce serait la jungle totale. Je vous rappelle que le cycle de Doha est celui du développement et qu'aujourd'hui, quand 40 pays vont se mettre à parler de l'industrie, de l'agriculture et des services, les autres vont en recevoir quelque chose. Certes, ils ne font pas encore partie de la discussion, mais le cycle de Doha, qui va commencer, est celui du développement.

En revanche, je suis d'accord avec vous sur l'euro-développement Europe-Afrique.

J'ajouterai un mot sur ce que les renseignements américains, européens et occidentaux en général constatent en Afrique. Ne vous y trompez pas : certains signes montrent que des écoles terroristes se développent dans l'Afrique sahélienne, certaines personnes profitant du désespoir et de la misère d'une jeunesse qui voit tous les jours à la télévision nos gaspillages pour la lancer sur nos capitales. C'est une chose terrible et il faut aussi que nous réfléchissions sur ce point.

Enfin, sur La Réunion, j'ai très bien compris. Sachez que, sur l'ordre du Président de la République, nous souhaitons mettre en place des guichets dédiés à des personnalités, en particulier des hommes d'affaires et des représentants des chambres de commerce et d'industrie d'Inde, de Chine ou d'ailleurs, pour pouvoir délivrer des visas de circulation de longue validité à ces personnes afin qu'elles puissent investir dans des endroits aussi beaux que La Réunion.

Mme Catherine Tasca .- En ce qui concerne les visas, je souscris à ce qui a été dit, en particulier sur l'accueil des consulats, même si, parfois, les fonctionnaires font de leur mieux. En général, l'image de la France à travers les conditions de délivrance des visas est considérablement détériorée, en particulier dans les pays d'Afrique et l'ensemble des pays francophones auxquels notre pays devrait être un peu plus attentif. A cet égard, je me permettrai de faire deux suggestions concrètes.

Tout d'abord, je n'ai jamais compris pourquoi il n'y a pas deux couloirs d'examen des demandes de visa. Dans la plupart des pays africains, nous sommes présents depuis si longtemps que nous devrions être capables d'établir avec les autorités du pays des listes de personnes dont le va-et-vient entre leur pays et le nôtre est normal. Je pense aux acteurs économiques, auxquels mon collègue Virapoullé a fait allusion. Ils sont repérables et beaucoup d'entre eux ont d'excellentes raisons d'aller et de venir. Je pense aussi aux chercheurs ou enseignants universitaires dans tous les domaines. Nous leur imposons une humiliation inutile qui va jusqu'à les décourager et les orienter vers d'autres pays.

Il me semble donc, puisque vous avez des fonctionnaires de qualité, qu'il ne serait pas très difficile de créer une filière rapide et moins inquisitrice que pour le citoyen lambda que nous ne connaissons pas. C'était ma première suggestion.

J'en ai une deuxième. Ma collègue, Mme Boumediene-Thiery, a posé le problème des allers-retours que nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer lors d'autres séances de notre commission d'enquête. Pourquoi ne pas créer une sorte de livret ou de carnet de visas qui, pour les personnes qui ont de bonnes raisons d'aller et de venir entre nos deux pays, disposeraient ainsi d'une garantie d'obtention d'un nouveau visa si elles rentrent au pays et si elles ont à nouveau de bonnes raisons de revenir.

Il faut savoir qu'une bonne partie de l'immigration clandestine vient de la transformation de séjours réguliers en séjours irréguliers, parfois pour de mauvaises raisons, ou tout simplement parce que les gens se disent que, s'ils repartent, ils n'arriveront pas à revenir. Il faudrait donc creuser cette idée de l'aller-retour. Je pense en effet aux Etats africains et peut-être, en priorité, aux Etats de l'Afrique francophone. Nos postes sont capables de repérer les personnes qui ont de bonnes raisons d'aller et venir.

Pour les universitaires et les chercheurs, cette difficulté d'obtention de visas pour des colloques, des travaux divers ou des rencontres avec des collègues est une perte considérable pour la France.

Par ailleurs, à travers votre intervention et la séance que nous avons aujourd'hui, monsieur le ministre, nous nous rendons bien compte de la nécessité d'une approche macro-économique de l'immigration et non pas seulement sécuritaire. Comme nous nous sommes dit que nous n'aurions pas de langue de bois ici, je dois admettre que cela contraste beaucoup avec l'approche du ministre de l'intérieur sur ce sujet et que nous sommes dans une véritable contradiction, comme Mme Boumediene-Thiery l'a d'ailleurs évoqué.

Vous êtes membre du gouvernement et je vous pose donc une question politique : comment comprenez-vous le fait que nous voyions le ministre de l'intérieur annoncer un nouveau projet de loi sur l'immigration et trouvez-vous cela normal alors même que, dans cette assemblée, nous menons une commission d'enquête sur l'immigration clandestine, dont le terme prévisible se situe autour de la fin mars ? Dès que nous ouvrons le poste, comme on dit, nous entendons qu'un projet gouvernemental sur le même sujet, peut-être même beaucoup plus vaste, va être déposé par le gouvernement dès le mois de février.

M. Philippe Douste-Blazy .- Je commencerai par répondre à votre première question sur les deux couloirs. Cela se fait, mais peut-être insuffisamment. Pour une personne qui aurait l'habitude de venir en France pour des colloques ou des rencontres avec des cadres du CNRS, de l'INSERM ou autres, vous avez tout à fait raison : c'est une humiliation de la faire repartir à zéro dans la colonne des autres personnes. Nous le faisons déjà, mais nous ne le faisons sans doute pas suffisamment, en particulier en raison de problèmes de locaux. Il faut donc le faire et vous avez mille fois raison sur ce point.

Deuxièmement, sur le fameux carnet ou livret de visas, cela rejoint exactement ce que je disais à M. Virapoullé : nous sommes en train de développer cela, en particulier à travers ce qu'on appelle des visas de circulation capables d'aller jusqu'à cinq ans et qui permettent d'aller et de revenir sans difficulté.

Ensuite, puisque vous m'en donnez l'occasion, je vais évoquer une chose que je vais annoncer dans quelques semaines : pour inciter au co-développement, qui concerne le migrant qui est chez nous et qui revient chez lui, nous allons lui donner, au moment où il revient chez lui avec un micro-projet, un visa qui lui permet de revenir en lui disant en quelque sorte : « Il ne s'agit pas de nous débarrasser de vous, mais sachez que vous allez pouvoir revenir chez vous et que, si vous le voulez, vous pourrez revenir ». Souvent, en effet, ces migrants ne rentrent pas dans leur pays parce qu'ils craignent de ne pas pouvoir revenir. Nous allons le faire car c'est la seule solution pour développer le co-développement.

Enfin, il reste votre question politique. Tout d'abord, je ne connais pas exactement la date du calendrier de ce projet de loi. Ensuite, il vous est arrivé -je m'en souviens- de participer à des gouvernements dans lesquels il y avait des femmes et des hommes qui étaient complémentaires et différents, et je ne citerai pas de noms. Dans mon gouvernement, c'est la même chose : il peut y avoir des différences. J'ajoute que chacun est à son poste. En tant que ministre des affaires étrangères, mon rôle est à la fois d'éviter les fraudes et de m'assurer de l'attractivité de mon pays, de son rayonnement et de son influence dans le monde. Je suis là pour cela. Quant au ministre de l'intérieur, il est là -et il le fait très bien aussi- pour s'assurer que ce pays ne soit pas celui où il y a le plus de fraude possible.

Mes services et mon cabinet ont été consultés par le ministère de l'intérieur. Nous avons pris part en décembre à plusieurs réunions place Beauvau pour examiner différents points du projet de texte, notamment pour ce qui concerne l'entrée et le séjour des étrangers. Sur ces points, les échanges entre les administrations du ministère de l'intérieur et du ministère des affaires étrangères sont constants pendant la préparation du CICI.

M. Jean-Pierre Cantegrit .- Au début du mois de septembre, alors que, monsieur le ministre, vous ouvriez la séance de l'Assemblée des Français de l'étranger, qui représente l'ensemble de nos compatriotes expatriés, j'avais abordé le problème de l'accueil, dans certains de nos consulats africains, notamment en Afrique centrale, et je vous remercie d'avoir bien voulu tenir compte des propos que j'avais tenus à cette occasion. En effet, m'étant rendu ensuite au Gabon, j'ai eu des retombées sur l'intervention qui avait été faite (ma collègue Mme Tasca l'a reprise tout à l'heure et je n'ai aucune critique à lui apporter à cet égard) au sujet de l'accueil réservé à certains demandeurs de visa qui sont du plus haut intérêt pour notre pays, comme vous l'avez vous-même souligné dans votre intervention. Je pense notamment aux étudiants qui veulent poursuivre des études en France, à des chercheurs ou à des hommes d'affaires, comme cela a été abordé tout à l'heure.

Je suis donc sensible au fait que vous ayez tenu compte de cette intervention et qu'ainsi nous puissions essayer d'améliorer l'accueil de ces demandeurs dans nos consulats. Des pistes vous ont été indiquées tout à l'heure et vous y avez parfaitement répondu. Il est vrai que cela existe déjà dans certains consulats, même si ce n'est pas extrêmement visible, et qu'un certain nombre de personnes qui font de fréquents voyages et qui sont d'un intérêt important pour notre pays sont traités plus rapidement.

Il reste un point sur lequel je souhaiterais attirer votre attention, monsieur le ministre : la fermeture de certains de nos consulats qui rend l'obtention de visas plus difficile. Notre correspondant à Port-Gentil, au Gabon, m'a indiqué ce matin que l'on avait transformé le consulat de Port-Gentil en un consulat d'influence, ce qui impose maintenant à nos compatriotes ou aux demandeurs de visa gabonais de se rendre à Libreville à leurs frais, ce qui est une démarche coûteuse, pesante et compliquée.

Je me demande donc si, dans les interrogations qui sont les vôtres, il ne serait pas possible que l'instruction ait lieu à Port-Gentil, et non pas entièrement à Libreville.

Voilà les quelques propos que je tenais à vous exprimer, en répétant que je suis sensible à votre prise en compte de l'intervention que j'avais faite début septembre devant l'Assemblée des Français de l'étranger.

M. Philippe Douste-Blazy .- Merci, monsieur le sénateur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le ministre, à Saint-Laurent du Maroni, on voit passer des pirogues qui viennent directement du Surinam et l'une des solutions à ce problème, évoqué à l'occasion des auditions de la commission, est liée à la situation juridique du fleuve lui-même. En effet, on est au Surinam lorsqu'on arrive sur la rive (c'est la même chose pour la France de l'autre côté) et, de ce fait, il n'y a pas de système de contrôle possible des embarcations au milieu du fleuve. Juridiquement, cela pose un problème de relations avec le Surinam. Y a-t-il un début d'évolution à ce sujet ou un point qui peut être relevé pour faciliter la situation de la police aux frontières confrontées à ces difficultés ?

M. Philippe Douste-Blazy .- C'est un sujet majeur, monsieur le rapporteur, également lié au problème des accords de réadmission.

Nous attachons une attention particulière à la situation de nos départements d'outre-mer en général, qui sont soumis à une très forte pression migratoire, et de leur environnement immédiat, comme M. Virapoullé l'a dit à l'instant.

La France a signé des accords de réadmission avec le Brésil en 1996, le Vénézuela en 1999, le Surinam en 2004 et Sainte-Lucie en 2005. Ces accords sont en cours de négociation avec le Guyana (ils devraient bientôt être finalisés), la Dominique, la Barbade et Trinité-et-Tobago. En outre, le ministère des affaires étrangères envisage de proposer prochainement un projet d'accord avec la République dominicaine et, dès que la situation institutionnelle le permettra, avec Haïti.

Je tiens à souligner que les pays avec lesquels la France souhaite négocier ces accords ne sont pas demandeurs, leur opinion publique y étant totalement opposée. C'est pourquoi nous devons envisager souvent des contreparties pour ces pays. Ainsi, un accord de réadmission et un accord visant à faciliter la circulation des personnes ont été signés concomitamment avec Sainte-Lucie le 23 avril 2005. La Dominique, la Barbade et Trinité-et-Tobago subordonnent également la conclusion d'un accord de réadmission à celle d'un accord de circulation. Je vous le dis à l'occasion de votre question sur le Surinam parce que la commission d'enquête doit savoir que ce sujet relève aussi de la politique étrangère.

Je constate cependant des réticences de la part du ministère de l'intérieur et du ministère de l'outre-mer à conclure avec ces pays -vous vous en doutez- des accords de circulation.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le ministre, nous avons abordé le problème de l'Afrique tout à l'heure. Au lendemain de l'indépendance de l'Afrique, la France, pour permettre l'organisation étatique des pays de ce continent, avait envoyé un certain nombre de compatriotes que l'on a appelés les volontaires techniques. Or le phénomène d'immigration en France s'est accéléré lorsque la France a décidé de ne plus envoyer de volontaires techniques dans les différents secteurs : l'enseignement, la santé et l'administration. Aider l'Afrique, c'est peut-être aussi refaire le chemin que la France avait fait au moment de l'indépendance de ces pays.

M. Philippe Douste-Blazy .- Si je comprends bien, vous regrettez que nous ne fassions plus d'aide de coopération, c'est-à-dire que l'on ne fasse plus appel aux coopérants ?

M. Georges Othily, président .- Tout à fait.

J'ai une deuxième question à aborder. Dans l'île de Saint-Martin, qui est en partie hollandaise et en partie française, nous avons constaté que de nombreux étrangers vivant dans la partie hollandaise rentraient dans la partie française, parce qu'il n'y a pas de frontières, et que les enfants y venaient à l'école, ce qui pose des problèmes très graves actuellement dans la partie française. Cette complication vient du fait que cette île, en particulier dans sa partie française, va accéder à un statut particulier, puisque ce sera une nouvelle collectivité. La partie hollandaise n'est pas la véritable partie hollandaise : elle dépend des Antilles néerlandaises, même si le territoire est encore sous le pouvoir de la reine des Pays-Bas. Il y a un là-bas un embroglio extrêmement difficile à démêler pour avoir une bonne gestion de cette nouvelle politique. Quelle est la position de votre ministère sur ce point ?

M. Philippe Douste-Blazy .- Nous avons actuellement plusieurs ministères qui, comme vous le savez, travaillent sur ce sujet. Il y a en effet un embroglio , mais, comme je ne peux pas vous répondre aussi directement pour vous apporter de manière précise des éléments que vous ne connaîtriez pas, je m'engage à vous écrire très vite pour faire le point sur ce sujet. Pour avoir été moi-même là-bas avant d'être ministre des affaires étrangères, je m'étais rendu compte de cette situation qui est de plus en plus délicate et difficile.

M. Alain Gournac .- Il faut ajouter le fait que l'aéroport est situé sur la partie hollandaise.

M. Philippe Douste-Blazy .- C'est vrai.

Concernant la question sur les coopérants, il est certain qu'aujourd'hui, deux pays s'intéressent de plus en plus à l'Afrique : la Chine et les Etats-Unis. Votre remarque est donc d'autant plus forte. Ce n'est pas à moi, évidemment, de décider unilatéralement et je ne peux pas parler à titre personnel ici, mais je pense en effet que, si nous croyons à la croissance africaine et si nous pensons, comme cela a été dit brillamment tout à l'heure par M. Virapoullé, que ce n'est pas de la compassion mais du partenariat et du développement qu'il faut faire là-bas, il faut être évidemment présent en Afrique et ne pas laisser s'implanter d'autres pays alors que nous nous désengagerions, même s'il n'est pas question de le faire, bien sûr. Il est vrai que la tradition française de coopération permettait une présence indiscutable.

Enfin, arrêtons de nous excuser en permanence en fonction d'un passé qui n'est plus d'actualité.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le ministre, nous vous remercions de votre exposé et des réponses que vous avez apportées à la commission. Nous en ferons bon usage pour la suite de notre rapport.

Audition de M. Claude PERNÈS, maire de Rosny-sous-Bois,
vice président de l'Association des maires de France (AMF)
(17 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur Claude Pernès, d'avoir répondu à l'invitation de notre commission d'enquête parlementaire.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Claude Pernès prête serment.

M. Georges Othily, président .- Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire puis de répondre aux questions de mes collègues.

M. Claude Pernès .- Je représente l'Association des maires de France qui, comme vous le savez, est forte de ses 36.000 maires. Ces derniers sont inégalement confrontés au problème pour lequel vous m'avez convié : l'immigration.

Il se trouve que, pour ce qui me concerne, je suis un maire de banlieue de Seine-Saint-Denis, élu depuis 1983. J'ai donc eu à connaître les évolutions successives des différentes politiques de la ville qui ont été mises en place par les gouvernements qui se sont succédés et je vais essayer, modestement, d'être un témoin un peu plus privilégié des questions liées à l'immigration, notamment à l'immigration clandestine, puisque c'est de cela que nous parlons.

Les maires éventuellement concernés peuvent appréhender l'immigration à travers trois catégories d'actes qu'ils ont à connaître : les mariages, l'attestation d'accueil (l'ancien certificat d'hébergement) et le regroupement familial.

Sans vouloir faire un parallèle direct avec l'immigration clandestine, je pense qu'on peut raisonnablement dire qu'aucun des maires qui signent un certificat d'accueil pour un séjour touristique et familial n'a les moyens de vérifier si l'intéressé qui est accueilli sur le territoire de la commune est retourné dans son pays à l'issue du délai inscrit dans le certificat d'accueil.

Il nous arrive parfois, lorsque nous avons deux candidats au mariage, l'un en situation régulière ou doté d'une carte d'identité française, l'autre en situation irrégulière avec notamment ce fameux certificat d'accueil périmé (ce qui veut dire qu'il est entré sur le territoire avec le certificat d'accueil et qu'il y reste après le délai expiré), de nous demander si nous devons prononcer le mariage.

Le procureur de la République est régulièrement informé de ces situations. Je lui indique que je vais procéder au mariage de M. Untel et de Mme Untel, l'un des deux candidats étant muni d'un simple passeport de nationalité étrangère, d'un titre de séjour périmé et d'un certificat d'accueil lui aussi périmé. Dans 99 % des cas, le procureur de la République demande aux maires de célébrer le mariage.

Quant aux regroupements familiaux, dans les cas que j'ai eu à connaître, ils doivent recueillir l'avis de l'Office des migrations internationales et du maire et il arrive souvent que, quels que soient les avis donnés, le préfet nous informe de l'arrivée sur le territoire de notre commune, en vertu du regroupement familial, de tels ou tels membres de la famille.

Je considère qu'il y a, là aussi, une attention particulière à apporter, sachant que, dans l'intérêt de nos quartiers, nous pouvons avoir parfois intérêt à vérifier que les équilibres sociologiques sont préservés.

Voilà les quelques considérations que je peux faire passer auprès de la commission sur les constats que les maires peuvent être amenés à faire dans leurs rapports à l'immigration dans leur vie de tous les jours.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- D'aucuns suggèrent une responsabilisation des hébergeants. Qu'en pensez-vous ?

M. Claude Pernès .- Jusqu'à présent, du moins jusqu'à la dernière modification de la loi, les certificats d'accueil étaient présentés aux maires ou aux commissaires de police sur simple feuille avec une attestation sur l'honneur. La personne déclarait sur l'honneur le montant de ses ressources et attestait avoir des capacités d'hébergement suffisantes pour tel ou tel ami ou membre de sa famille. Aucune vérification de ces déclarations, puisqu'elles étaient faites sur l'honneur, n'était effectuée.

Aujourd'hui, les maires qui signent ces certificats ont la possibilité de vérifier les ressources et d'envoyer des personnels vérifier sur place les capacités d'hébergement. Ces possibilités de contrôle, et l'exigence d'une assurance, ont provoqué une baisse des demandes d'attestation d'accueil.

Malgré tout, on nous dit bien souvent -mais je n'apporte ici aucune preuve de ce que j'avance à la commission- que si on ne réussit pas à entrer dans telle ville, on y parviendra dans telle autre. Voilà un peu ce qui se dit de temps en temps. Aujourd'hui, nous refusons beaucoup et je confirme que la responsabilisation des familles d'accueil est effectivement une bonne chose.

Maintenant, les maires souhaiteraient avoir la preuve du retour dans le pays de l'intéressé. Moi-même, j'avais une méthode qui valait ce qu'elle valait mais qui était basée sur la confiance. Elle consistait à demander à ces personnes : « Cela me ferait plaisir de recevoir une carte d'amitié lorsque vous serez retourné dans votre pays ». Il est certain que, lorsque je recevais ces cartes, les demandes qui m'étaient faites par la suite par la même famille étaient étudiées avec beaucoup plus de bienveillance.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Les maires ont-ils les moyens d'exercer ces contrôles ?

M. Claude Pernès .- C'est un contrôle lourd qui peut amener des situations conflictuelles dans nos services d'état civil, des tensions, voire des insultes de la part de personnes qui ne comprennent pas que des conditions soient posées pour l'accueil de visiteurs étrangers.

Pour ce qui concerne les ressources, nous ne faisons pas des contrôles fiscaux. Nous demandons les fiches de paie ou les preuves de ressources (allocations, RMI, etc.), mais nous ne pouvons pas vérifier s'il s'agit de faux. Nous faisons donc le travail visuel modeste que peut faire un employé à l'état civil sans faire un contrôle de police ou fiscal.

En revanche, pour le logement, nous sommes beaucoup plus stricts et nous envoyons systématiquement un appariteur. Cela dit, je ne peux pas confirmer que toutes les communes ont les moyens de le faire.

M. Georges Othily, président .- Quelle est la part des enfants d'étrangers en situation irrégulière dans les écoles primaires ?

M. Claude Pernès .- La scolarité des enfants est assurée dès lors que la famille est installée dans une commune et quel que soit le parcours l'y ayant conduit. En termes de pourcentages, cela dépend de la situation des communes et je pense qu'une carte assez précise de ces situations doit exister.

Je pourrai uniquement citer un pourcentage sur la commune dont je suis le maire, mais ce ne serait pas significatif. En ce qui concerne les familles immigrées en situation irrégulière ayant des enfants scolarisés, nous devrions être à environ 2 %.

M. Georges Othily, président .- Auriez-vous un document à nous laisser en ce qui concerne la position de l'AMF sur la politique d'immigration et la manière dont elle est ressentie ?

M. Claude Pernès .- La question a été posée à l'AMF et c'est en tant que maire de banlieue que j'ai été chargé de vous parler plus particulièrement de mon expérience.

M. Georges Othily, président .- Les maires d'outre-mer n'ont-ils jamais eu à poser ces problèmes d'immigration au niveau de l'Association des maires de France ?

M. Claude Pernès .- Il n'y a pas de position commune de l'AMF sur ce sujet.

M. Georges Othily, président .- Très bien. Nous vous remercions de votre exposé et des renseignements que vous avez bien voulu nous apporter.

Audition de M. Marc GUILLAUME,
directeur des affaires civiles et du sceau au ministère de la justice
(18 janvier 2006)

Présidence de M. Alain GOURNAC, vice-président,
puis de M. Georges OTHILY, président

M. Alain Gournac, président .- Mes chers collègues, nous recevons M. Marc Guillaume, directeur des affaires civiles et du sceau au ministère de la justice, que nous allons écouter avec beaucoup de plaisir.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Marc Guillaume prête serment.

M. Alain Gournac, président .- Je vous propose de vous exprimer dans un premier temps, après quoi les commissaires pourront vous poser des questions.

M. Marc Guillaume .- Merci beaucoup, monsieur le président. mesdames et messieurs les sénateurs, monsieur le garde des sceaux a déjà été auditionné il y a quelques jours par votre commission et je ne reviendrai pas sur l'ensemble des précisions qu'il lui a apportées sur l'immigration clandestine et la lutte qui doit être mise en oeuvre contre celle-ci, mais je vais essayer de reprendre quelques-uns de ces points au regard des questions que vous vous êtes posées.

Je commencerai par quelques données statistiques pour vous permettre de bien comprendre la situation à ce jour.

Nous avons actuellement environ 270 000 mariages célébrés en France chaque année, dont à peu près 45 000 sont dits mixtes, c'est-à-dire entre un ressortissant français et un étranger. A ces 45 000 mariages mixtes, il faut ajouter environ 45 000 mariages célébrés à l'étranger et transcrits en France, la quasi-totalité de ces 45 000 mariages concernant un Français et un étranger, sachant qu'il est rare que deux Français se marient à l'étranger, même si cela arrive, bien sûr.

Cela fait donc environ 90 000 sur un total d'environ 320 000.

Ce chiffre est à la fois exact et incomplet puisqu'il ne prend pas en compte les mariages à l'étranger dont les intéressés ne demandent pas la transcription. Le chiffre de 45 000 mariages célébrés à l'étranger entre un Français et un étranger étant décompté par le ministère des affaires étrangères lorsque les intéressés en demandent la transcription au service central de l'état civil, nous sommes sûrs que ce chiffre de 45 000 est sous-estimé, même si nous ne savons pas de combien. Par exemple, on sait bien qu'en Allemagne, les gens qui se marient ne demandent jamais la transcription. Ils ne le font que bien des années plus tard lorsqu'il y a des conséquences patrimoniales.

On peut dire qu'un petit tiers des mariages célébrés en France ou à l'étranger concernant un Français sont des mariages mixtes. Il convient de rapporter ce nombre très élevé au fait qu'environ 8 à 10 % de la population vivant en France est étrangère. La comparaison de ces deux chiffres est importante.

Je peux vous donner une autre statistique sur la base des chiffres qui nous ont été communiqués par le ministère des affaires étrangères, puisque, comme vous le savez, le ministère de la justice ne tient pas de statistiques en la matière, l'autorité judiciaire n'intervenant pas dans la célébration des mariages sauf, le cas échéant, pour s'y opposer. Ce n'est pas nous qui comptons les mariages célébrés en France ni les mariages célébrés à l'étranger, bien sûr. Cette statistique qui ressort donc des chiffres du ministère des affaires étrangères est l'évolution dans le temps des nationalités des conjoints étrangers. En 2004, nous constatons une augmentation très forte, depuis une dizaine d'années, des mariages avec des ressortissants de pays du Maghreb (environ 300 % d'augmentation), puisque nous sommes passés d'un chiffre d'environ 4 600 mariages en 1993 à moins de 20 000 mariages en 2004 sur un total de 45 000.

Pour ce qui est des statistiques des mariages mixtes en France, il n'existe pas de statistiques par sexe et par nationalité.

Ces chiffres, associés à la découverte de réseaux, montrent que le contrôle des mariages est un enjeu migratoire important. 50 % des titres de séjour sont délivrés à des ressortissants étrangers conjoints de Français, et vous savez que, l'année dernière, environ 36 000 acquisitions de la nationalité française ont eu lieu par mariage.

Si ce phénomène est en croissance importante, cela vient évidemment de la mondialisation et de la globalisation des échanges, ce qui est très positif. Il s'agit simplement de s'assurer que la validité de l'intention matrimoniale a pu être contrôlée et que les procédures sont suffisamment efficaces pour détecter les cas où ce ne serait pas le cas.

C'est l'objet du projet de loi que le garde des sceaux a décrit devant vous il y a environ trois semaines : compléter quelque peu l'article 63 du code civil pour tous les mariages afin de bien distinguer les quatre étapes successives (fourniture d'un dossier, audition des candidats au mariage, certificat de capacité de mariage à l'étranger et publication des bans) et arriver à se donner les instruments nécessaires pour s'assurer de l'effectivité de cette intention matrimoniale. C'est le coeur de ce texte

Il est peut-être intéressant de revenir sur le non-respect des procédures dans le droit actuel. Que se passe-t-il aujourd'hui si on se marie à l'étranger et qu'on ne demande pas la transcription de ce mariage ? Bien entendu, ce mariage reste pleinement valable au regard du droit de l'Etat dans lequel les intéressés se sont mariés, que ce soit à Las Vegas ou en Asie. Dès lors que ce mariage a été régulièrement célébré dans cet Etat, il en porte la plénitude des conséquences.

M. Alain Gournac .- Même à Las Vegas ?

M. Marc Guillaume .- En tout état de cause, la loi française ne serait pas compétente pour se prononcer sur la régularité d'un mariage à Las Vegas. C'est le droit américain qui est valable, et même le droit des Etats fédérés, en l'occurrence. La seule question qui se pose à nous est de savoir quels sont les effets que ce mariage célébré à l'étranger va avoir dans notre pays.

A ce jour, vous savez que la transcription d'un mariage célébré à l'étranger n'est pas exigée pour produire un effet en France à deux exceptions près. La première, c'est l'acquisition de la nationalité française et la deuxième, l'obtention d'un titre de séjour. Si vous voulez obtenir un titre de séjour ou acquérir la nationalité française, vous devez, lorsque vous avez épousé un Français à l'étranger, faire transcrire votre mariage au service central de l'état civil relevant du ministère des affaires étrangères. Ce sont les 45 000 mariages dont je parlais tout à l'heure.

La transcription n'est pas systématiquement demandée parce que, comme je viens de le dire, les effets patrimoniaux et successoraux peuvent jouer en France. On constate ici une lacune du droit actuel, qui ne distingue pas vraiment bien les mariages qui ont été célébrés et pour lesquels les intéressés auront respecté la règle de droit en demandant la transcription des mariages non transcrits qui vont produire eux aussi des effets très importants. Ce n'est pas une incitation très forte à vérifier que les intéressés ont respecté les formalités du droit français pour obtenir cette transcription.

On voit donc bien que cela ne nuira en rien à tous les Français qui se marient à l'étranger valablement, de bonne foi et avec une intention matrimoniale réelle, auxquels on demandera de respecter les mêmes conditions que les Français se mariant en France, c'est-à-dire de réunir la fiche d'identité, l'état-civil et les documents nécessaires à la constitution d'un dossier.

Ensuite, comme les officiers de l'état civil peuvent le faire en France, une audition pourra se tenir devant le consul ou l'agent diplomatique à l'étranger. Vous savez que c'est très important pour lutter contre les mariages forcés, parce que c'est le moment où on va pouvoir s'assurer de la réalité des intentions.

De même, la publication des bans doit pouvoir se faire comme en France. Pourquoi, lorsqu'on se marie à l'étranger, ne pourrait-on pas demander de publier les bans, notamment au domicile de l'intéressé en France ? S'il est de bonne foi, cela ne peut lui nuire en rien. En revanche, si c'est pour cacher une intention matrimoniale frauduleuse qu'il va se marier à l'étranger, le fait de publier les bans dans sa commune permettra peut-être de le savoir.

Enfin, il faut évidemment une transcription. Il importe de bien distinguer la situation des Français qui se marient à l'étranger et qui respectent les règles de droit correspondant exactement à celles des Français se mariant en France. Evidemment, ces Français mariés à l'étranger doivent obtenir la transcription de droit à l'issue du processus, le parquet ayant la possibilité, comme c'est toujours le cas, de saisir la juridiction parce qu'il estime qu'il y a eu fraude et de distinguer la situation des gens de bonne foi (qui n'auront, encore une fois, une situation ni meilleure, ni moins bonne que celle des Français se mariant en France) de celle des Français qui, s'étant mariés à l'étranger et n'ayant pas respecté ces procédures qui s'appliquent purement et simplement aux Français en France, se verraient dire lorsqu'ils demanderaient la transcription : « Vous n'avez pas respecté les règles jusqu'à présent, nous allons donc vous auditionner et si cette audition laisse penser qu'il y a des indices sérieux de défaut d'intention matrimoniale, ce sera à vous de saisir la juridiction pour prouver que vous aviez bien cette intention, par exemple que vous vivez ensemble, etc. »

L'orientation est assez simple. Nous sommes face à l'une des illustrations de la mondialisation : davantage de nos concitoyens épousent des ressortissants d'autres Etats, ils le font davantage en France et ils le font aussi davantage à l'étranger. Il ne s'agit absolument pas de se demander s'il est mieux ou moins bien de se marier en France ou à l'étranger. Dans le temps, les familles allaient se marier à Venise, par exemple, et on peut donc continuer à se marier à l'étranger. Simplement, si les intéressés veulent voir transcrire leur mariage à l'état-civil en France, appliquons les mêmes règles que pour les Français se mariant en France. Ce sera l'occasion de vérifier, via l'audition, si l'intention matrimoniale existe et, au lieu de stigmatiser, de fournir un outil.

J'en viens maintenant à deux questions importantes. Arrive-t-on déjà à repérer, dans l'état du droit actuel, des intentions frauduleuses dans certains mariages mixtes ? Comment les procédures d'annulation sont-elles engagées à ce jour ?

Pour vous donner les chiffres, 874 procédures d'annulation ont été traitées en 2004 par les tribunaux de grande instance (à rapprocher des totaux que je citais tout à l'heure : 320 000 mariages dont 270 000 en France) et elles ont été engagées à raison de 90 ou 95 % par les parquets et à raison de 5 à 10 % par les intéressés, l'intéressé s'apercevant qu'on ne l'a épousé que pour obtenir la nationalité par exemple.

Ces 874 procédures d'annulation ont conduit les tribunaux à rendre 597 décisions d'annulation, dont 83 % concernaient des mariages mixtes. Cela signifie que 17 % des mariages entre Français étaient des erreurs ou des mariages de complaisance.

Sur ces 83 % qui sont des demandes d'annulation de mariages mixtes, les trois motifs les plus fortement présentés pour fonder ces annulations étaient l'absence de consentement (dans 97 % des cas, les mariages pour absence de consentement concernaient des couples mixtes), la bigamie ou la polygamie (76 % des affaires de ce type concernaient des mariages mixtes) et l'absence de l'un des époux lors de la célébration du mariage (98 % des affaires de ce type concernaient des mariages mixtes).

Il faut signaler que ce chiffre de 874 procédures ne reflète pas la totalité des situations dans lesquelles il a pu être soupçonné que le mariage était dénué d'intention frauduleuse parce que, lorsqu'ils voient arriver dans les mairies un couple qui a le projet de se marier, les officiers de l'état civil peuvent surseoir en disant qu'il faut procéder à une vérification, selon le mécanisme qu'a mis en place la loi de 2003 et, dans un certain nombre de cas, cette procédure est suffisamment dissuasive pour que les intéressés, s'ils étaient dénués d'intention matrimoniale, abandonnent le projet de mariage. Il est donc plus difficile d'avoir ce dernier chiffre.

Je pourrais aussi vous dire un mot, monsieur le président, sur les dispositions du projet de loi annoncé par le garde des sceaux visant à lutter contre la fraude documentaire. Il s'agit par exemple de la personne qui demanderait une carte d'identité ou un certificat de nationalité française et qui pourrait produire un certain nombre de documents à l'appui de sa demande, sachant que les actes de l'état civil à l'étranger, en application de l'article 47 du code civil, font foi sauf preuve contraire.

L'article 47 du code civil nécessite d'être modifié parce que la procédure de vérification qu'il prévoit ne fonctionne pas bien. Il faut évidemment, puisqu'on sait que, dans un certain nombre de pays étrangers, la valeur probante des actes d'état civil pose parfois question, pour dire les choses ainsi, pouvoir opposer des doutes sur l'authenticité et la véracité d'un acte et donner un délai suffisant, notamment aux autorités diplomatiques et consulaires, pour opérer une vérification.

M. Alain Gournac .- Tout ce que nous venons d'entendre concerne-t-il également les départements d'outre-mer ?

M. Marc Guillaume .- Oui. C'est la France.

M. Alain Gournac .- Pourtant, il y a de gros problèmes de mariage à Mayotte. Je ne sais pas si c'est dans vos statistiques, mais, à Mayotte, les mariages ne sont pas tous célébrés par l'officier de l'état civil et c'est une chose qui nous pose problème aujourd'hui.

Par ailleurs, vous avez dit qu'il fallait publier les bans, mais qui les regarde, sincèrement, s'ils sont sur un panneau je ne sais où ? Cela ne concerne que les photographes ou les commerçants qui cherchent à vendre des photos ou des dragées, mais, globalement, ce n'est pas vraiment un élément de sécurité.

Enfin, je dois dire ici que, pour le maire, il est très difficile de détecter ce genre de fraude. Dans ma commune, l'adjointe au maire célébrant les mariages un jour a remarqué que le même bouquet servait à plusieurs mariages : c'était un bouquet en tissu. C'est ainsi que nous avons constaté que le troisième mariage était frauduleux. On peut dire qu'ainsi, une filière commençait à s'installer au Pecq. Je souhaitais insister sur ce point sans vouloir être excessivement répressif.

Nous avons donc encore des difficultés certaines dans la détection. C'est pourquoi je m'inquiète des mariages à l'étranger. Pour notre part, nous connaissons les gens mais, à l'ambassade de tel ou tel pays, comment vont-ils faire ?

M. Marc Guillaume .- L'inquiétude que vous exprimez est celle à laquelle le projet de loi que le garde des sceaux a présenté en Conseil des ministres dans les premiers jours de février cherche à répondre : il s'agit, tout simplement, de faire en sorte qu'encore une fois, un mariage célébré en France et un mariage célébré à l'étranger soient soumis aux mêmes conditions. Il n'y a rien d'exceptionnel. Comme vous l'avez dit, ces diverses formalités peuvent paraître insuffisantes si on les prend individuellement (réunir un dossier, faire une audition et publier des bans), mais, du fait de la liberté du mariage, chacune de ces formalités vise simplement à s'assurer qu'il y a une intention matrimoniale.

Le seul objet est de dire que, si on se marie à l'étranger et si on veut que son mariage soit transcrit en France, c'est-à-dire produise des effets, on va appliquer les mêmes règles. Il faudrait d'ailleurs mieux distinguer les effets par rapport à aujourd'hui.

M. Alain Gournac .- Il y a beaucoup à faire à cet égard, en effet.

M. Marc Guillaume .- Aujourd'hui, que vous respectiez les règles ou non, à part un ou deux effets, tous les effets sont les mêmes, ce qui est paradoxal.

Pour les bans, vous avez raison de dire que la mesure n'est pas suffisante à elle toute seule. Si un Français va se marier à l'étranger, le fait de publier les bans dans sa commune n'aura peut-être aucun effet dans un certain nombre de cas, mais si, pour la troisième ou la quatrième fois, pour la même personne, on a une publication de bans, elle finira par se faire repérer.

Il en est de même pour l'audition. Aujourd'hui, si un Français habite en France et son futur conjoint à l'étranger, par définition, on ne peut pas faire d'audition commune, ce qui est un souci puisque c'est lors de l'audition commune que vous pourriez repérer si le mariage est forcé. Dans ce cas, le projet de loi vise à donner la possibilité d'organiser deux auditions et de rapprocher leurs contenus pour vérifier si les renseignements sont concordants. Cela n'a rien de discriminatoire et cela ne risque en rien d'attenter à la liberté du mariage ; cela ressort même du bon sens, mais, jusqu'ici, on ne faisait pas deux auditions, on ne rapprochait pas les deux procès-verbaux et on ne publiait pas les bans. Cela ne discriminera en rien les gens parce que, encore une fois, le monde a changé et la globalisation fait qu'un certain nombre de nos concitoyens se marient plus à l'étranger qu'aujourd'hui.

Simplement, si on veut que ce soit transcrit et que cela produise des effets en France, il est assez logique que nous ayons les mêmes formalités.

M. Louis Mermaz .- J'ai peut-être été distrait, mais je voudrais savoir comment va se faire, dans le nouveau projet de loi, l'intervention éventuelle de l'autorité judiciaire. Y a-t-il une différence par rapport au système actuel ?

M. Marc Guillaume .- L'idée de ce contrôle, monsieur le ministre, est d'arriver à distinguer clairement les gens qui ont respecté les trois ou quatre formalités que l'on a en France si on veut se marier. Si les formalités préalables ont été respectées, la transcription à l'état civil doit être de droit. Si, entre le moment où ces formalités ont été exercées et le mariage est célébré, un élément qui surgit conduit le parquet à soupçonner quelque chose, il peut saisir, mais il faut qu'in fine, les formalités préalables ayant été respectées, la transcription soit de droit pour ces gens, puisque c'est la loi. C'est une première situation.

La deuxième situation est celle dans laquelle le mariage a été célébré à l'étranger malgré l'opposition du parquet, qui est préalable à la célébration du mariage, le certificat de mariage ayant été refusé parce que l'intéressé aurait déjà été marié, par exemple. Si le mariage a déjà été célébré, la seule possibilité est que les époux obtiennent une mainlevée par le tribunal, ce qui serait la même chose sur notre territoire.

Nous avons donc deux situations. Première situation : les formalités préalables ont été respectées et la transcription est de droit ; deuxième situation : les intéressés se sont mariés malgré l'opposition du parquet et il faut une mainlevée.

Il en existe une troisième : les intéressés n'ont pas respecté les formalités, c'est-à-dire qu'ils sont allés se marier devant l'autorité locale à Las Vegas, par exemple, ils ne sont jamais passés devant l'autorité consulaire diplomatique et ils n'ont jamais rempli un dossier ni fait d'audition. Dans ce cas, on leur dit qu'ils doivent refaire ces formalités, c'est-à-dire qu'on va les auditionner. Si, lors de ces formalités, aucun indice sérieux n'existe, il y aura transcription et si, en revanche, on relève des indices sérieux, c'est à eux de saisir la juridiction pour établir leur bonne foi.

Il n'y a rien de très particulier. Il faut bien que nous arrivions à distinguer ceux qui ont respecté la règle de droit de ceux qui ne l'ont pas respectée.

M. Bernard Frimat .- Nous voulions vous poser une série de questions statistiques, mais vous avez déjà répondu d'emblée que l'INSEE ne les relevait pas. Par exemple, les mariages mixtes sont-ils des mariages entre des gens qui ont acquis la nationalité française ou qui ont une double nationalité ?

M. Marc Guillaume .- Sur le premier point, monsieur le sénateur, je peux vous répondre. Par définition, pour les 45 000 mariages en France, l'INSEE ne distinguera jamais entre le Français à la naissance et celui qui sera devenu français, ne serait-ce que parce que jamais ce renseignement n'est demandé aux intéressés.

M. Bernard Frimat .- Bien sûr. Ce sont donc des questions sur lesquelles on voit bien que nous n'avons pas de réponses. Personne ici ne souhaite encourager les réseaux mafieux à prospérer et tout le monde pense qu'il est une bonne chose de les combattre. Pour autant, il y a une question de climat général qui fait qu'aujourd'hui, comme nous pouvons tous le déplorer, la xénophobie progresse dans les têtes.

Je voudrais donc savoir comment on fait le partage, dans le projet de loi, pour éviter que les mariages mixtes ne soient mis dans une situation présupposée de délinquance alors que la majorité des mariages mixtes obéissent sans doute à une logique de personnes qui se rencontrent et qui veulent vivre ensemble ? C'est en fait une question de sentiment.

Il serait également intéressant d'avoir la localisation et la cartographie, selon les départements, des 45 000 mariages mixtes, puisque ce que vous nous avez dit inclut les départements d'outre-mer. De la même manière, une cartographie fine au niveau des mairies pourrait nous donner un certain nombre de renseignements.

Je ne suis pas gêné ni choqué intellectuellement par le fait que l'on demande aux gens qui se marient à l'étranger les mêmes papiers que ceux qui se marient en France, mais il s'agit plutôt d'une question de climat. C'est pourquoi je dis que, dans la manière dont va être présenté le projet qui va arriver, on devrait veiller à ce qu'il sorte d'une logique que nous ressentons plus particulièrement et qui s'apparente souvent à une chasse aux étrangers, en transformant ce problème en premier problème pour la France alors que ce n'est pas du tout le cas.

J'ai une dernière question pour terminer. Quand vous parlez de 45 000 mariages mixtes à l'étranger, sont-ils enregistrés dans les représentations consulaires ou non ?

M. Marc Guillaume .- Je commence par ce dernier point. Ce sont 45 000 mariages dont les intéressés demandent la transcription au service central de l'état civil à Nantes. A ce jour, la quasi-totalité de ces 45 000 mariages sont célébrés par des autorités étrangères sur leur sol.

Mme Catherine Tasca .- Les consulats font bien la transcription automatique.

M. Marc Guillaume .- Ils récupèrent les données et les envoient au service central de l'état-civil pour les Français mariés à l'étranger qui est basé à Nantes. C'est donc à Nantes que s'opère la transcription.

M. Bernard Frimat .- Combien y a-t-il de mariages célébrés par les autorités consulaires françaises ?

M. Marc Guillaume .- Très peu. Aujourd'hui, il ne doit rester que treize Etats -c'est un décret de 1939- dans lesquels les consuls français peuvent procéder au mariage. Historiquement, ce sont des Etats dans lesquels (c'est un peu différent maintenant et la liste date quelque peu) il n'y avait que des mariages religieux et c'est pourquoi la France avait souhaité que ses ressortissants puissent se marier auprès du consul. Dans cette liste, par exemple, nous avions le Maroc, zone de Tanger.

Pour autant, les 45 000 mariages dont je parle sont célébrés par les autorités étrangères et les Français disent simplement : « Je voudrais que ce mariage produise des effets en France et soit donc transcrit ».

Pour en revenir à votre question initiale, monsieur le sénateur, je pense que vous pouvez être pleinement rassuré en constatant que c'est le ministre de la justice, alors que l'on est en train de modifier le code civil, qui vient vous présenter ce projet de loi équilibré. C'est de nature à répondre à votre question sur le climat que vous évoquez, puisque ce projet de loi que présente monsieur le garde des sceaux n'a aucune autre fin que celle de s'assurer que l'intention matrimoniale existe. Encore une fois, nous avons repris purement et simplement les conditions dans lesquelles les mariages sont célébrés en France.

De ce point de vue, le texte de loi ne change à peu près rien aux 45 000 mariages mixtes célébrés en France. Nous allons mettre dans la loi, pour que ce soit plus compréhensible, le contenu du dossier que l'on doit présenter lorsqu'on se marie, mais ce n'est pas cela qui change les choses fondamentalement. Le coeur du projet, ce sont les mariages célébrés à l'étranger. Or le texte ne distingue pas, alors que cela aurait été intellectuellement possible mais constitutionnellement plus difficile, entre le mariage de deux Français à l'étranger et celui d'un Français et d'un ressortissant étranger à l'étranger. Pour ne pas pointer ce type de mariage, il est indiqué simplement dans le texte que, lorsqu'on se marie à l'étranger, si on souhaite que ce mariage produise des effets en France, il faut remplir les formalités.

Enfin, il faut bien arriver à distinguer les effets d'un mariage transcrit de ceux d'un mariage non transcrit, parce que, s'il n'y a que la différence sur la nationalité et le titre de séjour, c'est un peu faible.

Mme Catherine Tasca .- Peut-être pourriez-vous nous préciser auprès de qui seraient organisées ces fameuses auditions qui permettent de vérifier l'engagement dans le mariage ?

Par ailleurs, je souhaite évoquer un élément important si nous voulons avoir les mêmes formalités en France et à l'étranger : la fiabilité de certains documents (vous avez parlé de « fraude documentaire » et je préfère pour ma part cette notion de fiabilité) dans des pays où l'état civil n'est pas organisé comme chez nous. Qu'est-il envisagé, notamment sur le plan de la coopération internationale, pour arriver à se mettre d'accord sur les documents à fournir ?

A l'occasion de demandes de certificats de nationalité qui sont faites à Nantes, très souvent, les demandeurs ont un mal fou à déterminer les pièces qu'ils doivent produire, tout simplement parce que, dans leur pays d'origine, lorsqu'il s'agit d'étrangers, il n'est pas aussi facile que dans une mairie française d'obtenir des certificats de naissance. Que peut-on faire pour améliorer ce point sans que cela entraîne une insécurité pour les personnes qui suivent ces procédures.

M. Marc Guillaume .- Je répondrai à votre première question que, comme aujourd'hui, c'est l'officier de l'état civil qui fait l'audition : en France, c'est le maire et, à l'étranger, c'est l'officier consulaire ou diplomatique, c'est-à-dire le consul ou l'agent. Encore une fois, nous y sommes très sensibles pour les mariages forcés : c'est en effet là que nos agents consulaires arrivent à remarquer que le mariage est dénué d'intentions matrimoniales.

Sur votre deuxième question, vous avez raison, madame le ministre, de souligner que cela s'adresse principalement aux documents dont nous demandons la délivrance, c'est-à-dire principalement la carte nationale d'identité et le certificat de nationalité française.

Quant au fait de savoir s'il est facile ou non, pour les intéressés, de se procurer ces documents dans l'Etat étranger dont ils sont ressortissants, la solution est de laisser des délais un peu plus longs. S'il est particulièrement compliqué d'obtenir une photocopie ou de faire la vérification et si un délai de deux mois est trop court pour cela, il faudra peut-être fixer un délai de six ou huit mois pour s'assurer que cette période est mieux utilisée pour réunir tous les éléments. Cependant, si, au terme de ce délai, les documents ne sortent toujours pas, il est logique que l'intéressé saisisse le juge pour dire qu'il n'y est pas parvenu ou que l'on doute des éléments qu'il a apportés mais qu'il souhaite faire valoir sa cause.

Voilà les réponses que je pouvais vous apporter.

M. Alain Gournac .- Il faut aussi que ce soit traduit.

M. Marc Guillaume .- Bien sûr, vous avez raison.

M. Georges Othily, président .- Nous en avons terminé. Nous vous remercions de tous ces éclaircissements que vous nous avez apportés.

Audition de M. Philippe SÉGUIN,
Premier président de la Cour des comptes
(18 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le Premier président, je suis heureux de vous accueillir au nom de mes collègues.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Philippe Séguin prête serment.

M. Georges Othily, président .- Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, avant de répondre aux questions que pourront vous poser notre rapporteur, M. Buffet, et les membres de la commission d'enquête.

M. Philippe Séguin .- Merci, monsieur le président.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les commissaires, les informations et appréciations que le Premier président de la Cour des comptes peut porter à la connaissance de votre commission sont évidemment l'expression des constats de la Cour sur le sujet, des conclusions qu'elle en a tirées et des remarques sur les suites qui ont été données à ce jour à ses recommandations.

En ce sens, vous le comprendrez, ma parole est serve : je ne puis être que le porte-parole de ma juridiction.

Cela étant dit, la Cour n'a jamais négligé le sujet de l'immigration. Sans remonter trop loin, je pourrais rappeler une importante insertion à son rapport public de 1997 sur divers aspects de la politique d'intégration des populations immigrées et une synthèse, présentée dans le cadre du rapport public pour 2000, d'un ensemble de rapports sur les actions de l'Etat pour l'accueil des demandeurs d'asile et l'intégration des réfugiés. A cette occasion, les contrôles de l'OFPRA et de deux associations partenaires du dispositif avaient conduit à souligner le problème que posait le maintien des déboutés sur le territoire.

Mais la réflexion la plus importante et la plus synthétique de la Cour sur l'immigration est intervenue à l'occasion d'un ensemble de 24 enquêtes conduites de 2002 à 2004 et complétées par le contrôle de la Direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) et divers contrôles de postes diplomatiques et consulaires. Ces enquêtes ont abouti en novembre 2004 à un rapport public particulier sur « l'accueil des immigrants et l'intégration des populations issues de l'immigration ».

Ces enquêtes allaient montrer notamment que la question de l'immigration irrégulière était probablement incontournable, d'abord parce que l'entrée et le séjour se révélaient des thèmes absolument récurrents de l'action publique, comme en témoignent les modifications rituelles de l'ordonnance du 2 novembre 1945 ; ensuite parce que les phénomènes d'immigration irrégulière produisaient, sans aucun doute possible, un impact considérable sur la capacité de l'ensemble des populations issues de l'immigration à être intégrées.

La Cour n'a d'ailleurs pas manqué de souligner que les phénomènes liés à l'immigration irrégulière constituaient une hypothèque pesant sur toute initiative publique et que leur résolution était l'une des conditions de succès des politiques d'intégration.

C'est donc en fait à travers une évaluation de l'organisation de la politique d'immigration que la Cour a abordé le sujet traité par votre Commission d'enquête, et ce à un moment où les orientations des politiques publiques en la matière commençaient à évoluer fortement.

Quels ont été les principaux constats de la Cour ?

S'agissant d'abord des statistiques, la Cour a relevé que l'immigration irrégulière, pourtant au coeur du débat public sur les flux migratoires, n'est guère connue dans ses données de base. On en est réduit à des estimations et plusieurs approches paraissent possibles.

Les estimations peuvent être faites d'abord à partir des régularisations. A partir de celle de 1997, une commission d'enquête du Sénat avait estimé « qu'entre 350 000 et 400 000, le nombre de clandestins ne paraissait pas éloigné de la réalité ».

Le nombre d'interpellations peut également donner une indication. Il s'agit, par exemple, du nombre d'arrêtés de reconduite à la frontière ou des statistiques d'interpellations à la frontière et sur le territoire. Cependant, il a paru à la Cour que la progression constatée pouvait traduire tout aussi bien les mouvements de la pression migratoire, que -et peut être surtout- l'augmentation de l'activité des services, d'où la recherche d'autres sources, comme les rejets des demandes d'asile, dans la mesure où la part des déboutés qui restent sur le territoire constitue encore, même si nous noterons ultérieurement une évolution, une des sources majeures de l'immigration irrégulière.

Dans le même ordre d'idée, on pourrait s'appuyer sur les données de l'aide médicale d'Etat (AME), qui bénéficie majoritairement aux étrangers en situation irrégulière. La progression du nombre de bénéficiaires et surtout des crédits nécessaires a d'ailleurs préoccupé les parlementaires, d'autant que les garde-fous prévus par les lois de finances pour 2002 et 2003 ont tardé à être mis en place, la plupart des dispositions concernées n'ayant été prises qu'en juillet 2005.

Devant cette situation, la Cour a recommandé, dans un souci d'une plus grande transparence du sujet et d'une meilleure vision globale, une meilleure connaissance des flux.

A cet égard, le premier rapport annuel au Parlement sur les orientations de la politique gouvernementale en matière d'immigration, prévu par la loi du 26 novembre 2003, commence à répondre à cette préoccupation. Ce premier rapport, qui a été déposé en mars 2005, comporte des éléments concrets même si la plupart concernent l'année 2003, alors que l'on disposait déjà des données 2004.

Désormais, c'est le Comité interministériel de contrôle de l'immigration, dont nous aurons à reparler, qui adoptera ce rapport préparé par son secrétaire général.

Cela étant dit, l'immigration irrégulière a deux origines : l'entrée irrégulière et l'entrée régulière qui conduit ensuite à une situation irrégulière. La seconde hypothèse recouvre la très grande majorité des cas. Il s'agit en effet le plus souvent d'un maintien sur le territoire à l'expiration de la validité d'un titre autorisant le séjour mais à validité provisoire : visa, récépissé de demandes d'asile, titre de séjour, comme par exemple pour un étudiant.

La place des filières est également avérée, certaines assurant un « service complet », de l'établissement de faux papiers jusqu'à la prise en charge de l'accueil à l'arrivée à Roissy, qui concentre largement l'arrivée des irréguliers.

Pour autant, on peut avancer qu'à la différence de l'Espagne et de l'Italie, peu d'immigrants arrivent en France clandestinement sans aucun papier ou en déjouant les contrôles, sauf ceux qui tentent de franchir la Manche ou la mer du Nord et pour qui la France ne constitue qu'une étape.

Il reste que les frontières extérieures Schengen de la France auraient, sur certains points, besoin d'être renforcées. Il est établi également que la fraude documentaire pose un véritable problème, certaines communautés mettant à profit la multiplicité des formulaires et des documents de voyage, de même que l'ampleur des flux à gérer dans les grands aéroports. A cet égard, les prévisions de trafic à Roissy doivent être prises en compte dès à présent dans les dispositifs à mettre en place.

Dès lors, toute la question, pour la Cour, est de hiérarchiser les points prioritaires d'une politique de contrôle.

La politique des visas est évidemment concernée, et ce n'est pas parce que la politique générale des visas n'est plus de la compétence nationale qu'il n'y a pas lieu, au-delà des critères d'opportunité, de s'assurer de la régularité des demandes et du respect des conditions imposées pour le séjour en France.

Les constatations réalisées par la Cour révélaient d'ailleurs diverses difficultés en la matière, allant des conditions de travail difficiles des agents consulaires, qui s'expliquent notamment par des problèmes d'effectifs et le recours à des collaborateurs locaux, jusqu'à la difficulté de s'assurer de l'authenticité de certaines pièces justificatives et à l'existence de fortes pressions locales. Ces errements regrettables appellent sans aucun doute des actions correctrices.

Il faut également évoquer l'utilisation abusive des titres de séjour avec des fraudes à l'état-civil et la mise en oeuvre de détournements de procédures par les mariages blancs et l'utilisation d'attestations douteuses ou de complaisance, avec, en cette matière de comportements délictueux, peu d'armes pénales en regard.

Cependant, je le répète, c'est aussi la prolongation irrégulière du séjour qui transforme le visiteur ou le touriste en irrégulier. Or, peu de procédures permettent de l'éviter : c'est sur le principe de « présentation au retour » que se fondent les quelques tentatives qui, pour des raisons pratiques, échouent le plus souvent, sauf dans quelques pays où les entreprises, par exemple, se sont portées garantes des déplacements de leurs employés.

Enfin, pour des taux d'octroi du statut de réfugié voisins des autres pays, le nombre de déboutés qui se maintiennent en France est plus fort. Les longs délais d'instruction à l'OFPRA puis de recours devant la CRR rendaient encore plus difficile le départ des déboutés, si bien qu'il y avait là, jusqu'à ces derniers temps, une catégorie importante d'irréguliers en puissance.

Bien que, par nature, les effets de l'existence de cette population irrégulière ne donnent guère lieu à études et analyses, il a paru possible d'en retenir trois conséquences.

La première est la précarité de la situation des intéressés eux-mêmes, qui vont se retrouver souvent dans les effectifs des populations relevant de l'exclusion, voire de la grande exclusion.

Paradoxalement, pour faire face de façon très insuffisante à cette situation, il s'est progressivement institué une sorte de statut de l'irrégulier, qui bénéficie de certaines dispositions du code du travail -accès aux prud'hommes, prise en compte des maladies professionnelles- les sanctions étant dirigées vers les employeurs. En matière de scolarisation, la régularité du séjour n'est pas examinée et, comme je l'ai indiqué tout à l'heure, le dispositif de l'AME concerne les irréguliers. Ceux-ci sont également accueillis sans contrôle, s'agissant d'action sociale, dans les dispositifs de veille et d'urgence.

Il n'en demeure pas moins que la clandestinité conduit, pour assurer la survie, à des démarches désespérées qui sont elles-mêmes irrégulières et procèdent souvent de la pure et simple délinquance.

La deuxième conséquence, c'est que l'immigration irrégulière est aussi une source de main-d'oeuvre bon marché en France et, à ce sujet, tant les risques d'exploitation des clandestins que ceux de désorganisation du marché du travail sont réels. On connaît les conséquences de ces phénomènes comme freins à l'évolution de professions devenues peu attractives, ou comme facteurs de développement de l'économie souterraine.

Enfin, la troisième conséquence, c'est que l'importance de l'immigration irrégulière et la part que les pouvoirs publics doivent consacrer à son traitement ont un effet négatif réel en termes d'image sur les immigrants en situation régulière, d'autant qu'ils sont eux-mêmes une clientèle et une cible de choix pour les clandestins. La Cour a constaté que les préfets consacraient jusqu'à présent plus de temps aux sans-papiers et aux irréguliers qu'à leurs missions en matière d'accueil et d'intégration des primo-immigrants et de leurs familles.

Je citerai enfin les réactions de l'opinion et les problèmes d'amalgame pour souligner combien le sujet que vous traitez est à l'origine de bien des difficultés et se retourne contre les immigrants eux-mêmes.

La Cour s'est enfin intéressée aux deux voies de traitement de l'immigration irrégulière : l'éloignement et la régularisation.

Au-delà des statistiques, ce sont les difficultés de ces éloignements qui ont été relevées. Trois raisons principales expliquent la dégradation de la situation que nous observions jusqu'à un récent début de redressement.

Premièrement, la mise en oeuvre des décisions à interpellation se heurte au problème de l'existence des documents d'origine, aux difficultés dans la délivrance des laissez-passer consulaires et à la coopération avec les pays de retour qui est pour le moins inégale.

Deuxièmement, les intéressés et leurs soutiens, associations ou avocats, utilisent toutes les voies de recours, ce qui complique la gestion de la rétention.

Troisièmement, l'intervention du juge administratif et celle du juge judiciaire se superposent dans certains cas.

Apparaissent aussi des problèmes concrets d'éloignement tenant par exemple au manque de liaisons avec certains pays ainsi qu'aux capacités et à l'implantation des centres et locaux de rétention, sans même évoquer l'aspect qualitatif de la reconduite avec ou sans accompagnement policier, la gestion des quotas de places dans les compagnies aériennes et les refus éventuels d'embarquement.

C'est d'autant plus complexe qu'il faut concilier ces opérations parfois délicates et le respect de la dignité des personnes, d'où la nécessité d'une bonne préparation de ces opérations et d'une formation adéquate des personnels y participant.

En matière de régularisations, la Cour a relevé la constance des opérations de régularisations collectives depuis plus de cinquante ans, notamment au moment de la forte croissance des années 50 et 60, puis en 1981-1982 et en 1997-1998. Elle a constaté que cette pratique existait dans nombre de pays européens, comme l'Italie et l'Espagne, et même aux Etats-Unis.

Parallèlement à ces opérations épisodiques et spectaculaires, il existe aussi un flux de régularisation quasi permanent par la voie du traitement des dossiers individuels dont certains aboutissent par usure ou médiatisation. Ces régularisations individuelles sont d'ailleurs devenues plus fréquentes avec la pratique de la régularisation humanitaire qui permet désormais à tout moment de demander cette mesure, les circulaires successives prévoyant, même dans les périodes de resserrement, que ces cas soient traités « avec bon sens, humanité et réalisme ». Il y a bien là un mode d'entrée sur le territoire qui est à prendre en compte dans une politique d'immigration.

Enfin, ces régularisations, notamment les régularisations collectives, ont évidemment un impact dans les pays voisins. Les exemples de ces dernières années montrent l'extrême capacité de réaction des migrants et l'ampleur de mouvements de population qu'engendrent de telles décisions.

Face à ces constats, quelles ont été les recommandations de la Cour il y a à peine plus d'un an ?

La Cour n'avait pas traité spécifiquement la question de l'immigration irrégulière. Je veux dire par là qu'elle n'avait pas, dans ses préconisations, isolé la question de l'immigration irrégulière. Elle demandait cependant d'étudier et de tirer des conséquences, en termes d'immigration, des perspectives démographiques européennes. La Cour avait néanmoins noté et regretté que notre pays paraissait s'accommoder de l'existence d'une population non négligeable d'irréguliers, sans doute largement en raison de l'impact politique présumé des mesures à prendre pour sortir de cette situation, quelle que soit celle des deux voies, les reconduites ou les régularisations, qui serait privilégiée. Il lui avait semblé en outre qu'il était vain de légiférer à nouveau si les dispositions existantes n'étaient pas fermement appliquées.

Les premières recommandations concernaient, logiquement, la prévention de l'immigration irrégulière : la Cour demandait à cet égard une gestion plus rigoureuse des visas et le renforcement des contrôles.

Réguler l'immigration par la délivrance des visas est un choix que les pouvoirs publics n'ont jamais clairement affiché. Si tel devait désormais être le cas, il faudrait ensuite que les objectifs de cette politique soient clairement définis -délivrance de visas avec ou sans quotas, qu'ils soient numériques ou par pays, volonté ou non de privilégier certains types de demandeurs tels que les étudiants, les ingénieurs, les médecins ou les hommes d'affaires- et que ces objectifs soient admis par l'opinion. Le Parlement pourrait ainsi consacrer un débat annuel au nombre de visas et de titres de séjour accordés. Il faut ensuite que ces objectifs soient atteints, ce qui impose que les moyens nécessaires à leur réalisation soient disponibles et que leur remise en cause soit sanctionnée.

Il faut enfin prévoir, pour le moins, des compensations pour les pays d'origine, dès lors que l'on met en oeuvre des politiques sélectives qui peuvent être très légitimement interprétées comme une manière de prélever les forces vives des pays en question au profit des pays développés.

La Cour recommandait que fût créé un comité mixte ministère de l'intérieur/ministère des affaires étrangères chargé de définir une politique des visas, pays par pays. Elle suggérait d'examiner le remodelage de notre réseau consulaire et de chercher une interconnexion des fichiers des administrations concernées. La question récurrente du passage du service des visas sous le contrôle du ministère de l'intérieur lui paraissait devoir être traitée à la lumière de l'objectif d'une plus grande cohérence dans la lutte contre l'immigration irrégulière.

Plus immédiatement, la Cour recommandait de réexaminer les procédures de délivrance des visas de courte durée, en accord avec les traités, de façon à connaître rapidement les étrangers restant sur le territoire à l'issue de la validité du visa, et la mise en place de procédures d'alerte, de sanctions et d'interdictions du territoire pour les contrevenants de mauvaise foi. Les expérimentations engagées avec certaines ambassades pour contrôler les retours sur place pourraient, de même, après examen, être généralisées et mises en réseau.

S'agissant du contrôle et de l'action aux frontières, les travaux de la commission « d'évaluation Schengen » ont mis en évidence tant les insuffisances des dispositifs de contrôle aux frontières en France que le déficit de contrôles, lié notamment à « une insuffisance de ressources humaines et techniques ».

La Cour suggérait donc que des recommandations de la commission d'évaluation non suivies d'effets fussent rapidement étudiées. Il s'agissait notamment de la mise en oeuvre des contrôles, des équipements, de la formation, du recueil des statistiques et de l'amélioration du taux de recouvrement des amendes infligées aux compagnies qui transportent des clandestins.

La Cour estimait de même, au sujet des accès aéroportuaires, qu'il y avait lieu de réexaminer la procédure d'« asile à la frontière » qui permet d'entrer sur le territoire national sans passeport ni visa. L'examen des requêtes sur le fond avant l'arrivée sur le territoire est également susceptible de prévenir le séjour de personnes qui ont statistiquement très peu de chances de bénéficier rapidement d'un droit reconnu au séjour.

Pour ce qui concerne la coopération entre les services, la Cour a constaté la faiblesse de la coopération entre les différentes administrations, ainsi que la médiocre circulation de l'information entre les ministères des affaires étrangères et de l'intérieur, tout comme, d'ailleurs, entre les préfectures et les consulats. Les postes consulaires utilisent par exemple, par souci d'économie, les services de la valise diplomatique : les transmissions sont ainsi anormalement lentes, parfois plus d'une semaine dans des zones où les risques migratoires sont élevés. Certains postes déplorent à l'inverse de n'être pas informés par les préfectures de la délivrance des titres de séjour après qu'ils ont répondu à leurs enquêtes. Les instructions communiquées par les administrations centrales sont même parfois divergentes.

Enfin, la coopération avec la police aux frontières n'est pas systématique et les postes ne sont pas toujours avisés des arrestations d'immigrants illégaux.

Outre ces mesures de prévention, la Cour suggérait également d'accroître l'efficacité des procédures d'éloignement, dans plusieurs directions.

Ainsi, la collaboration qui semblerait aller de soi entre la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) et la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) dans le domaine de la lutte contre l'immigration irrégulière a dû être formalisée dans un protocole cadre du 18 octobre 1999. Celui-ci a organisé une plus grande complémentarité entre les services en reconnaissant de larges responsabilités à la DCPAF dans la police des étrangers afin que les services de sécurité publique se recentrent sur les questions de délinquance. Mais l'évolution lancée a tardé à se traduire dans les faits.

Ainsi, il n'est pas rare qu'après une opération de police se traduisant par l'interpellation de personnes en situation irrégulière, les services préfectoraux éprouvent des difficultés à accomplir leurs missions liées aux reconduites à la frontière : la prise d'arrêtés, le placement en centre de rétention administrative. L'expérimentation de pôles de compétence « éloignement » pourrait conduire à définir de meilleurs moyens d'échanger les informations entre ces services et d'associer plus étroitement les services judiciaires, ce qui conduirait notamment les parquets à engager plus fréquemment des procédures sanctionnant les infractions au séjour et améliorant la motivation juridique des actes pris par les autorités préfectorales.

S'agissant de l'exécution de la mesure d'éloignement, le cas de l'incarcération de l'intéressé peut être source de difficultés en raison du refus de certains Etats d'admettre sur leur territoire des nationaux pourtant détenteurs de documents d'identité. Une demande de laissez-passer consulaire doit alors être effectuée auprès du consulat concerné, ce qui nécessite la coordination des services préfectoraux et des établissements pénitentiaires. Pour autant, en dépit d'une circulaire de 1994, la mise en oeuvre de ce type d'éloignement n'est toujours pas aisée.

S'agissant, enfin, des éloignements sous escorte, les services de la DCPAF en réalisent la moitié grâce à l'Unité nationale d'escorte, de soutien et d'intervention (UNESI), créée en 1999, qui ne compte toutefois que 110 agents, ce qui est une contrainte forte pour l'organisation des reconduites. Accroître cet effectif paraît un préalable à la mise en oeuvre des objectifs affichés par les pouvoirs publics en matière d'éloignement. La Cour recommande donc d'assurer une réelle complémentarité entre la DCPAF et la DCSP.

Pour ce qui concerne les centres de rétention administrative, l'implantation actuelle de ces centres, dans lesquels sont hébergés les étrangers faisant l'objet d'une reconduite à la frontière, d'une expulsion ou d'une réadmission, souffre d'un grave déséquilibre au regard des grands bassins de population. Ils sont par ailleurs souvent éloignés tant des aéroports internationaux que des sièges des juridictions d'appel, ce qui rend difficile le respect des délais impartis en matière de rétention administrative et contraint fortement les moyens de la DCPAF.

La Cour recommandait que les projets immobiliers de moyen terme intègrent ces données.

La Cour avait relevé que le traitement contentieux de l'éloignement souffrait de défauts graves : le refus du juge judiciaire de reconduire le placement en zone d'attente est souvent motivé par une irrégularité dans la procédure administrative ; le traitement administratif, judiciaire et social des mineurs étrangers isolés fait l'objet de réponses divergentes faute de cohérence des parquets des diverses juridictions ; les juridictions administratives éprouvent un sentiment d'inefficacité quand elles rapprochent le nombre d'arrêtés de reconduite à la frontière dont elles admettent la légalité et celui de leur mise à exécution effective ; enfin, les délais actuellement constatés lorsque le contentieux relève à la fois du juge administratif et du juge judiciaire sont trop longs.

La Cour estimait que deux solutions pouvaient être opportunément étudiées.

La plus simple serait d'enserrer ce contentieux et les éventuelles questions préjudicielles qu'il soulève dans des délais courts, dont le respect devrait être strict.

La seconde solution marquerait un changement beaucoup plus profond car il s'agirait d'unifier le contentieux de l'entrée et du séjour des étrangers dans les tribunaux judiciaires garants de l'état des personnes, ce qui permettrait une harmonisation de la jurisprudence et une plus grande rapidité du jugement.

Enfin, le constat de la constante évolution d'un droit des étrangers complexe et de la communautarisation de la législation européenne dans le domaine de l'immigration conduit à suggérer qu'une structure ministérielle ou, mieux, interministérielle (intérieur, justice, affaires étrangères) analyse et anticipe l'évolution du contentieux des étrangers et permette ainsi de définir une politique de l'immigration respectueuse des libertés individuelles, mais réaliste et aisée à comprendre pour les candidats à l'immigration en France et dans les Etats de l'espace Schengen.

Des instruments de communication pourraient être mis en place à cet effet auprès des pays concernés.

Il reste que la coopération avec les pays d'origine des migrants est une nécessité : l'application des mesures d'éloignement prises à l'encontre des personnes séjournant de manière irrégulière en France ne peut trouver de pleine efficacité sans une coopération renouvelée avec les pays d'origine.

Au-delà de l'indispensable collaboration pour les laissez-passer consulaires, la Cour était d'avis qu'une coopération globale pourrait utilement être proposée aux Etats concernés, qui lierait une participation active de ceux-ci aux mesures d'éloignement à des engagements de la France en matière d'attribution de visas. Ce type de partenariat pourrait également intégrer une part de l'aide publique au développement et des initiatives de co-développement, dont la relance paraît opportune.

Il reste à évoquer l'alternative entre les régularisations et les reconduites à la frontière.

On aura compris que, longtemps récurrent, le problème des immigrants en situation irrégulière est devenu permanent. Les contraintes sont connues : les régularisations peuvent paraître constituer un signal d'encouragement aux candidats au séjour irrégulier ; à l'inverse, la politique du renvoi dans le pays d'origine trouve rapidement ses limites et son renforcement ne sera jamais quantitativement à la mesure de l'enjeu.

La Cour a estimé que l'objectif doit être, par le jeu combiné des départs du territoire national et des régularisations, de tendre vers une situation que l'on pourra caractériser par le concept de « zéro étranger en situation irrégulière ».

Il y a nécessité, en tout état de cause, d'une politique active, organisée et soutenue qui évite d'avoir à intervenir par à-coups en traitant le problème au moment des crises.

Certes, il ne faut pas ignorer la dimension européenne du problème puisque tous nos voisins y sont confrontés. Deux illustrations des méthodes possibles se sont révélées ces derniers mois avec les importantes régularisations effectuées en Italie et les expulsions décidées aux Pays-Bas. Une action coordonnée entre Etats constitue une obligation minimale afin d'éviter les transferts de population. Compte tenu du principe de libre circulation qui prévaut dans l'Union et, plus largement, de la communautarisation des politiques d'immigration, il serait logique et opportun d'aller au-delà. C'est peut-être l'équilibre même entre expulsions et régularisations qui devrait être défini à l'échelle européenne.

J'ai évoqué les constats et les préconisations qui remontent à 2004. Il me reste à évoquer leurs suites.

Le rapport de suivi des recommandations de la Cour sur le sujet sera publié dans quelques semaines, en février, soit seize mois après le rapport initial. C'est une « première » dans les pratiques de la juridiction.

L'annonce et la mise en oeuvre par le gouvernement d'un plan d'action contre l'immigration irrégulière et le séjour irrégulier seront prises en compte dans ce rapport. Les trois priorités définies par le conseil des ministres du 12 mai 2005 en matière de lutte contre l'immigration clandestine rejoignent en partie les préoccupations que la Cour avait exprimées.

La première est de mieux contrôler l'entrée sur le territoire français. Les décisions prises ces derniers mois se situent pour la plupart dans le sens des recommandations de la Cour, qu'il s'agisse de mieux définir la politique de délivrance des visas de court séjour, de renforcer le contrôle des demandes de transcription d'actes de mariage célébrés à l'étranger, de mieux organiser l'hébergement des demandeurs d'asile en imposant d'accomplir les démarches administratives dans le département de résidence et, enfin, d'appliquer en priorité l'aide au retour volontaire aux demandeurs d'asile déboutés.

Une liste de pays d'origine sûrs a été adoptée par le conseil d'administration de l'OFPRA afin de traiter plus rapidement les demandes de leurs ressortissants.

Enfin, pour faciliter les reconduites à la frontière, il a été décidé de s'attacher à améliorer le taux de délivrance des laissez-passer consulaires, notamment par des contacts bilatéraux, et, au besoin, par des mesures restrictives en matière de délivrance de visas. Il est trop tôt pour connaître les résultats de ces dispositions.

La deuxième priorité définie est de renforcer la coordination des politiques relatives à l'immigration, une coordination désormais assurée par le Comité interministériel de contrôle de l'immigration (CICI) qui a été créé par le décret du 26 mai 2005 et qui fixe les orientations de la politique gouvernementale en matière de contrôle des flux migratoires.

Dix consulats expérimentent un système de guichet unique leur permettant de délivrer des documents valant à la fois visa de long séjour et carte de séjour en liaison avec les préfectures. Une procédure de « déclaration de retour » pour les personnes ayant bénéficié d'un visa de court séjour est également organisée dans dix consulats.

Le démarrage de la biométrie s'est fait dans huit postes consulaires et des lecteurs ont été installés aux entrées sensibles. Une liste de consulats supplémentaires à équiper a été arrêtée, l'objectif étant la généralisation en 2008, mais le coût de ces procédés techniques peut limiter le rythme de leur déploiement.

Si une plus grande rigueur dans la gestion des visas ainsi qu'une coordination renforcée entre les ministères de l'intérieur et des affaires étrangères, recommandée par la Cour, peut être constatée, il n'en est pas de même, en revanche, pour le remodelage du réseau consulaire, qui reste peu adapté à la pression des flux migratoires.

Une appréciation générale de l'efficacité de ces dispositifs serait prématurée, mais on peut noter que se mettent en place des éléments qui pourraient permettre, si le gouvernement le décidait, la réalisation d'un réseau unique de fonctionnaires de l'Etat chargés de l'immigration, ce qui existe dans la plupart des pays voisins.

La troisième intention affichée est de mettre en place une véritable « police de l'immigration » qui couvre l'ensemble du territoire : la DCPAF réorganisée animera la lutte contre l'immigration irrégulière et le travail illégal et en informera le comité interministériel. Au sein de la direction, une unité de coordination opérationnelle sera pilotée par le directeur central. Il reste à savoir si la modernisation de la DCPAF se fera au bon rythme.

L'objectif d'éloignement a été porté à 23 000 reconduites à la frontière en 2005, comme vous le savez, soit une augmentation de plus de 50 % par rapport à 2004, et à 26 000 en 2006. Pour atteindre ce résultat, le nombre de places dans les centres de rétention administrative devait doubler en deux ans. Parallèlement, un plan triennal organisera la fermeture des centres les plus vétustes.

Il reste que les éloignements continuent à se faire au cas par cas sans qu'aient été dégagées des priorités dans les catégories de personnes en situation irrégulière à éloigner. On pourrait sans doute progresser sur ce point, étant rappelé qu'un mécanisme d'aide au retour a été institué pour les demandeurs d'asile déboutés. Le ministère pourrait s'interroger sur le rôle des pôles d'éloignement auprès des préfets en la matière.

En outre, malgré ces efforts, on doit constater plusieurs blocages :

- les situations des personnes « ni régularisables ni expulsables », dont la reconduite est extrêmement difficile, voire impossible en pratique ;

- les quotas et les règles des compagnies aériennes qui limitent les capacités de transport, ce qui conduit les autorités responsables à envisager un recours plus fréquent à des vols spécialement affrétés ou à des opérations conjointes permettant à plusieurs pays européens d'exécuter les éloignements.

Je citerai aussi deux secteurs qui présentent des difficultés spécifiques :

- l'outre-mer, où le nombre de clandestins est considérable, notamment en Guyane, à la Guadeloupe, à la Réunion et, surtout, à Mayotte ; le CICI, dans sa deuxième réunion, le 27 juillet, a décidé le principe d'une adaptation du droit et des moyens opérationnels à cette situation ;

- les étudiants étrangers.

Par ailleurs, le dispositif de lutte contre le travail illégal a été relancé. La Cour avait considéré que les initiatives prises jusqu'ici ne suffisaient pas et que les efforts devaient être plus ambitieux. Moins d'un an après le plan de relance de la lutte contre le travail illégal, le 18 juin 2004, la commission interministérielle s'est à nouveau réunie le 8 mars 2005, ce qui marque une rupture avec la situation antérieure.

Le décret du 12 mai 2005 a créé un Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI), office spécialisé à vocation interministérielle rattaché à la sous-direction de la police judiciaire de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN). Il doit coopérer avec l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST) et les groupes d'intervention régionaux (GIR), en concertation avec la délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI).

Cette délégation paraît d'ailleurs avoir repris de l'activité après avoir été en sommeil. Elle s'intéresse notamment à l'intervention en France des entreprises étrangères prestataires de services. L'emploi détaché, qui prend de plus en plus la forme d'un emploi ouvrier intérimaire, reste, selon ses termes, un « nid à fraudes ». Elle préconise la transposition complète de la directive européenne du 16 décembre 1996 sur le détachement des salariés et un renforcement de la coopération administrative avec les services de contrôle des autres Etats membres de l'Union européenne, notamment ceux des nouveaux Etats membres.

Le premier bilan du plan de lutte contre le travail illégal dressé en mars 2005 traduit un niveau élevé de mobilisation, mais pour des résultats encore limités. Avec le recentrage de la police aux frontières vers les personnes en situation irrégulière, la DILTI va pouvoir s'appuyer sur un service de contrôle encore plus présent qu'auparavant et nous pouvons donc nous attendre à de meilleurs résultats.

Si la proportion de fraudes impliquant des étrangers est notable, il n'existe pourtant pas d'actions spécifiques à leur égard. De plus, il reste à assurer l'articulation effective entre l'OCLTI et l'OCRIEST, ce dernier devant surtout se préoccuper des filières organisées.

Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, des progrès ont incontestablement été enregistrés dans la prise en compte de l'immigration irrégulière depuis les investigations lourdes qui avaient été menées par la Cour en 2003. Aussi, un bilan plutôt positif semble-t-il pouvoir être globalement présenté, même si certaines actions exigent du temps pour produire des résultats.

Pour autant, ce traitement de l'immigration irrégulière ne doit pas cacher des insuffisances et des risques. En effet, privilégier la lutte contre ce phénomène, c'est focaliser une nouvelle fois l'action publique sur les entrées et les sorties et les questions de flux et cela revient également à continuer de mettre en avant les questions de sans-papiers, de reconduites à la frontière et de refoulement, et, de ce fait, à prendre le risque d'occulter les autres questions relatives à l'accueil et à l'intégration.

En matière d'accueil, la nouvelle Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM), organisée par la loi du 18 janvier 2005 portant programmation pour la cohésion sociale, a été très lente à se mettre en place ; sa fusion partielle avec le SSAE n'a guère changé sa physionomie et le maillage du réseau territorial n'est pas encore très rationnel. La généralisation en 2006 du contrat d'accueil et d'intégration (CAI) a été son seul objectif, au point de la faire renoncer à d'autres voies d'action, du moins dans l'immédiat.

La Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), pour répondre à une obligation européenne, est orientée vers la lutte contre toutes les discriminations et non pas seulement celles qui touchent les populations issues de l'immigration. Malgré une mise en place rapide facilitée par des moyens substantiels, son bilan est resté modeste jusqu'aux événements de novembre.

La Cour s'interrogeait dans son rapport sur la justification du maintien du Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), placé entre l'ANAEM et la nouvelle HALDE. Pourtant, la loi de cohésion sociale paraît l'avoir conforté.

L'interministérialité reste délicate à organiser. Le Comité interministériel de lutte contre l'immigration, qui est doté d'un secrétariat général permanent, s'est déjà réuni trois fois en six mois, mais subsiste le Comité interministériel à l'intégration (CII) qui, après dix ans de sommeil, avait été relancé en 2003 et avait alors décidé près de 55 mesures. Pour sa part, la direction de la population et des migrations (DPM) est restée discrète en 2005 alors qu'elle devait porter plusieurs programmes de la loi de cohésion sociale.

Aujourd'hui, c'est une nouvelle organisation qui apparaît dans le projet de loi sur l'égalité des chances, avec notamment la création d'une autre agence nationale. La Cour ne peut que constater que moins d'un an après la loi du 18 janvier 2005, l'organisation administrative est à nouveau redessinée. Or les débats sur les structures ont l'inconvénient de retarder la réponse aux questions au fond.

La promotion de l'égalité des chances vise tous les publics en difficulté, notamment les personnes handicapées ou illettrées, certains cumulant ces handicaps. Convient-il de retenir des mesures de droit commun ou des mesures spécifiques pour certaines catégories de ces populations ? Telle était la question que posait la Cour et qui a d'ailleurs été beaucoup reprise.

L'objectif de l'égalité des chances n'aborde pas les trois éléments fondamentaux de l'intégration des immigrants que sont la scolarisation et l'école, le logement et l'emploi, mais les pouvoirs publics ne semblent pas anticiper sur les mesures spécifiques à prendre en la matière, d'autant que rien n'est fait pour mettre fin au lancinant problème de la concentration de ces populations sur certains territoires. J'avais pourtant cru comprendre que, sur nombre de points, il y avait un accord sur le contenu de notre rapport. Tout se tient : il faudra probablement régler l'immigration irrégulière et cesser de considérer que c'est une « donnée incontournable ».

Vos travaux contribueront à faire prendre conscience du danger de se contenter de peu en la matière, mais nous devons savoir qu'il reste, au-delà, à reprendre le dossier essentiel de l'accueil des immigrants et de l'intégration des populations issues de l'immigration.

Voilà, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, les quelques considérations qu'au nom de la Cour, je voulais exprimer devant vous.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur le Premier président.

M. Louis Mermaz .- Monsieur le Premier président, nous vous avons écouté avec une grande attention. Dès le début, vous nous avez dit que votre parole était serve. Je ne vais donc pas abuser de la situation, sachant que si c'était Philippe Séguin lui-même qui s'était exprimé, je suis sûr que le débat aurait pu prendre une autre ampleur.

A une certaine époque, nous avons voulu -ce n'était pas forcément une mauvaise idée- faire la France des Flandres au Congo. Le président Boumediene, qui fut un temps président en Algérie, recevant M. Giscard d'Estaing en voyage officiel, avait tenu le propos suivant, qui fera peut-être frémir certains : « Vous avez voulu faire la France de Dunkerque à Tamanrasset ; donc comprenez que mes compatriotes veuillent circuler librement ».

Si je cite cette anecdote, ce n'est pas pour faire frémir qui que soit, mais pour dire que, vis-à-vis du monde de la francophonie, nous avons des droits et des devoirs historiques particuliers, et je suis certain que vous y êtes sensible, même si ce n'est pas tout à fait l'objet de notre débat d'aujourd'hui.

Cela dit, je voudrais vous poser une question et vous faire une suggestion. Les magistrats de la Cour qui ont fait le rapport se sont-ils rendus dans les zones d'attente, y compris dans la zone de correspondance de Roissy, ce qui est autre chose que la zone d'attente de Roissy 3 où je suis allé plusieurs fois et où les gens sont traités très différemment, et dans les centres de rétention ? Sont-ils descendus notamment dans les sous-sols du commissariat de police de Choisy-le-Roi, de Bobigny ou de Versailles ainsi que dans d'autres lieux que je pourrais citer ? Je me permets de vous le signaler parce que ce qui se passe là nous fait un tort considérable sur le plan international et que nous devons tous, par delà nos préférences politiques, faire quelque chose pour que cela cesse.

M. Philippe Séguin .- Je crois ne pas sortir du devoir de réserve qui s'impose à moi en répondant à M. Mermaz. J'ai cru comprendre qu'un débat se développait actuellement sur le thème des conséquences, aspects positifs et aspects négatifs, de la colonisation. Je ne sais pas si l'aspect que je vais évoquer à mon tour est à ranger dans les aspects positifs ou dans les aspects négatifs, mais il est certain que cent années, et parfois davantage, de présence et de coexistence, même si c'était dans les conditions que nous connaissons, ne peuvent pas se dérouler impunément et laissent forcément des traces. Dans ces traces, il y a effectivement la réaction spontanée -je peux le dire parce que nous en avons parlé à la Cour- d'un certain nombre de Congolais, Sénégalais ou autres qui considèrent que la France est aussi leur pays.

Quant à votre deuxième question, je répondrai que nous sommes allés effectivement dans les zones d'attente et que nous sommes intervenus en ce qui concerne certains des locaux de rétention, dont chacun vous rejoindra volontiers pour reconnaître que leur situation est indigne.

Je dois d'ailleurs observer que la première des conséquences que j'ai citée au nom de la Cour en ce qui concerne l'immigration irrégulière était relative à la situation des personnes concernées elles-mêmes.

M. Alain Gournac .- Monsieur le Premier président, je tenais à vous remercier de votre présentation et à vous dire que j'ai noté avec intérêt que pour la Cour des comptes, il ne sert à rien de faire de nouvelles lois si on n'applique pas celles qui existent.

Sur la politique des visas, il ne faut pas oublier que, lorsque vous allez aux Etats-Unis aujourd'hui, vous êtes en grande difficulté si vous n'avez pas le passeport correspondant au modèle qu'ils exigent. Je crois que la France a aussi le droit de faire respecter ses frontières et d'être libre d'accepter ou de ne pas accepter qui elle souhaite.

Je tiens à vous dire aussi qu'en allant à Roissy, nous avons été très étonnés de constater qu'on y a réalisé une très belle salle d'audience qui a dû coûter fort cher et qui ne sert à rien parce que les magistrats ne veulent pas y siéger, parce qu'ils considèrent qu'elle n'est pas aménagée comme il le faudrait. Et pour qu'elle le soit, il faudra faire de nouvelles dépenses. Je dois vous dire que je trouve cela choquant et je voudrais savoir ce que la Cour des comptes pense de cette façon d'engager des dépenses sans avoir étudié à l'avance les problèmes à régler, et de réaliser des équipements publics qui ne sont pas utilisés. Il me semble pourtant que l'utilisation de cette salle d'audience serait dans l'intérêt bien compris de tout le monde, y compris d'ailleurs des étrangers retenus en zone d'attente.

Je voulais aussi revenir sur le cas de Mayotte que vous avez évoqué et où je me suis récemment rendu dans le cadre d'une mission d'information de la commission des affaires sociales. L'immigration clandestine est en effet en train d'asphyxier cette île et son développement. Nous avons aussi constaté que le contrôle des mariages pouvait y être un problème car ils ne sont pas toujours célébrés en présence d'un officier de l'état civil, ce qui ne paraît pas normal, surtout que cela n'empêcherait pas de respecter les coutumes locales, auxquelles je comprends très bien que les Mahorais soient attachés.

M. Philippe Séguin .- Pour ce qui concerne la salle d'audience de Roissy, je crois que M. le garde des sceaux a déjà répondu sur ce point et qu'il appartient donc aux parlementaires d'apprécier si la faute avouée est à moitié pardonnée ou non. En tout cas, j'ai vu que le garde des sceaux a estimé, lui aussi, qu'une reconfiguration était souhaitable. Pour le moins, le principe du maintien d'une salle d'audience à Roissy est acquis. Le problème, ce sont ses aménagements qui, visiblement, n'avaient pas été « concertés » préalablement, comme on dit.

Sur le deuxième point, tant Mayotte que la Guyane posent des problèmes d'une extrême complexité. Il est toujours très facile de faire des succès dans les dîners en ville en demandant quel est le pays qui a la plus longue frontière commune avec la France, et en révélant que c'est le Brésil, qui a une frontière de 1000 km avec la Guyane. Cela dit, ce chiffre résume à lui seul l'ampleur de la question, sans parler de l'accès par la voie maritime, dans des conditions extraordinairement dangereuses d'ailleurs, et sans compter que, du côté des autres Guyanes, notamment le Surinam, il y a encore des entrées. C'est donc extrêmement complexe.

Quant à Mayotte, c'est la quadrature du cercle. En effet, l'accès depuis Anjouan, comme nous avons pu le constater sur place, se fait en l'espace de quelques heures. De plus, il y a souvent des liens familiaux entre anjouanais et mahorais et la nationalité est liée plutôt aux hasards de l'histoire qu'à un choix délibéré et personnel. Une fois à Mayotte, dès lors que l'on a quelques moyens, on va à la Réunion qui, comme on me le disait récemment, est aujourd'hui la plus grande maternité de France car beaucoup de dames y viennent d'Anjouan pour accoucher en territoire français.

Je m'en voudrais de ne pas citer aussi la Guadeloupe, en pensant en particulier aux îles du nord et, plus particulièrement encore à Saint-Martin, avec la présence haïtienne que l'évolution de la situation dans ce pays ne va pas limiter à brève échéance. S'agissant de Saint-Martin, on peut vraiment se demander comment régler le problème dans la mesure où il y a deux pays et une frontière qui n'est pas surveillée, par définition et par traité.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le Premier président, nous avons constaté la semaine dernière, lors de notre déplacement en Guyane et en Guadeloupe, que les communes de Saint-Laurent-du-Maroni ou de Saint-Martin devaient construire chaque année un nombre considérable de classes pour accueillir les enfants des immigrés en situation irrégulière puis assumer le coût de leur fonctionnement, alors que leurs dotations sont calculées en fonction d'un nombre d'habitants « officiel » qui n'a rien à voir avec leur population réelle. Nous nous sommes aussi demandés s'il était possible de parvenir à une mesure précise du coût de l'immigration clandestine, soit pour l'Etat, soit pour les départements, à travers les prestations sociales concernant l'accueil des jeunes mineurs étrangers isolés, soit pour les communes, à travers les groupes scolaires qu'elles sont obligées de construire et toutes les autres prestations qu'elles doivent apporter, sans parler d'une estimation de possibles fraudes aux prestations sociales.

A cet égard, la Cour elle-même a-t-elle pu avoir quelques éléments chiffrés et pourrions-nous, dans ce cas, les obtenir ?

M. Philippe Séguin .- L'éventualité d'une dérogation aux lois de décentralisation et aux répartitions de compétences et de responsabilités financières du fait d'événements provoqués directement ou indirectement par des décisions de l'Etat est une question ancienne que l'on pouvait déjà se poser s'agissant du chômage.

Je me souviens que, dans des zones d'industrie textile, des élus avaient fait valoir que les dépenses sociales explosaient, alors que les collectivités subissaient un manque à gagner du point de vue de la fiscalité locale et de la taxe professionnelle du fait de la politique laxiste aux frontières, nationales ou européennes selon les époques.

A ma connaissance, il n'y a jamais été dérogé. Selon les époques, des aides exceptionnelles ont pu être attribuées par le ministère de l'intérieur ou le ministère des DOM-TOM, mais il est très difficile d'envisager d'identifier les personnes relevant de l'immigration, en particulier de l'immigration irrégulière -sachant que le seul fait de les identifier, notamment à l'école, posera un problème de principe grave- pour en tirer des conséquences financières.

Cela étant, il est vrai que cette situation est grave parce qu'elle a des conséquences pour l'équilibre général des territoires mais aussi pour les finances des collectivités territoriales concernées.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le Premier président, lors de nos différentes auditions, nous avons constaté outre-mer, et en particulier en Guyane, il y avait des sorties de fonds très importantes. La Cour s'est-elle penchée sur les sommes qui sont parties vers Haïti, les Etats-Unis, le Canada, la Jamaïque ou ailleurs, notamment par le biais d'un organisme qui s'appelle Western Union ? Nous avons été vraiment effarés par les sommes qu'on nous a indiquées. Nous avons demandé des précisions sur les chiffres exacts, mais, ne serait-ce que pour la Guadeloupe, en 2005, nous en serions déjà à plus de 21 millions d'euros uniquement pour les transferts de fonds passant par la Western Union. Je pense qu'en France métropolitaine, les sommes correspondantes doivent être extravagantes.

M. Philippe Séguin .- La Cour n'est pas en mesure de chiffrer ces mouvements de fonds, mais elle peut en apprécier les raisons et les perspectives. Il y a deux sortes de transferts.

Les premiers sont assimilables, si j'ose dire, à ceux de la métropole, c'est-à-dire que l'on va chercher des pays plus intéressants pour placer ses économies, parce qu'il peut arriver, même à des gens issus de l'immigration, de payer l'ISF et de vouloir s'en protéger.

Les deuxièmes, de loin les plus importants, sont les flux traditionnels vers le pays d'origine, flux qui sont aussi anciens que l'immigration de travail. Pour s'en tenir à l'après-guerre, si on considère que c'est avec les Nord Africains, et en particulier les Algériens, que l'immigration de travail a commencé, on se souvient que, dans un premier temps, l'immigration algérienne était une immigration célibataire et masculine : une personne se retrouvait toute seule dans un foyer et renvoyait l'essentiel de sa rémunération en Algérie, ce qui était d'ailleurs à la fois extrêmement méritant de la part de l'intéressé et extrêmement fragilisant pour lui dans le contexte dans lequel il se trouvait, parce qu'il n'avait quasiment rien pour vivre ou pour ses loisirs.

Il faut savoir ensuite que la modernisation du Portugal et, encore plus, le décollage économique de l'Espagne sont venus de ces mouvements financiers qui, d'ailleurs, étaient parfois le fait de bons républicains espagnols qui pouvaient être critiqués en investissant à la fin des années 50 ou au début des années 60 sur la Costa Brava mais qui, de facto , ont travaillé pour la fin du franquisme en engageant le pays sur la voie du développement économique.

Par conséquent, ces transferts existeront toujours, et heureusement, sans quoi nous pourrions nous demander, en tant que pays coopérants, devant quels partenaires nous nous retrouverions si un certain nombre de micro régions ou de villes n'étaient pas vivifiées en partie par la manne arrivant de la métropole.

Cela rejoint ce que nous disions avec le président Mermaz.

M. Louis Mermaz .- Cela devient passionnant, monsieur le Premier président.

M. Philippe Séguin .- Il faut se faire à l'idée tout d'abord qu'il y aura une explosion des chiffres de l'immigration sur l'Europe dans les décennies qui viennent puisque nous sommes, en France, les derniers à avoir, sur le plan démographique, un comportement susceptible d'assurer un peu mieux le renouvellement des générations. D'autres pays perdront, dans les vingt ou trente ans qui viennent, des millions d'habitants et donc, par définition, des millions de bras. Nous aurons donc besoin de faire venir des gens.

Or nous ne pouvons les faire venir sans déposséder les pays d'origine, selon les choix que nous seront amenés à faire, de travailleurs dans telle ou telle spécialité.

La seule façon d'éviter que les pays concernés considèrent cela comme un nouveau pillage, c'est qu'il y ait une relation non seulement financière, mais également d'échange de savoirs et autres entre la communauté installée en France et le pays d'origine. Par conséquent, non seulement nous ne devons pas craindre ces échanges mais nous devons les encourager.

L'un des constats de la Cour qui a le plus étonné cette dernière, c'est le développement exponentiel des doubles nationalités au cours de ces dernières années. Ce développement de la double nationalité dit bien ce qu'il veut dire : le Sénégalais s'estime également français et, aujourd'hui, quand vous demandez à une personnalité portugaise de Paris si elle est portugaise ou française, elle vous dira qu'elle est les deux.

Cette situation est appelée à se développer et c'est probablement la perspective, à vingt, trente ou quarante ans, d'évolution du dossier de l'immigration.

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions beaucoup de vos propos et de vos réponses, monsieur le Premier président.

Audition de M. Eric LE DOUARON,
directeur central de la police aux frontières
(18 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, nous vous remercions d'avoir accepté d'être entendu par notre commission d'enquête.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Eric Le Douaron prête serment.

M. Georges Othily, président .- Je vous propose de nous faire un exposé liminaire, après quoi le rapporteur et nos collègues vous poseront des questions ou vous demanderont d'apporter quelques précisions.

M. Eric Le Douaron .- Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, comme vous le savez, la maîtrise des flux migratoires est un enjeu majeur sur lequel les pouvoirs publics français ainsi que les instances européennes sont mobilisés.

La représentation parlementaire y contribue largement en nous donnant les moyens juridiques et budgétaires de conduire notre action de manière efficace. En contrepartie, elle a des exigences accrues en matière de transparence, dont la satisfaction est encadrée tant par la nouvelle procédure budgétaire instituée par la LOLF que par le rapport annuel du gouvernement au parlement en matière de politique d'immigration institué par l'article L. 111-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA).

Le gouvernement a marqué fermement son intention de traiter cette problématique à hauteur des défis qu'elle revêt pour les équilibres sociaux et économiques de notre pays. Le ministre d'Etat, qui s'est exprimé récemment devant cette commission, a même qualifié la lutte contre l'immigration clandestine comme « l'un des grands enjeux planétaires de notre temps ». Il l'a d'ailleurs érigé au titre des objectifs fondamentaux du ministère de l'intérieur et de l'aménagement du territoire pour les années à venir.

Ainsi, à la faveur de la circulaire qu'il nous a adressée le 23 août 2005, il a souhaité solennellement confier le pilotage et l'animation de « la police de l'immigration », concept sur lequel j'aurai l'occasion de revenir, à une direction spécialisée de la police nationale : la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF).

Cette responsabilité nouvelle qu'il me revient d'assumer est tout d'abord une marque de reconnaissance pour les résultats qui ont déjà été acquis précédemment et, surtout, un gage de confiance dans notre capacité d'adaptation permanente afin de travailler au mieux sur les enjeux migratoires contemporains. C'est ce que j'essaierai de vous montrer dans une première partie.

Mais cette responsabilité est également porteuse d'exigence et servira de cadre et de référence à l'action que la police aux frontières conduira tout au long de l'année à venir. Nous examinerons cela, si vous le voulez bien, dans un second temps.

La direction centrale de la police aux frontières recherche en permanence à s'adapter au mieux, par ses structures et ses moyens, à une immigration clandestine organisée qui est elle-même en mutation constante, notamment dans le domaine des filières.

L'une des caractéristiques fortes de notre direction est indubitablement sa capacité d'innover et d'évoluer structurellement et fonctionnellement afin d'être toujours en phase avec le risque migratoire irrégulier.

La police aux frontières, de ce point de vue, a su changer sa physionomie en se réorganisant profondément au cours des deux dernières années et elle va continuer à le faire dans l'année qui vient -c'était simplement le premier socle-, dans le sens souhaité de la simplification administrative portée par la réforme de l'Etat.

Comment s'organise-t-elle aujourd'hui ?

Au niveau de l'échelon central, tout d'abord, nous avons simplifié son organisation autour de trois sous-directions dont une est absolument essentielle, la sous-direction de la lutte contre l'immigration, l'autre étant la sous-direction qui traite de toutes les affaires de sûreté dans les aéroports, les ports, etc. et de tous les aspects internationaux qui nous occupent. Elle joue évidemment un rôle important, notamment dans tous les accords que nous pouvons avoir avec les différents pays pour essayer de traiter les choses à la source d'une façon ou d'une autre.

Au niveau central, je citerai deux éléments très importants.

Le premier est l'OCRIEST, qui a une mission fondamentale de traitement des filières et du travail illégal. Ce service va fêter ses dix ans, mais il prend une dimension importante depuis une année et celle-ci va aller croissante l'an prochain.

Le deuxième est une unité de coordination de la lutte contre l'immigration irrégulière qui est dans le droit fil de la circulaire du mois d'août dernier, la concrétisation de la mission nouvelle d'une coordination globale qui est donnée à la direction de la police aux frontières sur tous les acteurs qui concourent de près ou de loin à la répression de l'immigration irrégulière. Par ce biais, nous avons la coordination sur les forces de gendarmerie nationale, de même qu'en ce qui concerne les douanes, par exemple.

Sur le plan territorial, ma direction est organisée de façon relativement simple en six directions zonales dans un espace beaucoup plus large que la simple région : six zones de police aux frontières pour la métropole et une zone outre-mer.

Nous avons par ailleurs 41 directions départementales, dont 37 en métropole, 84 services locaux et 6 services déconcentrés qui ont une assise territoriale atypique. J'entends par là un certain nombre de collectivités outre-mer dans lesquelles il y a une fusion entre les services, les zones, etc. pour des raisons purement géographiques, ainsi que les aéroports parisiens qui, en eux-mêmes, ont une spécificité très particulière.

En ce qui concerne ses moyens en hommes, cette organisation a également connu une progression forte au cours de l'année 2004 puisque nous avons franchi le cap des 8 000 fonctionnaires (nous en sommes exactement à 8 164 au 1 er janvier), soit une progression de près de 900 fonctionnaires, et cette progression va encore se poursuivre normalement à hauteur de près de 300 autres fonctionnaires au cours de cette année.

A quelles tâches vont-ils être affectés ? Tout d'abord, nous allons continuer à développer l'implantation d'un certain nombre de services départementaux, tout simplement pour répondre aux évolutions du paysage. Ainsi, le Journal Officiel du 1 er janvier vient de publier la création de trois nouvelles directions départementales de la couronne parisienne (77, 78 et 95) et, surtout, d'une direction départementale dans l'Oise, ce qui est nouveau, pour pouvoir prendre en compte l'aéroport international de Beauvais, où on a constaté une évolution absolument extraordinaire du nombre de passagers avec l'implantation nouvelle des compagnies « low cost ».

Je ne vous donnerai que deux chiffres pour vous montrer cette progression : en 2002, on en était à 678 000 passagers et on en est aujourd'hui à 1 800 000 avec une caractéristique nouvelle : dans un premier temps, il s'agissait surtout de vols européens alors que, désormais, nous avons affaire à des vols à très grand niveau vers tous les pays du Maghreb et, souvent, vers d'autres destinations. Il était donc absolument nécessaire que nous nous préoccupions désormais, comme pour les aéroports de grande importance, de cette plate-forme de Beauvais.

J'ai parlé tout à l'heure de l'OCRIEST au niveau central pour tout ce qui concerne le travail sur les filières. Au sein des directions zonales de la police aux frontières, il existait déjà un certain nombre de brigades mobiles de recherche zonale. Là aussi, nous avons franchi une étape nouvelle avec la création d'un certain nombre d'autres brigades, qu'il s'agisse du territoire métropolitain ou de l'outre-mer.

Trois nouvelles brigades sont déjà opérationnelles depuis octobre dernier à Dijon, Grenoble et Orléans, et six vont l'être au cours de cette année. Elles seront basées à Avignon, Caen, Limoges, Nancy, Reims et Saint-Etienne.

Ces brigades mobiles de recherche, au-delà de l'OCRIEST, sont localement l'outil fondamental de recherche judiciaire. C'est, en quelque sorte, la déconcentration de l'outil de travail sur les filières. En effet, on peut prendre une filière au niveau international, mais aussi comme, je le dis souvent, par le petit bout, parce qu'il faut bien que cela aboutisse quelque part. En général, cela n'aboutit pas quelque part par hasard ; cela existe parce qu'il y a un environnement de travail ou autre chose. Nous nous sommes donc mis en capacité d'appréhender le problème par tous ses aspects et tous ses niveaux possibles.

Enfin, dans le cadre de la déconcentration du dispositif de coordination dont je vous ai parlé, qui s'appelle l'unité de coordination de la lutte contre l'immigration irrégulière (UCOLII) et qui est un peu comme l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) transposée avec une référence de structure en ce qui concerne l'immigration, nous aurons, au niveau de chacune des directions zonales de la police aux frontières, une cellule de coordination opérationnelle zonale qui prendra en charge tous les aspects de l'activité opérationnelle, aussi bien administrative que judiciaire, qu'il s'agisse des moyens propres de la police aux frontières, des moyens de la sécurité publique, de la gendarmerie ou des douanes, sous la coordination du directeur zonal de la police aux frontières.

Vous constatez donc que notre organisation s'est affinée en prenant la mission dans sa globalité, en fédérant tous les acteurs aussi bien au niveau central qu'au niveau zonal, en déterminant et en suivant la politique, en aidant à la mise en place des dispositifs, en les coordonnant et en remontant évidemment ensuite à tous les résultats et les analyses pour nous permettre de faire la boucle et de continuer à travailler dans une meilleure intelligence et une meilleure compréhension de l'évolution des choses.

Cette adaptation de nos structures est absolument nécessaire lorsque nous voyons au fil des mois que, dès que nous mettons en place un dispositif, les choses évoluent.

Le risque migratoire auquel nous avons affaire peut être qualifié à deux niveaux.

Le premier est une migration irrégulière de simple transit vers un autre territoire. Pour ce qui nous concerne, il s'agit essentiellement de la Grande-Bretagne, avec un point de fixation qui n'est plus celui qui date de quelques années mais qui demeure important quant à l'image que cela représente sur le secteur de Calais.

Cependant, nous avons également d'autres pays qui constituent des zones d'attractivité et pour lesquels nous sommes une simple plate-forme de transit : l'Espagne et l'Italie, tout simplement parce que certaines nationalités préfèrent y aller pour essayer d'y travailler clandestinement ou pour des raisons culturelles, notamment de langue, et aussi du fait des dernières mesures de régularisation qui ont constitué une certaine attractivité, notamment celles qui ont été prises en Espagne.

Le deuxième, au-delà de cette immigration irrégulière de transit, est une immigration d'installation, elle-même alimentée tant par des personnes qui sont entrées régulièrement sur le territoire et qui s'y sont maintenues illégalement que par celles qui sont directement entrées clandestinement.

Cette nature duale complexifie la riposte à mettre en oeuvre, d'autant que les problématiques migratoires sont sensiblement distinctes entre la métropole et l'outre-mer et que les modalités de contrôle offertes sont profondément différentes selon la nature de la frontière considérée.

D'une manière générale, la pression migratoire en métropole relevée par l'activité de la police aux frontières et donnant lieu soit à une mesure de refus d'entrée -c'est ce qu'on appelle la non-admission-, soit à une réadmission, s'exprime de façon relativement équilibrée entre deux éléments principaux.

Le premier concerne les frontières aériennes extra Schengen. Dans ce contexte, je ne vous surprendrai pas en vous disant que le point principal des tentatives d'entrée est l'aéroport de Roissy, qui représente à lui seul près de la moitié des mesures de réadmission prononcées en 2005 pour le territoire métropolitain et plus de 80 % des placements en zone d'attente au plan national.

La prééminence de cette plate-forme aéroportuaire explique la présence aux deux premières places des étrangers non admis sur le sol métropolitain que sont les Chinois et les Boliviens. J'expliquerai tout à l'heure pourquoi.

Le deuxième élément concerne les frontières terrestres intérieures, qui représentent 40 % de la pression migratoire avec une acuité constante aux frontières avec l'Italie (15,7 % des réadmissions) et à celles avec l'Espagne (12,7 %). En vertu du principe de libre circulation au sein de l'espace Schengen, nous avons à mettre en place un certain nombre de dispositions dont un contrôle extrêmement fort, au-delà des points de passage autorisés aux frontières, pour surveiller les vecteurs ferroviaires et les vecteurs routiers. J'en reparlerai éventuellement tout à l'heure.

Quant à la pression migratoire sur les frontières maritimes, elle est extrêmement minoritaire et stable pour la métropole : elle représente entre 5 et 6 %.

Pour le territoire métropolitain, les nationalités qui sont les plus représentées sont à peu près toujours globalement les mêmes au cours des années passées. On observe simplement en 2005 un certain nombre d'évolutions du classement des dix nationalités les plus représentées parmi les étrangers en situation irrégulière interpellés. En l'occurrence, deux nationalités, les Irakiens et les Somaliens, ont considérablement progressé, et ont ravi les premières places de ce classement aux Maghrébins, notamment les Marocains et les Algériens, qui sont maintenant relégués aux troisième et quatrième places de ce dispositif de comptage. Les Tunisiens, quant à eux, ont considérablement régressé à ce niveau et ne sont plus aujourd'hui qu'au dixième rang du dispositif.

Les Pakistanais qui, jusqu'à présent, étaient peu présents dans ces arrivées sur le territoire, sont maintenant au septième rang du classement et il convient de noter que la représentativité des Turcs décroît, puisqu'elle est passée de la cinquième place en 2004 à la neuvième en 2005.

La problématique migratoire est différente -cela n'étonnera plus personne- mais tout aussi disparate dans les départements et les collectivités d'outre-mer.

Si elle est inexistante en Polynésie et en Nouvelle Calédonie, ou en tout cas très marginale, elle s'exprime de manière préoccupante en Guyane avec deux nationalités : les Surinamiens et les Brésiliens.

M. Georges Othily, président .- Les Haïtiens sont les plus importants.

M. Eric Le Douaron .- C'est exact. Ils mettent à profit la porosité naturelle de la frontière fluviale et terrestre de ce département qui est extrêmement difficile à surmonter.

Mayotte est également préoccupante avec un flux extrêmement fort de Comoriens.

Enfin, dans les Caraïbes, la pression migratoire qui a été enregistrée par la police aux frontières a progressé dans nos constatations de près de 58 % en une année, mais aussi, comme vous le verrez, avec des ripostes et des résultats d'éloignement en forte progression également.

Ces flux sont essentiellement alimentés par les ressortissants des îles voisines : Haïti, République dominicaine, Sainte-Lucie et autres.

L'immigration d'outre-mer rentre inévitablement dans l'immigration maritime. A cet égard, nous connaissons des difficultés dans les interceptions de bateaux clandestins, puisque nous sommes pris alors entre notre souhait d'efficacité dans la réalisation de l'interception et le risque que cela présente pour des passagers clandestins qui sont à bord et qui doivent être protégés eux-mêmes en cas de mauvais déroulement de l'opération.

En ce qui concerne Mayotte, par exemple, nous remportons beaucoup de succès grâce à la mise en place d'un dispositif de détection à base de radars qui sont désormais très efficients et du fait de nos différents moyens humains (gendarmes mobiles, douane, police, marine nationale).

Pour vous donner une simple image du résultat, sachez que, depuis le 1 er janvier, nous avons eu trois interceptions réussies avec, à chaque fois, à bord des bateaux interceptés, entre 30 et 40 clandestins et l'interpellation des passeurs, évidemment, qui s'équipent de plus en plus en moyens techniques comme le GPS, ce qui montre qu'il existe des filières très organisées de transferts.

Pour ce qui concerne les Antilles, nous sommes actuellement en cours d'étude avec la marine nationale pour mettre en place un dispositif assez semblable de détection, même si les caractéristiques de la mer, là-bas, ne sont pas du tout comparables à celles de l'environnement de Mayotte.

Voilà ce que je voulais dire pour vous présenter notre dispositif et, en quelques grands traits, l'immigration à laquelle nous avons à faire face.

J'aborde maintenant, si vous le voulez bien, l'activité de la police aux frontières au cours de l'année passée, après quoi je compléterai mon intervention par les objectifs qui nous ont été fixés et que nous allons essayer d'atteindre.

Le bilan de l'année 2005, qui vient d'être établi, montre que tous les paramètres d'activité que nous utilisons sont au vert, c'est-à-dire que, tant en ce qui concerne l'activité préventive qu'en ce qui concerne l'activité répressive, ils sont en progression constante et même forte pour un certain nombre d'entre eux. Il en est de même dans le domaine des éloignements, et j'y reviendrai aussi dans un instant.

Dans le volet préventif, il s'agit d'empêcher l'entrée sur le territoire, au moment où elle se produit, si la personne n'a pas les sauf-conduits valables, ce qui représente déjà des chiffres très importants puisque, tous éléments confondus, que ce soit sur les aéroports ou aux différentes frontières, ce sont plus de 37 000 étrangers qui ont été non admis ou réadmis directement de manière préventive, soit sur les aéroports, soit sur les différents points de passage autorisés, dont 25 000 rien qu'en métropole, ce qui correspond à une progression de plus de 12 % par rapport à 2004.

Parallèlement, nous avons reçu 3 281 demandes d'asile dont plus des trois quarts ont été faites sur les aéroports parisiens au moment de l'arrivée.

Au-delà de cet aspect préventif sur nos différents points fixes, nous mettons en place avec nos partenaires européens, notamment les Espagnols et les Italiens, ce que nous appelons des opérations de contrôle « à haut impact », notamment sur les vecteurs ferroviaires et les vecteurs autoroutiers. Les patrouilles mixtes que nous mettons en place nous permettent ainsi de bien contrôler les vecteurs les plus difficiles sur ces deux zones.

Pour vous donner une idée de notre efficience, rien qu'entre l'Italie et la France, nous avons interpellé en patrouilles mixtes 2 040 personnes l'an passé, ce qui est important.

Enfin, la police aux frontières participe aux opérations conjointes de surveillance menées par les Etats-membres de la communauté européenne aux frontières extérieures, aériennes, terrestres et maritimes sous l'égide de la nouvelle Agence aux frontières extérieures (FRONTEX), dont le siège est basé à Varsovie et qui est en activité depuis le 1 er octobre 2005.

Cette activité est dissuasive car elle envoie un message clair aux candidats à l'immigration irrégulière qui soit renoncent devant la difficulté, soit modifient leur parcours. C'est à nous de nous adapter en conséquence.

J'en veux pour preuve les fruits positifs que nous avons réussi à récolter cette année par le renforcement des effectifs que nous avons affectés sur l'aéroport de Roissy et qui, sur cinq ans, ont progressé de 26,9 %. Cela nous a permis de développer une stratégie très offensive en systématisant les contrôles en porte d'avion sur les lignes les plus sensibles.

Par exemple, en 2005, ce sont presque 15 000 vols qui ont été contrôlés ainsi en porte d'avion, ce qui a permis de détecter 8 154 passagers qui ne présentaient pas soit des conditions d'entrée sur le territoire, soit des conditions de transit. En général, en effet, beaucoup d'entre eux étaient en position de transit et soit n'avaient pas le document autorisant ce transit, soit essayaient d'entrer dans les zones internationales au niveau de l'aéroport en faisant en sorte que, leurs papiers ayant brusquement disparu ou ayant été brusquement perdus, ils ne sachent plus d'où ils venaient.

Cette activité préventive est également le travail que nous faisons au quotidien sur l'ensemble du territoire national, en dehors de ces points de passage obligés. Nous avons réalisé ainsi 73 000 arrestations d'étrangers en situation irrégulière en France l'an passé avec une progression de 26 % par rapport à 2004. C'est vous dire combien notre activité a crû de ce point de vue.

J'en viens au volet répressif après le volet préventif. J'y ai beaucoup tenu. Mon prédécesseur avait déjà amorcé les choses, je l'ai accentué et je le ferai encore plus fortement cette année : nous avons tourné le volet répressif vers la lutte contre les structures et les réseaux d'immigration illégale. Il s'est ainsi pleinement inscrit dans la politique plus générale qui vise à éradiquer cette forme d'économie souterraine qu'est le travail illégal, puisque les deux sont souvent liés à un moment ou à un autre.

Cette activité judiciaire particulière importante, que le gouvernement a souhaité privilégier, est conduite, comme je l'ai dit tout à l'heure, par les brigades mobiles de recherche au niveau zonal et par l'OCRIEST au niveau central.

L'OCRIEST, au cours de l'année passée, a démantelé 14 filières nationales ou internationales. Quand on connaît le travail d'enquête que cela représente, c'est vous dire l'efficience de cet Office.

Je vous en donne une illustration à la mi-décembre : le démantèlement d'une filière que nous avons appelée la filière Pachtou, qui faisait venir des gens depuis l'Afghanistan et le Pakistan pour les amener en Angleterre via le Calaisis. C'est une opération qui a été initiée par l'OCRIEST et la direction centrale de la police aux frontières, qui a demandé un an d'enquête, qui nous a permis de travailler avec cinq de nos partenaires européens (l'Italie, la Belgique, l'Espagne, l'Allemagne et l'Angleterre, mais aussi avec la Grèce et, en partie, la Turquie) et qui nous a amenés à réaliser simultanément, au même moment, sur l'ensemble de ces pays et sur une commission rogatoire internationale, l'arrestation de 53 personnes, toutes de haut niveau : financiers ou organisateurs de convoiement de cette filière.

Pour le territoire national, nous en avons arrêté 23, 14 ont été déférés et 12 sont aujourd'hui sous écrou. Cela vous montre aussi que les gens qui ont été arrêtés ne l'ont pas été du tout par hasard : ils avaient véritablement une part extrêmement importante dans cette affaire.

En Angleterre, qui était l'aboutissement de la filière, on a arrêté tous ceux qui sous-tendaient financièrement cette opération et, au cours de leur perquisition, nos collègues anglais ont retrouvé l'officine qui préparait tous les faux papiers anglais pour recevoir les gens qui aboutissaient sur leur territoire grâce à cette filière.

Nous ne nous sommes pas arrêtés là. Ce travail de fond a permis d'interpeller également 2 619 passeurs parmi lesquels on trouve deux nationalités prédominantes : des Français, à hauteur de plus de 40 %, puis des Turcs, les autres étant répartis entre différentes autres nationalités.

Ce travail d'interpellation des passeurs avec le nombre de personnes arrêtées a permis une progression de 38,5 % par rapport à 2004 et une progression de 88 % par rapport à 2003. Là aussi, ce sont des chiffres qui parlent d'eux-mêmes et qui montrent l'effort que nous avons entrepris dans ces différents points.

Les filières sont une chose. Le travail illégal en est une autre. Nous avons également mis un accent extrêmement fort sur cet aspect des choses. C'est ainsi qu'ont été mis en cause, au cours de 601 opérations conjointes menées sous notre autorité au cours de l'année 2005 dans 97 départements, 1 666 employeurs illégaux. 925 de ces personnes ont été placées en garde à vue, les autres ayant fait l'objet de procédures contraventionnelles, et 47 ont été déferrées.

Il convient d'ajouter à ces opérations coordonnées sur les différents départements 181 opérations à notre propre initiative et avec différents partenaires. Ces opérations ont justifié l'entrée en action non seulement des diverses forces de police ou de gendarmerie et nous-mêmes, mais également les autres administrations, qu'il s'agisse de l'inspection du travail, des impôts, des douanes, etc.

Après le travail préventif et le travail répressif, j'en viens à l'éloignement.

En 2005, l'éloignement, pour la métropole, représente 19 841 étrangers en situation irrégulière qui ont été reconduits hors du territoire national, soit une progression de 26,7 %. Il faut rappeler qu'en 2004, nous en étions à 15 660 et à 9 225 en 2001.

Pour ce qui concerne l'outre-mer, l'activité d'éloignement a été stable avec 15 532 éloignements. Je ne dirai pas que cela n'a pas progressé sur beaucoup de sites, mais nous avons eu un problème à Mayotte avec l'interruption de la ligne maritime avec Anjouan. Elle vient d'être rétablie au cours du mois de décembre, mais nous n'avons pas eu de vecteurs valables pour arriver à mener nos éloignements à bien.

Globalement, sur le territoire national, 35 373 éloignements effectifs ont ainsi été réalisés, si on cumule la métropole et les DOM-TOM.

Ces éloignements se sont passés dans de bonnes conditions, puisque nous n'avons eu aucun incident particulier, qu'il s'agisse d'éloignements par vols réguliers (une ou deux personnes escortées) ou par vols groupés.

Quant aux vols groupés, je rappelle qu'il ne s'agit pas d'une procédure collective, chaque personne reconduite faisant l'objet d'un examen administratif et judiciaire d'une parfaite légalité. Nous avons initié 15 vols particuliers en 2005.

J'en viens aux objectifs qui nous sont fixés pour 2006.

Le principal est relatif aux éloignements. Le ministre d'Etat m'a fixé un objectif de 25 000 reconduites et éloignements pour l'année à venir. Nous aurons quelques atouts pour y arriver.

Le premier atout est une augmentation substantielle des places en centres de rétention administrative, qui passeront d'un millier actuellement à 1.600 en juin ou juillet prochain, pour atteindre un objectif de 2.400 à l'été 2007. Je ne vous détaillerai pas les différents centres qui vont s'ouvrir, ce qui serait fastidieux, d'autant plus que vous les trouverez de façon détaillée dans le document que je vais vous laisser.

Le deuxième consistera à mieux rentabiliser les rotations. Nous essaierons d'avoir un meilleur taux d'efficience dans nos relations avec les consulats qui nous délivrent parcimonieusement un certain nombre de laissez-passer consulaires. Nous avons déjà fait des progrès et nous entamons une grande campagne de sensibilisation auprès d'eux depuis plusieurs mois.

Le troisième est un nouveau logiciel, un outil d'aide à la décision qui va être déployé au plan national et qui permettra de suivre de façon très fine la gestion de toutes ces places dans les centres de rétention.

Pour l'avenir, j'ai donné mon accord de principe au directeur général de la police nationale pour que, afin de rationaliser le fonctionnement de ces centres de rétention administrative, la police aux frontières en récupère la gestion et l'armement en termes d'hommes. C'est un aspect important, puisque cela fait partie du chaînage de l'éloignement et d'une partie de la politique de l'immigration.

Je vous ai parlé tout à l'heure de l'activité déjà forte que nous avons développée sur les filières de travail illégal. Nous allons continuer cette progression pour l'année à venir. Alors que nous en étions à un peu plus de 1.600 passeurs, nous nous sommes fixé un objectif de 2.300 qui, s'il est atteint, sera encore d'une progression forte.

Enfin, nous allons développer et mettre en place, selon le degré de réalisation, un certain nombre de moyens technologiques nouveaux. Il s'agit essentiellement du système Biodev qui permet à un certain nombre de consulats -il y en avait cinq jusqu'à présent- de délivrer des visas avec des données biométriques. Ils passeront cette année à une quarantaine et nous équiperons aéroports et ports principaux de systèmes de lecture, ce qui permettra une meilleure efficience.

Je vais m'arrêter là, monsieur le président, car je crains d'avoir été un peu long, tout en m'efforçant d'être exhaustif, et je suis maintenant disposé à répondre à vos questions.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le directeur.

M. Louis Mermaz .- Vous nous avez beaucoup parlé des éloignements, monsieur le directeur, mais je voudrais que vous nous parliez des admissions. Que se passe-t-il si, lorsqu'on arrive sur notre territoire, on demande à bénéficier du droit d'asile ? Je voudrais que vous nous décriviez ce qui se passe depuis la porte jusqu'à l'admission.

Dans un second temps, je voudrais savoir ce que deviennent les zones de correspondance qui se situent entre la porte de l'avion et l'entrée sur le territoire français.

M. Eric Le Douaron .- La demande d'asile est prise automatiquement, sans la moindre restriction. Au plan européen, ont été développées les bornes Eurodac qui permettent à tout candidat à l'asile de se faire identifier sur ces bornes qui sont installées au niveau européen, dans l'espace Schengen, et qui nous indiquent si la personne qui demande l'asile chez nous n'a pas déjà, par hasard, demandé l'asile dans un autre pays, auquel cas elle est réadmise immédiatement vers le pays où elle a fait sa première demande d'asile et où son dossier est traité normalement.

Si tel n'est pas le cas, elle fait l'objet de la procédure normale avec une prise en compte par l'OFPRA.

M. Louis Mermaz .- Quelle est l'action exacte de l'officier de quart qui est présent ? Avant d'être présenté devant l'OFPRA, la personne passe devant l'officier de quart. Comment cela se passe-t-il avant que la personne soit présentée à l'OFPRA ?

M. Eric Le Douaron .- La procédure initiale se met en place et la personne a un récépissé de déclaration de sa demande.

M. Louis Mermaz .- Que se passe-t-il si elle ne parle pas français ?

M. Eric Le Douaron .- A Roissy, nous avons tous les interprètes qui conviennent sur les langues que peuvent parler les différents candidats à l'immigration ou à l'asile. Cela ne pose pas de problème.

M. Louis Mermaz .- En quels termes sont reçues les demandes de droit d'asile ? Comment s'exprime celui qui demande l'asile et qu'attend-on de lui ?

M. Eric Le Douaron .- Ce n'est pas à ce moment-là que le cas sera instruit et que l'on va donc lui demander de nombreux justificatifs. Il ne s'agit que d'une chose très formelle et ce n'est pas du tout une enquête de départ ni quoi que ce soit.

Quant aux zones d'attente, elles sont aujourd'hui peu fournies, notamment à Roissy, qui est le pôle essentiel d'arrivées. La moyenne quotidienne est aujourd'hui située à environ 50 à 60 personnes à un instant t en zone d'attente.

M. Louis Mermaz .- Combien de temps cela dure-t-il ?

M. Eric Le Douaron .- Cela dure très peu de temps et cela dépend des nationalités. Pour les Chinois, qui sont vraiment la nationalité la plus importante dans le domaine de la non admission ou de la réadmission, il faut compter en général une journée ou une journée et demie. Parfois, il s'agit même d'un simple départ immédiat sur le vol de retour ou sur le vol de transit. La moyenne, actuellement, n'est même pas de deux jours parce que ce contrôle en porte d'avion a l'avantage de nous permettre d'identifier tout de suite la provenance et la nationalité de la personne. Par conséquent, il n'y a pas besoin, ensuite, de perdre du temps, pendant x jours, ce qui était le cas précédemment il y a encore quelques années, pour arriver à retrouver sa nationalité, sa provenance, etc.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'aurai une simple question sur les départements et collectivités d'outre-mer, en pensant en particulier à la Guyane et aux Antilles. Pensez-vous que vos services ont des moyens suffisants, sur le plan matériel et sur celui des effectifs, pour remplir leur mission ?

M. Eric Le Douaron .- Je crois que c'est le cas. Les effectifs ont été calibrés à un niveau relativement intéressant et je peux vous donner quelques chiffres.

En ce qui concerne Mayotte, nous avons une centaine de policiers. En ce qui concerne la Guyane, nous en sommes à 238 exactement, et nous venons de rouvrir un nouveau poste, ce qui est important parce que nous avions eu des difficultés jusque là. En ce qui concerne la Guadeloupe, nous en sommes à 234. Enfin, en ce qui concerne la Martinique, nous en avons 142.

J'estime que ce sont des moyens suffisants. J'ajoute que, sur ces départements comme au niveau des zones de police aux frontières qui correspondent aux zones de défense sur le territoire métropolitain, où nous créons des cellules de coordination opérationnelle zonales, étant donné la position particulière de ces lieux, nous faisons en sorte que la PAF développe ces même cellules. C'est ce que je viens de décider il y a environ un mois pour la Martinique et la Guadeloupe. Cela nous permet de mettre en bonne conjonction de moyens et de complémentarité la gendarmerie, les douanes et nous-mêmes. Les moyens de réussite se situent plus dans ce cadre que dans une augmentation d'effectifs propre.

Le second moyen est d'arriver, comme nous l'avons fait à Mayotte, à mettre des moyens de détection radar suffisamment corrects pour pouvoir guider des interceptions ou accueillir ces passeurs avec leurs passagers au moment de l'approche de la côte.

M. Alain Gournac .- Nous avons déjà une certaine connaissance de ce que vous nous avez expliqué, monsieur le directeur, car nous sommes allés voir fonctionner les agents de vos services. Pour vous dire la vérité, nous avons d'ailleurs été très bien reçus et les hommes et les femmes que nous avons rencontrés étaient extrêmement ouverts à nous montrer les choses et à répondre à nos questions.

J'ai cependant une dernière question à vous poser : quand les immigrants irréguliers ont de l'argent sur eux, qui paie les retours ?

M. Eric Le Douaron .- Les retours sont entièrement pris en charge par la collectivité.

M. Alain Gournac .- Même s'ils ont de l'argent sur eux ?

M. Eric Le Douaron .- Tout à fait.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, nous vous remercions de l'exposé très sérieux et exhaustif que vous nous avez fait et des réponses que vous nous avez apportées.

Audition de M. Bernard BASSET,
sous-directeur de la sous-direction « Santé et société »
au ministère de la santé et des solidarités
(18 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Bernard Basset prête serment.

M. Georges Othily, président .- Nous allons commencer par écouter votre exposé liminaire, après quoi nous vous poserons quelques questions.

M. Bernard Basset .- Merci, monsieur le Président. Si vous le permettez, comme j'en ai été invité, je vais commencer mon exposé introductif par un bref rappel des missions de la direction générale de la santé en rapport avec le sujet de la commission d'enquête pour laquelle je suis entendu aujourd'hui ainsi que de celles plus précises dont j'ai la responsabilité.

C'est depuis août 2000 que je suis sous-directeur à la sous-direction « santé et société », qui est en charge de la prévention des comportements susceptibles d'entraîner des conséquences dommageables pour la santé tels que la consommation de certains produits (alcool, tabac, drogues illicites) et la prévention des infections sexuellement transmissibles. Je suis également en charge de la santé des populations précaires ou vulnérables. C'est à ce dernier titre que j'ai eu à travailler sur les problèmes de santé des populations migrantes, en particulier de celles qui séjournent en France sans titre de séjour.

L'action de la direction générale de la santé s'inscrit à la fois dans le cadre global des populations résidentes sur le territoire national et dans la participation au bon fonctionnement du dispositif législatif et réglementaire sur le séjour des étrangers en France, en particulier des étrangers malades.

En premier lieu, le cadre général de la politique de santé a fait l'objet d'une réflexion importante des experts lors de la préparation de la loi du 9 août 2004 relative à une politique de santé publique. Le rapport du groupe national de définition des objectifs traite de ce sujet dans le chapitre qui est consacré à la précarité et aux inégalités et qui concerne non pas uniquement les étrangers, qu'ils soient en situation régulière ou non, mais qui souligne que, sur le strict plan de la santé, les étrangers non communautaires connaissent une situation défavorable par rapport aux principaux déterminants connus des inégalités de santé.

Il constate également que les étrangers en situation irrégulière et, au-delà d'eux, ceux dont le statut est devenu précaire, constituent un groupe particulièrement vulnérable parmi les étrangers, aussi bien en termes de santé qu'en termes de soins.

Il invite enfin à renforcer notre connaissance des problématiques sanitaires des migrants.

Par ailleurs, certains problèmes de santé touchent plus particulièrement les étrangers en fonction de leur pays d'origine. L'infection à VIH, dont nous connaissons tous les conséquences effroyables en Afrique sub-saharienne, se retrouve évidemment en partie parmi les populations originaires de ces pays qui résident en France. C'est pourquoi, dans le cadre de la politique de lutte contre le VIH, un volet spécifique du programme est consacré à la lutte contre le VIH chez les migrants. Il vise essentiellement à améliorer l'information de ces populations, à favoriser les comportements de prévention et à inciter au dépistage.

Au-delà de ces objectifs qui concourent à améliorer l'état de santé de l'ensemble de la population, y compris sur un problème de santé spécifique comme le VIH, nous participons à la mise en oeuvre des dispositions qui découlent de l'article L 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. Cet article permet à l'autorité préfectorale de délivrer une carte de séjour temporaire pour des raisons d'état de santé, celles-ci étant elles-mêmes encadrées et devant nécessiter une prise en charge dont le défaut peut entraîner, pour l'étranger, des conséquences d'une exceptionnelle gravité sous réserve qu'il ne puisse bénéficier d'un traitement approprié dans son pays d'origine. Cette disposition, qui est sous la responsabilité des services préfectoraux, a des conséquences pour l'administration de la santé, essentiellement l'administration déconcentrée. En effet, la décision de l'autorité administrative est prise après avis du médecin instructeur de la santé publique, sauf à Paris où cet avis est formulé par un médecin-chef de la préfecture de police.

L'avis du médecin inspecteur se fonde sur un certificat médical délivré par les médecins agréés ou un praticien hospitalier. Le code prévoit également que le médecin inspecteur peut convoquer le demandeur devant une commission médicale régionale dont la composition est fixée par décret. Ces commissions médicales n'ont pas encore été mises en place, le décret n'ayant pas été publié, semble-t-il, dans l'attente d'une nouvelle définition de la politique relative à l'immigration. Cependant, le ministre de l'intérieur ayant récemment déclaré qu'il ne modifierait pas le texte sur ce point, je pense que les décrets qui doivent paraître sont prêts.

En ce qui concerne les services centraux, l'action de l'administration de la santé se passe presque exclusivement dans un cadre interministériel, avec le ministère de la cohésion sociale et le ministère de l'intérieur. Nous avons eu en particulier de nombreuses réunions de travail pour la rédaction de ce décret sur la commission médicale régionale.

Je crois pourvoir dire que nous partageons avec les autres départements ministériels un souci commun : ces dispositions concernant les étrangers malades visent à protéger la santé et à prévenir les situations dramatiques qui pourraient résulter, sur ce plan, de la rupture de traitement du fait de l'expulsion des personnes. Pour autant, pour que ces dispositions bénéficient à ceux qui le justifient, elles ne doivent pas être utilisées à d'autres fins. La rigueur dans l'application de cet article, et donc dans l'instruction des dossiers, est indispensable, de même que la fiabilité des avis. C'est pourquoi nous avons été tout à fait favorables à la mise en place des commissions médicales régionales qui permettent aux médecins instructeurs de s'entourer de l'avis d'experts.

Les dernières données dont nous disposons en provenance du ministère de l'intérieur montrent que le nombre de titres de séjour délivrés en 2004 en application de cette disposition serait de 16 000.

Ce chiffre permet d'estimer la population des personnes qui en bénéficient parmi la population migrante. Si on le rapporte à la population totale des étrangers en France, soit 3,3 millions, cela représente environ 0,48 % de la population étrangère.

On peut aussi le rapporter aux étrangers en situation irrégulière, mais, à cet égard, nous n'avons évidemment que des fourchettes assez larges et imprécises. Le ministère de l'intérieur estime que la population irrégulière se situe entre 200 000 et 400 000 personnes. Ces 16 000 étrangers malades représenteraient donc 4 à 8 % de cette population en situation irrégulière.

Nous pouvons également rapporter les titres de séjour délivrés dans ce cadre au nombre total de titres de séjour délivrés pour les années 2000, 2001 et 2002 (nous n'avons pas les données pour les années suivantes). Les titres délivrés en application de l'article représenteraient autour de 1 % de l'ensemble des titres de séjour délivrés ces années-là. On ne peut donc pas dire que ces dispositions soient fortement utilisées par les étrangers séjournant en France. Elles doivent en outre continuer à bénéficier uniquement à ceux dont la santé est en danger.

Pour être complet sur l'action des services de la direction générale de la santé, je dois vous dire que nous avons également participé à la réflexion sur la réforme de l'aide médicale d'Etat même si, là encore, nous n'avons pas la responsabilité du dossier au sein du ministère. C'est le même souci qui nous a guidés : garantir la protection et la santé des personnes et celle des enfants à naître et éviter l'éventuel dévoiement de procédure.

J'ai essayé, monsieur le Président, mesdames et messieurs les sénateurs, de vous apporter de manière assez synthétique une description de ce que nous faisons. Je suis maintenant prêt à répondre à vos questions.

M. Louis Mermaz .- J'aurai une simple question à vous poser, monsieur le directeur. S'il apparaît qu'un étranger en situation irrégulière a une maladie grave, bénéficie-t-il d'une assistance médicale ?

J'ai eu à connaître le cas d'une dame qui vient du Burkina-Faso et que j'ai vue à l'hôpital en allant voir quelqu'un d'autre. D'après ce qu'elle m'a dit, elle est entrée clandestinement, elle a été admise dans un service pour une maladie très grave et elle a été soignée. Est-ce normal ?

M. Bernard Basset .- Tout à fait.

M. Louis Mermaz .- Je m'en réjouis pour elle et je trouve cela très bien, mais je vous pose la question : une personne en situation irrégulière qui est gravement malade a-t-elle le droit d'être reçue à l'hôpital et soignée chez nous sans être inquiétée ? Comment cela se passe-t-il ?

M. Bernard Basset .- Il y a eu récemment une circulaire sur l'aide médicale d'Etat qui concerne les soins médicaux urgents. Je pense que vous faites référence à une situation de ce type.

M. Louis Mermaz .- Elle était atteinte d'une leucémie avancée.

M. Bernard Basset .- Oui, c'est indiscutable. Pour ma part, je vous ai décrit la procédure qui concerne des personnes qui ne sont pas forcément dans un état de détresse dramatique mais dont on considère que leur état de santé ne leur permet pas de rentrer dans leur pays et qu'il pourrait s'aggraver. Dans ce cas, elles font une demande auprès de la préfecture et leur dossier est instruit sur la base d'un dossier médical.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- La question que je vais vous poser concerne moins la procédure que l'état sanitaire des personnes que nous accueillons. Avez-vous des éléments sur l'importance de leurs difficultés de santé, notamment outre-mer ?

M. Bernard Basset .- Nous avons des éléments globaux sur les raisons médicales qui conduisent à bénéficier de cette procédure. En France entière, nous avons environ 15 % de personnes qui en bénéficient pour raison d'infection au VIH.

Par ailleurs, j'ai les chiffres globaux, mais sans détail par pathologie, pour la Guyane et Mayotte.

Pour la Guyane, en 2004, nous avons eu 544 avis, dont 535 étaient positifs (176 hommes et 359 femmes).

Pour Mayotte, j'ai les chiffres de 2002, 2003 et 2004. En 2002, sur 203 avis reçus, 160 étaient favorables (soit 79 %) ; en 2003, sur 286 dossiers reçus, 238 étaient favorables (soit 83 %) ; en 2004, sur 433 avis reçus, 300 étaient favorables (soit 69 %). Je précise qu'il ne s'agit pas forcément de nouveaux dossiers et qu'il peut y avoir des cumuls puisque les autorisations sont sur une certaine période. L'année 2004, par exemple, peut cumuler des autorisations qui couraient précédemment.

Quant à la Réunion, nous avons des chiffres très faibles : 70 personnes par an, ce qui est marginal.

En ce qui concerne le détail des pathologies de la France entière, je peux vous laisser le document si vous le souhaitez.

M. Georges Othily, président .- Il nous sera utile, en effet.

Pouvez-vous par ailleurs nous indiquer le coût de l'AME ?

M. Bernard Basset .- Je n'en suis pas en charge, mais je me suis renseigné sur ce point. Les derniers chiffres des flux sur les quatre derniers trimestres étaient de 360 millions d'euros, et ce après les nouvelles dispositions qui ont été prises sur l'AME, alors qu'auparavant nous en étions plutôt à 500 millions d'euros. Je tire ces chiffres d'une réponse à un questionnaire parlementaire sur ce sujet.

Quant au nombre de bénéficiaires, je vous laisse le document : ce sera plus simple.

M. Georges Othily, président .- C'est parfait. Nous vous remercions, monsieur le directeur, des précisions extraordinaires que vous venez de nous donner et qui vont beaucoup nous servir.

Audition de M. Olivier GOHIN,
professeur de droit public à l'Université de Paris-II
(24 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le professeur, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation pour être auditionné sur un sujet passionnant, délicat et difficile.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Olivier Gohin prête serment .

M. Georges Othily, président .- Nous vous écoutons pour votre exposé liminaire.

M. Olivier Gohin .- Monsieur le Président, mesdames et messieurs, votre commission enquête sur l'immigration clandestine en France, en particulier outre-mer, où la situation est d'une gravité exceptionnelle en raison du contexte économique et social toujours fragile et souvent dégradé dans lequel se trouvent placées les collectivités territoriales concernées qui ont un territoire exigu, la Guyane et la Nouvelle Calédonie exceptées.

C'est ainsi que l'immigration clandestine représenterait environ les trois quarts des étrangers en Guyane et à Mayotte et que le quart de la population de ces deux collectivités d'outre-mer serait étrangère (on a même lu un tiers).

Il est établi qu'à Mamoudzou, les deux tiers des naissances sont le fait de femmes comoriennes et qu'à Saint-Laurent, la moitié des femmes surinamiennes sont en situation irrégulière, une notion plus large que l'immigration clandestine.

Le nombre des mesures de reconduite à la frontière serait, pour l'ensemble de la France, de 20 000 à fin 2005, dont 7 200 pour Mayotte, 5 500 pour la Guyane et 1 200 pour la Guadeloupe, soit, pour ces trois collectivités d'outre-mer, environ 70 % du total français. On aurait d'ailleurs tort de penser que seules ces trois collectivités sont touchées. Il faudrait aussi évoquer la question de Saint-Martin, en raison de l'absence de tout contrôle entre les deux parties de l'île alors que l'aéroport international se trouve dans la partie néerlandaise, et ajouter que les situations de la Martinique et de la Réunion sont fragilisés par les relations que ces deux collectivités d'outre-mer ont, respectivement, avec la Guadeloupe et Mayotte.

Autrement dit, en chiffres relatifs, l'immigration clandestine en France est d'abord, massivement, un problème ultramarin, alors que le débat public se focalise à ce sujet sur la métropole, si ce n'étaient les récents événements de Mayotte accompagnant la suggestion du ministre de l'outre-mer, François Baroin, à la mi-septembre 2005, de revoir localement le droit de la nationalité française compris comme le droit du sol. L'idée de base serait, semble-t-il, de freiner l'accès à la nationalité française de ressortissants d'Etats, à proximité de certaines collectivités d'outre-mer français, qui visent à permettre à leurs enfants d'accéder au plus tôt à la nationalité française avec tous les avantages sociaux qui sont supposés s'y attacher.

Cette modification ou cette adaptation du droit de la nationalité française s'appuierait, si on l'a bien compris, sur les marges offertes par l'article 74 de la Constitution telles qu'elles résultaient de la décision du Conseil constitutionnel en date du 20 juillet 1993, loi réformant le code de la nationalité en tant qu'elle est relative non pas à Mayotte mais aux îles Wallis-et-Futuna.

Cette décision de 1993 admettait en effet de façon implicite mais certaine que le droit de la nationalité pourrait avoir suivi, dans ce territoire d'outre-mer de l'époque, « un régime spécifique attaché à l'organisation particulière de ce territoire ». Pour autant, il faut aussitôt observer que cette solution de 1993 valait dans le cadre de l'ancien article 74, d'ailleurs inapplicable à Mayotte.

Cette solution vaut-elle dans le nouveau cadre défini pour l'article 74, pour toutes les collectivités territoriales d'outre-mer qui ne sont ni départementalisées, ni régionalisés, la Nouvelle Calédonie devant être exclue à titre transitoire ? Une réponse positive se fonde sur l'alinéa 12 de l'article 74 nouveau qui est ainsi rédigé : « Les autres modalités de l'organisation particulière des collectivités relevant du présent article sont définies et modifiées par la loi après consultation de l'assemblée délibérante ». C'est, du reste, le statut de chaque collectivité d'outre-mer de l'article 74 qui fixe les modalités de l'organisation particulière de cette collectivité.

Autrement dit, on trouve dans l'ancien comme dans le nouvel article 74 l'expression « organisation particulière » utilisée par le Conseil constitutionnel en 1993.

Cependant, cette situation particulière n'est plus la même d'un article 74 à l'autre. Elle renvoie au statut propre de chaque collectivité d'outre-mer qui se définit sur mesure. Ce régime juridique sur mesure peut être un régime plus ou moins de spécialité, mais aussi un régime plus ou moins d'assimilation. Au demeurant, c'est ce statut fixé par loi organique qui peut évoluer au sein de l'article 74.

Dès lors, si la solution de la décision de 1993 pouvait être transposée, ce serait à la rigueur pour les collectivités d'outre-mer de l'article 74 qui sont en régime de spécialité si celui-ci est particulièrement caractérisé, c'est-à-dire si nous sommes dans un statut de pays d'outre-mer doté d'un statut d'autonomie. C'est le cas de la Polynésie française dans le cadre de l'article 74, mais cela pourrait être après tout le cadre de la Nouvelle Calédonie ultérieurement.

Dans ces deux hypothèses, la possibilité d'un droit de la nationalité dérogatoire viendrait rompre à notre sens l'unité de la République, de même que l'égalité des citoyens devant la loi, deux dispositifs constitutionnels : l'unité de la République à travers l'indivisibilité (cf. Conseil constitutionnel du 15 juin 1999) et l'égalité à travers la Déclaration de 1789 elle-même.

Or ces principes d'unité et d'égalité postulent que les conditions d'accès à la nationalité française soient les mêmes sur l'ensemble du territoire français. A fortiori, il en est de même de Mayotte et de la Guyane.

Il en est de même à Mayotte, dont le statut législatif actuel est celui de la collectivité dite départementale, qui est encore un statut sui generis de l'article 72 alinéa 1 er de la Constitution, statut qui suit le principe de spécialité, mais la nationalité est au nombre des exceptions d'assimilation fixées par la loi du 11 juillet 2001 (statut actuel, article 3-1-1 er ).

Il en serait de même du reste si, à l'occasion de la prochaine loi statutaire, qui devrait être une loi organique, Mayotte, collectivité d'outre-mer de l'article 74, basculait en régime d'assimilation, ce qui est prévu. Il en serait toujours de même, a fortiori, si Mayotte accédait un jour au régime de l'article 73.

Quant à la Guyane, département d'outre-mer depuis 1946, la nationalité y est une compétence d'Etat qui est insusceptible d'être adaptée par son conseil régional ou son conseil général (article 73 alinéa 4) et une telle adaptation par l'Etat s'y heurterait au contrôle strict que le juge constitutionnel exerce sur les caractéristiques et contraintes particulières de l'alinéa 1 er de l'article 72 (voir en ce sens, la décision du 12 août 2004 Libertés et responsabilités locales au sujet du refus du différé de transfert des TOS dans les départements et régions d'outre-mer).

On ajoute à cette argumentation juridique le fait que la France est un Etat nation et qu'elle est donc, historiquement et politiquement, un Etat dans lequel l'accès à la nationalité française n'a pas été et ne peut pas être différencié entre la métropole et l'outre-mer ou entre les différents outre-mers.

Cela ne veut pas dire que le droit de la nationalité soit intangible. Cela veut dire que les conditions d'acquisition de la nationalité française peuvent être revues, mais que si elles sont revues, elles doivent l'être de façon uniforme sur l'ensemble du territoire de la République. En particulier, en tant qu'elles relèvent de l'exercice de la souveraineté nationale, dans le respect de la Constitution et des traités, ces conditions d'accès pourraient être revues dans le sens d'un durcissement qui pourrait, avec bien d'autres mesures, contribuer efficacement non pas à supprimer, mais, du moins, à réduire l'immigration clandestine.

Par exemple, dès lors que l'enfant est né en France de deux parents étrangers, l'acquisition de la nationalité peut être avancée à ses 13 ans, du moins si, à cet âge, il réside habituellement en France depuis cinq ans, sur la base d'une demande formée par ses parents et avec son accord.

On pourrait envisager d'établir la régularité du séjour des parents en France à la date de la demande comme condition supplémentaire pour l'acquisition de la nationalité automatique, sachant qu'à sa majorité, l'enfant ferait ce qu'il voudrait, évidemment.

S'agissant du droit des étrangers, on est d'avis en revanche que ce droit n'a pas à être le même sur tout le territoire de la République, c'est-à-dire qu'il peut ne pas suivre le droit commun et qu'il peut varier selon la collectivité territoriale d'outre-mer considérée en fonction directe du régime juridique auquel elle est soumise, selon qu'il s'agit d'un régime de plus ou moins grande assimilation ou de plus ou moins grande spécialité.

Tel est le cas au titre de l'adaptation dans les collectivités d'outre-mer qui sont régies par l'article 73 de la Constitution. Je prends l'exemple de la Guyane. Dans sa décision du 13 août 1993, le Conseil constitutionnel a validé l'absence d'effet suspensif des arrêtés de reconduite des étrangers à la frontière de la Guyane. De même, le Conseil constitutionnel a admis, dans sa décision du 22 avril 1997, le principe du contrôle des véhicules dans les zones frontalières, en Guyane, sous de nombreuses contraintes d'ailleurs.

Tel est le cas aussi, dans les collectivités d'outre-mer, de l'article 74, ou en Nouvelle Calédonie (qui suit un régime dérogatoire de façon transitoire), où les conditions d'entrée et de séjour des étrangers sont déterminées par une ordonnance qui est propre à chaque collectivité concernée : par exemple, l'ordonnance 2000-373 du 26 avril 2000 pour Mayotte telle qu'elle est modifiée par l'ordonnance du 24 juin 2005, la loi du 26 novembre 2003 n'étant pas applicable directement dans ces collectivités d'outre-mer spécialisées.

Quelle est, en général, l'amplitude de la variation du droit commun dans l'outre-mer français ? Il faut préciser tout d'abord que le droit des étrangers ne doit pas être contraire aux libertés fondamentales, constitutionnellement garanties, notamment dans les termes des articles 73 et 74, puisque l'un et l'autre de ces deux articles réserve l'hypothèse des libertés publiques et des droits constitutionnellement garantis (article 73 alinéa 6, article 74 alinéa 11).

Cette mention que l'on trouve à l'article 74 alinéa 11 est une prescription qui est d'ailleurs d'application générale dans le droit de la décentralisation territoriale, « garantie accordée sur l'ensemble du territoire national pour l'exercice des libertés publiques », comme le précise le texte, et le législateur, qui est ici organique, est invité à ne pas méconnaître la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui demande que les conditions d'exercice d'une liberté soient les mêmes sur l'ensemble du territoire national. En ce sens, la décision du 18 janvier 1985 est extrêmement claire.

On précise que le droit des étrangers touche à la sécurité et à l'ordre public, de sorte que l'on est ici dans une matière de souveraineté insusceptible d'être transférée à la collectivité territoriale d'outre-mer (voir en ce sens les articles 73 et 74 alinéa 4).

Autrement dit, le droit des étrangers peut varier entre métropole et outre-mer et d'un outre-mer à l'autre en fonction du degré d'assimilation ou de spécialité de cet outre-mer pour autant qu'il relève de la législation de l'Etat exclusivement et que le régime uniforme d'exercice des libertés publiques est préservé dans les conditions de la jurisprudence constitutionnelle : égalité objective, intérêt général, proportionnalité, etc.

Dans ces conditions et sous ces réserves, les marges de variation se différencient tant en ce qui concerne, par exemple, le régime de l'article 74 pour les collectivités d'outre-mer assimilées. C'est le cas de Saint-Pierre-et-Miquelon ; cela devrait être le cas de Mayotte ; ce sera bientôt le cas de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin. C'est vrai aussi en article 73. C'est le cas de la Guyane et cela pourrait être le cas de Mayotte.

Il reste la question du statut personnel résultant de l'article 75 de la Constitution qui prévoit ceci : « Les citoyens de la République qui n'ont pas le statut civil de droit commun, seul visé à l'article 34, conservent leur statut personnel tant qu'ils n'y ont pas renoncé ». Il s'agit donc d'un statut que l'on ne peut pas acquérir, sous réserve de la filiation, la renonciation étant définitive, sauf la révision constitutionnelle relative à la Nouvelle Calédonie qui permet le retour au statut civil coutumier .

Prenons encore le cas de Mayotte. Comme il s'agit d'un statut civil qui s'attache à la personne, les évolutions institutionnelles de cette collectivité territoriale sont sans incidence sur l'existence de ce statut, qui est constitutionnellement garanti. Cela ne veut pas dire que le contenu de ce statut personnel soit indifférent.

D'une part, le statut personnel doit rester conforme à l'ordre public, lequel inclut la garantie constitutionnelle des libertés individuelles. D'autre part, la transformation envisagée de Mayotte en collectivité d'outre-mer assimilée ou en département d'outre-mer implique que ce statut personnel puisse s'inscrire dans le contexte du droit de l'assimilation adaptée selon les marges qui sont autorisées.

Tel est l'effort entrepris par le législateur sous l'impulsion du député Mansour Kamardine lorsque, en 2003, il écarte, pour l'avenir et en toute hypothèse, la polygamie, la répudiation et l'inégalité successorale afin de satisfaire à des prescriptions qui relèvent de l'ordre public français tel qu'il est constitutionnellement et conventionnellement affirmé.

Dans sa décision du 17 juillet 2003, Loi de programmation pour l'outre-mer , le Conseil constitutionnel (dont on se demande d'ailleurs pourquoi il a été saisi sur ce point) a considéré que, « dès lors qu'il ne remettait pas en cause l'existence même du statut civil du droit local », le législateur « pouvait adopter des dispositions de nature à en faire évoluer les règles dans le but de les rendre compatibles avec les principes et droits constitutionnellement protégés ».

Cela veut dire que, dans le même sens, le mariage à Mayotte peut très bien devenir pour tous un mariage civil, c'est-à-dire devant l'officier d'état-civil, préalable au mariage religieux ou coutumier, par exemple devant le cadi, et qu'il ne serait pas contraire à la Constitution, particulièrement au statut personnel de l'article 75, que cette réforme soit entreprise dans le contexte de l'assimilation auquel Mayotte veut et va accéder.

De même, on conçoit sans peine que tout ce qui, à Mayotte, va dans le sens de l'établissement et de la consolidation d'un Etat civil de droit commun au standard métropolitain va aussi dans le sens de la réduction des facultés ou des facilités de contournement de la loi qui sont actuellement ouvertes aux immigrés clandestins dans cette collectivité territoriale.

On est enfin d'accord pour penser que l'aide au développement est un facteur efficace de la lutte contre l'immigration clandestine. Pourquoi cette immigration clandestine à Mayotte ? C'est aussi pour répondre à des besoins de santé et d'éducation que les Comores, Anjouan en particulier, ne sont pas en mesure de satisfaire. Dès lors, construire sur les fonds de la coopération régionale une maternité performante et une ou plusieurs écoles, voire un collège à Anjouan serait une réponse adaptée moins chère, à la vérité, que les 100 millions d'euros qui sont actuellement dépensés à Mayotte pour la reconduction des clandestins vers les Comores.

De même, former du personnel de santé ou d'éducation pour les Comores à l'Université de la Réunion serait aussi une réponse adaptée. Cela suppose une antenne de l'IUFM à Mamoudzou et une faculté de médecine à l'Université de la Réunion, une question que j'avais posée à mon président lorsque j'avais l'honneur d'y servir en 1988. Je constate que, vingt ans plus tard, ce n'est toujours pas le cas.

J'ai pris ici l'exemple de Mayotte et des Comores, mais je pourrais évidemment prendre celui de la Guyane et du Surinam ou de la Guadeloupe et d'Haïti. Les problèmes s'y posant dans les mêmes termes, les réponses devraient être similaires.

Je résume : pas de droit de la nationalité française différencié sur le territoire de la République ; un droit des étrangers qui, en revanche, peut être différencié par l'Etat entre la métropole et l'outre-mer ou entre les outre-mers pour tenir compte des situations locales ; des mesures qui assurent, en aval, la généralisation du droit commun de l'état-civil pour faire obstacle à la fraude en tant qu'elle alimente l'immigration clandestine, notamment à Mayotte ; des mesures d'accompagnement, en amont, qui favorisent l'aide ciblée au développement au titre de la coopération régionale.

Monsieur le Président, mesdames et messieurs, je vous remercie de votre attention.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur le professeur. La parole est maintenant à M. le Rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le président, M. Gohin a pratiquement tout dit dans son intervention, et en particulier dans sa conclusion. J'ajouterai simplement un point sur la modification du droit des étrangers qui, si j'ai bien compris, pourrait être adapté en fonction des territoires : à la limite, le droit français ne remettrait pas en cause le fait que le droit applicable aux étrangers situés à Mayotte ne soit pas tout à fait le même que celui qui s'appliquerait aux Surinamiens en Guyane ou aux Haïtiens qui arrivent à Saint-Martin. Cela ne poserait-il vraiment aucune difficulté selon vous ?

M. Olivier Gohin .- Le droit français tel qu'il s'applique à des étrangers qui sont eux-mêmes différents peut varier en raison de la situation locale auquel il s'applique. Par exemple, si nous prenons le cas de la Guyane, nous sommes dans l'hypothèse où le droit des étrangers peut être adapté aux caractéristiques et contraintes particulières par l'Etat aux termes de l'article 73 alinéa 1 er de la Constitution, sous le contrôle extrêmement restrictif du Conseil constitutionnel, comme je l'ai dit, avec des marges qui me paraissent ici plus faibles que celles qui sont possibles pour une collectivité de l'article 74, même lorsque celle-ci est en assimilation, parce qu'une collectivité de l'outre-mer assimilée n'est pas exactement la même chose qu'un département d'outre-mer.

Le constituant a eu le souci de hiérarchiser, en quelque sorte, les différentes collectivités territoriales, étant précisé que celles-ci peuvent, si elles le souhaitent, passer de l'article 73 vers l'article 74, ou inversement, comme elles peuvent bouger à l'intérieur de l'article 74 ou à l'intérieur de l'article 73.

M. Alain Gournac .- Tout ce que vous nous avez dit est tout à fait intéressant, monsieur le Professeur, puisqu'il s'agit de deux droits : le droit des Français, qui est le même droit partout, et le droit des étrangers, sur lequel il y a une marge de manoeuvre et des possibilités.

Je suis allé en Guyane, où j'ai visité l'hôpital de Saint-Laurent, et j'ai vu les terribles difficultés posées par le nombre de naissances de surinamiennes ou brésiliennes. C'est pourquoi j'avais proposé à un moment qu'une partie internationale soit rattachée au centre hospitalier lui-même, sachant que des locaux sont disponibles, et que ces naissances puissent avoir lieu dans une partie internationale. Ce serait la France qui le ferait et ce serait très bien. Le problème, c'est ce qui se passerait après ces naissances, parce que, comme vous le savez, certaines personnes repartent et d'autres essaient d'avoir des droits à la mairie, comme me l'a dit le maire de Saint-Laurent du Maroni que j'ai rencontré.

Pensez-vous qu'il serait possible d'avoir une partie internationale dans cette maternité ou est-ce une pure utopie qui serait interdite ? Du fait du droit du sol et des naissances qui ont lieu sur place, c'est une chose qui m'intéresserait.

M. Olivier Gohin .- Je doute que la France puisse provoquer elle-même une extraterritorialité. Cela me paraît extrêmement délicat d'un point de vue juridique. Cela dit, je suppose que vous pensez aux zones internationales dans les aéroports. Je ne pourrai pas vous donner une réponse aussi rapide parce que l'interconnexion entre le droit interne et le droit international public est un problème assez compliqué, mais je peux faire étudier la question si vous le souhaitez, monsieur le sénateur.

M. Alain Gournac .- Cela me semblerait utile. Lorsqu'on va là-bas et que l'on constate tout ce qui s'y passe, on est un peu bousculé, et cela pourrait aussi constituer une réponse pour d'autres territoires que vous avez cités et dans lesquels on est attiré par le fait que l'on va pouvoir bien se faire soigner et, surtout, moins cher. Je pense en particulier à Mayotte, où nous sommes allés également et qui attire beaucoup de monde pour des raisons de santé. C'est donc une question générale que je vous pose ici.

M. Olivier Gohin .- Je comprends bien, mais je pense que, pour que nous ayons un système d'extraterritorialité, il faut que nous puissions nous rattacher à une convention ou à un instrument international de rattachement. Or je ne vois pas bien où il serait dans ce cadre. On peut le trouver en matière d'aviation civile, mais je ne vois pas comment on peut trouver quelque chose, en l'occurrence.

J'ajoute qu'il peut paraître un peu gênant que l'Etat français lui-même abandonne une partie de son propre territoire dans une fonction de souveraineté, puisque, après tout, nous sommes dans des problèmes de santé publique et que nous touchons là à une matière qui est très liée à l'Etat et à l'hôpital public.

M. Georges Othily, président .- Sur ce point, laissez-moi vous dire que la France a reconstruit l'hôpital à Albina pour permettre aux Surinamiens d'y accoucher, mais que ce n'est pas ce qui intéresse les Surinamiens. Ce qui intéresse les Surinamiens, c'est, accessoirement, d'accoucher en Guyane, dans l'hôpital de Saint-Laurent, mais, surtout, de bénéficier de prestations sociales par la suite. Voilà la difficulté que nous avons.

M. Olivier Gohin .- Pour le coup, le droit a une réponse, qui est de procéder à une différenciation. Il y a un minimum que l'on ne doit pas différencier : tout ce qui touche à la dignité de l'homme et de la personne humaine qui doit donner lieu à une prestation, notamment l'aide médicale ou l'hébergement d'urgence. On peut imaginer également qu'il y ait une prestation d'éducation au moins pour une année scolaire, encore que cela puisse se discuter. Je veux dire que l'on pourrait définir le minimum, en quelque sorte, mais on n'est pas non plus obligé de tout donner, dans toute condition, à toute personne qui se trouve sur le territoire français.

M. Georges Othily, président .- Nous avons constaté, avec les commissaires, la fuite des capitaux qui partent dans des directions bien précises. Or ce sont bien les prestations sociales ou les rémunérations issues d'un travail illégal ou parallèle qui sont envoyées dans des pays bien précis. Là aussi, il faut trouver quelque chose.

Mme Gisèle Gautier .- Monsieur le professeur, j'ai noté que l'article 74 de la Constitution ouvrait un statut propre aux collectivités qui est fixé par la loi organique, et vous avez donné l'exemple de la Polynésie française qui a un statut spécial.

Au passage, une phrase a attiré mon attention. Vous avez dit en substance, en ce qui concerne la nationalité, que les conditions peuvent être revues sur l'ensemble du territoire national. Cela sous-tend quelque part que vous avez peut-être quelques suggestions. Sous quels aspects et dans quels domaines pourrait-on imaginer une révision ?

M. Olivier Gohin .- J'ai donné une suggestion. Je pense que cela pourrait aller dans le sens d'un durcissement, dans des hypothèses d'acquisition anticipée de la nationalité française, par exemple. La question qui pourrait éventuellement se poser est la suivante : les personnes qui sont des immigrés clandestins peuvent-elles faire acquérir la nationalité française à leurs propres enfants ? Je demande simplement que, s'il y avait des solutions, elles soient les mêmes partout.

Tout d'abord, le droit de la nationalité n'est pas exclusivement un droit du sol, évidemment, puisque, si un enfant naît de parents français à l'étranger, il reste français, et ce n'est pas le droit du sang. Ensuite, quand il y a lieu de faire intervenir le droit du sol ou le droit du double sol, qui existe aussi, il faut que ce soit la même chose pour tous.

J'avais été choqué par les propos du ministre de l'outre-mer lorsqu'il a envisagé la possibilité qu'un droit du sol fût différent à Mayotte. Je trouve d'ailleurs que c'est illogique puisque nous sommes précisément dans une thématique de Mayotte française et de Mayotte dans une perspective d'assimilation. Donc je ne vois pas bien comment cela peut se concevoir. J'ajoute que, de toute façon, on se transporte sur l'ensemble du territoire français et qu'on ne peut pas avoir des Français de deux classes ou de deuxième zone. A mon avis, ce n'est pas concevable.

Maintenant si l'harmonisation peut se faire dans un sens plutôt favorable ou dans un sens plutôt défavorable, pourquoi pas ? La loi de 1998 était plutôt favorable et il semble que celle qui s'annonce le sera moins, d'après ce que j'ai compris du projet envisagé dans le cadre du comité interministériel.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Nous avons rencontré un grand nombre d'élus sur l'île de Saint-Martin. Tous réclame pour leur territoire plus d'autonomie, notamment en matière de gestion des flux des étrangers. Pensez-vous que cette autonomie soit compatible à terme avec l'article 74 ?

M. Olivier Gohin .- Autant que je sache, l'autonomie que souhaite Saint-Martin est encore dans le statut de base de l'article 74, c'est-à-dire qu'il n'est pas question d'avoir un statut d'autonomie réel : on doit s'arrêter aux premiers alinéas de l'article 74. D'après ce que j'ai cru comprendre aussi, Saint-Martin ne souhaite pas sortir du territoire communautaire, contrairement à Saint-Barthélemy, car la situation de Saint-Martin, aujourd'hui, en succession de la Guadeloupe, est d'être en article 73.

Si Saint-Martin est en situation d'être dans le droit commun adapté avec une adaptation relativement faible et, au surplus, une présence du droit communautaire, il me semble que les marges sont faibles.

J'ajouterai quand même que, puisque nous sommes dans une île qui est partagée, il serait peut-être bon que les habitants de Saint-Martin se rapprochent de leurs homologues hollandais et qu'ils construisent un statut juridique qui ne soit pas trop éloigné, au fond, de celui de la partie néerlandaise de Saint-Martin qui est également dans un statut dérogatoire. Il serait bon que les dérogations soient un peu alignées, autant que ce soit possible. Cela dit, il serait bon aussi que l'Etat français et l'Etat néerlandais voient ce qui relève de leurs propres compétences et les traitent de la même façon, notamment en termes de gestion des étrangers. Cela me paraît tout à fait raisonnable.

M. Alain Gournac .- Le statut de Saint-Barthélemy n'est déjà pas le même que le nôtre puisque cette île garde des éléments qui datent du passage des Suédois en ce qui concerne notamment les impôts. Il y a donc bien des différences possibles dans la gestion des territoires.

M. Olivier Gohin .- C'est exact, monsieur le sénateur, mais ils ont des difficultés avec le Conseil d'Etat. Il est clair que le fait d'être une commune de la Guadeloupe en article 74 ne sera pas tout à fait la même chose que d'être une collectivité territoriale à part entière avec son propre statut de l'article 74. De ce point de vue, Saint-Barthélemy, qui a très fortement soutenu la réforme qui lui a été proposé, va mettre son droit en accord avec les faits et va se permettre d'avoir des marges en matière de fiscalité alors qu'elle sortirait du territoire communautaire.

M. Georges Othily, président .- Monsieur Gohin, dans le cadre de l'évolution institutionnelle d'un département d'outre-mer, toujours dans le cadre de l'article 73, ou à Mayotte, qui est une collectivité à statut particulier, une loi organique qui serait votée pourrait-elle faire en sorte que l'immigration soit une compétence partagée entre la collectivité et l'Etat ?

M. Olivier Gohin .- Monsieur le président, si Mayotte est en article 73, nous sommes en loi ordinaire, bien entendu, et si elle est en article 74, nous sommes en loi organique. De toute façon, comme je l'ai indiqué, l'immigration relève à mon sens de l'ordre et de la sécurité publique et, en conséquence, nous sommes dans une matière qui n'est pas susceptible de transferts vers l'Etat, ni dans le régime de l'article 73, ni dans celui de l'article 74, car une liste de compétences de souveraineté a été établie par le pouvoir constituant et peut être complétée par une loi organique. Il me semble que l'immigration, sous réserve de ce que dirait le Conseil constitutionnel, fait partie de ces compétences de souveraineté. Je répondrai donc que la compétence ne peut pas être partagée, ni dans un cas, ni dans un autre.

La Guyane ne pourrait pas partager la compétence en matière d'immigration parce qu'elle ne peut pas accéder à cette compétence à raison de l'article 73 alinéa 4, pas plus que Mayotte en article 74.

M. Bernard Frimat .- Monsieur le professeur, quand vous insistez sur l'aide au développement en tant que facteur efficace de la lutte contre l'immigration clandestine en évoquant les maternités et les écoles, je pense que vous touchez en même temps le problème du fonctionnement et, à cet égard, l'exemple d'Albina, en face de l'hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni, est bien choisi. Il en est de même de l'hôpital Louis Constant à Saint-Martin puisqu'il travaille à raison de 55 % et 45 % entre population nationale et population étrangère.

Or ce qui attire la population étrangère -et on ne peut pas uniquement le déplorer-, c'est l'aspect humanitaire et l'aspect de l'accès plus facile à la santé dans un contexte ô combien difficile. Sur les écoles, nous avons la même chose : il s'agit de l'obligation de scolarité qui existe sur le territoire national, indépendamment du fait de savoir si l'enfant est issu de travailleurs en situation irrégulière ou en situation régulière ; c'est simplement le fait d'être là qui compte.

Je suis donc de plus en plus interrogatif sur l'aspect des contraintes et de plus en plus dubitatif sur l'aspect qui consiste à durcir systématiquement la législation.

Vous dites que, depuis 1993, l'absence d'effet suspensif d'un arrêté de reconduite à la frontière existe en Guyane. Nous avons vu que son efficacité pour reconduire les gens était avérée, mais que son efficacité pour régler le problème de l'immigration clandestine était quasiment nul puisque, plus de douze ans après, nous avons des estimations chiffrées tout à fait exorbitantes. Autrement dit, ne sommes-nous pas là dans une apparence de solution qui favorise l'accès à la reconduite à la frontière, mais qui, en réalité, n'aborde rien au fond, la majorité des éléments de contraintes étant beaucoup plus des éléments de communication que des éléments de solution du problème ?

Deux éléments nous ont frappés et je voudrais avoir votre avis à ce sujet qui ne relève pas du tout du droit du sol : d'une part, l'étroite imbrication entre l'immigration clandestine et le travail clandestin (je rappelle qu'on ne reconduit pas les travailleurs clandestins à la frontière, surtout quand ce sont des nationaux), qui constitue un aspect explicatif important ; d'autre part, d'après les statistiques qui nous ont été données, l'aspect que constituent la taille des familles et les éléments de reconnaissance frauduleuse en termes de paternité. Si vous avez des reconnaissances frauduleuses en termes de paternité par des nationaux, le droit du sang s'applique inexorablement, même si, au vu et au su de tout le monde, l'enfant reconnu n'est pas celui du père qui l'a reconnu.

Nous avons là une série d'éléments qui relèvent des reconnaissances frauduleuses et du travail clandestin qui me semblent être des vecteurs de l'immigration clandestine et qui sont très loin du problème du droit du sol. La santé et l'éducation sont des vecteurs au moins aussi importants, me semble-t-il, que l'aspect des prestations monétaires, sachant que l'on peut aller jusqu'à des gens qui sont en situation régulière en Guyane et qui, tout en ayant une carte de séjour régulière, habitent au Surinam, dont les enfants sont en Guyane et qui font fonctionner l'aspect des prestations monétaires.

M. Olivier Gohin .- Je suis bien d'accord pour dire que le droit ne peut pas donner toutes les réponses. Je pense que, très largement, ce problème d'immigration est également culturel et sociologique, qu'il a une dimension humanitaire très forte et que nous ne pouvons pas arriver à maîtriser cela.

Je crois simplement comprendre que les populations locales se sentent très fortement déstabilisées et qu'elles accepteraient sans doute des choses mais qu'il y a un moment où cela fait beaucoup et qu'elles supportent mal les perturbations. On cherche à trouver des réponses, mais il est vrai qu'elles sont très difficiles. C'est pourquoi il ne faut pas être trop brutal dans ce genre de matière parce que tout cela est une question d'équilibre et qu'il faut faire preuve de modestie.

A ce point de vue, j'ai trouvé la déclaration du ministre extrêmement brutale. Elle a peut-être été politiquement voulue pour provoquer un choc et pour que la question soit sur la table, comme le font parfois les hommes politiques, mais il faut être très prudent. Localement, les gens estiment sans doute que les enfants sont pris en otage assez fréquemment dans ces affaires et que les parents peuvent se servir d'eux parce qu'ils savent que ces enfants seront particulièrement protégés s'ils naissent sur le territoire français, s'ils continuent d'y vivre et s'ils y sont scolarisés, mais vous voyez bien la difficulté que cela implique : toute solution qui consisterait à expulser toucherait non seulement les parents, mais aussi les enfants, et on sait que jamais aucune civilisation ne traite de la même façon les majeurs responsables ou coupables et les enfants, ce qui est tout à fait raisonnable.

C'est ce qui fait la difficulté des choses et c'est pourquoi nous sommes un peu mal à l'aise quand nous abordons ces questions : derrière tout cela, il y a effectivement une très grande misère et une très grande pauvreté, mais je pense qu'il y a aussi une misère et une pauvreté des gens qui sont sur place et qui pensent que, de ce fait, ils ont aussi des droits particuliers. Il est vrai qu'ils ont des droits qui doivent être reconnus : le droit au travail et le droit à la santé. Si des Françaises en Guadeloupe ne sont pas en situation d'accoucher parce que les lits sont occupés par des Haïtiennes, cela peut poser des questions et des difficultés, bien sûr.

M. Alain Gournac .- Vous êtes ici sur un sujet très précis que nous avons nous-mêmes constaté : l'école n'a lieu que le matin dans une partie de nos territoires. Je suppose que vous connaissez l'histoire de Mayotte : les enfants des nationaux ne peuvent avoir l'école que le matin ou l'après-midi du fait du trop grand nombre d'enfants.

On pourrait se dire que la France ne fait rien, mais ce n'est pas le cas. J'ai constaté en effet que le nombre d'écoles et de collèges que la France construisait là-bas est absolument énorme. C'est en quelque sorte une pompe aspirante. Il commence d'ailleurs à y avoir des problèmes au moment de la rentrée des classes, les nationaux disant : « Vous êtes en train de favoriser les autres et non pas nous ». Ce que vous avez dit est donc tout à fait vrai : il y a le droit mais aussi la réaction des Français qui sont sur les territoires.

M. Olivier Gohin .- Ce sont des contribuables et ils ont des droits civils et politiques, en effet.

M. Alain Gournac .- C'est tout ce que je voulais ajouter, parce que nous l'avons vu dans l'expérience de Mayotte.

M. Georges Othily, président .- Nous n'avons plus de questions. Merci, monsieur le professeur.

Audition de M. Louis SCHWEITZER,
président de la Haute autorité de lutte
contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE)
(24 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le président, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Louis Schweitzer prête serment .

M. Georges Othily, président .- Nous vous écoutons.

M. Louis Schweitzer .- Je ne vais pas faire un exposé sur l'immigration mais vais me contenter de répondre à vos questions, parce que je suis devant vous en tant que président de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité, qui n'a pas de responsabilité directe sur le sujet de l'immigration. De façon explicite, nous avons pour mission de lutter contre toutes les discriminations prohibées par la loi ou par un traité auquel la France est partie.

Il est donc clair que l'application de la législation ou des règles relatives à l'immigration, même si elles conduisent à traiter différemment des personnes différentes, n'entre pas dans le champ de notre Haute autorité.

Cependant, nous avons à intervenir vis-à-vis de personnes immigrées soit qui sont en situation régulière et qui ont des droits à ce titre, soit qui sont en situation irrégulière et qui ont quand même des droits. Je pense par exemple à un cas sur lequel nous sommes intervenus parce que les enfants d'une famille en situation irrégulière s'étaient vu refuser l'accès à une école au prétexte que leurs parents étaient en situation irrégulière. Evidemment, on n'a pas le droit de punir ou de priver un enfant de scolarité parce que ses parents sont en situation irrégulière.

Cela étant dit, pour ne pas prendre trop de temps, je vais rappeler brièvement ce que nous faisons, après quoi je répondrai, dans la limite de ce que je sais, aux questions que vous voudrez bien me poser.

La Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (on dit la HALDE parce que le nom complet est un peu long, même s'il a l'avantage d'être très explicite) est une institution nouvelle puisqu'elle a été créée par une loi du 30 décembre 2004. Son collège a été nommé le 8 mars 2005 et son installation est intervenue en juin. Elle fonctionne donc effectivement depuis un peu moins de neuf mois.

Nous avons trois métiers dans le cadre général dont j'ai parlé.

Notre premier métier est de répondre à toutes les réclamations dont nous sommes saisis par toute personne qui s'estime victime d'une discrimination. Nous avons reçu à ce jour environ 1 300 réclamations individuelles que nous classons par lieu et par motif de discrimination. Le lieu de discrimination est l'emploi dans la moitié des cas et ce que nous appelons le service public pris au sens large dans 20 % des cas : cela peut être un texte réglementaire ou un arrêté qui est discriminant ; cela peut aussi être une attitude de l'administration. Quant aux motifs de discrimination, ils sont liés, dans plus de 35 % des cas, à ce qu'on appelle l'origine, ce qui recouvre la nationalité et la race réelle ou supposée (pour reprendre l'expression de la loi), et, dans 15 % des cas, à l'état de santé ou au handicap, les autres motifs venant derrière.

Pour traiter ces réclamations, nous avons des pouvoirs d'investigation et d'étude, nous pouvons proposer des médiations et nous pouvons saisir la justice, mais nous n'avons pas de pouvoir de sanction aujourd'hui. Un projet de loi qui a été adopté par le gouvernement et qui a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale (comme il est soumis à l'urgence, il devrait venir sur le bureau du Sénat au cours du mois de février) a pour objet, entre autres, de nous donner un pouvoir de sanctions propre. Il ne s'agit pas de se substituer à la justice -la discrimination est un délit-, mais de faire en sorte que la discrimination ne reste pas impunie dans la plupart des cas. En effet, il faut rappeler qu'aujourd'hui, il y a quarante condamnations pénales par an pour discrimination alors que nous avons tous conscience que des dizaines de milliers d'actes de discrimination sont commis régulièrement en France. Cela pose donc un problème de crédibilité de la sanction des discriminations commises aujourd'hui.

Nous première mission est donc de traiter les problèmes individuels dont nous sommes saisis par toute personne qui peut utiliser l'intermédiaire d'un parlementaire ou d'une association, mais qui peut aussi nous saisir directement.

M. Alain Gournac .- Il ne faut pas passer par un parlementaire ?

M. Louis Schweitzer .- Non. Toute personne peut nous saisir directement. Je dois dire d'ailleurs que l'immense majorité des saisines que nous recevons vient de personnes physiques. Je le dis en passant : nous avons constaté que les associations, qui sont assez nombreuses dans ce cas, préfère traiter elles-mêmes leur dossier jusqu'au bout, pour le dire ainsi, plutôt que de le transmettre à une autorité indépendante qui a pour objectif de lutter contre les discriminations.

Nous avons reçu quelques lettres portées par des parlementaires, mais l'immense majorité des cas (ayant prêté serment, je ne voudrais pas donner un chiffre imprécis) relève de saisines directes qui viennent des personnes concernées elles-mêmes.

J'en viens à notre deuxième mission. Nous en sommes aujourd'hui à 1 300 saisines depuis le début de notre existence, soit un rythme d'environ dix saisines par jour, et d'environ 3 000 saisines par an, ce qui est très en deçà de la réalité des discriminations, tout d'abord parce que beaucoup de gens ignorent notre existence et ensuite parce que le fait de saisir une autorité administrative indépendante, même sans frais, est une démarche qui ne va pas de soi pour beaucoup de gens : cela implique un acte positif.

Nous sommes donc amenés aussi à nous autosaisir de cas de discrimination : nous n'avons pas besoin d'attendre d'être saisis pour nous autosaisir.

Nous pouvons le faire pour des cas que nous découvrons dans le journal : quand nous lisons dans un article un cas de discrimination ou ce qui apparaît comme tel, nous pouvons intervenir. Nous pouvons aussi nous autosaisir en faisant ce qu'on appelle du testing , c'est-à-dire en mettant à l'épreuve une personne qui offre des emplois ou qui donne à louer un logement, pour nous assurer qu'il n'y a pas un processus de discrimination ou d'exclusion pour un motif interdit par la loi.

Notre troisième mission relève de la prévention, en travaillant de façon générale pour faire respecter l'égalité. Par exemple, nous avons écrit aux 150 plus grandes entreprises françaises pour leur proposer une série de mesures qui nous paraissent de nature à aider à la lutte contre les discriminations, pour leur dire que nous souhaitions créer une bourse des bonnes pratiques et pour leur demander de nous rendre compte de ce qu'elles faisaient, étant entendu que, dans notre rapport annuel, puisque nous en faisons un, nous indiquerions ce que nous avions trouvé de bien, en disant qui l'avait fait, et ce que nous avions trouvé de mal, en disant aussi qui l'avait fait.

De même, nous avons passé une convention avec la FNAIM, dans le domaine immobilier, pour peser sur les agences immobilières qui ne s'affirment jamais comme discriminantes mais qui disent souvent qu'elles n'ont pas d'autre choix que de porter les discriminations des propriétaires, sans quoi ils se tourneraient vers d'autres agences. Le fait de passer cette convention avec une institution qui regroupe l'immense majorité des agences immobilières nous permet de sortir de cette logique dans laquelle, si je puis dire, les vertueux sont punis par le fait qu'ils ne s'engagent pas dans des pratiques discriminatoires. Voilà un second exemple d'action positive.

Nous nous sommes aussi tournés vers la fonction publique, qu'elle soit d'Etat, territoriale ou hospitalière, parce qu'il nous apparaît qu'elle doit être exemplaire en matière de discrimination.

Voilà quelques exemples d'actions que nous menons.

Vous constaterez que je n'ai pas beaucoup parlé du sujet de l'immigration clandestine. Je répète que nous avons été saisis, dans un certain nombre de cas, par des personnes qui se plaignaient auprès de nous d'avoir des difficultés à obtenir un visa ou de se voir refuser un visa ou un droit d'entrée, mais nous n'avons pu que leur dire que ces questions n'entraient pas dans notre champ de compétences et nous les avons invitées à saisir les autorités administratives en leur indiquant le cas échéant le nom d'associations, qui pourraient les aider à faire valoir leurs droits dans cette situation.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le président.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une question relative aux personnes qui réclament ou se plaignent auprès de vous. Je suppose que vous ne faites pas de distinction entre celles qui sont en situation régulière et celles qui sont en situation irrégulière.

M. Louis Schweitzer .- Pour ce qui est du traitement de la réclamation, nous n'excluons pas une personne sous prétexte qu'elle serait en situation irrégulière. Il peut simplement se faire que la régularité de sa situation ait ou n'ait pas un impact sur les droits qu'elle fait valoir. J'ai cité l'exemple d'un cas pour lequel le fait que les parents étaient en situation irrégulière n'avait aucun impact sur la situation des enfants.

Il y a un autre cas qui me vient à l'esprit : une personne se plaignait de faire l'objet d'une discrimination parce qu'elle ne touchait pas le RMI et nous avons constaté qu'elle n'avait pas le permis de séjour ni la durée de séjour lui permettant de bénéficier du RMI et que, dès lors, il n'y avait pas de discrimination interdite au sens de la loi. J'ai écrit à cette personne que sa plainte était reçue, mais qu'elle était écartée parce qu'elle n'était pas fondée.

Mme Gisèle Gautier .- Vous nous avez indiqué que vous n'aviez pas de pouvoir de sanction, ce qui est une indication très importante. J'aimerais que vous nous donniez un exemple tout à fait concret pour savoir quelles sont les limites de votre champ d'intervention et de compétence et jusqu'où vous pouvez aller pour essayer de régler ces problèmes, que ce soit vous qui vous saisissiez d'un dossier ou qu'on vous en saisisse.

M. Louis Schweitzer .- Je vais prendre quelques exemples illustrant différentes actions que nous pouvons avoir en vous montrant pourquoi le pouvoir de sanction me manque parfois.

Je prends un premier exemple concret. Nous avons reçu la plainte d'une série de chômeurs de plus de 45 ans qui nous disaient qu'ils voyaient des offres d'emploi stipulant qu'il faut avoir 25 à 40 ans. C'était une discrimination fondée sur l'âge, ce qui est interdit. On peut éventuellement admettre qu'il y ait une discrimination fondée sur l'âge s'il s'agit de jouer un rôle pour un comédien, mais il s'agissait en l'occurrence de tâches administratives pour lesquelles le fait d'avoir 41 ans ne devait pas interdire de les accomplir. Il y avait donc clairement une inégalité.

Dans ce cas précis, nous avons transmis le cas au parquet -c'était un délit constitué-, parce qu'il nous semble qu'il faut essayer d'effacer ce genre de pratique. Le risque, bien sûr, c'est que le parquet classe. L'expérience montre que le parquet classe très naturellement parce que ce sont des affaires le plus souvent relativement compliquées et qu'au fond, le trouble à l'ordre public, qui, à mes yeux, est réel, est moins évident que dans le cas d'un vol à la tire. Nous avons donc pris une position et nous avons transmis au parquet, mais le risque est élevé qu'il ne se passe rien.

J'évoquerai un second type d'exemples pour lequel notre intervention sera plus utile. J'ai à l'esprit plusieurs cas où des salariés nous ont saisis parce qu'ils avaient été victimes de discriminations soit fondées sur leur origine, soit fondées sur une appartenance syndicale, soit fondées sur un problème de santé. Ces salariés s'étaient adressés aux prud'hommes, mais ils se sont aussi tournés vers nous, sachant que, conformément à la loi, nous pouvons intervenir dans une procédure civile à la demande des parties. Dans ces cas précis, nous interviendrons, à la demande de ces salariés, devant le conseil des prud'hommes, celui-ci ne jugeant pas toujours très vite, hélas. Notre intervention ne relèvera pas simplement de la théorie et j'espère que, puisqu'elle sera fondée sur une investigation que nous avons faite, grâce aux témoignages que nous avons recueillis et au dossier que nous avons constitué, elle aura un certain poids devant le conseil des prud'hommes, pèsera dans la décision qui sera prise et apportera donc une réponse aux préoccupations des salariés.

Evidemment, on pourrait se demander pourquoi nous n'avons pas saisi au pénal. La réponse, c'est qu'au nom d'une règle que vous connaissez et qui veut que le pénal tienne le civil en l'état, il y avait à nos yeux un vrai risque que, si on saisissait le pénal, le salarié voie l'espérance d'avoir satisfaction aux prud'hommes reculer de façon indéfinie. Si c'était pour aboutir à un classement sans suite par le parquet, le salarié aurait été doublement pénalisé : son procès aurait été retardé et le pénal ne lui aurait pas apporté de complément. C'est un cas où une capacité de sanction nous aurait non pas interdit d'aller aux prud'hommes mais aurait crédibilisé notre action.

Le troisième cas que j'évoquerai, c'est la possibilité qui nous est donnée de proposer des médiations, ce qui implique évidemment que les deux parties soient d'accord et que celui qui discrimine, au fond, ne soit pas de mauvaise foi, soit prêt, d'une certaine façon, à reconnaître qu'il y a matière à redressement, et que celui qui a été discriminé soit dans un état, si je puis dire, où la conciliation est encore possible.

Voilà quelques exemples d'intervention que nous faisons, mais qui montrent bien qu'au fond, nos moyens de pression sont limités parce que la mécanique judiciaire se met difficilement en mouvement sur les sujets de discrimination. Nous avons quarante affaires par an et c'est un chiffre relativement stable depuis cinq ans.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Es-qualité, vous avez été saisi par des associations sur deux situations, l'une à Paris et l'autre à Marseille, concernant des étrangers qui occupaient des meublés ou des logements pour lesquels les services fiscaux ont refusé de délivrer des certificats de non-imposition qui étaient susceptibles d'ouvrir des droits. Y a-t-il eu une suite et l'autorité a-t-elle rendu une décision ? La saisine est récente.

M. Louis Schweitzer .- Je n'en ai pas connaissance sur Paris, mais, pour ce qui est de Marseille, nous avons reçu le dossier. Les plaignants alléguaient que, de façon systématique, on ciblait des refus de certificat de non-imposition sur certaines populations. Ce dossier est encore en cours d'instruction parce qu'il est évidemment assez compliqué et donc aucune décision n'a été rendue. C'est un dossier en cours d'instruction.

M. Alain Gournac .- Je tiens tout d'abord à vous remercier, parce que j'ai découvert des choses que je ne connaissais pas.

M. Louis Schweitzer .- Nous avons un vrai déficit de notoriété, monsieur le sénateur.

M. Alain Gournac .- Cela va sans doute s'arranger, monsieur le président, parce que vous travaillez avec une personne que je connais bien et avec laquelle j'ai travaillé dans d'autres fonctions.

De quels moyens d'investigation disposez-vous et comment pouvez-vous constater ou non la discrimination ? Avez-vous des juristes en interne ou faites-vous appel à des juristes extérieurs ? Avez-vous des enquêteurs ? Comment cela se passe-t-il sur le terrain si un cas se situe à Lyon ou un autre Strasbourg ? De même, pouvez-vous intervenir hors de l'hexagone ?

Par ailleurs, travaillez-vous avec les services de police et de gendarmerie ainsi qu'avec la justice ?

Enfin, donnez-vous aux prud'hommes les pièces et informations recueillies par la Haute autorité si les conseils de prud'hommes vous le demandent ?

M. Louis Schweitzer .- En ce qui concerne nos moyens d'investigation, nous avons un service juridique qui comporte des juristes, dont certains sont des experts en matière de discrimination. Nous sommes actuellement une petite organisation : notre effectif budgétaire pour 2005 était de 50 personnes, nous avons fini l'année avec environ 45 personnes, nos effectifs budgétaires autorisés pour 2006 sont de 66 et nous pensons atteindre cet effectif vers la mi-année.

Je donne ces chiffres parce qu'ils sont un peu inférieurs à ceux de notre homologue belge. C'est vous dire qu'à l'échelle du pays, nous ne sommes pas excessivement dotés. Quant à mon homologue anglais, qui n'est compétent qu'en matière raciale, il a des effectifs de l'ordre de 300 personnes. Cela démontre que nos moyens sont relativement limités.

Ces juristes écrivent, téléphonent et demandent des pièces. Nous avons le droit de procéder à des investigations sur place, mais il faut pour cela une habilitation du procureur général près de la cour de Paris. Cette habilitation a été demandée et elle n'est pas encore reçue, mais nous ne désespérons pas : nous savons que la justice a son rythme et nous avons confiance en elle. Nos juristes ont donc un droit d'enquête sur place, sous réserve de cette habilitation, sur l'ensemble du territoire national.

Nous n'avons pas choisi de décentraliser nos services parce que nous n'avons pas des forces telles qu'en les répartissant sur le territoire, nous ayons un poids significatif.

Par ailleurs, nous pouvons faire appel, notamment pour le testing , à des huissiers de justice pour valider ce que nous faisons, puisque nos enquêteurs n'ont pas la qualité d'officiers de police judiciaire et n'ont donc pas de capacités de témoignage particulières. Nous pouvons aussi faire appel à des avocats, bien sûr.

Nous n'avons pas d'exemples qui montrent que nous soyons allés hors de l'hexagone à ce stade. En parlant d'hexagone, j'entends le territoire français, bien sûr, car il est clair dans mon esprit que les départements d'outre-mer font partie, dans ce cas, de l'hexagone.

Deuxièmement, vous m'avez demandé si nous avions une coopération avec les services de police, de gendarmerie et de justice. Nous avons saisi la justice dans un certain nombre de cas et nous pouvons faire appel aux inspections du travail et à la direction du travail, mais je n'ai pas d'exemple qui montre que nous avons fait appel, jusqu'à présent, à la police ou à la gendarmerie.

Enfin, pouvons-nous transmettre les dossiers ? Il faut avoir conscience que la plupart de nos saisines datent de la fin de l'été, puisque notre installation a eu lieu en juin dernier. Nous avons donc déjà des cas dont j'ai évoqué les exemples et pour lesquels nous avons dit que nous étions prêts à aller en justice pour intervenir sur un dossier, mais nous n'avons pas encore de cas où cela ait été audiencé. Quand nous transmettons le dossier au contentieux et au parquet, il s'agit du dossier complet tel que nous l'avons avec les pièces qu'il contient.

Mme Catherine Tasca .- Ma première question concerne les discriminations imputables au service public lorsque vous en êtes saisi. Ne serait-il pas logique de les transmettre au médiateur de la République lorsqu'il s'agit de manquements de l'administration ?

Deuxièmement, je voudrais en savoir plus sur les liens entre la Haute autorité et la justice. Vous nous avez indiqué que vous transmettiez les dossiers dont vous jugez qu'ils sont réellement discriminatoires, notamment au parquet, mais la Haute autorité a-t-elle une personnalité morale et est-elle reconnue comme ayant un intérêt à agir dans les procès ? Je pense en effet au travail qui est fait depuis des années par les associations concernant l'environnement sur toute une série de contentieux, dont les élus locaux que nous sommes ne sont d'ailleurs pas toujours ravis.

Pour que vous alliez jusqu'au bout et pour avoir une réelle capacité d'action, ne faudrait-il pas que vous vous portiez partie aux procès et non pas simplement transmettre le dossier ?

M. Louis Schweitzer .- Votre première question concerne le médiateur de la République et la Haute autorité. A l'évidence, il y a des plages de recouvrement. Dans certains cas, la personne peut choisir de saisir soit le médiateur, soit la Haute autorité. Le choix que nous avons fait jusqu'à présent avec le médiateur -je m'en suis entretenu avec lui- a été de ne pas essayer de tracer une frontière comme entre les juridictions judiciaires et les juridictions administratives, avec un tribunal des conflits pour débattre des difficultés. Nous avons convenu que celui qui était le premier saisi, s'il se sent la capacité de traiter le dossier, puisse le mener.

En réalité, le médiateur est censé intervenir le plus souvent dans des cas où l'application de la loi est légalement correcte mais où la pratique aboutit à une anomalie alors que, pour notre part, nous avons comme charge première d'intervenir dans les cas où il y a une illégalité et un délit. Nous sommes donc quand même dans une situation un peu différente du cas le plus fréquent d'intervention du médiateur, qui est une application de la loi aboutissant à une inéquité alors que nous intervenons fondamentalement pour une chose qui est interdite par la loi.

Disons que nous faisons en sorte que les subtilités juridiques que l'on pourrait déduire de ma présentation ne perturbent pas ceux qui nous saisissent.

Par ailleurs, nous n'avons pas la personnalité morale et nous ne pouvons donc pas être partie civile. Il y a, dans la loi qui a créé la Haute autorité, des procédures légèrement différentes pour le civil et le pénal qui nous permettent d'intervenir, au pénal, soit au niveau de l'instruction, soit au niveau du jugement, et, au civil, comme je l'ai dit tout à l'heure, au niveau de l'audience, c'est-à-dire tout au long de la procédure.

J'ajoute qu'en dehors de ces règles formelles, nous essayons d'établir des liens pratiques avec la justice, c'est-à-dire que, concrètement, quand nous transmettons une affaire au parquet, nous ne nous bornons pas à faire une lettre saisissant le procureur de la République ; nous nous attachons, comme le ferait un avocat normal, à relancer le procureur, à appeler son attention sur les choses, bref à faire en sorte que notre affaire ne soit pas oubliée ou ne prenne pas la poussière dans l'appareil judiciaire.

Pour autant, nous n'avons pas la capacité qu'a une association établie de se porter partie civile.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le président, le premier président de la Cour des comptes, quand il a été auditionné, a estimé que l'immigration irrégulière avait un impact considérable sur la capacité de l'ensemble des populations issues de l'immigration à être intégrées. Partagez-vous ce point de vue ou quel est votre sentiment sur cet aspect de la question ?

M. Louis Schweitzer .- Le président de la Haute autorité, en tant que tel, n'a pas d'opinion sur ce sujet. Cela dit, en oubliant le président de la Haute autorité et en me posant la question de savoir si, à titre personnel, j'ai une opinion sur ce sujet, je répondrai que je n'ai pas la capacité de mesurer le tort que peut provoquer l'immigration irrégulière, si je comprends bien la question, sur ceux qui sont dans une situation régulière, c'est-à-dire s'il y a des externalités négatives. Je ne suis pas capable de les mesurer.

En l'absence totale d'immigration irrégulière, les immigrés réguliers seraient-ils mieux traités et dans de meilleures conditions et une telle absence est-elle concevable ? Ce sont des questions sur lesquelles je suis un peu perplexe.

J'assistais la semaine dernière à une réunion franco-britannique avec mon homologue britannique et l'équivalent anglais du directeur de la surveillance du territoire. La Grande-Bretagne, comme vous le savez, a un contrôle de l'immigration beaucoup plus rigoureux que le nôtre, du fait notamment de sa géographie et de sa non-appartenance à l'espace Schengen. Je leur ai demandé s'ils avaient le sentiment que la situation différente de la Grande-Bretagne par rapport à nous leur facilitait considérablement la vie et je dois dire que l'un et l'autre m'ont répondu de façon négative.

Mme Gisèle Gautier .- Vous nous avez parlé, monsieur le président, de l'attitude de l'administration pour tout ce qui concerne l'origine, la santé et les handicaps. Nous avons vu aussi que vous pouviez vous autosaisir et faire du testing , notamment en matière d'emploi et sans doute aussi dans les cabarets et les boîtes de nuit, qu'il faut bien évoquer également.

Cependant, vous n'avez pas évoqué les propos discriminatoires, qui sont nombreux sur notre territoire. J'aimerais savoir comment vous les traitez et s'ils sont pris à la même hauteur de considération. En effet, les propos discriminatoires sont graves : ils atteignent la dignité de la personne et ils font autant de mal, en termes de droit et de dignité, que le fait de ne pas avoir accès à la santé. De quelle façon peuvent-ils être traités de votre part ?

M. Louis Schweitzer .- Je vais répondre à votre remarque importante par deux réflexions.

Tout d'abord, vous soulignez une difficulté bien réelle qui est la différence entre le langage juridique et la réalité perçue par les gens. Nous sommes compétents, nous, sur les discriminations, ce qui inclut, en termes de propos, l'appel à la discrimination. Pour prendre un exemple simple, si quelqu'un dit : « N'allez pas dans ce magasin parce qu'il est tenu par une personne de telle origine », c'est un appel à la discrimination et nous sommes compétents à cet égard.

En revanche, le propos discriminatoire en lui-même, au sens usuel du mot, c'est-à-dire le fait de traiter de façon dévalorisante dans ses propos une catégorie donnée de personnes, par exemple les handicapés, les personnes de telle ou telle origine ou les femmes (c'est un cas dont nous avons été saisis), n'est pas une discrimination au sens juridique. Lorsque les gens nous écrivent en nous disant qu'ils ont entendu des propos discriminatoires, la réponse techniquement correcte est de leur dire que ce sont des propos discriminatoires, certes, mais que ce ne sont pas des discriminations et que nous ne sommes donc pas compétents. Nous avons donc une difficulté à cet égard, parce que nous avons techniquement raison, mais, pour la personne qui nous a saisis, ce n'est pas juste.

Cela me conduit à ma seconde réponse : dans ce cas, nous avons déterminé comme politique, quand les faits nous paraissent raisonnablement établis (parce que nous avons parfois des plaintes de gens qui sont généralement malheureux et qui écrivent là où ils pensent trouver quelqu'un qui leur répondra), de dire à la personne : « Nous ne traitons pas votre sujet, mais nous transmettons au parquet les remarques que vous avez faites et qui nous paraissent pouvoir constituer un délit », en donnant la qualification pénale correcte de ces propos. Nous ne prenons pas position sur le fait qu'ils constituent réellement un délit, parce que nous ne sommes pas qualifiés pour ce faire.

Cela montre bien la difficulté devant laquelle nous sommes. Quand les experts parlent aux experts, cela va à peu près, mais les gens avec lesquels nous sommes en relation ne sont pas des experts.

M. Georges Othily, président .- Nous n'avons plus de questions, monsieur le président. Je vous remercie de ces réponses et des éclaircissements que vous nous avez apportés.

Audition de MM. Joël THORAVAL, président,
et Jean-Yves MONFORT,
membre de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH)
(24 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, messieurs, d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Joël Thoraval et Jean-Yves Monfort prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Vous avez la parole.

M. Joël Thoraval .- Nous vous remercions vivement, monsieur le président, ainsi que les membres de la commission d'enquête, de bien vouloir nous entendre. Je suis moi-même président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) et M. Monfort, qui est actuellement président du tribunal de grande instance de Versailles, était, dans la mandature antérieure de la Commission, qui vient d'être renouvelée, président de la sous-commission C, dite sous-commission des questions nationales. Il est donc à ce titre compétent, notamment, sur les problèmes de droit d'asile, d'immigration et de flux migratoires.

Je souhaite, à titre liminaire, préciser devant votre commission d'enquête que la Commission nationale des droits de l'homme ne s'est pas penchée directement sur l'immigration en tant que telle. Mais elle a beaucoup travaillé sur les conséquences de la gestion des flux migratoires et de la politique de l'asile sur les droits de l'homme.

Lors de la mandature qui avait débuté en 2001, la Commission a notamment rendu un avis circonstancié, en juillet 2001 sur le droit d'asile ; de 2002 à 2005, sous la présidence de M. Monfort, la sous-commission des questions nationales a poursuivi ses travaux à la fois sur le droit d'asile et sur les flux migratoires ; enfin, nous avons en cours une nouvelle étude sur le droit d'asile, qui a été lancée par le président Monfort, et qui sera terminée vers le mois d'avril ou de mai de cette année : le droit d'asile est en effet une préoccupation constante de la Commission.

Si vous le permettez, monsieur le président, je vais passer la parole au président Monfort et lui laisser le soin de faire état des travaux qu'il a dirigés à la sous-commission C.

M. Jean-Yves Monfort .- Comme vient de le dire le président Thoraval, la sous-commission C, que j'ai présidée pendant trois ans, n'a pas durant cette période directement travaillé sur la question de l'immigration clandestine, en ce sens qu'elle n'a pas émis d'avis sur ce sujet, selon les procédures et dans les formes qui s'appliquent aux travaux de la CNCDH. Mais nous avons travaillé sur des sujets voisins, la question des flux migratoires et le droit d'asile, ce qui nous a amenés à envisager le statut des migrants, quelle que soit leur situation réglementaire, c'est-à-dire aussi bien des migrants en situation régulière que des migrants en situation irrégulière.

Une constante de nos débats, et le principe qui a toujours guidé nos travaux, a été le souci de la garantie aux migrants d'un certain nombre de droits fondamentaux, quel que soit leur statut au regard de notre réglementation, qui s'inscrit dans le cadre de plus en plus contraignant défini par l'Union européenne.

En ce qui concerne d'abord la gestion des flux migratoires, nous nous sommes à nouveau intéressés à cette question dans la dernière période, à partir du mois de janvier 2005, lorsque M. Sarkozy a relancé le débat sur la gestion des flux migratoires à travers ce qu'on a appelé la question des quotas. Cette question des quotas a en effet « interpellé » les membres de la sous-commission.

Le débat tel qu'il était présenté apparaissant complexe et aucune réponse simple ne pouvant s'imposer, nous avons procédé à un certain nombre d'auditions d'experts et de spécialistes, ceux-là même d'ailleurs que vous entendez dans le cadre des travaux de votre commission d'enquête. Nous n'avons à ce stade pris aucune position -j'insiste sur ce point- mais l'impression que nous avons retiré de ces auditions est que la question des quotas est effectivement un sujet compliqué. Elle peut comporter des aspects positifs, je pense par exemple à la reconnaissance de la réalité du phénomène de l'immigration, mais aussi des aspects négatifs et un certain nombre de risques pour le respect des droits de l'homme, par exemple le risque de discriminations, surtout si les critères qui devaient prévaloir en matière de quotas étaient fondés sur la nationalité ou l'origine raciale ou ethnique.

Nous n'avons pas émis de projet d'avis à ce moment-là, parce qu'il nous a semblé au fil des semaines que le Gouvernement n'allait pas immédiatement proposer un texte sur le sujet. Nous avons donc décidé d'attendre le dépôt d'un éventuel projet de réforme législative sur ce point.

A la lecture de la presse de ces derniers temps, il est apparu que le ministre de l'intérieur semblait effectivement vouloir proposer, dans les semaines qui viennent, un texte portant sur le contrôle des flux migratoires et la question se pose donc désormais de savoir si la Commission nationale consultative des droits de l'homme sera saisie pour avis de ce texte ou si elle devra s'autosaisir, au cas où le Gouvernement ne solliciterait pas son avis.

Sur la gestion des flux migratoires, s'il n'y a pas eu de travaux ni d'avis récents, je peux citer deux avis qui avaient été rendus, l'un le 23 mai 1996 sur un rapport parlementaire sur l'immigration clandestine et le séjour irrégulier d'étrangers en France -l'avis est donc ancien puisqu'il remonte à près de dix ans- l'autre sur le trafic des migrants par mer, avis un peu plus récent puisqu'il a été adopté le 17 novembre 1999.

Quand on se rapporte à ces deux avis, on comprend que la philosophie de la Commission, telle qu'elle se dégageait des débats que nous avons eus sur ce point, était demeurée la même.

Je lis par exemple ceci dans l'avis de 1996 : « Les droits de l'homme, universels et indivisibles, sont applicables à tout être humain, quelle que soit sa situation, dans le respect de la dignité humain e ». C'est certainement là le principe fondamental qui anime nos débats à la CNCDH.

Je lis aussi une autre phrase significative : « La France se doit de rester fidèle à sa tradition d'accueil et de protection des personnes persécutées lui demandant asile, qui découle de ses principes constitutionnels », ce qui illustre déjà le fait que la question de l'asile est évidemment liée à cette question de la réflexion sur l'immigration clandestine.

Enfin, dans un autre point de ce « vieil » avis de 1996, la CNCDH disait : « Tout amalgame entre demandeurs d'asile et immigrés clandestins, entre immigrés et terroristes, entre étrangers en situation régulière et étrangers qui ne le sont pas, doit être proscrit. Ce type de confusion engendre des suspicions et des défiances à l'égard des étrangers et alimente les préjugés racistes et xénophobes à leur encontre ». Un peu plus loin, il était aussi dit ceci : « L'immigration clandestine est un phénomène qu'il est nécessaire de maîtriser, particulièrement en ce qui concerne l'exploitation du travail clandestin par des commanditaires qui jouissent la plupart du temps de l'impunité ».

On voit ici apparaître cette idée que le migrant en situation irrégulière est tout autant, sinon plus, la victime de trafics d'êtres humains que l'auteur d'une infraction quelconque, même s'il l'est formellement au regard de ce qu'on appelle les infractions administratives sur le séjour. Nous verrons que cette idée revient dans le deuxième avis que j'ai évoqué à l'instant.

Pour ces motifs, la CNCDH avait estimé « inopportunes et dangereuses les analyses et les propositions contenues dans le rapport parlementaire intitulé Immigration clandestine et séjour irrégulier d'étrangers en France », considérant ces propositions comme contraires aux principes rappelés dans son avis. Entre parenthèses, je précise que je souhaite que ce rapport parlementaire n'émane pas du Sénat, car ce serait alors une faute de goût de ma part que d'insister sur ces critiques !

Dans le deuxième avis que j'ai évoqué, celui sur le trafic des migrants par mer, on voyait très nettement apparaître cette idée que l'étranger qui arrive en France illégalement, par voie clandestine, est une victime et que ce qui intéresse la CNCDH, c'est évidemment la répression des trafiquants qui s'enrichissent au détriment de ces migrants et qui appartiennent généralement à des filières. La Commission disait notamment ceci : « Le contexte, les conditions et les conséquences de ces activités illicites, qui constituent une nouvelle forme de traite des êtres humains, mettent en cause les droits de l'homme définis dans la Déclaration universelle et garantis par les instruments internationaux pertinents, notamment le Pacte relatif aux droits civils et politiques. »

Nous énumérions alors comme droits de l'homme pertinents qui doivent bénéficier à tout être humain, y compris à ces migrants en situation irrégulière, ceux définis à l'article 3 du Pacte : « Tout individu a le droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne » ; à son article 5 : « nul ne sera soumis à la torture, à des traitements inhumains ou dégradants » ; à son article 13-2 : « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ; à son article 14 : « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l'asile dans d'autres pays ».

C'est autour de ces notions que la CNCDH a dégagé un certain nombre de droits fondamentaux du migrant, quel que soit son statut.

L'avis concernant les migrations par voie de mer soulignait ainsi que « les victimes du trafic doivent dans tous les cas être autorisées à débarquer et, dans l'attente de leur admission sur le territoire ou de leur rapatriement, elles doivent être traitées avec dignité et mises en mesure d'être entendues et de faire valoir leurs droits ». Par ailleurs, la Commission recommandait de lutter contre les organisateurs de ces trafics et d'éviter que leurs victimes et leurs auteurs soient confondus dans un seul et même projet répressif.

Plus récemment, toujours sur ce sujet, dans un avis qui a été rendu le 15 mai 2003 par la Commission sur le projet de loi qui devait aboutir à la loi du 26 novembre 2003 réformant l'ordonnance de 1945, on trouve l'idée que la Commission n'entend pas -c'est sa doctrine- s'immiscer dans la définition de la politique d'immigration « qui appartient au législateur dans les limites reconnues par les compétences de l'Union européenne », mais, plus loin, la Commission observait qu'on ne saurait « borner la politique d'immigration à sa seule dimension policière, tant il est vrai que le développement des flux migratoires est dans la nature d'un monde de plus en plus globalisé ».

Et elle ajoutait : « La Commission s'interroge sur la pertinence d'une approche qui tiendrait pour acquise la liberté des échanges commerciaux, financiers et de l'information, tout en astreignant les hommes à résidence dans leur propre pays ». De même, si elle donnait acte au Gouvernement de ses préoccupations, qu'elle partageait, de lutter contre les trafics de population et de réguler les mouvements migratoires, elle souhaitait rappeler qu'en ce domaine, « ce n'est pas l'offre criminelle qui provoque la demande mais bien l'inverse ».

Voilà donc les quelques extraits que je souhaitais vous citer de ces avis, l'un de 2003 et les deux autres plus anciens, qui fondent la philosophie de la Commission dans ce domaine.

J'aborderai à présent la question du droit d'asile qui est une préoccupation cardinale de la CNCDH, qui a rendu de très nombreux avis à ce sujet pendant pratiquement toute sa période d'existence.

La ligne directrice qui ressort des derniers avis auxquels notre président a fait référence, c'est qu'il ne faut pas confondre les questions d'asile et celles d'immigration. En effet, en matière d'asile, il n'y a pas de gestion des flux. On sait que l'asile peut dissimuler également des formes d'immigration clandestine, mais la ligne de la Commission est qu'il ne faut pas confondre les questions d'asile et d'immigration car il ne peut pas y avoir de « politique de l'asile ». L'asile est un droit fondamental et c'est à chaque fois un cas particulier qu'il convient de résoudre. On ne peut pas fixer de quotas ni faire de prévisions en matière d'asile, la règle d'or étant que le demandeur d'asile doit pouvoir accéder au territoire quel que soit son mode d'arrivée.

Cela a entraîné au sein de la Commission des critiques sur les notions restrictives les plus récemment introduites dans la loi, comme l'asile interne, ou les pays d'origine sûrs, notions qui, même si elles ne font pas obstacle à l'accès au territoire du demandeur d'asile, correspondent à des procédures rapides. En ce qui concerne les pays d'origine sûrs, c'est la notion elle-même qui a fait l'objet de critiques de la CNCDH.

En ce qui concerne les débats récents en matière de droit d'asile, notre président a évoqué l'avis de 2001, mais il y a aussi les avis des 24 avril et 15 mai 2003, qui préludaient à la réforme de la loi du 25 juillet 1952, qui est essentielle dans ce domaine. Je ne reprendrai évidement pas tous ces textes qui sont à la disposition de la commission d'enquête en tant que de besoin.

On y retrouve cette idée que l'asile est un droit fondamental, qui est au coeur de notre débat et qui impose au législateur, comme l'a dit la Commission dans son avis du 24 avril 2003, « de ne pas adopter de dispositions qui affectent les garanties essentielles de ce droit en application de la jurisprudence dite de l'effet cliquet », jurisprudence du Conseil constitutionnel qui impose qu'on ne puisse dans ce domaine que progresser dans le bon sens, pour dire les choses familièrement, mais qu'on ne puisse pas remettre ce droit en cause, d'autant moins que l'article 55 de la Constitution et la jurisprudence constitutionnelle précisent que le droit d'asile ne peut être mis en oeuvre par la loi que dans le respect des engagements internationaux de la France, c'est-à-dire, en l'occurrence, de la Convention de Genève, qui impose un certain nombre d'obligations très précises.

Dans ces avis de 2003, qui ont donné lieu à des réponses très argumentées du Gouvernement, l'idée que développait la Commission, dans un esprit assez critique, c'était que le projet n'allait pas dans le sens du maintien de ce droit d'asile comme un droit fondamental et cardinal, mais tendait au contraire à le restreindre.

De l'ensemble de ces travaux de la Commission, aussi bien sur la gestion des flux que sur le droit d'asile, on peut ainsi dégager une série de droits des migrants : j'y reviendrai si vous le souhaitez, monsieur le président, au travers des éventuelles questions que vous pourriez être amené à poser.

Mais je voudrais aussi faire référence à la Convention internationale sur la protection de tous les travailleurs migrants, qui a été adoptée dans le cadre des Nations Unies et qui est entrée en vigueur le 1 er juillet 2003 après une trentaine de ratifications. Le 23 juin 2005, la Commission a pris un avis visant à encourager le Gouvernement à ratifier le texte de cette convention, ce qui n'a pas encore été fait à ce jour. Cette convention nous semble intéressante parce qu'elle vise à « établir des normes minimales pour tous les travailleurs migrants, quelle que soit leur situation et notamment le respect des droits fondamentaux inhérents à la dignité humaine, pour les migrants en situation irrégulière et les membres de leur famille, qui sont particulièrement vulnérables face à la violation de leurs droits fondamentaux ».

Nous avons donc souhaité, dans cet avis récent, que la France soit, en Europe, la première à montrer la bonne direction en ratifiant cette convention qui réaffirme un certain nombre de droits de l'homme garantis par d'autres instruments internationaux en les appliquant aux travailleurs migrants et en mettant en place un dispositif international de contrôle avec un système de comités conventionnels.

Voilà, très rapidement brossées, les idées directrices des travaux de la sous-commission C dans la dernière période, par référence à ce qui s'est dit dans le cadre plus général de la CNCDH lors des mandatures antérieures.

Je terminerai par un point qui est la question particulière des mineurs étrangers isolés. Nous avons rendu un avis sur cette question le 21 septembre 2000 et plus récemment un autre avis sur la question de l'administrateur ad hoc. La Commission s'est montrée très préoccupée par le cas de ces mineurs étrangers isolés et nous avons souhaité une véritable prise en charge de ces mineurs par les administrations de l'Etat, quel que soit leur statut -qui est le plus souvent irrégulier évidemment- afin que soient d'abord sauvegardés les droits fondamentaux de la personne humaine, la dignité et le droit à la vie.

Ainsi, s'il n'y a pas eu d'avis en tant que tel de la CNCDH sur la question de l'immigration clandestine, on peut penser qu'une sorte de corps de doctrine s'est dégagée autour de cette question, au travers des avis que j'ai cités.

Mme Catherine Tasca .- Je souhaiterais avoir une précision. Comment la Commission intervient-elle dans l'élaboration des projets de loi et à quel moment du processus d'élaboration des textes se situe cette intervention ?

M. Joël Thoraval .- Deux cas de figure se présentent : le cas de la saisine et le cas de l'autosaisine. La CNCDH peut d'abord être saisie par le Premier ministre ou par un ministre, l'expérience montrant que nous pouvons être saisis à des stades très variés selon la volonté Gouvernementale. Cela peut être très en amont, le Gouvernement nous indiquant alors que, sur tel sujet, il souhaite une étude de fond ; cela peut être avant le « bleuissement » à Matignon ; avant la saisine du Conseil d'Etat ; avant l'examen en Conseil des ministres -ce qui est évidemment un peu tardif. Si la commission n'est pas saisie par le Gouvernement, elle a la possibilité de s'autosaisir.Pendant toute la mandature précédente -et nous allons poursuivre dans cette voie- la doctrine et la pratique de la Commission ont été de s'autosaisir systématiquement de tous les textes concernant fondamentalement les droits de l'homme.

M. Alain Gournac .- J'ai quelques questions à vous poser pour mieux comprendre comment le CNCDH fonctionne.

Tout d'abord, par qui ses membres sont-ils désignés ?

Ensuite, si je comprends bien, vous donnez un avis à la suite de la demande du Gouvernement ou bien vous vous autosaisissez, mais avez-vous la liberté de vous saisir sans qu'il y ait obligatoirement un texte ?

M. Joël Thoraval .- Généralement, nous partons d'un texte, mais il peut aussi arriver que nous constations l'existence d'une préoccupation fondamentale au niveau de la société, sur le plan médiatique ou, éventuellement, sur le plan politique. Dans ce cas, nous considérons que, par le canal d'une étude ou d'une réflexion, puisque nous avons la capacité de conduire à notre initiative des études de fond, nous pouvons nous saisir de ce problème même s'il n'y a pas de texte.

M. Alain Gournac .- Dans ce cas, rendez-vous aussi un avis ? Et à qui ?

M. Joël Thoraval .- Il y a plusieurs cas de figure. Nous pouvons conduire une étude directement ou la confier à un rédacteur extérieur, un chercheur ou un professeur de droit public, auquel cas elle n'engage que la responsabilité de son auteur. Mais cette étude peut aussi donner lieu à un avis de la Commission, qui est alors un document beaucoup plus court et qui ne comporte que ses propres préconisations et ce qu'elle veut reprendre de cette étude.

Il nous est arrivé, à la suite d'études très importantes sur le sujet, par exemple, des prisons, ou au sein d'études que nous avons conduites directement, d'isoler dans des encadrements les préconisations que nous formulions. La pratique de la Commission est désormais d'adopter comme avis ses propres préconisations et non pas l'ensemble du texte de l'étude qui les fonde, comme nous venons de le faire pour un avis sur les questions de santé en milieu carcéral.

M. Alain Gournac .- Mais à qui remettez-vous cet avis si personne ne vous l'a demandé ?

M. Joël Thoraval .- Nous l'envoyons systématiquement au Premier ministre et, éventuellement, au ministre concerné. Dans le cadre d'une autosaisine sur un projet de loi, puisque, par définition, nous n'avons pas été saisis par un membre du Gouvernement et que nous intervenons donc un peu tard dans le cheminement du texte au niveau national, nous transmettons l'avis de la Commission à l'autorité qui est en charge du texte au moment où nous rendons notre avis. Par conséquent, il nous arrive d'envoyer notre avis au président de l'Assemblée nationale ou au président du Sénat.

M. Alain Gournac .- Pouvez-vous être saisis aussi par des particuliers, des syndicats, des partis politiques ou d'autres organisations ?

M. Joël Thoraval .- Non. C'est nous qui estimons, compte tenu de l'ampleur du débat qui existe au niveau national, ou éventuellement en fonction des remarques qui nous sont faites par des membres de ces organisations qui siègent à la Commission, s'il y a lieu de s'engager dans une étude, mais nous considérons que nous ne pouvons pas être saisis par des personnes extérieures.

M. Alain Gournac .- J'en reviens à ma première question qui concerne les nominations.

M. Joël Thoraval .- Le mandat des membres de la Commission est de trois ans et c'est le Premier ministre qui les nomme, ainsi que les membres de son Bureau, qui est composé d'un président, de deux vice-présidents et du secrétaire général.

Le pouvoir de nomination du Premier ministre est cependant encadré par un décret de 1984 qui prévoit que les membres de la commission doivent être choisis dans certaines catégories : elle comporte des représentants d'environ 35 ONG, des représentants des cultes et de la libre-pensée, un représentant du Sénat, un représentant de l'Assemblée nationale, le médiateur de la République et des experts internationaux à l'ONU -ils sont sept et ils sont toujours d'une très grande qualité- ainsi que toute une série de personnalités qualifiées extrêmement variées, essentiellement magistrats, avocats, professeurs de droit public, journalistes...

Aujourd'hui, la Commission comprend 106 membres.

M. Alain Gournac .- Quels moyens avez-vous pour travailler ?

M. Joël Thoraval .- J'ajoute que participent à nos travaux les représentants des ministères, y compris du Premier ministre, mais uniquement avec voix consultative.

Nos moyens viennent essentiellement de la disponibilité et de la compétence des membres de la Commission qui sont tous bénévoles. Ce sont eux qui font les rapports. C'est une chose qui est insuffisamment soulignée parce qu'il s'agit d'un travail considérable, comme M. le président Monfort est bien placé pour le savoir. Ce sont donc les membres bénévoles de la Commission qui s'investissent personnellement.

Quant aux permanents, nous avons un secrétaire général, une chargée de mission, une documentaliste et deux secrétaires.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'aurai deux questions à vous poser, monsieur le président. Premièrement, à moins que je vous aie mal entendu, il ne me semble pas que vous ayez déjà été saisi du futur projet de loi sur l'immigration. Si vous ne deviez pas en être saisis, pensez-vous vous autosaisir ?

M. Joël Thoraval .- Certainement. (Rires.)

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je m'attendais un peu à cette réponse !

Deuxièmement, vous avez rendu récemment un avis sur la préservation de la santé au Premier ministre. Avez-vous évoqué dans cet avis le cas particulier des personnes en situation irrégulière ou pas du tout ?

M. Joël Thoraval .- Non, pas du tout.

M. Philippe Dallier .- J'aimerais savoir comment vous envisagez l'évolution de l'immigration dans les dix ou vingt prochaines années, comment vous percevez l'état de l'opinion publique sur la question de l'immigration irrégulière, et si vous avez aussi une estimation de l'importance de cette immigration irrégulière.

M. Joël Thoraval .- Pour la Commission, et pour moi personnellement, sachant que je partage entièrement le point de vue de la Commission, nous sommes dans une perspective de mondialisation et il faut tendre nécessairement vers l'extension au niveau mondial du respect des principes fondamentaux de la dignité de la personne. Toutes les grandes assemblées internationales, l'ONU, le Conseil de l'Europe et l'Union européenne vont d'ailleurs dans ce sens. Au moment où la pression est considérable sur le plan de l'immigration économique, nous considérons que c'est un problème qu'il faut traiter dans le cadre des grands problèmes de développement Nord-Sud et que c'est beaucoup plus au niveau d'accords internationaux ou bilatéraux qu'il faudra essayer de réguler les flux migratoires, sur des bases équilibrées, en tenant compte des contraintes qui pèsent sur les pays du Sud pour essayer de trouver des solutions équitables.

Pour ce qui nous concerne, nous avons en France une tradition républicaine fondamentale qui nous honore et qui a contribué à notre rayonnement et il serait vraiment tristement fâcheux que nous perdions cette image dans ce contexte de mondialisation.

A l'appui de cette tradition historique incontestable, nous avons ces grands textes internationaux et notre Constitution avec son préambule qui est tout à fait explicite sur le droit d'asile.

Ensuite, comme l'a très bien démontré M. Monfort, l'étranger est souvent une victime. J'ai été très frappé, de même que vous peut-être, par un très court reportage diffusé sur une chaîne de télévision dans lequel on voyait un jeune Malien qui est une sorte de paria en France mais qui, dans son pays, le Mali, est considéré comme un héros parce que, avec les quelques sous qu'il envoie chez lui, il fait vivre tout un village. Il ne s'agit pas du tout de faire du sentimentalisme, mais nous percevons ainsi les divergences de perspectives qui existent entre les pays d'origine et les pays d'accueil.

Enfin, il faut incontestablement faire preuve d'une grande rigueur à l'égard des trafiquants qui traitent ces étrangers comme des esclaves, qui les escroquent et qui font ensuite que ces étrangers se retrouvent dans notre pays ou en Europe, car il est clair que la dimension européenne de ce problème est de plus en plus évidente.

Mais M. Monfort va sûrement pouvoir compléter ces quelques réflexions.

M. Jean-Yves Monfort .- J'ajouterai simplement un mot. Vous nous demandez notre perception de l'évolution des choses, monsieur le sénateur, et il y a beaucoup de choses dans votre question. En ce qui concerne l'évolution du phénomène de l'immigration clandestine, il est certain que les mouvements migratoires et les migrations en tant que telles tendent évidemment à augmenter puisque nous sommes dans une période où la facilité des transports et la porosité des frontières, voire leur suppression, permettent ces mouvements considérables d'hommes et de femmes. Pour les mouvements migratoires, nous connaissons donc tous la tendance, même sans chiffres.

Quant à l'immigration clandestine, c'est surtout la loi qui fait qu'elle est clandestine. Les magistrats pénalistes, dont je suis, appellent ces infractions sur le séjour des infractions administratives. Je veux dire par là qu'elles ne relèvent pas d'une sorte de criminalité naturelle, comme on pourrait le dire du meurtre ou de je ne sais quelle infraction qui porte atteinte à des valeurs fondamentales de notre société. Un jour on est un immigré irrégulier et, un autre jour, on ne l'est pas : tout dépend de l'évolution des textes qui définissent les conditions du séjour régulier.

C'est cette relativité même de la notion de clandestinité qui est à prendre en considération par rapport aux droits fondamentaux que nous évoquions tout à l'heure. Les opérations de régularisation des clandestins contribuent aussi à l'illustrer et montrent bien que les choses sont extrêmement évolutives dans ce domaine. Je pense donc qu'il faut insister sur cette relativité.

Vous évoquiez également dans votre question la perception que l'opinion publique peut avoir de l'immigration. Vous comprendrez qu'étant magistrat, quand on me parle de l'opinion publique, je suis actuellement extrêmement prudent, parce que je me rends compte que l'état de l'opinion peut varier très rapidement selon les sujets et les questions. On sait que pour l'opinion publique, la roche Tarpéienne est proche du Capitole. L'état de l'opinion me semble donc trop évolutif pour qu'on se risque à le définir.

Enfin, nous n'avons aucun moyen d'apprécier l'importance de l'immigration irrégulière. Notre perception est assez intuitive et nous pouvons simplement penser que les populations considérées sont importantes. Nous gardons cependant toujours présent à l'esprit le fait qu'elles sont importantes aujourd'hui, mais qu'un changement de la loi dans un sens libéral peut demain diminuer leur importance, alors qu'une évolution restrictive pourra mettre hors la loi plusieurs centaines de milliers de personnes supplémentaires. C'est cela qu'il faut avoir en tête lorsqu'on réfléchit sur ces questions.

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions très vivement l'un et l'autre de vos réponses et des informations que vous nous avez apportées.

Audition de M. Pierre-Yves RÉBÉRIOUX,
délégué général de la commission interministérielle
pour le logement des populations immigrées (CILPI)
(25 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président.- Monsieur le délégué général, nous vous remercions d'accepter d'être auditionné par la commission d'enquête sur l'immigration irrégulière, tant au niveau de la France hexagonale que de la France équinoxiale ou tropicale.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Pierre-Yves Rébérioux prête serment

M. Georges Othily, président.- Acte est pris de votre serment. Nous vous écoutons.

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Monsieur le président, mesdames et messieurs, je vais vous faire quelques remarques liminaires, tout d'abord sur les points dont j'ai à m'occuper dans ma fonction de délégué général de la Commission interministérielle pour le logement des populations immigrées (CILPI).

D'une part, par définition, cette commission s'occupe surtout de problèmes de logement, ce qui n'est pas en relation directe avec le concept d'immigration clandestine. D'autre part, quand on est confronté à ces sujets, c'est plutôt un résultat qu'un processus. J'emploierai donc plutôt, de ce point de vue, l'expression « sans-papiers », les situations auxquelles nous sommes confrontés, quand on y est confronté, résultant du fait que les gens ont un titre de séjour qui n'est pas en règle ou n'en ont pas, mais sans que nous ayons connaissance du processus par lequel ils ont pu arriver en France.

De façon générale, le principe global en ce qui concerne les personnes sans papiers en France, c'est qu'autant il y a un droit à l'hébergement qui est ouvert, de même qu'à la scolarisation des enfants ou à la santé, autant il n'y a pas directement un droit au logement. Cela implique clairement de faire la distinction entre ce qui relève du processus d'hébergement et ce qui relève du processus de logement social, le processus d'hébergement allant, en gros, des centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) jusqu'aux centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA), qui sont juridiquement des modalités spécifiques des CHRS.

Le principe selon lequel il faut avoir un titre de séjour en règle est, en ce qui concerne l'accès au parc locatif social, fondamental. En gros, il y a deux sujets à vérifier pour avoir accès au parc locatif social : d'une part, les conditions de ressources et, d'autre part, le fait que l'on est de nationalité française ou que l'on a un titre de séjour ouvrant l'éligibilité au parc social.

Dès que l'on passe au parc privé, cette distinction ferme sur le fait que des personnes dont le titre de séjour n'est pas en règle n'ont pas accès au logement est un concept beaucoup plus compliqué, notamment à travers les systèmes locatifs, qui prévoient qu'un bailleur privé n'a pas autorité pour aller vérifier les titres de séjour et leur régularité.

On peut aussi tomber sur des situations qui ont déjà pu vous être décrites et qui sont l'une des façons de devenir sans-papiers : une personne qui entre avec un titre de séjour en règle, qu'il soit de moins de trois mois pour visa touristique ou d'un an, et à laquelle un bailleur privé peut parfaitement louer un logement en toute bonne foi, par exemple si la personne lui montre un titre de séjour d'un an. Si ce titre n'est pas reconduit au bout de plusieurs mois, la personne devient un sans-papiers. Le bailleur n'est pas directement dans ce sujet ; il ne va pas se mettre à vérifier tous les ans la régularité du titre de séjour de ses locataires.

Nous pourrons aborder, si vous le souhaitez, l'aspect un peu particulier, sur lequel je n'ai pas de pleine compétence, des certificats d'accueil que les maires doivent valider ou refuser de valider quand il s'agit de personnes qui doivent venir en France munies d'un visa de moins de trois mois. Nous avons là un aspect d'articulation avec le logement qui est récent et nous n'avons pas encore une bonne distance sur ce sujet, mais je m'en mêle très peu dans mes fonctions.

En revanche, ce problème de présence significative de sans-papiers est fréquent dans la plupart des opérations que l'on regroupe sous l'appellation générale d'« éradication de l'habitat indigne », c'est-à-dire dès que l'on est confronté à des problèmes de squats et de bidonvilles, même s'il n'y en a plus beaucoup. On retombe assez souvent sur des populations dont une partie est sans papiers.

La question se pose aussi fréquemment pour une partie du public présent dans les foyers de travailleurs migrants, un sujet sur lequel la CILPI est fortement présente, mais que l'on connaît essentiellement sous la forme de la présence de sur-occupants. Dans un certain nombre de foyers, essentiellement en Ile-de-France, et quasiment nulle part ailleurs sur le territoire français, les foyers de travailleurs migrants qui reçoivent souvent à 100 % du public sub-saharien, essentiellement des populations de l'ouest du Mali, des Soninkés de la région de Kayes, connaissent des phénomènes de sur-occupation tout à fait significatif, puisqu'on peut aller jusqu'à un taux d'occupation de 300 %.

Pour vous donner un exemple, dans tel foyer de 300 chambres de 9 mètres carrés, on sait, par les consommations d'eau, que 900 personnes vivent sur le site. Cela fait plusieurs centaines de personnes surnuméraires. L'angle sous lequel nous abordons ce sujet à la CILPI est essentiellement dans les perspectives de traitement, c'est-à-dire de réhabilitation du foyer, mais le fait qu'il y ait un tel nombre de sur-occupants, soit 600, pose des problèmes considérables, sachant que, parmi eux, un certain nombre ont des titres de séjour en règle et peuvent même parfois être présents dans le foyer depuis fort longtemps, d'autres étant sans papiers.

Pour ma part, j'ai plutôt une connaissance opérationnelle à travers le phénomène de la sur-occupation dont une partie seulement correspond à des sans-papiers. Cela dit, on estime qu'en Ile-de-France, il doit y avoir environ 20.000 sur-occupants dans les foyers. Quel pourcentage avons-nous de personnes sans papiers dans cet ordre de grandeur, sachant qu'elles sont très centrées ethniquement (c'est une population très particulière) ? Ce que nous avons réussi à en connaître varie beaucoup selon les foyers à traiter. Dans certaines situations, il y avait 10 à 20 % des sur-occupants et dans d'autres, il y en avait plus de 50 %.

Je ne m'aventurerai donc pas à essayer de chiffrer, à travers un pourcentage que je validerais, un nombre de sans-papiers présents dans les foyers. Sur cet ensemble de 15.000 à 25.000 sur-occupants, il y a probablement une part significative (vous m'excuserez de ne pas être plus précis) mais, par définition, on ne fait jamais de liste de sans-papiers en matière d'accès au logement. En revanche, nous faisons une liste de résidents et, pour faire face au phénomène de sur-occupation, nous pouvons faire, dans le cadre du traitement de ces foyers, une liste de ceux des sur-occupants qui ont un titre de séjour en règle.

D'une certaine façon, on peut obtenir un résultat par soustraction. Entre le nombre total de personnes vivant sur le site dont on retire les résidents et les sur-occupants ayant un titre de séjour en règle, on peut avoir, dans certains cas, un ordre de grandeur des personnes sans papiers.

Je pense que nous reviendrons en détail sur ces questions, mais la CILPI est très centrée sur ces problèmes de foyers. Pour le reste, comme elle est également très centrée sur les problèmes de logement, elle intervient fort peu sur les modalités d'hébergement, par exemple dans les CADA. Dans un CADA, on est hébergé et il ne s'agit pas de l'ensemble des droits liés au concept de logements en France.

Le dernier point que je signalerai, dans le cadre de l'articulation entre l'accès à un logement autonome et le fait que, parfois, certaines personnes n'ont pas un titre de séjour en règle, c'est cette question complexe des ménages polygames. On peut se retrouver dans des situations qui sont pointues et que personne ne peut chiffrer de façon significative mais qui représentent quand même plusieurs milliers de ménages, essentiellement africains en Ile-de-France et parfois comoriens à Marseille.

En Ile-de-France, les personnes qui gèrent ces cas un par un sont régulièrement confrontées au fait qu'une partie d'entre elles ont un titre de séjour qui n'est pas en règle. L'une des difficultés du processus est d'arriver à régler cette situation, c'est-à-dire de régler à la fois le problème du titre de séjour, si c'est possible et si la préfecture le décide, et, ce qui est plus de ma compétence, l'accès au logement pour sortir de la situation de polygamie. En principe, en effet, la loi de 1993 interdit d'attribuer ou de renouveler un titre de séjour à des personnes vivant en France en situation de polygamie. En principe, les situations de polygamie devraient « produire » des sans-papiers puisqu'elles devraient, pour les personnes qui ont un titre de séjour en règle et qui vivent en situation de polygamie, se traduire par la suppression du titre de séjour, même si les choses sont en fait plus compliquées que cela.

Voilà les thèmes que je souhaitais traiter et dans lesquels nous pouvons rentrer plus précisément si vous le souhaitez. Ce sont des questions un peu pointues, mais, de façon générale, je suis professionnellement beaucoup plus des situations de logement que des situations d'hébergement.

M. Georges Othily, président.- Merci. Je passe la parole à M. le rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Vous avez dit tout à l'heure qu'en ce qui concerne les personnes en situation irrégulière ou supposées comme telles, vous disposiez d'une estimation dans le rapport entre les occupants déclarés et les consommations que vous pouviez constater, notamment d'eau. Pour autant, les gestionnaires de ces bâtiments, ceux qui travaillent au quotidien auprès de ces familles, sont-ils en capacité de voir ce qui se passe vraiment et de constater des situations irrégulières ?

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Tout d'abord, dans les foyers de travailleurs migrants, il n'y a que des hommes : il n'y a quasiment pas de familles, si ce n'est de façon exceptionnelle. Cela ne veut pas dire que certains des hommes qui, dans le foyer, se présentent comme isolés n'aient pas fait venir femmes et enfants, légalement ou non, avec ou sans titre de séjour, qui peuvent vivre parfois dans des conditions bizarres, parfois à la merci de marchands de sommeil manquant de délicatesse, dans des logements privés insalubres dans l'environnement du foyer. Autrement dit, il n'y a que des hommes, mais, le week-end, on constate qu'il y a hommes, femmes et enfants. Il y a donc probablement des relations avec l'environnement.

Il faut se rendre compte que les foyers de travailleurs migrants dont on parle concernent essentiellement 100 à 150 foyers franciliens sur un total de 240 qui existaient avant le début de la transformation des foyers en résidences sociales à partir de 1997-1998. C'est un phénomène qui se présente dans les deux tiers des foyers de travailleurs migrants franciliens.

Par conséquent, les gestionnaires ont perdu le pouvoir, si tant est qu'ils ne l'aient jamais eu. Je vous parle avec une certaine franchise et une certaine clarté sur ce point.

M. Philippe Dallier.- C'est ce que nous souhaitons.

M. Georges Othily, président.- Vous avez juré.

M. Pierre-Yves Riberioux.- Tout à fait. Je veux dire par là que ces structures ont servi à faire venir de la main-d'oeuvre immigrée africaine dans les années 60 et 70 et qu'à la différence des Maghrébins qui sont présents dans les foyers, ce mouvement migratoire continue de se produire. Il n'y a plus de demande de Maghrébins venant en France pour aller dans les foyers dans lesquels se trouvent à l'heure actuelle des Maghrébins, ce qui fait que, pour les foyers de Maghrébins, notre problème principal est le vieillissement, tandis que, dans les foyers africains, qui ont été conçus pour être à l'écart de la société française, il continue d'y avoir des flux d'arrivée, probablement de personnes sans papiers, et le contrôle est assuré essentiellement par des gestionnaires associatifs dans ces foyers. La Sonacotra, qui représente 55 % de l'ensemble du secteur, n'était pas propriétaire gestionnaire de ces foyers jusqu'à ces années récentes où, pour sortir des situations catastrophiques que l'on a pu constater, l'Etat et les élus locaux lui ont demandé d'intervenir pour en reprendre en charge un certain nombre.

Nous sommes donc dans une situation où le gestionnaire, sur le papier, a une liste de résidents, même si je suis un peu dubitatif sur la solidité de ces listes. Il faut savoir que, lorsque nous entamons le traitement d'un foyer, nous commençons par missionner une équipe, à travers ce qu'on appelle une maîtrise d'oeuvre urbaine et sociale (MOUS), pour mettre au net cette liste et avoir une vraie liste de résidents. En effet, nous nous rendons compte que des gens qui étaient en principe encore résidents, dans un certain nombre de cas, sont partis vivre ailleurs, sont partis en HLM, sont repartis au pays, peuvent être décédés, etc. Nous avons donc un travail d'accès à une gestion locative normale rien qu'en ce qui concerne les résidents.

Pour le reste, les gestionnaires voient passer beaucoup de gens et ils n'ont pas de personnel suffisant pour faire face à la situation qui les déborde. Ils savent simplement qu'il y a nettement plus de personnes : ils s'en rendent compte en gérance, en voyant le volume d'ordures, en voyant le nombre de matelas qu'ils trouvent dans les couloirs et qui ne devraient pas s'y trouver et essentiellement à travers les consommations d'eau. Notre indicateur sur ce point est clair : la moyenne nationale de consommation d'eau par jour et par résident en France est de 180 litres et quand on est dans des foyers où on dépasse les 300, voire 400 litres par jour, le signe est extrêmement évident. En divisant par 180 litres, on a le nombre de personnes vivant sur site que l'on peut comparer au nombre de lits et on a ainsi le nombre de sur-occupants. Encore une fois, sur-occupants et sans-papiers sont deux concepts différents : une partie des sur-occupants est sans papiers, mais une autre partie peut vivre depuis vingt ans dans le foyer.

Les gestionnaires ont largement perdu leur pouvoir d'attribution, si tant est qu'ils l'aient eu, jusqu'à ce que l'on ait exigé depuis quelques années de plus en plus de fermeté sur le sujet, fermeté qui doit reposer sur une mise au net au départ, afin de partir de vraies listes.

Un gestionnaire de foyer m'a résumé cela un jour de la façon suivante : « C'est bien nous qui attribuons : le comité de résidents vient nous dire : "M. X va partir, vous allez attribuer à M. Y" ; j'attribue donc à M. Y ». Sur le papier, le système d'attribution fonctionnait, mais sans que le gestionnaire ait un véritable contrôle et puisse exercer une politique. Il faut dire aussi que personne ne le lui demandait réellement. En ce qui concerne les responsabilités sur ce sujet, il y a celles des gestionnaires et celle des employeurs qui ont fait venir la population, mais aussi celle de l'Etat, qui a laissé se développer cette vie à l'écart et celle des élus locaux qui ne s'en sont pas mêlés. Je veux dire par là qu'il serait un peu facile de tout mettre sur le dos des seuls gestionnaires.

Notre objectif est d'en sortir en arrivant à voir clair là-dedans, notamment, à travers les MOUS, en dressant en complément de la liste des résidents (c'est-à-dire des personnes qui ont un contrat de résidence et donc un titre de séjour en règle) une liste complémentaire de personnes hébergées qui seront rattachées à tel ou tel résident qui, par définition, devraient être des personnes munies de titres de séjour en règle.

Ce sujet est en train de progresser, notamment à travers un amendement au projet de loi « Engagement national pour le logement », qui a été voté par le Sénat en première lecture fin novembre, si mes souvenirs sont exacts, et qui prévoit que l'on va définir et encadrer la situation des hébergés en logements foyers, mais cela ne pourra pas concerner des sans-papiers. Autrement dit, nous allons vers des formes de gestion qui seront plus claires juridiquement et que nous demanderons aux gestionnaires d'appliquer. Les gestionnaires distingueront nominativement dans cet ensemble de sur-occupants, d'une part, ceux qui ont un titre de séjour en règle et qui sont présents depuis quelques années en admettant qu'ils restent présents et en leur disant qu'on leur fournira à terme une solution de relogement, et, d'autre part, ceux parmi lesquels il y aura sûrement un nombre significatif de sans-papiers.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Je voudrais revenir à ce que vous avez dit sur les situations de polygamie. Si j'ai bien compris, il y aurait une forme de régularisation, dans la mesure où on relogerait les gens dans des bâtiments ou des logements différents et où, finalement, on tolère ce genre de situation. Est-ce bien ce que vous vouliez dire ?

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Ce sujet de polygamie est tout sauf simple et vous m'excuserez de m'y arrêter quelques instants, étant entendu que je l'aborde essentiellement sous l'angle de l'accès au logement.

Le texte de base, c'est la loi Pasqua de 1993, un texte très bref qui précise que, pour des ménages vivant en situation de polygamie en France (sachant que s'il n'y a qu'une seule épouse présente en France, le problème n'en est pas un au point de vue du droit au titre de séjour), il ne pourra être ni attribué, ni renouvelé de carte de dix ans.

La sécheresse violente d'une application telle quelle de ce texte aurait pu entraîner des situations extrêmement difficiles. Vous avez par exemple de nombreux ménages qui, avant 1993, ont pu entrer de façon parfaitement régulière en France. Le problème se posant en principe au moment du renouvellement de la carte de dix ans, on a bâti un système d'attribution de titres de séjour temporaires d'un an pour donner le temps aux personnes de sortir de leur situation de polygamie, c'est-à-dire de permettre à l'une des deux épouses de sortir et d'avoir accès à un logement autonome. Cela fait que, juridiquement, il y a toujours polygamie mais non plus mode de vie polygamique. La carte de dix ans ne peut pas être attribuée, mais il est possible d'attribuer un titre de séjour d'un an.

La seule chose qui entraînerait la fin complète de la polygamie serait une procédure de divorce, mais je vous garantis que, pour obtenir des autorités maliennes des informations sur ce sujet, d'autant plus qu'elles sont fortement opposées à cette méchanceté de l'Etat français, ce n'est pas simple du tout !

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- C'est donc la cohabitation qui n'existe plus.

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Exactement. Il y a bien quelques cas dans lesquels il y a eu des divorces, mais ils sont rares.

M. Georges Othily, président.- Sous quel régime étaient-ils mariés, français ou malien ?

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Malien pour l'essentiel, quasiment pour tous.

M. Georges Othily, président.- Ils sont reconnus en France ?

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Ils l'ont été jusqu'en 1993, mais je ne suis pas expert sur cet aspect des titres de séjour et j'avance avec une très grande prudence.

En revanche, il faut bien se rendre compte que nous avons affaire à des ménages dans lesquels, très souvent, chacune des deux femmes -voire des trois- a des enfants et que ces enfants sont souvent nés en France, ce qui ne facilite pas une posture qui consiste à dire qu'il suffit d'expulser. Nous sommes dans des situations qui sont familialement, socialement et juridiquement toujours très compliquées.

Cela implique un très gros accompagnement social et des gens capables de discuter. Pour le dire franchement, cela implique des travailleuses sociales, en l'occurrence des femmes, parlant le soninké, mais la capacité d'une femme arrivant de la campagne malienne sans parler français de discuter de choses telles que la décohabitation ou le divorce avec un fonctionnaire français de base n'est pas évidente. Nous sommes dans des sujets qui demandent un très gros accompagnement social et un espace de discussion. Nous essayons donc d'accompagner un processus de décohabitation et de faire en sorte qu'une des épouses quitte le foyer, mais il est maintenant décidé de ne pas continuer à faire ce qui avait été fait pendant quelques années et qui consistait, sous l'appellation de décohabitation, à mettre des gens dans deux logements côte à côte sur le même palier.

L'objectif que nous nous fixons (vous sentez que tout cela n'est pas facile) est d'obtenir une vraie décohabitation. Vous imaginez les discussions exaltantes qui peuvent avoir lieu avec des représentants du milieu malien, surtout des hommes, parce qu'un certain nombre de femmes ont plutôt envie d'entrer dans les détails de ce qui leur est proposé, si elles le comprennent, en se demandant quelle est la bonne distance, si l'étage en dessous peut convenir, etc. Cela dit, vous ne pouvez pas non plus interdire à un père d'aller voir ses enfants.

Cela implique toute une série de difficultés qui s'éloignent un peu de vos préoccupations, même s'il s'agit de populations qui sont soit sans papiers, soit qui peuvent le devenir du jour au lendemain. Il s'agit de faire comprendre à l'ensemble des acteurs qu'il faut changer de logique.

Je prends un exemple simple : le droit à l'APL et le droit à l'allocation de parents isolés (API). Nous sommes typiquement dans le droit à l'API et ses deux possibilités d'attribution : soit jusqu'à ce que le plus jeune des enfants ait atteint ses 3 ans, soit pendant un an suite à une séparation sous condition d'isolement, l'isolement n'étant pas le divorce dans la société française, sans quoi l'API ne servirait pas à grand chose pour toute une partie des femmes concernées. Cela implique de calculer les ressources de la femme pour connaître sa base ressources, en langage de Sécurité sociale, afin de calculer l'ouverture de son droit à l'APL, si on parvient à lui faire obtenir un logement HLM (puisque vous pouvez imaginer que c'est essentiellement dans des logements HLM que l'on peut trouver des solutions), même si les bailleurs se méfient du sujet, ce que l'on peut comprendre dans la mesure où ils ont eu aussi quelques expériences compliquées, ou afin de vérifier l'ouverture du droit à l'API.

Il est vrai que, dans la formule précédente, tant que l'on mettait les deux parties de l'ex-ménage dans des logements côte à côte, il était demandé aux CAF, et de façon sensée à mon avis, que ce soit pour le calcul de l'API, voire du RMI, ou pour le calcul de l'APL, d'intégrer le salaire du mari dans les ressources des deux ménages, sans quoi nous aurions été proche de l'escroquerie.

Cela étant, il faut comprendre que nous ne faisons plus cela maintenant. Or, pour arriver à faire prendre en charge des situations aussi compliquées que celles-là par les agents de base de la CAF qui moulinent massivement des dossiers (25 % des ménages français sont éligibles à l'APL, plus le RMI et l'API) et à leur faire prendre le virage sur des questions qui sont à chaque fois de la dentelle ou du cousu main, puisque ce sont des discussions au cas par cas, les difficultés sont grandes.

Je vous parle de difficultés d'accès au droit, mais c'est pour éviter que les personnes versent dans une situation de sans-papiers. Cependant, certaines d'entre elles peuvent être entrées sans papiers.

M. Georges Othily, président.- Pouvez-vous donner des chiffres concernant tous ces éléments ?

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Non. Je peux simplement vous dire qu'à mon sens, il y en a plusieurs milliers, essentiellement en Ile-de-France, ce qui représente du monde, parce qu'on peut raisonnablement multiplier le nombre de ménages par dix à quinze personnes en moyenne. Un ménage polygame fait déjà au moins trois personnes, un homme et deux femmes. Maintenant, si nous raisonnons sur dix à quinze personnes par ménage, cela veut dire que nous estimons que chaque femme a quatre, cinq ou six enfants, ce qui est une situation fréquente, le tout, je le répète sur plusieurs milliers de ménages.

Nous n'avons pas de moyens de recenser le nombre de ménages polygames, mais, encore une fois, de nombreux ménages polygames en France ont des titres de séjour en règle.

M. Bernard Frimat.- Sinon, il n'y a pas d'API ?

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Il ne peut pas y avoir d'API si la personne n'a pas un type de séjour lui permettant d'y être éligible. Dans bon nombre de cas, nous partons de situations où les trois époux ont un titre de séjour en règle, mais ce n'est pas le cas dans un certain nombre d'exemples. Dans l'application de la loi de 1993, il est prévu que l'épouse n° 1, non pas forcément dans l'ordre dans lequel le mari les a épousées mais dans l'ordre d'entrée en France, ne soit pas tenue pour responsable de la polygamie du mari et, par conséquent, s'il y a suppression du titre de séjour du mari, le sien est maintenu.

Si une femme est venue alors que son mari en a épousé une autre et a créé une situation de polygamie, il est difficile de lui faire « porter le chapeau » de cette situation.

M. Georges Othily, président.- Nous voudrions avoir une estimation.

M. Pierre-Yves Rébérioux.- L'ordre de grandeur est de 5.000 à 15.000 ménages polygames.

M. Georges Othily, président.- Sur toute la France ?

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Essentiellement en Ile-de-France. Il y a aussi le problème des Comoriens, mais il est limité à Marseille et il est très particulier. Si vous me demandez de parler de cela, vous allez me faire entrer dans une chose que je ne connais pas.

Cela dit, personne n'a de statistiques permettant de mesurer ce point. La loi de 1993 s'est accompagnée des aménagements qui ont été apportés par le ministère de l'intérieur. Si on supprime le titre de séjour de dix ans du jour au lendemain, cela veut dire que, du jour au lendemain, une personne qui peut être présente en France depuis vingt ans, qui a un emploi depuis vingt ans, qui reçoit une aide au logement et des allocations familiales depuis vingt ans se verrait supprimer d'un seul coup tout cela et devrait sortir du logement HLM qu'elle occupe. Vous sentez bien que ce n'est pas facile, sans compter une ribambelle d'enfants. Nous sommes sur des situations difficiles.

Nous constatons simplement qu'un certain nombre de renouvellements de titres de séjour de dix ans ont eu lieu en préfecture. Sinon, si on raisonnait mathématiquement, il ne devrait plus y en avoir dix ans après 1993.

M. Philippe Dallier.- J'ai un exemple, dans ma commune, d'un pavillon qui a été acquis par la Sonacotra il y a une quinzaine d'années pour y loger une famille malienne avec au moins deux épouses et dix ou douze gamins. Ces gens sont là depuis quinze ans sur la commune et il ne s'est jamais rien passé. Par conséquent, je pense que la loi de 1993 n'est pas appliquée, purement et simplement. J'ajoute qu'à partir du moment où les enfants sont nés en France, il n'y a rien à faire. A mon avis, la question se pose de cette manière plutôt qu'en faisant référence à une loi qui est inapplicable en tant que telle.

Cela étant dit, j'ai une question sur la responsabilisation des hébergeants. En effet, il y a le problème du travail clandestin pour les sans-papiers : le but de ceux qui sont ici pour des raisons économiques est de travailler, ils ont besoin de vivre sur place et il y a pour cela le travail clandestin. Nous avons bien vu combien il est nécessaire de responsabiliser et de pénaliser ceux qui les exploitent en les faisant travailler sans les déclarer.

Pour ce qui est des hébergeants, on sait que le certificat d'hébergement peut être obtenu, c'est-à-dire que le maire peut le signer, mais une fois que la personne est arrivée, lorsqu'elle vient avec un visa de trois mois, elle peut tout à fait rester sur le territoire. C'est ce qui se produit à mon avis dans 80 % des cas, si ce n'est plus, en termes d'immigration clandestine en métropole, sachant que la problématique est différente outre-mer. Soit ces gens restent chez la personne qui les a accueillis, soit ils disparaissent dans la nature.

Je voudrais donc savoir dans un premier temps si, d'après vous, il est possible de responsabiliser les hébergeants.

Deuxièmement, si la personne quitte le lieu premier sur lequel elle est arrivée, pensez-vous également qu'il est possible de pénaliser ceux qui louent des logements souvent indignes à des prix exorbitants tout en sachant que les gens qu'ils ont en face d'eux sont manifestement sans papiers et n'ont pas de fiche de paie ? Chacun connaît les difficultés de se loger aujourd'hui : un bailleur privé qui accepte de louer sans feuille de paie sait qu'il a nécessairement en face de lui un travailleur clandestin qui est donc probablement sans papiers. Pensez-vous que la responsabilisation de ces bailleurs peut être une solution au règlement des problèmes ?

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Votre question comporte deux aspects différents.

Le premier concerne la filière, dont je subodore comme vous, car je ne connais pas ces statistiques, que cela doit être un mode fréquent de passage du statut de personne en règle au statut de sans-papiers. Cela concerne aussi les déboutés du droit d'asile.

Je pense qu'il faudrait déjà disposer d'un peu de recul sur l'application des nouveaux textes sur le certificat d'hébergement qui confient au maire une responsabilité significative de validation ou de non-validation. En même temps, jusqu'où peut-on aller ? On tombera à chaque fois sur des hébergeants qui diront que la personne leur avait fait des promesses qu'elle n'a finalement pas tenues.

C'est un sujet qui n'est pas directement de ma compétence, mais sur lequel je pense qu'il faudrait déjà disposer d'un peu de recul. Il est possible que le ministère de l'intérieur en ait un peu, mais je n'ai jamais vu de remontées sur ce sujet et, encore une fois, cela ne porte que sur les visas touristiques de trois mois au maximum. Il y a un autre mode d'accession à la situation des sans-papiers : le fait de venir avec un visa d'un an qui rend les personnes directement éligibles au logement HLM et qui deviennent sans-papiers au bout d'un an si le titre de séjour n'est pas reconduit.

Sur ce premier sujet, on est franchement à l'extrême limite de mes compétences et, à mon avis, il serait déjà utile d'avoir un bilan des cas contentieux, des sujets sur lesquels ils portent et de la manière dont on peut peser à ce sujet, pour savoir si les maires remplissent cette fonction aisément ou non et s'il y a eu des refus ou non, c'est-à-dire si le dispositif législatif qui est prévu s'exerce librement ou si les certificats d'accueil sont attribués quasiment automatiquement. Je n'ai aucune vision sur ce sujet. C'est une vision de la préfecture, le maire agissant en tant qu'agent de l'Etat.

Quant au deuxième problème qui concerne les gens qui prospèrent sur le mal-logement des sans-papiers, nous sommes sur des sujets sur lesquels les modifications d'un certain nombre de textes permettant de lutter plus fermement contre l'habitat insalubre vont donner des moyens. Cependant, je ne mesure pas si ces textes permettent de frapper suffisamment fort sur ce qu'on appelle les marchands de sommeil. Il faut bien se rendre compte que cette appellation « marchands de sommeil » est toujours niée par la personne qui est en face. Il n'empêche que ce phénomène existe massivement et que le monde des sans-papiers (ou des Africains avec papiers, parce que des phénomènes de discrimination se manifestent aussi) alimente ces filières qui sont souvent animées par des compatriotes : les responsabilités ne sont pas toutes sur le dos des méchants Français d'origine, que cela passe par du locatif ou par de l'accession à la propriété, par exemple dans des copropriétés dégradées. Dans toute une partie des copropriétés dégradées, nous avons des situations de ce genre. Lorsqu'on achète de l'habitat fortement dégradé en copropriété et qu'on le revend, on peut obtenir une rentabilité nettement supérieure à un investissement immobilier ordinaire dans certains cas.

Un certain nombre de textes supplémentaires viennent d'être pris. L'une des données de base était la logique de la loi SRU consistant à dire que, dès qu'il y a un arrêté de péril ou d'insalubrité (ce sont généralement les deux procédures qui peuvent intervenir dans ce cas), il n'y aura plus rien à verser par l'occupant, quel que soit le titre au nom duquel il occupe son logement, et il n'y aura plus non plus de versement de l'aide au logement, puisque la critique qui était faite traditionnellement, c'est qu'à travers les aides au logement, on subventionnait les gens qui faisaient du profit sur l'insalubrité des logements dans lesquels ils logeaient des locataires ou des occupants variés.

Nous sommes sur des sujets qui, dès qu'ils montent en contentieux judiciaires, sont souvent compliqués parce qu'on se trouve face au droit de propriété. Il est vrai que l'articulation permanente entre les éléments liés au droit de propriété et le fait de taper sur des gens dont on sait qu'en tant que bailleurs, ils sont de parfaits profiteurs de la misère humaine et de l'existence de sans-papiers n'est pas une chose évidente : il est difficile de savoir en permanence où on doit mettre le curseur.

Cela dit, je ne suis pas très spécialisé sur ce sujet qui demande notamment une absorption des dernières ordonnances qui sont en train de sortir sur ces questions et dans lesquelles je ne me suis pas plongé.

M. Philippe Dallier.- J'ai encore une question qui est à la limite de notre sujet. Il s'agit des conditions requises en termes de logement pour le regroupement familial. Pour demander un regroupement familial, il faut 16 m² pour deux personnes et 9 m² de plus par personne supplémentaire. Cela fait qu'au bout du compte, ce qu'on ne tolère pas dans un logement social est admis pour un regroupement familial. Pensez-vous que c'est tenable ? Si on fait le compte, on peut demander un regroupement familial sur un deux-pièces de 50 m² pour cinq personnes alors qu'on n'attribuerait jamais un deux-pièces dans un logement social pour cinq personnes.

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Il s'agit d'un sujet souvent souligné sur lequel un certain nombre de ménages immigrés se retrouvent pris dans une contradiction : pour faire venir leur famille, on leur demande de présenter un logement capable de contenir la famille et, pour avoir accès à un logement capable de contenir la famille, on leur demande que la famille soit présente. C'est un cercle vicieux qui n'est pas simple.

Cela dit, pour procéder à un regroupement familial, il faut pouvoir présenter une capacité d'accueillir le ménage en question. Par exemple, dans les foyers, ce sont des difficultés qui sont souvent rencontrées par des personnes qui peuvent vivre dans le foyer depuis vingt ou trente ans et qui, une fois la retraite arrivée, souhaitent faire venir leur épouse et peut-être même des enfants restés au Maghreb jusqu'alors. Cela n'est pas possible dans le foyer, où les tailles des chambres sont souvent minuscules (nous avons encore quelques milliers de chambre de 4,5 m² et des gens qui vivent dans cette superficie depuis 45 ans ; ce n'est pas un gros sujet d'interpellation parce que cela ne gêne pas trop dans la société française, mais c'est un fait) et, pour demander un logement social, on doit le faire à partir de la composition présente du ménage, c'est-à-dire une seule personne. C'est un problème compliqué.

Je ne sais pas comment le sujet que vous abordez est réglé par un certain nombre de commissions d'attribution, mais il est vrai que l'un des points sur lesquels sont fondées les craintes d'un certain nombre de bailleurs sociaux à l'égard de familles africaines concerne le fait d'attribuer un logement à un ménage d'une taille modeste, de deux à quatre personnes, et de se retrouver, à travers le regroupement familial ou l'hébergement d'amis (le sujet de la polygamie est très secondaire, les grandes familles n'étant heureusement pas toutes polygames), quelques années après, avec un nombre nettement supérieur de personnes hébergées dans le logement. En tant que maires, c'est un problème que vous devez connaître. Cela se traduit par une montée des demandes de logement adressées sur la commune, puisque les demandes se font à partir du lieu d'habitation.

Cette question de l'augmentation significative du nombre de personnes vivant dans un logement social par rapport au nombre de personnes pour lesquelles ce logement social a été attribué est une question compliquée et qui fait partie des sujets habituellement compliqués dans le monde des attributions de logements sociaux, mais je n'ai pas de solution toute faite à vous proposer là-dessus.

M. Philippe Dallier.- Ce n'était pas ma question. Je vous demandais si vous trouviez normal que, pour autoriser un regroupement familial, que ce soit dans un logement social et dans un logement locatif privé, les règles en termes de nombre de mètres carrés par personne soient bien inférieures à ce qu'elles sont pour attribuer un logement social. Avec moins de 50 m², on peut autoriser le regroupement familial de cinq personnes alors que l'on sait que cela posera des problèmes à tous les coups. Trouvez-vous cela logique ?

Je vois cela sur ma commune. Cela peut être bon dans les critères de ressources et dans les critères de surface, mais on sait tout de suite que l'on va créer une situation difficile. Il n'y a pas tellement de logique à cette situation.

M. Pierre-Yves Rébérioux.- Je n'ai pas de réponse précise et pointue à vous apporter, mais ces questions se posent régulièrement. L'entassement que l'on peut avoir dans les squats est étonnant. Il m'est arrivé de voir des squats où plus de vingt personnes étaient dans des deux-pièces. Les squats africains en Ile-de-France sont vraiment surprenants. Même quand on est un peu blindé dans le secteur, on tombe parfois sur des choses d'un autre âge et absolument étonnantes.

Moi-même, j'ai été confronté deux ou trois fois à un autre problème dans d'autres fonctions, notamment dans des commissions d'attribution : jusqu'où pousse-t-on l'accord entre la nature d'un logement et le nombre de personnes qui entrent, voire le nombre de personnes dont on craint qu'elles y soient encore deux ans après ? On retombe ici sur un autre aspect du sujet, qui ne relève pas du tout de l'immigration : le maintien de personnes isolées dans des logements qui étaient prévues pour six ou sept personnes quand le couple vivait avec cinq enfants alors que, vingt ans après, les cinq enfants étant partis vivre leur vie, il ne reste que deux personnes dans les 100 m².

L'articulation entre le nombre de personnes faisant partie d'un ménage auquel on attribue un logement et la superficie de ce logement est un problème compliqué de façon permanente. Vous sentez que je réponds très peu et mal, mais voilà la situation : nous sommes loin d'être sur un sujet qui ne concerne que les immigrés.

M. Georges Othily, président.- Nous vous remercions, monsieur Rébérioux, des renseignements que vous nous avez donnés.

Audition de M. Jean-Michel COLOMBANI,
commissaire principal, chef de l'Office central
pour la répression de la traite des êtres humains (OCRETH)
(25 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président.- Monsieur le commissaire, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Jean-Michel Colombani prête serment.

Je vous propose de nous faire un exposé liminaire, après quoi le rapporteur et nos collègues vous poseront des questions ou vous demanderont d'apporter quelques précisions.

M. Jean-Michel Colombani.- Merci beaucoup de m'avoir convoqué, monsieur le président. Je suis responsable de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains. Cet Office a été créé en 1958, en prévision de la ratification par la France, en 1960, d'une convention internationale des Nations Unies sur la répression et la traite des êtres humains et l'exploitation de la prostitution d'autrui. Ce service est placé sous l'autorité du directeur central de la police judiciaire et il a un certain nombre de missions.

La première est de centraliser tous les renseignements qui peuvent faciliter la recherche du trafic des êtres humains pour l'exploitation de la prostitution et de coordonner toutes les opérations qui tendent à la répression de ce trafic. A ce titre, ce service est en contact étroit avec tous les services de police et de gendarmerie appelés à constater les infractions de proxénétisme et ces services sont tenus d'informer l'Office central des enquêtes effectuées sur l'ensemble du territoire national et, plus généralement, de toute activité suspecte en matière de proxénétisme.

La deuxième mission qui est impartie à l'Office central est d'assurer le traitement des renseignements opérationnels en provenance ou à destination de l'étranger et, à la demande des autorités, de participer à des réunions internationales dans les domaines de sa compétence. Il est donc en relations très étroites avec tous les ministères, les organismes internationaux comme Interpol ou Europol, les organisations non gouvernementales et toutes les associations nationales de prévention et de réinsertion des personnes prostituées.

Nous appartenons à la police judiciaire et nous sommes bien évidemment le relais de tous les services régionaux de police judiciaire. Nous transmettons à nos services toutes les informations qui peuvent être exploitables dans le domaine de la lutte contre la traite des êtres humains et nous sommes également un service d'enquête, puisque nous traitons des affaires de proxénétisme à caractère national et international.

Le personnel que je dirige a une compétence judiciaire nationale, c'est-à-dire que nous pouvons intervenir en tous lieux du territoire, que ce soit en métropole ou dans les territoires d'outre-mer, et, chaque année, nous établissons un bilan de nos activités. Nous répertorions les affaires marquantes qui ont été traitées au cours de l'année écoulée et nous définissons les tendances nationales de la prostitution et du proxénétisme en vue de mettre en place un certain nombre de stratégies. De plus, nous apportons bien sûr tout ce que nous pouvons, en termes de coopération et de formation, aux services étrangers qui en font la demande.

Le domaine sur lequel je suis chargé de travailler est en perpétuelle évolution et, depuis 1999, on constate une forte évolution de ce domaine de criminalité, puisque la physionomie de la prostitution a radicalement changé depuis cette date. Les grandes étapes sont les suivantes.

De 1992 à 1995, la prostitution d'origine étrangère, puisque c'est bien notre sujet, hommes et femmes, en France, était d'environ 30 % à Paris et de 15 % sur le reste du territoire. Très vite de 1996 à 1998, on a remarqué une progression de ce type de prostitution, tout d'abord en province, où elle a atteint 30 %, alors qu'elle restait stable à Paris. Mais c'est surtout à partir de 1999 que l'on a constaté en France une inversion des tendances, puisque la proportion des prostituées étrangères à Paris avoisinait les 55 % pour dépasser les 62 % en 2000 et les 70 % en 2001.

Actuellement, la prostitution étrangère à Paris se situe aux alentours de 73 ou 74 %. Je parle ici des chiffres de 2004 parce que les chiffres de 2005 ne sont pas encore consolidés, mais nous sommes dans la même fourchette.

Pendant ce temps, la province ne restait pas en retard, puisque la population prostitutionnelle étrangère a augmenté : 37 en 1999, 44 % en 2000 et 48 % en 2001 pour se situer désormais dans une fourchette qui varie entre 50 et 55 %. On estime que la population des prostituées étrangères sur l'ensemble du territoire national se situe dans un rapport de deux tiers d'étrangères pour un tiers de Françaises.

Pour nous, ces changements sont très importants puisque cela a des répercussions très graves en ce qui concerne la lutte contre le proxénétisme. Nous constatons en effet que cette prostitution est organisée de plus en plus par des réseaux violents et nombreux.

Nous constatons aussi une grande mobilité des prostituées étrangères. Je peux vous donner deux exemples : à Nice, en 2004, on a constaté que les deux tiers de la population prostitutionnelle étrangère se renouvelaient dans l'année ; à Strasbourg, toujours en 2004, sur 260 prostituées contrôlées sur la voie publique, plus de la moitié ne l'avaient jamais été. Cela vous permet de toucher du doigt cette grande mobilité. On s'aperçoit donc qu'il s'agit là d'un turnover très important, rapide et organisé.

Quelles ont été les tendances de la lutte contre la traite des êtres humains en 2004 ?

Selon les informations qui ont été portées à notre connaissance, on a arrêté 717 personnes pour des faits de proxénétisme, soit une progression d'une année à l'autre puisqu'on en avait arrêté à peine 700 en 2003, 643 en 2002 et 466 en 2001. Ces arrestations concernent aussi bien des femmes que des hommes, puisqu'il faut savoir que, dans le milieu des réseaux de proxénétisme, 70 % des mis en cause sont des hommes, le reste concernant des femmes, qui constituent une part importante du proxénétisme.

L'activité des filières de prostitution en provenance de l'Europe de l'Est et des Balkans ne s'est pas réduite. Elle se traduit toujours par un nombre élevé de personnes incriminées et de victimes recensées dans nos procédures de police. La proportion des étrangers mis en cause a été de 54,7 % en 2004 alors qu'elle était de 58 % en 2003 et en 2002 et de 48 % en 2000 et 2001. Nous sommes donc dans un domaine qui attire toujours les étrangers.

Par rapport au total des mises en cause, 31 % étaient originaires des pays de l'Est et des Balkans : en priorité des Roumains, mais aussi des Bulgares et des Albanais.

M. Georges Othily, président.- Avez-vous l'âge des prostituées ? Sont-elles jeunes ?

M. Jean-Michel Colombani.- Les prostituées ont entre 20 et 25 ans.

M. Georges Othily, président.- On dit qu'il y a des plus jeunes.

M. Jean-Michel Colombani.- C'est plutôt rare, parce que la minorité est une cause d'aggravation du proxénétisme. Les associations agitent toujours le chiffon rouge de la minorité des victimes, mais on en trouve en réalité assez peu. Quand on travaille sur les chiffres qui sont donnés par les procédures de racolage, on constate que, sur 3.000 prostituées, il n'y a peut-être qu'une cinquantaine de mineures, qui sont françaises pour moitié. Cela peut être des jeunes filles qui sont désoeuvrées, en déshérence ou en rupture avec le milieu familial, c'est-à-dire des mineures presque majeures qui ont entre 16 ans et demi et 18 ans, et les autres mineures que nous avons pu connaître étaient souvent d'origine roumaine.

M. Philippe Dallier.- Sur les étrangers mis en cause dans les procédures de proxénétisme, quelle est la proportion entre réguliers et irréguliers ?

M. Jean-Michel Colombani.- On s'aperçoit que les victimes peuvent être en situation irrégulière, mais surtout parce qu'elles ont dépassé la date de séjour autorisé sur le territoire français. C'est le cas des Bulgares et des Roumaines. C'est un peu différent avec les Africaines car elles ont toutes des récépissés de demande d'asile.

M. Georges Othily, président.- De quels pays proviennent les Africaines ?

M. Jean-Michel Colombani.- Du Nigeria, du Cameroun et du Sierra Leone. Ce sont donc souvent les victimes qui sont en situation irrégulière alors que les auteurs d'infractions ont généralement des titres de séjour en bonne et due forme.

Les mis en cause sont donc principalement, pour les hommes, des personnes originaires des pays de l'Est et des Balkans.

Nous travaillons également sur le nombre de victimes. En 2004, nous avons identifié près de 1.000 victimes dans nos procédures de police. Ce sont des personnes que nous avons pu entendre ou pour lesquelles nous avons une identité. Bien sûr, les réseaux utilisent six ou même peut-être dix fois le nombre dont je vous parle, c'est-à-dire qu'il peut passer dans les mains des réseaux environ 6.000 à 10.000 victimes.

La plupart des victimes sont des femmes, dont 75 % sont étrangères. Les jeunes femmes qui sont originaires des pays d'Europe de l'Est et des Balkans représentent 45 % des femmes qui sont victimes, et les femmes originaires d'Afrique représentent près de 19 % des femmes victimes des réseaux.

Le troisième élément sur lequel nous travaillons est la prostitution de voie publique. Jusqu'au début de l'année 2003, cette forme de prostitution nous posait beaucoup de problèmes parce que nous manquions d'un outil fidèle et fiable pour dénombrer le nombre de prostituées qui pouvaient exercer leur activité. Nous avions des contrôles de voie publique réalisés par les services de police et les gardiens de la paix, mais ils étaient aléatoires et ne pouvaient offrir qu'un reflet imparfait de la réalité.

La loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003 nous a offert un délit qui est défini par l'article 225-10-1 du code pénal sur le racolage et fait de celui-ci un délit qui nous a facilité les choses puisqu'il nous a permis de contrôler plus efficacement la prostitution et, surtout, de tenir un fichier de ces prostituées qui ont intégré notre système de traitement de l'information criminelle (STIC). A partir de là, nous avons eu une meilleure approche du phénomène.

En 2003, première année d'application de cette loi, la police et la gendarmerie ont établi plus de 3.000 procédures de racolage qui correspondaient à 2.425 individus et, en 2004, plus de 5.150 procédures pour racolage ont été établies, ce qui correspond à presque 3.300 mis en cause. On s'aperçoit également que les femmes sont celles que l'on trouve principalement sur la voie publique, à près de 88 %, parmi lesquelles près de 82 % sont des étrangères.

Ces étrangères se répartissent principalement en deux grands groupes originaires de deux continents différents : d'une part, le continent européen, avec les jeunes femmes originaires des pays de l'Est et des Balkans, qui représentent 29 % des jeunes femmes que l'on trouve sur la voie publique ; d'autre part, les Africaines, qui représentent 27 % des prostituées présentes sur la voie publique. Pour les pays de l'Est, nous avons, dans l'ordre, la Bulgarie, la Roumanie et l'Albanie, et, pour l'Afrique, nous avons le Nigeria, le Cameroun et la Sierra Leone, avec des difficultés pour les Sierra-leonaises, puisqu'il nous arrive fréquemment dans nos enquêtes de découvrir des formulaires de naissance en blanc et tout ce qu'il faut pour faire des faux papiers. On ne sait jamais si elles sont originaires de ce pays ou nigérianes.

En 2004, nous avons travaillé sur les réseaux, parce que c'est notre métier premier, et nous avons réussi à en démanteler 47 contre 39 en 2003. Sur ces 47 réseaux, 32 trouvaient leurs sources en Europe de l'Est et des Balkans (dont 12 bulgares, 12 roumains et 4 albanais), 6 filières étaient en provenance d'Afrique (dont 3 nigérianes, plus des réseaux mixtes entre Nigeria, Sierra Leone et Cameroun). Enfin, nous avons mis fin aux activités de réseaux en provenance d'Amérique du Sud qui utilisent principalement la prostitution de travestis et qui sont plutôt originaires d'Equateur et de Colombie.

Il est évident que le lien entre l'immigration clandestine et la criminalité organisée est, pour nous, difficile à établir avec précision, tout d'abord parce que l'immigration clandestine est un phénomène qu'il est malaisé de connaître et ensuite parce que le contour de la criminalité est difficile à cerner. Dans notre droit positif, il n'y a pas de définition de la criminalité organisée et il faut aller chercher des petits bouts d'articles dans nos codes.

Il est évident que les infractions à la législation sur les étrangers sont souvent connexes aux faits de proxénétisme aggravé que nous connaissons et qui sont le fait d'organisations internationales criminelles. Nous constatons que si certains étrangers peuvent arriver directement en France par l'intermédiaire d'une organisation d'immigration clandestine avec fourniture de faux documents d'identité (cela peut être le cas de filières asiatiques, comme nous le verrons peut-être tout à l'heure), le gros des troupes correspond à des personnes qui deviennent en situation irrégulière par maintien sur le territoire national au-delà du délai qui leur était accordé, soit parce qu'ils avaient un visa de court séjour, soit parce qu'ils ont été « victimes » d'un rejet de leur demande de statut de réfugié.

Comme je l'ai dit tout à l'heure, les infractions concernent plus souvent les victimes que les auteurs de la traite. Nous constatons également qu'il n'y a pas de logique dans ce type de flux migratoires parce que les étrangers arrivent dans l'espace Schengen par le pays qui leur offre le plus de facilité, soit par des accords bilatéraux, soit parce que des compatriotes sont déjà implantés, soit parce que c'est le moyen de transport le moins onéreux pour rejoindre le pays ciblé. Nous observons aussi qu'à l'expiration du délai de séjour, ils vont souvent se déplacer ou être déplacés vers un autre pays où la demande en prostituées est beaucoup plus forte et où les contrôles policiers peuvent être plus souples, ce qui crée, dans notre pays, une sorte de nomadisme sexuel difficile à appréhender.

Voilà ce que je voulais vous dire rapidement dans mon propos liminaire pour vous présenter ce qu'était la traite des êtres humains en France et les grandes tendances que nous avons pu relever.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Monsieur le commissaire, vous avez évoqué essentiellement les problèmes liés à la prostitution. Le ministre en charge de la cohésion sociale, sur son site Internet, dit que l'esclavage (au sens des employés domestiques, notamment) est aussi un phénomène extrêmement important qui touche principalement les personnes en situation irrégulière. Avez-vous fait des constats sur ce point ou avez-vous des statistiques à ce sujet ?

M. Jean-Michel Colombani.- Nous n'avons pas de statistiques. La chance que nous avons en matière de traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, c'est qu'il existe depuis de nombreuses années un service central qui est chargé de centraliser l'information, ce qui n'existe pas pour d'autres formes de traite des êtres humains, que ce soit aux fins d'exploitation domestique ou aux fins de travail illégal. C'est pourquoi j'ai pu vous donner des statistiques fiables.

Au hasard des travaux auxquels je participe et de toutes les remontées d'information, je constate que la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle est quand même la plus importante puisque je l'évalue à 80 % de la traite des êtres humains en général. C'est une chose qui rapporte énormément d'argent aux inventeurs des réseaux internationaux et c'est un phénomène qui évolue : alors que nous avions affaire à de la prostitution de voie publique, nous constatons une nouvelle forme de prostitution, notamment avec les réseaux de télécommunication par Internet, et quand nous travaillons sur des enquêtes judiciaires, nous remarquons que les flux d'argent sont très importants vers les pays d'origine.

M. Jean-Claude Peyronnet.- Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez des résultats des lois répressives contre le racolage sur la voie publique ? Cela a-t-il eu un effet positif ou seulement un effet de déplacement ?

M. Jean-Michel Colombani.- Cela a eu des effets positifs et d'autres effets un peu plus négatifs selon que l'on est policier ou membre d'une association. Comme je l'ai dit tout à l'heure, cela nous permet d'avoir une vision plus précise du phénomène prostitutionnel.

M. Jean-Claude Peyronnet.- Donc c'est seulement un élément statistique ?

M. Jean-Michel Colombani.- Non, pas seulement, puisque cela nous a permis d'élaborer des stratégies avec des pays qui nous posaient problème. Comme vous le savez, les deux protocoles d'accord qui ont été signés en matière de crime organisé avec la Bulgarie et la Roumanie sous l'influence du ministre de l'intérieur ont apporté beaucoup de choses positives.

Comme c'est un délit, cela nous permet d'inscrire ces personnes dans un fichier et de les suivre pas à pas et cela permettra aussi à nos services juridiques, à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques, de prendre la bonne décision sur une reconduite aux frontières. Quand nous aurons affaire à une personne qui a fait l'objet d'une dizaine de procédures de racolage, on va peut-être organiser son retour vers son pays selon une certaine sécurité, puisque, là encore, nous avons pris des accords avec des associations à l'étranger -je pense notamment à la Bulgarie et à l'association Nadia- pour nous assurer que la personne que nous allons renvoyer dans son pays sera accueillie de la manière la plus efficace possible.

Dans un premier temps, nous avons pu constater que les jeunes femmes désertaient la voie publique. Cela a été le premier effet de la loi sur le racolage.

Deuxièmement, nous avons observé assez rapidement que les sanctions qui étaient infligées aux personnes qui avaient commis un délit étaient très faibles puisque, la plupart du temps, on leur opposait un rappel à la loi. Quand une prostituée étrangère est sous l'autorité d'un proxénète qui l'oblige à ramener régulièrement 400 ou 500 € par nuit, le rappel à la loi lui fait peut-être peur une première fois, mais il ne lui fait plus rien la deuxième ou la troisième fois. Elle aura donc tendance à retourner sur le lieu de son activité, mais elle va modifier sa méthode de travail. Cela veut dire que la géographie de la prostitution va changer, que l'on va trouver moins de prostituées dans les centres-villes, où la répression policière est plus importante, mais plutôt dans des bois sub-urbains, sur des routes nationales. Elles vont s'écarter des centres où elles sont très visibles, elles ne seront plus agglutinées entre elles, elles vont changer d'aspect vestimentaire, modifier leurs horaires de travail, ne plus chasser le client de la même manière, travailler au téléphone, etc.

Par conséquent, le mode opératoire évolue, mais nous constatons quand même, notamment à Paris, que la présence des prostituées sur la voie publique a fortement diminué.

A mon avis, elle ne va pas disparaître, mais elle s'organise différemment et nous le voyons lorsque nous travaillons sur les réseaux qui agissent sur Internet : nous constatons de plus en plus la présence de réseaux d'escort girls sur Internet, c'est-à-dire que ce ne sont pas seulement des jeunes femmes qui font le commerce de leur chambre mais qui sont exploitées par des proxénètes peut-être moins violents que ceux que nous avons connus sur la voie publique avec des Bulgares, des Roumains et des Albanais mais qui récupèrent quand même 50 % des gains de l'activité prostitutionnelle et qui, la plupart du temps, parce qu'ils commencent à comprendre comment fonctionnent nos institutions, la police et nos lois, mettent quelques frontières entre la prostituée et eux-mêmes afin d'éviter les poursuites. Il est vrai que nous avons senti un vrai changement à cet égard.

Il y a un autre aspect positif à cette loi sur le racolage : elle permet aux services qui procèdent aux constats d'avoir une relation privilégiée avec la prostituée, que l'on sort de la voie publique, qui, pendant 24 heures, n'est plus sous l'autorité de son proxénète qui regarde ce qui se passe et qui empêche autant qu'il le peut l'action de la police et, surtout, l'action des associations. J'ajoute que la personne étant en garde à vue, elle va être fouillée et que l'on peut trouver dans son sac à main un répertoire téléphonique et démarrer une enquête. Ce sont les aspects positifs.

Les aspects négatifs sont surtout développés par les associations, qui nous disent que les jeunes femmes se cachent, que cette situation est plus dangereuse pour elles et qu'elles ne peuvent pas faire leur travail de prévention et de réinsertion.

Pour la police, je trouve que c'est une bonne loi.

M. Jean-Claude Peyronnet.- Vous nous avez parlé des accords qui ont été passés. Ceux qui ont été signés pourraient-ils être améliorés à votre avis ?

M. Jean-Michel Colombani.- Nous avons énormément travaillé avec la Bulgarie depuis 2003, date de la signature de l'accord. Nous avons également fait des échanges de policiers entre nous. Cela nous a permis dernièrement de démanteler un réseau qui trafiquait les bébés, un réseau de proxénétisme qui avait une double activité, dont l'une consistait à vendre des bébés à des ressortissants français.

Un accord est une chose très formelle, mais à partir du moment où on lui laisse le temps d'exister et où les policiers commencent à se connaître et à échanger des méthodes de travail entre eux, cela devient très efficace. Cela dit, je ne sais pas si on peut ajouter des codicilles à ces accords pour qu'ils soient plus efficaces. Je pense que c'est une question d'hommes et de moyens permettant d'échanger des informations et de se rencontrer.

Pour revenir sur le trafic de bébés dont j'ai parlé, il faut savoir que toutes les prostituées qui étaient renvoyées ou qui retournaient en Bulgarie étaient systématiquement débriefées par la police aux frontières bulgares.

M. Jean-Claude Peyronnet.- Ce trafic avait-il pour but l'adoption ?

M. Jean-Michel Colombani.- De l'adoption déguisée : on achetait un enfant entre 1 000 et 2 000 €, par exemple. Nous avons donc développé des actions.

Cela a permis aussi l'installation d'attachés de police en France, en Bulgarie et en Roumanie : je rencontre régulièrement l'attaché de police bulgare ou l'attaché de police roumain en poste à Paris. Il y a des demandes et des échanges d'information. Comme nous sommes aussi une plate-forme de centralisation, nous voyons assez vite les demandes qui sont faites, ce qui rentre et ce qui sort, ce qui nous permet de nous focaliser sur certaines activités criminelles qui nous paraissent intéressantes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- L'article 76 de la loi du 18 mars 2003 prévoit qu'une personne peut obtenir une autorisation provisoire de séjour sur notre territoire dans la mesure où elle porte plainte contre son proxénète ou celui qui l'exploite. Avez-vous quelques éléments de bilan sur ce point ?

M. Jean-Michel Colombani.- J'ai quelques éléments à vous donner, en effet. Cela fonctionne assez bien, même si quelques-unes essaient de détourner le texte de loi en nous faisant croire certaines choses qui ne sont pas la vérité.

Entre mars 2003, date d'entrée en vigueur de la loi, et la fin 2004, 352 admissions au séjour avaient été prononcées, hors renouvellement, à l'égard de victimes qui avaient accepté de coopérer, soit 172 pour 2003 et 180 pour l'année 2004.

Dans ces statistiques, figurent aussi certaines personnes qui ont fait l'objet de mesures de reconduite aux frontières, comme la loi le prévoit également, et ce sont des chiffres qui m'ont été fournis par la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur. En 2003, il y avait eu 417 décisions prononcées de reconduite à la frontière et 188 exécutées et, en 2004, il y en avait eu 542 prononcées et 238 exécutées.

Quant aux admissions au séjour prononcées, elles étaient au nombre de 172 au premier titre et de 197 au renouvellement en 2003, et elles étaient au nombre de 180 au premier titre et de 212 au renouvellement en 2004. En ce qui concerne 2004, je n'ai pu obtenir que les chiffres de la préfecture de Paris, parce que c'est un peu plus compliqué sur le reste du territoire national.

En 2005, en ce qui concerne les titres de séjour délivrés, autorisations provisoires de séjour et cartes de séjour temporaire compris, nous en avons eu 306 dont 191 en renouvellement, et nous avons eu par ailleurs 174 APRF, 123 placements en rétention et 47 APRF exécutés.

Voilà la situation dans laquelle nous sommes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- J'ai une question complémentaire. Qu'est-ce que demandent ces jeunes femmes lorsqu'elles arrivent à sortir du système ? Souhaitent-elles retourner dans leur pays ou rester sur le territoire national et donc régulariser leur situation si elle ne l'est pas ? Quelle est leur demande première ?

M. Jean-Michel Colombani.- Leur demande première est de rester sur notre territoire, d'être pris en charge par une association, d'apprendre le français et d'accéder à de la formation professionnelle pour avoir une activité professionnelle. En effet, ces personnes sont complètement déstructurées psychologiquement et elles on besoin d'une reconstruction.

Le retour dans le pays est assez difficile. Nous avons mis en place un certain nombre de procédures pour le retour, mais nous n'en avons pas le suivi. Si je prends l'exemple de la Bulgarie, nous les confions à une association, mais ne savons pas ce qui se passe derrière. Cela fera partir d'une autre étape.

En Bulgarie, la prostitution se fait de façon clanique et familiale. Les filles appartiennent au même quartier que les proxénètes, à la même ville, voire à la même famille et il leur est donc difficile de retourner dans le pays sachant que les proxénètes ont été dénoncés et arrêtés. C'est donc assez compliqué.

Pour notre part, nous constatons que beaucoup de ces jeunes femmes veulent rester sur le territoire national, que quelques-unes essaient d'amasser rapidement un trésor de guerre, de rentrer chez elles et de changer de vie, et que quelques autres encore trouvent un mari français, obtiennent la nationalité française et s'intègrent dans la vie civile. J'en ai encore vu dernièrement. On arrive d'ailleurs à intégrer ces jeunes femmes dans la lutte contre le proxénétisme et elles nous servent souvent d'interprètes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Je suppose que les éléments que vous nous avez donnés concernent tout le territoire national, ultramarin compris. Avez-vous observé outre-mer des lieux particuliers ou des filières particulières ?

M. Jean-Michel Colombani.- Pour ce qui est de l'outre-mer, je me suis rapproché de notre direction régionale qui est implantée aux Antilles-Guyane pour savoir ce qui se passait dans ces secteurs. Effectivement, on a plutôt une implantation brésilienne et dominicaine en termes de prostitution, principalement en Guyane, à la fois de voie publique et liée à l'orpaillage, mais cela n'a pas encore la dimension que nous connaissons en France car c'est une chose très limitée en termes de nationalités. C'est plutôt la proximité de certains pays (Surinam et Brésil), la facilité du passage aux frontières et la demande d'ouvriers forestiers ou autres qui sont à l'origine de la prostitution. La situation est différente de ce que nous connaissons en métropole.

M. Georges Othily, président.- On nous a parlé d'une filière qui passait par la Guyane et qui allait à Fort-de-France. Le maire de Fort-de-France s'était élevé contre cette affaire et il était même venu en Guyane rencontrer les autorités et le préfet. Cela s'est-il arrêté ?

M. Jean-Michel Colombani.- J'ai recueilli quelques chiffres sur ce qui se passe en Guyane, mais l'activité n'est pas très importante.

M. Georges Othily, président.- J'avais quand même été effaré par ces informations. Pendant mon enfance dans la ville de Cayenne, je n'ai pas connu de péripatéticiennes et, me promenant il y a environ trois mois avec l'un de mes petits-enfants, j'ai été surpris de voir en plein centre-ville énormément de femmes qui me disaient être d'origine de la République dominicaine. Je voudrais donc savoir si vos chiffres le confirment.

M. Jean-Michel Colombani.- Le mot « énormément » m'étonne un peu, mais je vais vous donner des chiffres qui datent d'hier.

En ce qui concerne la prostitution en Guyane, trois nationalités émergent : les Brésiliennes, qui sont les plus nombreuses et qui vont exercer dans les lieux ouverts au public, notamment dans les boîtes de nuit, auxquelles il faut ajouter des travestis, bien sûr, puisque c'est un sport national ; les Dominicaines qui, me dit-on, représentent la forme la plus ancienne, qui exercent dans le quartier de la crique à Cayenne et qui travaillent dans des bars ouverts l'après-midi et le milieu de la nuit ; les Guyaniennes, qui travaillent dans la rue et qui sont de plus en plus visibles le soir et dans le centre de Cayenne.

Il a été constaté 7 affaires de proxénétisme en 2005 et 6 en 2004. Enfin, pour toute la Guyane, 7 faits ont été élucidés et il y a eu 6 mis en cause et un écroué.

M. Georges Othily, président.- Je suppose que vous avez entendu parler d'une histoire de cartes avec la préfecture.

M. Jean-Michel Colombani.- Je ne suis pas au courant. Je sais également que des réseaux concernent des Dominicaines qui sont acheminées sur le département via le Surinam et qui se maintiennent avec des autorisations de séjour, des mariages blancs et des reconnaissances d'enfants par la nationalité. Quant aux Brésiliennes, elles se fondent dans la répression de l'immigration illégale liée à l'orpaillage clandestin.

On observe la même chose pour Kourou et Saint-Laurent du Maroni.

Nous avons peu de procès-verbaux pour racolage qui sont établis.

La dernière affaire qui a été signalée date de quelques jours : il s'agissait d'un réseau de prostitution brésilien qui mettait en exergue une filière Brésil-Guyane-Surinam. Nous avons peu de renseignements à ce sujet.

M. Georges Othily, président.- Mes collègues et moi-même n'avons plus de questions à vous poser. Je vous remercie beaucoup, monsieur le commissaire, de ces renseignements précieux.

Audition de M. Michel PÉLISSIER,
président de la Société nationale de construction
pour les travailleurs (SONACOTRA)
(25 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président.- Monsieur le président, merci d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Michel Pélissier prête serment.

M. Georges Othily, président.- Nous écoutons votre exposé liminaire, après quoi mes collègues et moi-même vous poserons des questions.

M. Michel Pélissier.- Monsieur le président, mesdames et messieurs, j'ai bien évidemment accepté votre demande de venir devant cette commission tout en me disant qu'a priori, l'organisme que je préside, la Sonacotra, était peu concerné par l'immigration clandestine puisque, par définition, nous sommes censés ne loger que des personnes en situation régulière. Pour répondre néanmoins à votre demande, je me permettrai de présenter en quelques minutes l'entreprise Sonacotra et de faire état de trois problématiques qui peuvent être en relation avec les préoccupations de cette commission.

Comme vous le savez sans doute, la Sonacotra a été créée par la loi en 1956 à l'initiative de Claudius Petit, ancien ministre de la reconstruction, sous forme d'une société d'économie mixte dont l'Etat détenait la majorité du capital et l'actionnariat privé une forte minorité, avec pour objet, sous le nom de Sonacotral (Société nationale de construction pour les travailleurs algériens), de loger les Algériens qui n'étaient pas encore étrangers et dont l'économie avait besoin pour assurer la reconstruction du pays.

La Sonacotral, avec l'aide de cinq filiales HLM, a construit des foyers pour loger les célibataires et des appartements pour loger ceux qui avaient effectué le regroupement familial, participant ainsi à la résorption des bidonvilles qui s'étaient créés aux périphéries des grandes villes, notamment en région parisienne, à Nanterre et Saint-Denis, ou en région lyonnaise, par exemple à Givors.

A la suite d'une grave crise qui a frappé l'entreprise à la fin des années 80 et qui était liée à la fois à l'arrêt de l'immigration autorisée, en 1974, et à des problèmes d'entretien des foyers, l'entreprise a connu une décennie difficile. La situation financière précaire a justifié alors, en 1993, une recapitalisation qui a fait entrer la Caisse des dépôts et consignations et le Crédit foncier au capital, l'Etat étant aujourd'hui actionnaire majoritaire à 57 %, la Caisse des dépôts à 28 % et le Crédit foncier à 10 %.

L'objet social a également été étendu au logement non plus des seuls immigrés mais de l'ensemble des personnes défavorisées.

La Sonacotra, qui s'est entre-temps séparée de ses filiales locatives, loge aujourd'hui 73 000 personnes dans des logements meublés répartis dans 450 foyers de travailleurs migrants ou résidences sociales.

Pour mémoire, les foyers de travailleurs migrants, comme tous les foyers de logement (foyers de jeunes travailleurs ou autres), ont vocation à disparaître au fur et à mesure de leur rénovation pour être transformés en résidences sociales. Les deux différences essentielles tiennent à la conception du produit : les foyers sont, sur le modèle des cités universitaires, des chambres avec des éléments de confort (lavabo, douches et cuisines) partagés et ils accueillent tous les publics sans aucun critère d'admission particulier ; les résidences sociales sont généralement des appartements certes meublés, mais qui n'ont pas de différence de nature avec des logements HLM, en ce sens que ce sont de véritables logements.

Celles de la Sonacotra sont meublées et elles n'accueillent des personnes que pour autant que le projet social le permette. Nous avons ainsi des résidences sociales destinées plus particulièrement à un public âgé, à un public de jeunes décohabitant ou à toute autre catégorie de population.

Nous sommes présents sur soixante départements et la Sonacotra a constaté une triple évolution de sa clientèle qui s'est diversifiée et paupérisée et qui a vieilli.

Après avoir eu 100 % d'Algériens, nous en sommes aujourd'hui à 52 % de personnes possédant la nationalité d'un des trois pays du Maghreb puisque, bien évidemment, nous ne nous intéressons dans nos statistiques qu'à la nationalité, en nous interdisant de regarder l'origine. Nous avons par ailleurs 16 % de nationalités des pays d'Afrique sub-saharienne, essentiellement Mauritanie, Sénégal et Mali. Nous avons enfin 27 % de personnes de nationalité française.

Par ailleurs, ces dernières années, répondant à la demande des pouvoirs publics, nous avons accueilli dans nos structures, ou dans des structures créées à cet effet, des demandeurs d'asile. Nous offrons aujourd'hui un peu plus de 5 000 places pour les demandeurs d'asile, soit un tiers des capacités d'accueil du pays. Cela fait de la Sonacotra le premier opérateur sur la demande d'asile.

La deuxième caractéristique, à côté de cette diversification, c'est la paupérisation. Nous envisageons d'ailleurs de changer de nom, parce que la Société nationale de construction de logements pour les travailleurs ne loge plus que 35 % de salariés. Les autres sont bénéficiaires du RMI ou autres minima sociaux à hauteur de 15 %, sont des chômeurs à hauteur de 18 % et sont des retraités ou pensionnés à hauteur de 25 %.

Cette présence importante de retraités illustre la troisième caractéristique : le vieillissement. Les travailleurs d'origine maghrébine ou maghrébins qui sont venus dans les années 60 et jusqu'en 1974 ne sont pas, contrairement aux espérances, repartis au pays et ils vieillissent sur place. 20 % des clients logés par la Sonacotra ont plus de 65 ans et 50 % plus de 55 ans.

Comme je l'ai dit dans mon propos liminaire, nous sommes peu concernés par l'immigration illégale puisque, en application d'un texte qui date de l'après-guerre, nous devons, en tant que logeurs de meublés, faire remplir des fiches de police et exiger les pièces d'identité de toutes les personnes qui sollicitent un logement chez nous. Cela veut dire que nous vérifions la régularité des titres de séjour au moment de l'admission dans les foyers.

Nous avons trois problématiques qui, néanmoins, nous amènent près du sujet qui vous préoccupe.

La première est le problème du vieillissement.

Les vieux qui sont dans nos établissements sont tous en situation régulière, la plupart bénéficiant d'une pension de retraite, et nous conduisons deux actions à leur sujet.

Il s'agit tout d'abord de leur permettre de vieillir, s'ils le souhaitent, dans notre pays, car nous estimons qu'après avoir travaillé un temps suffisant pour bénéficier d'une pension de retraite ou du minimum vieillesse, ils ont bien le droit d'y demeurer si tel est leur souhait. A cet égard, nous menons une action dans deux directions : d'une part, transformer et réhabiliter les foyers qui le nécessitent pour permettre leur accessibilité à des personnes à mobilité réduite ou vieillissante ; d'autre part, en partenariat avec les services départementaux et municipaux, faire en sorte que les dispositifs de soins infirmiers à domicile, de portage de repas et d'aide à domicile puissent s'appliquer également dans des foyers et des résidences sociales, comme elles s'appliquent à l'ensemble du pays.

Il s'agit ensuite de travailler sur l'aller-retour. Je précise que tous nos foyers sont éligibles à l'aide personnalisée au logement (APL) qui nécessite huit mois de présence sur le territoire. Or un certain nombre de ces vieux Maghrébins sont dans l'aller-retour et passent donc plus de quatre mois dans le pays d'origine, ce qui les met ou risque de les mettre en infraction par rapport aux caisses d'allocations familiales. Pour eux, nous développons le concept de chambres partagées, c'est-à-dire que, moyennant un abonnement mensuel et en abandonnant l'APL, ils peuvent passer trois mois en France, le reste au pays, ce qui fait qu'une même chambre est louée tour à tour par plusieurs personnes et nettoyée entre-temps. Il s'agit, en gros, d'hôtellerie très sociale.

Cela permet de répondre à la pression et de libérer des places pour réhabiliter les foyers. En effet, il faut savoir que, lorsque nous transformons un foyer avec des petites chambres en résidence avec des appartements, nous perdons entre la moitié et les deux tiers des capacités. Or les besoins en logement, qu'il s'agisse de logement normal ou de logement des immigrés, sont grands et nous sommes confrontés aujourd'hui à une insuffisance des capacités pour faire face à la demande.

C'est un problème en voie de diminution puisque ces travailleurs âgés, malheureusement, sont de moins en moins nombreux en valeur absolue, même si, en pourcentage, leur proportion augmente.

La deuxième problématique à laquelle nous sommes confrontés est liée à l'immigration sénégalo-malienne, qui concerne essentiellement des populations d'origine soninké qui, à la différence d'autres populations africaines, manifestent un fort souhait de vie communautaire. Pour eux, le foyer est la solution qui permet la migration alternée et la noria entre le pays d'origine et la France.

Cela entraîne un problème lié à la sur-occupation : au nom du principe d'hospitalité, tout titulaire d'une chambre dans un foyer accueille les frères, les cousins et les amis de passage et le passage peut durer longtemps. Ces foyers, essentiellement situés en région parisienne, servent de lieu de regroupement pour la communauté villageoise à l'occasion des fêtes ou le dimanche. C'est dans les salles du foyer que se maintient et se perpétue à Paris la vie du village. D'où des activités dites informelles qui n'ont d'informel que le fait qu'elles ne sont pas déclarées, mais qui sont néanmoins des activités économiques : l'essentiel des boubous et des colifichets vendus sur les plages de France est produit dans les foyers parisiens.

La difficulté pour le gestionnaire est double : d'une part, la résorption de la sur-occupation ne peut pas être résolue par l'augmentation des logements, et j'en donnerai un exemple ; d'autre part, le gestionnaire est dans l'incapacité absolue de savoir si les personnes qui résident chez lui et qui sont hébergées par des clients titulaires de la chambre et parfaitement en règle au plan du séjour sont ou non des immigrés clandestins. Le titulaire de la chambre a toujours un titre de séjour, mais nous en sommes moins sûrs pour ce qui est des colocataires.

Je disais que la solution ne réside pas dans l'augmentation du nombre de logements parce que nous avons fait une expérience, à la demande des autorités municipales de Saint-Denis, qui possédaient sur leur territoire un foyer géré par une association dont la capacité était théoriquement de 300 places et dans lequel on a dénombré 700 personnes en règle sur le plan du séjour, plus une centaine qui ne l'étaient pas. La ville nous a demandé de racheter ce foyer en très mauvais état, de le raser et de construire autant de logements qu'il en faudrait pour loger toutes les personnes qui habitaient sur le site et qui avaient des papiers. La préfecture a régularisé tous ceux qui étaient régularisables et qui n'avaient pas de papiers mais qui auraient pu en avoir au motif qu'il s'agissait de Dionysiens.

Nous avons donc acheté un premier établissement, un foyer de la Poste, construit un deuxième établissement et loué à l'hôpital des bâtiments inoccupés et nous avons deux autres foyers en construction, l'objectif étant de produire autant de places. Or nous constatons que, sur les premiers foyers livrés, la sur-occupation se produit. Cela veut dire que les premiers qui ont été relogés dans la dignité se sont empressés de faire venir un certain nombre de leurs proches.

Sauf à tomber dans des solutions de gardiennage extrêmement onéreuses et peu compatibles avec la vie dans un logement, nous n'avons pas d'autres recours que la justice qui consiste, pour notre entreprise, à demander au juge l'autorisation de faire assister les huissiers par les forces de police pour aller contrôler au petit matin si les personnes qui sont dans les logements sont bien celles qui devraient y être et qu'il n'y a que ceux qui devraient y être et, après avoir fait ce constat, de saisir à nouveau la justice pour obtenir la résiliation du contrat de location. Bien évidemment, lorsque tout cela est fait, les personnes restent sur place parce qu'aucune force de police ne souhaite les mettre à la rue.

Aussi avons-nous entrepris une action de rénovation approfondie en transformant les foyers en logements ordinaires où les problèmes de sur-occupation relèvent d'une autre nature.

La troisième problématique dont je voudrais dire un mot est celle des demandeurs d'asile.

J'ai dit tout à l'heure que la Sonacotra était le premier opérateur pour l'accueil des demandeurs d'asile. Au 31 décembre 2005, les chiffres étaient les suivants : 6 100 places pour les demandeurs d'asile, 3 400 places dans 50 centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA), 1 500 places dans 34 établissements sous forme d'accueil d'urgence (c'est notamment dans les établissements de la Sonacotra que sont orientés tous les malheureux qui essaient de passer par Calais depuis que l'on a fermé Sangatte) et un certain nombre de dispositifs locaux mis en place pour les DDASS.

Dans ces centres d'accueil pour demandeurs d'asile, on observe les chiffres suivants : en moyenne 68 % des personnes qui sont accueillis en CADA obtiennent le statut de réfugiés alors que ce statut n'est obtenu que par 17 % des demandeurs d'asile, ce qui montre que les personnes qui sont hébergées dans un centre ont objectivement plus de chances de voir reconnaître leur situation, tout simplement parce qu'ils peuvent se poser et qu'ils bénéficient de l'aide des travailleurs sociaux qui sont dans les centres pour monter leur dossier.

Le problème auquel nous sommes confrontés, malgré les efforts du gouvernement, c'est la longueur des procédures. La durée moyenne de séjour, si elle a diminué pour tomber à 18 mois, était encore de 24 mois il y a un an. L'objectif du gouvernement est de passer à huit mois, mais il est clair que, lorsqu'on met deux ans pour examiner la situation d'un demandeur d'asile, on crée ipso facto des immigrés clandestins puisque, en deux ans, les femmes ont le temps d'accoucher sur le territoire et que les immigrés ne sont alors ni régularisables, ni expulsables. La réduction de la durée des procédures devrait, en ce sens, améliorer la situation.

Néanmoins deux autres problèmes se présentent : les réfugiés statutaires se trouvent en concurrence, pour l'accès au logement, avec les autres publics prioritaires sur les contingents de réservation, qu'ils soient préfectoraux, municipaux ou patronaux, ce qui entraîne un engorgement puisque 20 % des places sont occupées par des personnes qui, ayant obtenu le statut de réfugiés, n'ont plus rien à faire dans un centre d'accueil pour demandeurs d'asile puisqu'ils sont passés du statut de demandeur au statut de réfugié.

De la même façon, lorsque les familles sont déboutées, nous sommes dans une situation encore plus difficile puisque nous avons des immigrés qui sont devenus clandestins mais que tout le monde connaît puisqu'ils ont déposé un dossier. Lorsqu'ils sont célibataires, on arrive à peu près à les convaincre de partir, mais quand il s'agit de familles avec enfants, c'est un peu plus compliqué. Là aussi, 20 % des places sont occupées par des demandeurs d'asiles qui, normalement, devraient avoir regagné leur pays en toute logique puisque leur statut de réfugiés politiques n'a pas été reconnu.

Voilà très brièvement présentées à la fois l'activité de la Sonacotra et les problématiques auxquelles elle est confrontée en lien avec les préoccupations de votre commission.

M. Georges Othily, président.- Je vous remercie beaucoup, monsieur le président. Je donne la parole à Monsieur le rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- J'ai entendu beaucoup de choses qui répondaient à mes préoccupations.

M. Georges Othily, président.- Pas d'autres questions, mes chers collègues ?

M. Michel Pélissier.- Avec votre autorisation, et pour faciliter le travail de la commission, je vous propose de laisser à Monsieur le rapporteur à la fois le contrat d'objectif qui lie la Sonacotra et l'Etat pour les cinq prochaines années et qui contient un certain nombre de chiffres de détail, et notre dernier rapport d'activité. Malheureusement, celui de 2005 n'est pas encore édité, mais il contient plus de documentations et plus de chiffres que je n'ai pu donner.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Une dernière question quand même : la situation de vos occupants permet-elle le regroupement familial ?

M. Michel Pélissier.- Les demandes de regroupement familial ne peuvent pas se faire dans nos structures puisque celles-ci, par définition, ne sont pas faites pour accueillir des familles. Lorsque, par hasard, le regroupement se fait de façon sauvage, nous nous retrouvons avec des familles dans des chambres ou des studios qui n'ont pas été faits pour cela, ce qui nous pose le problème de la sortie, mais nous le faisons toujours, bien évidemment, comme notre statut nous y oblige, dans le strict respect des gens, c'est-à-dire par la voie judiciaire.

La raison qui fait que nous sommes très attentifs à la régularité du séjour, c'est qu'il est arrivé dans le passé que l'un de nos gestionnaires soit condamné sur la base de l'aide au séjour irrégulier. La police avait trouvé dans le foyer des étrangers en situation irrégulière qui s'étaient mal comportés et le juge a estimé que cela ne pouvait pas avoir échappé à la vigilance de notre gestionnaire local.

M. Georges Othily, président .- Merci beaucoup, monsieur le président.

Audition de M. Léon BERTRAND,
ministre délégué au tourisme, maire de Saint-Laurent du Maroni
(25 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président.- Monsieur le ministre, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation à être auditionné sur les problèmes liés à l'immigration régulière, problème délicat et difficile, souvent passionnel, sur lequel notre commission d'enquête est amenée à travailler depuis novembre dernier.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Léon Bertrand prête serment.

M. Georges Othily, président.- Acte est pris de votre serment. Vous allez nous exposer ce que vous pensez des problèmes d'immigration, et je m'adresse ici non seulement au ministre mais aussi et surtout au maire de Saint-Laurent du Maroni. Nous sommes allés à Saint-Laurent, nous avons vu ce qui s'y passait, nous avons écouté nos interlocuteurs et nous avons pris le maximum de renseignements. Il ne s'agit pas pour nous d'une confrontation entre ce que nous avons entendu et ce que vous allez nous dire, mais nous souhaitons être très proches de la vérité et de la réalité pour pouvoir faire notre rapport.

Notre rapporteur et les collègues qui sont ici vous poseront ensuite un certain nombre de questions et nous pourrons débattre. Vous avez la parole.

M. Léon Bertrand.- Merci, monsieur le président et messieurs les sénateurs. Comme vous me le demandez, je vais m'exprimer tout d'abord en tant que maire et, à partir de là, être le plus fidèle possible par rapport à ma vision du problème de l'immigration dans l'ouest de la Guyane. Je vais donc partir de témoignages tout à fait personnels et décliner ma présentation en trois parties, après quoi je répondrai tout simplement à vos questions, ce qui sera beaucoup plus interactif et intéressant.

Tout d'abord, les chiffres que nous avons ne reflètent pas la réalité. Je le dis tout simplement parce qu'en tant que maire de Saint-Laurent du Maroni, je suis tout à fait réaliste. J'ai été élu en 1983, à une époque où la ville de Saint-Laurent du Maroni comptait environ 6.000 habitants. Aujourd'hui, en 2005, les chiffres de l'INSEE nous donnent environ 20.000 habitants alors qu'en réalité, j'estime que nous en avons au moins 15.000 de plus.

Pourquoi puis-je me sentir autorisé à le dire ? Parce que j'ai d'autres indications qui me permettent d'avancer de tels chiffres. Tout d'abord, en tant que maire, je suis devant la difficulté de construire des classes depuis quelque temps. L'année dernière, nous avons construit un groupe scolaire ; certaines années, il faut créer deux groupes. Nous avons une cadence effrénée qui met en péril le budget même de la commune de Saint-Laurent du Maroni, parce qu'il ne suffit pas de construire des classes, il faut aussi trouver des moyens pour assurer leur entretien et leur fonctionnement, charges qui sont pérennes et qui grèvent le budget communal.

Pour vous donner un exemple simple, au moment où je vous parle, nous avons près de 12.000 élèves (11.750 exactement) pour une population qui, selon l'INSEE, serait de 20.000 habitants. Vous voyez bien qu'il y a forcément une anomalie.

L'autre indication est fournie par l'hôpital. J'ai la chance d'être le président de l'hôpital intercommunal de Saint-Laurent du Maroni, le centre hospitalier Franck Joly. Là aussi, nous constatons que plus de 50 % du budget de l'hôpital de Saint-Laurent du Maroni est alimenté par les aides médicales. La situation n'a fait qu'empirer avec la CMU, et j'ajoute que la majeure partie des personnes qui sont soignées à l'hôpital de Saint-Laurent du Maroni sont bien entendu issues de l'immigration.

Quant aux naissances, il y en a cinq, six, voire sept par jour. L'année dernière, nous avons eu pratiquement 1.800 naissances, parmi lesquelles nous n'avions pas plus de deux personnes connues. Toutes les autres viennent de l'autre côté du fleuve. Il y a même une filière organisée depuis Paramaribo, la capitale du Surinam, qui organise l'acheminement des femmes qui viennent accoucher à la dernière minute.

Nous avons essayé de lutter contre ce problème il y a quelques années et nous avions eu l'idée d'aider l'hôpital qui se trouve dans la petite ville située en face de Saint-Laurent du Maroni, Albina. Tout comme vous, l'Etat a apporté des financements. L'hôpital a été réparé, nous avons mis en place des vacations avec nos médecins qui traversaient le fleuve pour assurer des soins, mais cet hôpital est actuellement fermé parce que, puisqu'il fallait payer, personne n'y allait.

Cela avait créé en plus un autre phénomène : pour éviter tout cela, on avait assisté pendant un certain temps à des accouchements à domicile. Les pompiers étaient obligés d'aller dans certains quartiers, notamment celui de la Charbonnière, pour récupérer une maman et son bébé et l'amener à l'hôpital. C'est une indication supplémentaire qui montre que les chiffres officiels que nous connaissons ne reflètent pas du tout la réalité.

Pour terminer avec cette première partie, je vais vous parler d'un autre phénomène qui a frappé la Guyane, et en particulier Saint-Laurent du Maroni, c'est-à-dire l'ouest : les événements de 1986. Vous savez que le Surinam (ancienne Guyanne hollandaise) est devenu indépendant en 1975 et que, depuis, les différents gouvernements ont été traversés par des crises : la junte militaire a été au pouvoir et cela s'est terminé par une guérilla en 1986. C'est ainsi que nous avons eu, pendant plusieurs années, des milliers de réfugiés (à l'époque, il y en avait 12.000 à 13.000) que l'on appelait des « PPDS » (personnes provisoirement déplacées du Surinam) et qui étaient installées à Saint-Laurent du Maroni. J'ai connu quatre camps de réfugiés destinés à accueillir les PPDS : deux du côté de Saint-Laurent et deux autres sur la route de Mana, à tel point qu'il y avait plus de réfugiés que d'autochtones à l'époque.

Comme la France ne souhaitait pas que ces personnes soient reconnues comme de véritables réfugiés, on a inventé cette notion de PPDS parce qu'on pensait que les gens pourraient un jour retourner chez eux. En 1992, un retour a été amorcé, on a donné des financements pour que les PPDS puissent repartir, mais vous savez comment cela se passe : la Guyane est grande et beaucoup de personnes ont fini par se disperser dans la nature. Même si certains ont pu récupérer de l'argent pour traverser, c'est tout naturellement qu'elles sont revenues ensuite.

Cette population a donc grossi d'un seul coup, non seulement celle de Saint-Laurent du Maroni, mais aussi celle de la commune de Mana, qui se trouve à 40 km de Saint-Laurent, sans parler des autres communes le long du Maroni : Apatou, Grand-Santi, Papaïchton, voire Maripa-Soula.

J'ai voulu vous donner ces explications dans la première partie pour vous montrer que les chiffres de l'INSEE selon lesquels, actuellement, la Guyane compterait environ 185.000 habitants, ne reflètent en rien la réalité du pays.

Il s'agit ici de la porte d'entrée de l'ouest de la Guyane, mais nous en avons une autre qui se trouve à l'est, c'est-à-dire en face du Brésil, au niveau de la commune de Saint-Georges de l'Oyapock. La Guyane est enserrée entre deux pays : le Surinam, avec une frontière qui fait environ 400 km et qu'il nous est difficile de surveiller (on ne peut pas mettre un gendarme tous les mètres et le Maroni a une largeur d'un ou deux kilomètres au nord, mais il ne fait parfois qu'à peine 300 mètres de large et permet donc des passages à gué) et le Brésil, à l'est, avec le fleuve Oyapock, que les Brésiliens peuvent facilement traverser, d'où les problèmes d'orpaillage clandestin que nous connaissons actuellement.

J'en viens à la deuxième partie de mon intervention : pourquoi cette immigration tout à fait particulière ?

Je pense qu'elle est due tout simplement à la caractéristique géographique de la Guyane. C'est un vaste département, presque le cinquième de la France, un département vide dont les frontières sont loin d'être étanches et peuvent être traversées facilement d'un côté comme de l'autre. Le mythe de l'or y a toujours existé et, ces jours-ci, on peut même parler de fièvre de l'or parce que, au moment où je vous parle, des milliers de clandestins exploitent l'or au milieu de la forêt. J'ajoute que le cours de l'or étant en train de monter depuis quelque temps, cette fièvre augmente en même temps, de même que l'attractivité de la Guyane.

Autre élément d'attractivité important : toutes les prestations sociales, avec les allocations familiales, le RMI et les divers dispositifs sociaux.

Il faut y ajouter le centre spatial. Lorsqu'on est à des kilomètres de la Guyane et que l'on voit monter les fusées, on se dit qu'il se passe quelque chose là-bas et qu'il faut y aller. Depuis quelques jours, des perspectives nouvelles se créent avec la nouvelle fusion entre la Russie, l'Italie et la France, c'est-à-dire entre Soyouz, Ariane V et Véga, ce qui nous donne des perspectives pour au moins vingt ans. Cela constitue un élément d'attractivité supplémentaire.

Voilà les éléments qui, pour moi, constituent une grande attractivité, et je le dis pour vous montrer que notre immigration ne peut pas être comparée à celle existant en Martinique, en Guadeloupe ou à Mayotte, dans la mesure où il s'agit d'îles par nature un peu plus protégées que nous, où ce sont des îles perdues dans l'océan Indien ou dans l'océan Atlantique.

Nous sommes surtout à côté de pays comme le Brésil et le Surinam. Comme je viens de le dire, depuis que le Surinam est devenu indépendant, le régime, malheureusement, ne parvient pas à améliorer le niveau de vie et à le rendre correct. Quand la misère s'installe quelque part, les gens la fuient pour aller chercher du travail ailleurs, et la Guyane apparaît comme une espèce de havre de paix et de richesses.

Dans une troisième partie, je vais évoquer les solutions que j'entrevois.

Pour lutter contre l'immigration, ce que nous avons fait jusqu'à présent avec le plan « Alizée bis » et les patrouilles sur le Maroni ne suffit pas. Le territoire est trop grand, nous devons lutter contre des délinquants qui emploient des méthodes violentes et nous ne sommes pas du tout armés pour cela.

Pour pouvoir diminuer l'attractivité, il faut être vraiment original. Si on reste simplement dans le système dans lequel nous sommes, nous n'allons pas du tout y parvenir.

Je me souviens qu'en 1993, j'avais fait une proposition qui avait fait hurler tout le monde, notamment à Cayenne, et en particulier les socialistes. En effet, j'avais dit qu'au bout du troisième enfant, je souhaitais que l'on puisse diminuer les allocations familiales dans certaines zones de la Guyane et utiliser le différentiel afin qu'il soit redistribué sous une autre forme, notamment pour les cantines scolaires. Cela avait créé un émoi très important en Guyane, puisque j'avais été considéré comme un suppôt de Jean-Marie Le Pen. Même dans la majorité, en métropole, on m'avait répondu que cette proposition était irrecevable dans un pays animé par des principes de générosité comme la France.

Il faut savoir que, lorsqu'un étranger traverse le Maroni ou l'Oyapock, son objectif est de faire à tout prix des enfants. La Constitution nous obligeant à scolariser tous les enfants qui sont sur place, une fois qu'ils sont scolarisés, on voit mal comment le préfet ou le sous-préfet peut expulser ses parents et on est donc forcé de régulariser progressivement la situation. Il suffit de voir, au début de chaque mois, à la Poste, les files d'attentes constituées par les personnes qui viennent percevoir l'argent des allocations familiales, puis traversent le Maroni pour le dépenser au Surinam.

Ma deuxième proposition était de considérer la maternité de Saint-Laurent du Maroni ou un autre hôpital comme une zone d'extraterritorialité, afin que, si une femme haïtienne, surinamienne ou brésilienne accouche, l'enfant acquière seulement la nationalité des parents. Cette proposition était faite dans le but de donner des signes très forts et pour dire à ceux qui viennent : « Ce n'est pas la peine de venir, parce que vous n'aurez jamais la chance, un jour, d'avoir les possibilités que vous donne la loi française ».

La majorité de l'époque a envoyé une mission d'information qui est venue voir ce qui se passait dans l'ouest guyanais et on m'a expliqué ensuite que ce n'était pas possible. A mon avis, tant que l'on restera dans les sentiers battus, on n'arrivera pas à trouver de solution. Aujourd'hui, la Constitution nous permet, par l'expérimentation, d'aller un peu plus loin ; je pense qu'il faut être créatif et imaginatif et voir si nous n'avons pas d'autres solutions à trouver.

La troisième solution que je propose consiste à aider le Surinam et le Brésil pour que leurs populations se trouvent bien chez elles. Cela peut se faire sous la forme de la coopération, mais, jusqu'à présent, la coopération ne s'est jamais engagée comme il se doit. Les seules discussions que nous avons avec le Guyana ou le Surinam portent sur la signature d'accords de réadmission. Je suis allé au Guyana il y a quelque temps et j'ai eu un entretien avec son président de la République. Mais comment demander au président du Guyana de signer des accords de coopération si lui-même ne peut pas expliquer à sa population que ces accords peuvent être signés dans un cadre beaucoup plus global de coopération avec la France ?

Il faut une véritable coopération. La plupart du temps, nos postes diplomatiques sont dynamiques mais sur ce plan, ils n'agissent pas concrètement. A la préfecture de Guyane comme à la sous-préfecture de Saint-Laurent du Maroni, il n'y a aucun agent ni aucun fonctionnaire qui soit en mesure de voir comment exploiter des accords signés afin que la coopération soit véritablement efficace.

Si on l'avait fait il y a quelques années, nous aurions vraisemblablement pu établir des passerelles, avoir une véritable discussion avec les Etats concernés et les obliger progressivement à mener une vraie politique vis-à-vis de leurs ressortissants, ce qui n'est pas le cas actuellement. Cela me paraît être l'un des leviers sur lesquels il faut aussi agir.

La résolution des problèmes recontrés passe également par la régularisation.

Que se passe-t-il aujourd'hui en matière de régularisation ? On scolarise des enfants dont les parents n'ont pas de papiers mais qui savent forcément qu'un jour, ils en auront parce que leurs enfants vont à l'école et qu'ils sont sur le territoire depuis cinq à huit ans. En tant que maire, quand on m'appelle pour me dire que certaines familles vivent dans des squats, qu'il n'y a ni électricité, ni hygiène et qu'elles boivent de l'eau qui vient d'un ruisseau, je sais qu'en cas de problème, c'est moi qui serai responsable parce que je n'ai pas pu apporter ce qu'il faut en tant que maire. Il faut que les enfants aient de l'électricité pour pouvoir bien étudier à l'école, sachant que, s'ils ne sont pas formés demain, on peut se demander ce que deviendra la société guyanaise.

A un moment donné, une régularisation doit intervenir. Une opération a été tentée dans les années 90. Cependant, j'avais toujours dit qu'une bonne opération de régularisation ne pouvait se faire que si elle était rapide et si on pouvait se donner les moyens de la contrôler convenablement. On a voulu, comme souvent, régulariser avec le temps, soit parce qu'on n'avait pas compris, soit, tout simplement, parce qu'on manquait de moyens. Cela pose en effet des questions liées aux effectifs.

Aujourd'hui, sur notre territoire, nous avons des personnes qui sont en situation régulière et nous en avons autant qui sont en situation irrégulière. Comme elles ont des enfants, elles sont tolérées et restent sur le territoire, mais elles sont en situation irrégulière et, bien entendu, elles constituent une espèce de flou administratif qui crée un effet d'appel. On ne peut pas demander à la police nationale de contrôler cela correctement. Il faut donc mener une action de régularisation, mais celle-ci doit être rapide, avec des moyens, afin de bien connaître la matière pour bien la contrôler et donner les signaux nécessaires.

Enfin, il faut apporter aussi des réponses d'ordre économique, parce qu'aujourd'hui, la population de la Guyane est en train de changer et que nous n'avons plus de repères. Nous avons une espèce d'évolution, mais elle se fait dans le mauvais sens. Nous avons encore un équilibre, mais je me demande jusqu'à quand il va tenir. On dit qu'il ne faut pas toujours associer l'insécurité à l'immigration, mais, pour ma part, je le fais, parce que, lorsque les gens traversent le fleuve et n'arrivent pas à trouver des moyens pour vivre, ils commencent par commettre des petits larcins parce qu'il faut bien manger, et c'est ainsi qu'ils deviennent délinquants. Il suffit de regarder la population carcérale : pratiquement 80 % des personnes détenues sont d'origine étrangère.

Il faut donc avoir le courage d'aborder tout cela et de voir comment nous pourrions apporter ensemble des solutions.

J'ai une dernière solution que je me permets de préconiser avant de répondre à vos questions. J'ai fait cette proposition lorsque nous avons appris la mort de ce malheureux gendarme, il y a environ trois semaines, et que j'ai eu l'occasion de me rendre sur place avec le ministre de l'outre-mer, François Baroin. Nous avons en face de nous une délinquance très particulière : ce sont des voyous, des bandits qui utilisent des méthodes que l'on ne connaît pas en métropole, des méthodes particulières qui viennent d'Amérique du Sud. Ce ne sont donc pas nos gendarmes, avec leur façon de travailler et leurs méthodes, qui vont pouvoir rivaliser.

Les seules personnes que l'on craint encore en Guyane, ce sont les légionnaires. J'ai fait cette proposition qui a tout de suite choqué beaucoup de gens. Le ministre de la Défense m'a indiqué que, pour des questions de responsabilité, ce que j'envisageais était impossible, et que la légion était seulement en Guyane pour assurer la production de la base spatiale. Mais on ne pourra pas continuer à protéger la base spatiale comme elle l'est pour l'instant. De plus, elle ne représente pas uniquement un intérêt franco-français mais désormais européen.

Si on veut que les choses durent, il faut que le périmètre de protection soit beaucoup plus large. Entre deux tirs, on peut imaginer que les légionnaires puissent se déplacer. Ce sont les seuls qui connaissent la nature et qui peuvent évoluer dans de bonnes conditions dans la forêt guyanaise afin d'apporter des solutions aux problèmes de sécurité que nous rencontrons. Je ne dis pas qu'il faut qu'ils traversent les rues des villes de Guyane, mais il y a peut-être des choses à faire avec eux.

Voilà, en quelques mots, ce que je voulais vous dire pour vous donner mon point de vue en tant qu'élu local, le point de vue d'un Guyanais qui voit son pays sombrer dans la médiocrité depuis 25 ans. Comme nous n'avons pas le temps d'absorber la population étrangère qui nous arrive, c'est un nivellement qui se fait à la base, une exaspération qui monte de plus en plus et des Créoles qui se sentent de plus en plus acculés et minoritaires dans la population. Pour l'instant, cela tient, mais ce ne sera plus le cas bientôt.

Voilà, mesdames et messieurs les sénateurs, ce que je voulais vous dire, et je suis prêt, bien entendu, à répondre aux questions que vous souhaiterez me poser.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- J'allais entamer le débat sur ce qui a fait l'objet de votre conclusion, c'est-à-dire sur la présence et l'utilisation de la légion étrangère pour assurer la sécurité. Nous avons vu votre déclaration ; nous avons entendu aussi les réactions, y compris du préfet de la Guyane qui considère que les métiers ne sont pas les mêmes.

Par ailleurs, les gendarmes nous disent ne pas disposer de matériel suffisant, en particulier de moyens aéroportés, pour rejoindre rapidement les régions de Guyane qui ne sont pas accessibles par la route mais seulement par le fleuve. Il semble que, depuis 1993, des promesses ont été faites sur un hélicoptère biturbine qu'ils attendent toujours. Nous avons donc l'impression qu'il faut avancer et que les choses doivent aller plus vite.

Après cette observation, j'aurai une question à vous poser sur la situation juridique du fleuve Maroni. Les gendarmes nous disent qu'ils ne peuvent pas faire des contrôles sur le fleuve lui-même compte tenu de son statut juridique. Des démarches ont-elles eu lieu, à votre connaissance, notamment avec le Surinam, pour essayer de régler cela ? En l'occurrence, ils demandent que des contrôles avant les débarquements puissent être faits sur une bande de 300 mètres entre la rive française et l'intérieur du fleuve.

M. Léon Bertrand.- Sur le premier point, il se pose en effet une question d'effectifs que je n'ai pas abordée. Il est vrai que les gendarmes n'ont pas les moyens dont ils ont besoin, tout d'abord en effectifs et ensuite en équipement, pour pouvoir se déplacer correctement.

Il faut reconnaître que les orpailleurs clandestins ont plus de moyens que les gendarmes et qu'ils peuvent mobiliser l'équipement qui leur faut pour pouvoir échapper aux contrôles. Un hélicoptère avait été promis, effectivement, et j'espère qu'il arrivera prochainement.

Quant à la question du fleuve Maroni, son statut est pour l'instant indéfini. Il semblerait qu'avant l'indépendance, il y ait eu des accords entre la France et la Hollande lorsque les Pays-Bas étaient encore en Guyane hollandaise, mais, depuis l'indépendance, en 1975, toutes les eaux sont devenues internationales. A ma connaissance, il n'y a eu aucune démarche ni aucun contact pour trouver une organisation satisfaisante du fleuve Maroni. Cela peut se comprendre, dans la mesure où le Surinam est devenu démocratique il y a à peine une dizaine d'années, sachant qu'auparavant, il y avait eu une junte militaire et des coups d'Etat successifs et que la France avait quelque réticence à vouloir engager une coopération avec le Surinam.

Cela dit, les choses semblant se stabiliser et se normaliser depuis quelques années, il est envisagé des signatures de coopération. Je sais que le président de la République envisage de se rendre en Guyane et, peut-être, de rencontrer ses homologues guyaniens et surinamiens. Ce sera peut-être l'occasion d'engager des négociations. Comme il n'y a pas d'accord de coopération, tout ce qui a été fait jusqu'à présent a eu lieu avec la bonne volonté des hommes qui se trouvaient d'un côté et de l'autre, mais rien de plus.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Vous avez abordé le problème des personnes qui arrivent et de la course aux prestations sociales. Quid du travail clandestin et de son ampleur ? Vous avez peut-être un point de vue sur ce point.

M. Léon Bertrand.- C'est volontairement que je ne l'ai pas abordé parce que, pour moi, c'est un phénomène que l'on trouve partout, que l'on soit en Guyane, en Martinique, en Guadeloupe ou en métropole. Il est clair que, là aussi, nous avons des patrons qui profitent de la main-d'oeuvre qui vient de l'autre côté. Cela se passe plutôt du côté brésilien, parce qu'en général, les Brésiliens qui viennent en Guyane sont formés : ce sont des bons charpentiers et on les retrouve dans le bâtiment ou les travaux publics. La plupart du temps, ces patrons se font d'ailleurs épingler lors des contrôles. Ce n'est pas forcément le cas avec les Surinamiens ou les Haïtiens.

M. Bernard Frimat.- Monsieur le ministre, nous avons retrouvé dans vos propos beaucoup de choses que nous avons déjà vues et la prise de conscience que nous avons de cette situation tout à fait exorbitante de la Guyane, notamment la charge des collectivités locales qui, ayant leurs moyens calculés sur des chiffres officiels de population, sont mises dans une situation dramatique. Quand nous avons rencontré l'association des maires de Guyane, on a évoqué devant nous un certain nombre d'exemples sur des communes comme Saint-Elie ou Mana et des éléments tout à fait impossibles face à cette recrudescence.

Vous voyez ainsi que l'on peut être à la fois socialiste et réaliste.

Sur le travail clandestin, je voudrais reprendre la question de notre rapporteur. Ne pensez-vous pas qu'il y a véritablement là un élément d'appel important ? Quand on entend un président de tribunal de grande instance dire : « Qui n'a pas, à un certain niveau de revenu, son jardinier haïtien et sa cuisinière surinamienne ? », ne pensez-vous pas que le travail clandestin est un élément insuffisamment pris en compte dans le problème de l'immigration clandestine ?

J'ai une deuxième question. Quand on parle de la notion de prestations sociales, on pense souvent aux allocations familiales et à l'aspect monétaire alors que l'aspect de la scolarisation et l'aspect de la santé nous semblent importants. Ne pensez-vous pas qu'il y a, là aussi, une certaine imbrication de l'ensemble de la population, qu'elle soit guyanaise ou composée d'étrangers en situation régulière, qui, par le biais de la reconnaissance de paternité, peut ouvrir des droits financiers ? Pour ces reconnaissances de paternité, dont on nous a dit qu'elles étaient pour une grande partie frauduleuses, ne pensez-vous pas qu'il n'y a pas quelque chose à faire aussi ? Si les gens viennent en Guyane (sans parler des commanditaires brésiliens qui dirigent l'orpaillage et qui vont piller la Guyane parce qu'ils y ont accès par la forêt), c'est bien parce que le niveau de vie, par rapport aux pays avoisinants, y est meilleur et qu'ils caressent l'espoir d'y vivre mieux. Comment réagissez-vous à tout cela ?

M. Léon Bertrand.- C'est exactement ce que j'ai dit au début de mon propos lorsque j'ai mis en avant ce que j'appelle les éléments d'attractivité d'un certain public. J'ai évoqué, parmi d'autres, la question des prestations sociales sans entrer dans le détail, c'est-à-dire dans le mécanisme frauduleux que nous devons combattre et qui attire les immigrés.

Il est vrai que nous assistons de plus en plus à des mariages blancs. Nous savons que des ressortissants français se mettent d'accord sur une certaine somme et se marient pour pouvoir contourner les règles. Il est vrai aussi que, du côté du travail clandestin, c'est une forme d'attractivité d'un certain public candidat à l'immigration.

Il y a plusieurs volets et je suis tout à fait d'accord avec ce que vous venez d'évoquer. Cela fait d'ailleurs partie du début de mon propos.

M. Philippe Dallier.- Monsieur le ministre, je ne connaissais pas la Guyane avant le déplacement de la commission d'enquête et je dois vous dire que ce que j'y ai découvert, notamment à l'ouest, du côté de Saint-Laurent du Maroni, puisque nous ne sommes pas allés à l'est, m'a surpris, pour employer un doux euphémisme.

La première chose qui surprend, c'est la faiblesse des moyens de l'Etat. Vous en avez parlé : avec 63 gendarmes pour surveiller 400 km de fleuve, sans parler de la côte, et un territoire vaste comme plusieurs départements français, on voit bien que les forces de l'ordre, là-bas, sont face à une mission impossible à remplir. De même, on est surpris quand on considère l'état dans lequel se trouve la sous-préfecture de Saint-Laurent du Maroni et le nombre très limité d'agents qui y travaillent.

Je voudrais ensuite évoquer un point particulièrement important qui fait en tout cas débat. On a beaucoup parlé des problèmes de Mayotte et le ministre François Baroin a émis l'hypothèse de modifier le droit du sol là-bas, mais la question pourrait également se poser en Guyane, si ce n'est qu'il s'agit d'un département depuis 1946 et que cela pose donc un problème constitutionnel.

Vous avez fait allusion au droit du sol en parlant d'un statut d'extraterritorialité de l'hôpital. J'aimerais donc que vous alliez plus loin.

Cela étant dit, si je peux me permettre de donner mon point de vue, le fait que l'hôpital soit établi sur une base extraterritoriale changera-t-il véritablement les choses à partir du moment où l'on a bien vu que les gens inscrivaient leurs enfants à l'école à Saint-Laurent du Maroni et que l'obligation de les scolariser faisait que, de toute manière, vous étiez amené à construire des classes et à en supporter la charge ? Si les enfants naissent à l'hôpital de Saint-Laurent du Maroni, que celui-ci soit français ou extraterritorial, je pense que cela ne changera pas grand-chose par rapport au fait qu'ils sont sur place.

Avez-vous un avis sur une réforme éventuelle du droit du sol et, si je peux pousser plus loin ma question, pensez-vous qu'il est judicieux de dissocier la problématique de l'outre-mer de la problématique de la métropole ?

Si je pose la question, c'est parce que nous avons bien vu, en allant à Saint-Martin, sur un territoire beaucoup plus petit, que la problématique de l'hôpital et des naissances était exactement la même, puisque, côté français, il y a un hôpital public qui accueille tout le monde alors que, côté hollandais, il y a une clinique privée qui ne reçoit que les gens qui ont les moyens de payer. Le résultat est exactement le même qu'avec l'hôpital d'Albina : tout le monde vient accoucher côté français !

En Guadeloupe, nous avons vu aussi que la problématique des naissances se posait sur le territoire. J'irai même jusqu'à dire qu'en métropole, on s'aperçoit que certaines femmes en situation irrégulière font tout ce qu'elles peuvent pour avoir un enfant sur le territoire, pensant ainsi retarder ou empêcher une éventuelle expulsion. Par rapport au droit du sol, pensez-vous qu'il est judicieux de distinguer la métropole de l'outre-mer et de faire deux lois, puisque c'est sans doute vers cela que nous nous dirigeons : une loi pour la métropole et, dans un deuxième temps, une loi pour l'outre-mer ?

M. Léon Bertrand.- Il est vrai que, pour répondre à la première partie de votre question, l'extraterritorialité apparaît comme ayant maintenant des effets très ténus par rapport à l'objectif recherché. Finalement, si les enfants restent sur place, nous avons l'obligation de les scolariser, il faut régulariser les parents un jour et on retombe dans le même système.

Cela dit, si un enfant naît directement sur le sol français, pour ses parents, le fait même de le savoir est un signal très fort qui est donné, même si, en fin de compte, les résultats sont les mêmes. C'est pourquoi la notion d'extraterritorialité avait pour moi une valeur symbolique très forte. En effet, ce n'est pas parce qu'on naît en France que l'on sera nécessairement Français un jour. Pour beaucoup, être français est un processus commercial intéressant. C'est pourquoi l'idée de l'extraterritorialité me paraît tout à fait utile.

Quant à ce débat sur le droit du sol, il est vrai que nous ne sommes pas dans la situation de Mayotte, dans la mesure où nous sommes bien insérés en tant que département français, mais il est vrai aussi qu'il faut tenir compte de notre situation juridique. Je me demande donc si on n'aurait pas intérêt à dissocier les deux, en ayant une loi qui serait applicable en métropole et en pensant à une chose particulière pour la Guyane.

C'est la raison pour laquelle j'évoquais tout à l'heure la Constitution qui permet de mettre en avant le droit à l'expérimentation. Je ne sais pas jusqu'où on peut aller à partir de là, mais on pourrait peut-être trouver une solution pour prendre en compte ce problème même si nous sommes à la limite de l'inconstitutionnalité. Vous voyez jusqu'où je vais. Tant que l'on essaiera de trouver des solutions avec les mêmes règles et la même vision, on n'y parviendra jamais. A mon avis, il faut donc dissocier les deux éléments.

M. Georges Othily, président.- Sur l'extraterritorialité, il se pose un problème d'ordre constitutionnel, encore que le fait que l'enfant soit né sur un site extraterritorial donne la possibilité de le reconduire, lui et sa mère, à la frontière, alors que, s'il est né sur le territoire français, il y a comme une impossibilité. C'est la seule nuance que l'on peut apporter dans ce débat.

M. Philippe Dallier.- Si je peux me permettre d'ajouter un point, monsieur le président, on voit bien -c'est la géographie qui parle- que l'on aura beau reconduire quelqu'un a la frontière, il retraversera le Maroni le lendemain. Nous avons vu combien il était difficile d'arriver à contrôler cette frontière qu'est le fleuve, les gens ayant pris de tout temps l'habitude de passer d'un côté et de l'autre. Il y a là une difficulté propre à la géographie. Je pense donc que cela n'empêchera pas la mère de revenir le lendemain et de demander l'inscription à l'école par un biais ou un autre.

Nous avons constaté que, là aussi, il y avait un certain nombre de trafics que l'on a du mal à imaginer si on ne les voit pas sur place. On nous a ainsi expliqué que des parents surinamiens vivaient au Surinam et que leurs enfants, eux, étaient confiés à des gens en Guyane pour les inscrire à l'école, ce qui leur permettait de toucher des prestations sociales en Guyane. C'est une situation absolument inadmissible et inacceptable.

M. François-Noël Buffet, rapporteur.- Le fait d'inscrire les enfants automatiquement dans les écoles, sur lequel personne ne fait d'observations particulières, ne génère-t-il pas des difficultés avec les Guyanais eux-mêmes ?

Dans quelle attitude sont les habitants français de Saint-Laurent du Maroni qui voient se construire des écoles dans lesquelles sont accueillis des enfants étrangers -principe sur lequel on ne discute pas- mais qui peuvent éventuellement occuper des places qu'eux-mêmes n'ont pas ?

M. Léon Bertrand.- La scolarisation de ces enfants suscite effectivement de fréquentes difficultés, certains parents d'enfants guyanais pouvant mal réagir.

M. Georges Othily, président.- Dans le cadre de la construction scolaire, l'Etat apporte-t-il une contribution à la ville de Saint-Laurent, comme cela se fait pour les communes du fleuve ?

M. Léon Bertrand.- Oui. Nous recevons une contribution, mais elle a tendance à décliner, et elle arrive avec tant de retard que cela nous pose parfois énormément de problèmes. Le problème n'est pas tellement de trouver l'aide à l'investissement ; il se pose surtout pour le fonctionnement. En effet, lorsqu'on crée une école maternelle de douze classes, il faut des postes d'agents territoriaux spécialisés des écoles maternelles (ATSEM) et d'agents de services : ce sont des charges pérennes dans le budget de la commune, et c'est surtout cela qui nous pose problème.

Je ne parle même pas des moyens de financement que nous devons trouver pour entretenir les écoles. Aujourd'hui, nous n'avons plus de moyens pour entretenir les écoles que nous avons construites il y a cinq ou six ans. Pour l'instant, nous utilisons au maximum tous les dispositifs aidés, c'est-à-dire les CES, les CEC et les contrats d'avenir, mais nous sentons bien que cela n'est pas suffisant.

J'ai eu une grève il y a un mois à la mairie de Saint-Laurent du Maroni organisée par des personnes qui arrivaient à la fin d'un contrat CEC, ce qu'elles ne peuvent pas comprendre alors qu'elles sont là depuis cinq ans. Nous en arrivons vraiment à des impasses qui nous empêchent de gérer correctement une ville. Quand tous les financements partent pour le personnel ou la construction d'une école, il est clair que la ville finit par dépérir parce que d'autres secteurs tout aussi prioritaires ne peuvent pas obtenir les réponses qu'il faudrait.

M. Bernard Frimat.- On voit bien qu'il y a un problème structurel de ressources financières pour les différentes communes de Guyane qui est posé de manière très nette en raison du décalage entre population officielle et population réelle.

Cela dit, je souhaite vous interroger, monsieur le ministre, sur votre sentiment concernant l'accroissement de reconduite à la frontière, qui est un objectif qu'avance souvent le ministre de l'intérieur. Ne pensez-vous pas que, comme le disait Philippe Dallier sur l'exemple guyanais, si on demandait aux gendarmes d'atteindre des objectifs supérieurs de reconduite à la frontière, ils pourraient les obtenir relativement facilement ? On nous a indiqué qu'en France, une reconduite à la frontière sur cinq se passe dans le secteur de Saint-Laurent du Maroni. Cela pose un autre problème depuis 1993 : l'existence du caractère non suspensif au recours contre cet acte administratif.

Ne pensez-vous pas que, treize ans après, à la fois le caractère non suspensif de la reconduite et la facilité de réintroduction sur le territoire national montrent que cela ne constitue pas du tout un élément de solution et que, même si on peut tenir tous les discours du monde sur l'augmentation du nombre de reconduites à la frontière en mobilisant des moyens énormes sur cet aspect, nous sommes en droit de nous demander si on ne pourrait pas mettre ces moyens sur d'autres idées pour régler le problème ?

Je ne vous dis pas qu'il faut laisser l'immigration se développer de manière clandestine : là n'est pas mon propos. Pour autant, nous constatons un certain décalage entre les efforts et la mobilisation des personnes auxquelles on demande, si vous me permettez cette image, de vider la mer avec une petite cuiller, et le résultat qu'elles obtiennent. Il leur faudra beaucoup de temps et on peut être relativement sceptique sur le résultat.

M. Léon Bertrand.- Nous sentons bien que nous transportons de l'eau avec un panier percé. En même temps, si cela ne se faisait pas, nous ressentirions immédiatement un regain d'insécurité. Ce n'est évidemment pas la bonne réponse, mais, pour l'instant, c'est la seule. C'est pourquoi j'évoquais tout à l'heure tout un panel de possibilités entre la coopération et les moyens touchant aux allocations familiales. Il y a tout un panel de mesures à mettre en place ensemble, mais, pour l'instant, on ne fait que des reconduites qui, à mon avis, n'ont pas de pertinence. En général, ce sont les mêmes personnes que l'on reconduit et, souvent, celui qui est reconduit revient beaucoup plus vite en Guyane que ses accompagnateurs.

M. Georges Othily, président.- Monsieur le maire, quelle organisation préconisiez-vous à l'ouest de la Guyane pour essayer de réguler le flux migratoire ? Faut-il créer un centre de rétention administrative à Saint-Laurent ? Faut-il créer un tribunal de grande instance ou une chambre détachée ? Faut-il un commissariat de police, puisque vous avez plus de 30.000 habitants, ce qui me semblerait répondre au droit et à la pratique ? Enfin, faut-il avoir la possibilité de détruire le matériel de celui qui transporte un immigré qui serait en situation irrégulière ? Ces dispositifs ne pourraient-ils pas convenir à Saint-Laurent ?

M. Léon Bertrand.- Nous sommes dans une telle situation que toutes ces mesures paraissent nécessaires. Il faut en effet renforcer les effectifs de la police nationale, notamment avec la création d'un commissariat, mais il faut voir cela dans le détail, parce que je crois savoir que, lorsqu'un commissariat est implanté, on n'a pas en même temps, sur le même périmètre, l'action de la gendarmerie. Cela dit, les gendarmes sont sur le terrain, un peu partout et à toute heure, ce qui n'est pas forcément le cas de la police nationale. C'est la raison pour laquelle, jusqu'à présent, j'ai toujours opté pour la présence de la gendarmerie sur le terrain.

Quant aux autres propositions, il serait bon en effet d'avoir un centre de rétention administrative à Saint-Laurent du Maroni, de même qu'un tribunal de grande instance, pour pouvoir sentir une manifestation de l'autorité de l'Etat sur le terrain même.

M. Georges Othily, président.- Je n'ai pas parlé de la construction d'une prison.

M. Léon Bertrand.- Cela va de soi. Toutes ces propositions me conviennent si on arrive véritablement à les mettre en pratique. En l'occurrence, nous raisonnons sur les étrangers en situation irrégulière déjà présents sur le terrain. Pour ma part, j'ai envie d'aller plus loin, c'est-à-dire à la source, pour voir comment juguler les flux. C'est pourquoi je disais qu'il valait mieux travailler de toutes les façons possibles en luttant contre l'attractivité de la Guyane par rapport au public que nous attirons. C'est pourquoi j'évoquais la possibilité de l'extraterritorialité ou de trouver des moyens pour que les allocations familiales ne soient pas données aussi facilement, ce qui suppose des contrôles beaucoup plus sérieux avec les caisses d'allocations familiales.

Il faut vraiment aller à la source pour combattre cela et mettre en place de véritables conditions de coopération avec des pays comme le Surinam, le Guyana et le Brésil, en jouant donnant-donnant avec eux. Beaucoup de pays comme le Surinam bénéficient aussi des fonds européens en tant que pays tiers. Il faudrait peut-être trouver des passerelles pour négocier des aides dans le cadre d'une politique qu'ils auraient enfin vis-à-vis de leurs propres ressortissants au lieu de s'en débarrasser.

M. Georges Othily, président.- Monsieur le ministre, nous vous remercions. Nous allons tenir compte des propositions que vous nous faites et essayer de proposer des solutions ou des pistes d'évolution qui permettront au gouvernement ou aux parlementaires eux-mêmes de présenter des dispositifs législatifs.

Audition de M. André NUTTE,
directeur de l'Agence nationale de l'accueil des étrangers
et des migrations (ANAEM)
(31 janvier 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. André Nutte prête serment.

M. Georges Othily, président .- Je vous donne la parole.

M. André Nutte .- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vais tout d'abord vous présenter l'Agence nationale pour l'accueil des étrangers et des migrations, l'ANAEM. C'est un établissement public récent du point de vue de sa création puisqu'il a été créé par la loi du 18 janvier 2005 de programmation pour la cohésion sociale, et son premier conseil d'administration s'est réuni fin juillet. Cet établissement public n'existe donc que depuis quelques mois.

Il réunit cependant deux entités qui existaient depuis longtemps, d'une part, l'Office des migrations internationales (OMI) et, d'autre part, le Service social d'aide aux émigrants (SSAE), qui était une grande association spécialisée dans l'action sociale auprès des migrants, notamment les primo migrants. Il a été décidé de réunir ces deux entités dans le cadre de la nouvelle politique d'intégration afin de pouvoir offrir à nos usagers une prestation plus complète et comportant notamment un volet de suivi social important.

Les missions de ce nouvel établissement public sont centrées pour l'essentiel sur l'accueil des primo migrants en situation régulière. C'est vraiment notre public, celui qui arrive en France et qui va se voir délivrer son premier titre de séjour.

Il n'en reste pas moins que l'établissement public, à travers des missions différentes, est amené à intervenir sur des questions liées à l'immigration irrégulière et, avec votre permission, monsieur le président, je vais vous énumérer ces différentes interventions.

La première concerne le travail clandestin. A ce sujet, en application d'un texte qui remonte à 1976, l'ANAEM est chargée de recouvrer une amende administrative appuyée sur un constat d'infraction, réalisé par les services de contrôle tels que l'inspection du travail, la police nationale, la gendarmerie ou encore les douanes, et qui permet de constater la présence de personnes d'origine étrangère sans titre de séjour et effectuant un travail.

L'action pénale est menée par les services de contrôle que j'indiquais précédemment, mais ceux-ci nous transmettent le dossier afin que nous puissions instruire l'amende administrative. Le taux de cette amende est fixé à mille fois le taux horaire du minimum garanti, soit actuellement 3 110 €. Elle est due par l'employeur pour chaque personne en situation irrégulière et effectuant un travail pour l'entreprise ou un sous-traitant.

C'est une sanction qui a le mérite d'exister et qui peut être dissuasive, mais, malheureusement, son application a manqué de suivi et de vigueur au fil des années. Dans le cadre des travaux du Comité interministériel de contrôle de l'immigration, l'ANAEM a été amené à poser ce problème, en soulignant que c'était un moyen de lutte contre le travail irrégulier qui pourrait être mieux utilisé.

C'est alors que la circulaire du 6 décembre 2005, que je pourrai vous laisser, a rappelé aux services déconcentrés de l'Etat et aux préfets la responsabilité qu'ils avaient dans la mise en oeuvre de cette procédure.

Nous nous en félicitons, car force était de constater qu'au cours de l'année 2005, l'établissement public avait reçu fort peu de dossiers d'amende administrative, leur nombre semblant sans aucun rapport -nous le pensons tout au moins- avec celui des contrôles qui peuvent être faits par les services compétents en matière de travail clandestin.

Sachez en effet qu'en 2005, il ne nous avait été transmis que 2.014 infractions, ce qui est fort peu, avec en particulier un très faible nombre d'infractions sur certains départements. Sur ce point, je pourrai remettre au secrétariat de la commission d'enquête des tableaux chiffrés si vous le souhaitez.

Par conséquent, nous avons enregistré la volonté interministérielle de donner une nouvelle vigueur à cette amende administrative afin qu'elle puisse constituer un outil de lutte ou de dissuasion contre le travail clandestin, à côté des sanctions pénales qui sont déjà fort lourdes, comme vous le savez.

Cela dit, je me dois aussi de vous faire part des difficultés que nous rencontrons pour recouvrer cette amende administrative. D'une manière générale, les entreprises qui sont en infraction sur ce type d'activité sont difficiles à cerner et ont souvent des durées de vie très courtes, comme celles que l'on peut trouver dans le Sentier ou sur certains chantiers du bâtiment. Entre le moment où l'infraction est constatée et celui où le procès-verbal arrive au siège de l'ANAEM, il s'écoule quelques bonnes semaines, après quoi soit l'entreprise a disparu, soit elle a organisé son insolvabilité, soit elle est en liquidation judiciaire.

Par conséquent, sur un chiffre de 2,6 M€ correspondant au montant théorique de ces amendes administratives, ce qui n'est pas rien, notre agent comptable, qui est chargé du recouvrement de la créance, réussit tant bien que mal à en récupérer environ 20 %. On comprend donc bien qu'un système d'amendes administratives qui a un rendement de 20 % pose un vrai problème.

Notre souci vient du fait que la créance qui s'attache à cette amende administrative est considérées comme chirographaire et que, dès lors, nous passons en dernier. Dans les cas de liquidation ou de cessation d'activités, par conséquent, nous ne récupérons rien, ce qui peut notamment expliquer ce faible rendement, la plupart des débiteurs de l'amende étant très difficiles à retrouver et, si nous y parvenons, étant rarement solvables. Nous pensons donc que, dans la mesure où l'on estime que cet amende a un intérêt et qu'elle doit être appliquée, il faudrait que, plutôt que de rester chirographaire, notre créance soit considérée comme privilégiée. C'est une question que nous avons posée au niveau interministériel depuis quelques bonnes semaines. Nous verrons si nous aurons satisfaction un jour.

Voilà, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, ce que je pouvais vous dire sur cette activité en lien direct avec l'immigration clandestine, sachant qu'il nous semble avéré que l'immigration clandestine accolée au travail clandestin ne peut qu'avoir des conséquences tout à fait néfastes.

Au sein de notre établissement, nous avons d'autres missions qui sont aussi en lien -quoique ce lien soit moins direct- avec l'immigration irrégulière.

J'évoquerai tout d'abord notre activité concernant les opérations d'aide au retour volontaire, qui s'adressent soit à des personnes déboutées du droit d'asile, soit à des personnes qui ont fait l'objet d'une invitation à quitter le territoire. Nous avons des programmes de retour volontaire, mais force est de constater, là aussi, que les résultats ne sont pas à la hauteur des ambitions puisque, sur le dernier programme que nous avons lancé en octobre dernier, nous avons aujourd'hui un potentiel d'environ 240 départs. Le résultat est donc assez modeste, mais je dois préciser que seulement 29 départements étaient concernés -il s'agit d'un programme expérimental- même s'ils ne figurent pas parmi ceux dans lesquels on trouve la plus faible proportion de populations d'origine étrangère.

Pourtant, ce programme nous semblait plutôt attractif puisqu'il propose une aide au retour de l'ordre de 2 000 euros par personne, étant précisé que l'ANAEM prend en charge les frais de voyage, c'est-à-dire le billet d'avion et les bagages, et qu'un accompagnement social est organisé aussi bien au départ en France qu'à l'arrivée dans le pays d'origine, soit à travers des programmes que nous développons avec l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), soit à travers des programmes européens financés par le Fonds européen des réfugiés.

J'évoquerai une autre activité que nous développons dans les centres d'accueil des demandeurs d'asile (CADA), où nous avons une mission générale de coordination et de gestion des places, ce qui nous amène bien évidemment à nous interroger sur les populations qui y résident actuellement et sur la répartition qui est faite entre les publics qui y sont hébergés. En effet, peut-être le savez-vous, nous avons dans les CADA environ 60 % de demandeurs d'asile et 40 % de personnes qui ont obtenu le statut de réfugiés ou qui ont été déboutées.

Nous développons enfin une autre mission beaucoup plus modeste mais tout autant digne d'intérêt : nous assurons, à travers certains programmes, notamment en Bulgarie, le retour volontaire de jeunes femmes en situation de détresse. Nous organisons, en liaison avec les juges et les associations, leur retour et leur prise en charge dans leur pays d'origine par une association qualifiée et nous le faisons également pour les mineurs isolés dans les mêmes conditions. Il s'agit d'une activité qui bénéficie à environ 25 personnes par an.

Je dirai en guise de conclusion que l'ANAEM a une bonne connaissance des populations migrantes puisqu'elle les voit dans ses délégations régionales et départementales ainsi qu'à travers son réseau d'assistantes sociales, ce qui peut lui donner une idée globale des problèmes migratoires et de la situation des personnes concernées.

Voilà, monsieur le président, ce que je souhaitais vous dire dans mon propos introductif. Bien entendu, je suis prêt à répondre à toutes les questions que vous vous voudrez bien me poser.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le directeur. Je donne la parole à M. le rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur, nous avons entendu au cours de nos auditions que l'aide au retour expérimentale dont vous nous parliez n'était pas susceptible d'être attribuée aux personnes souhaitant retourner dans un pays sûr, c'est-à-dire qu'elles étaient attribuées à des personnes dont le pays n'était pas sûr. Pouvez-vous nous donner une explication sur la manière dont tout cela fonctionne ? Je vous avoue que je ne comprends pas bien ce système.

M. André Nutte .- C'est un peu plus compliqué que cela, monsieur le rapporteur.

Je vais commencer par prendre un exemple caricatural : certains pays particulièrement développés n'ont vraiment pas besoin d'aides au retour. C'est le cas de l'Australie, par exemple. Nous avons eu le cas d'un Australien qui voulait absolument bénéficier d'une aide au retour pour rentrer dans son pays parce qu'il était en situation irrégulière et nous avons considéré, après avoir pris l'attache de l'ambassade d'Australie en France, que celle-ci, le cas échéant, pouvait le prendre en charge.

Ensuite, il faut savoir que, pour certains pays sûrs et pour les déboutés du droit d'asile, nous ne proposons pas aujourd'hui le programme expérimental que nous avons initialisé en octobre dernier, car il se traduit par une aide financière très consistante, ce qui incite à prendre des précautions. Autrement dit, pour la personne qui a fait une demande d'asile alors qu'elle vient d'un pays sûr, la probabilité d'obtenir l'asile est infiniment faible et cette personne ne peut pas l'ignorer. Il faut donc veiller à ne pas favoriser d'effet d'aubaine, nous estimons de notre devoir d'être vigilants sur ce point.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Merci de ces précisions.

M. Bernard Frimat .- Je vous remercie de votre exposé, monsieur le directeur. Vous avez eu à coeur de nous parler des sujets qui intéressent la commission d'enquête, mais vous avez commencé par évoquer l'accueil des primo migrants en situation régulière, qui est votre mission.

M. André Nutte .- C'est en effet notre mission première.

M. Bernard Frimat .- Pouvez-vous nous donner quelques éléments sur l'importance du nombre des primo migrants en situation régulière ?

M. André Nutte .- Bien sûr, monsieur le sénateur. Dans notre pays, en flux annuels, nous accueillons environ 130.000 personnes, hors Communauté économique européenne et pour des visas de plus de trois mois. Je ne vise donc pas ici les visas de moins de trois mois ni les ressortissants de l'Union européenne.

Sur les 133.000 personnes que nous avons accueillies en 2004 -nous en aurons à mon avis un peu moins en 2005- environ 100 000 ont « vocation au long séjour », comme nous le disons dans notre jargon, c'est-à-dire à l'attribution d'une carte de séjour d'un an renouvelable. Voilà notre flux entrant.

Ce flux entrant est caractérisé par une forte proportion de migrations pour des motifs familiaux : regroupement familial, conjoints de Français, liens personnels et familiaux. C'est une chose qui commence à se diffuser et nous sommes donc bien, comme on le dit, en présence d'une faible immigration de travail stricto sensu . Cela étant, on remarquera que la législation permet à ces primo migrants qui entrent pour un motif familial d'avoir une activité. Ils peuvent donc normalement s'inscrire à l'ANPE pour trouver du travail, ils ont droit à des formations professionnelles, etc.

Quant à ceux qui entrent dans notre pays pour un motif de travail et dans la perspective de contrats à durée indéterminée, leur nombre était en 2004 de l'ordre de 8.000.

A travers la politique qui a été définie par le président de la République en octobre 2003, il s'agit de proposer à l'ensemble de cette population un dispositif d'intégration à travers le Contrat d'accueil et d'intégration (CAI) que l'Agence met en oeuvre.

Ce CAI comprend plusieurs mesures.

Il comporte d'abord la proposition faite à chaque personne en situation régulière qui a vocation au long séjour dans notre pays d'apprendre notre langue, si elle ne la parle pas, à travers des cours de langue gratuits, si possible à proximité de son domicile.

Il prévoit l'obligation, dans tous les cas, de suivre une formation civique d'une journée qui est organisée par des spécialistes et qui a pour but de leur faire connaître, autant que faire se peut parce que, en une journée, ce n'est pas simple, nos grands principes républicains et nos grandes règles de vie : la liberté, l'égalité et la fraternité, avec un fort éclairage sur l'égalité hommes/femmes, ce qui n'est pas un sujet théorique.

Il offre un suivi social par une assistante ou un assistant social spécialisé des personnes que nous décelons en difficulté -c'est la raison pour laquelle l'ANAEM a repris le personnel du SSAE, qui est composé essentiellement d'assistantes sociales.

Il offre enfin en option une journée « Vivre en France », journée de formation gratuite au cours de laquelle nous expliquons la manière dont fonctionne une mairie, ce qu'est un maire, ce qu'est un centre d'action sociale, ce que sont les allocations familiales et la Sécurité sociale, c'est-à-dire de nombreux éléments qui ressortent de la vie pratique.

M. Alain Gournac .- Ils ne savent pas cela ?

M. André Nutte .- Ils le savent à leur façon, si j'ose dire... Il faut aussi leur expliquer qu'il y a des cotisations, par exemple.

Voilà les éléments que nous dispensons, étant entendu que toutes ces personnes sont reçues sur nos plates-formes d'accueil, où on leur présente l'ensemble des dispositifs et où celles qui ne parlent pas français bénéficient systématiquement d'un bilan linguistique et d'un petit bilan général et ont la possibilité d'un entretien avec une assistante sociale.

M. Alain Gournac .- Je voudrais savoir, même si votre organisation est jeune, comme vous nous l'avez dit au début de votre propos, si vous constatez une évolution de l'immigration irrégulière. On parle beaucoup des pays de l'Est, par exemple. Quelles évolutions voyez-vous, quant à vous, en matière de pays d'origine des immigrants ?

M. André Nutte .- J'ai peut-être été trop concis dans mon propos liminaire et donc imprécis, monsieur le sénateur. Certes, l'ANAEM est un jeune établissement public puisqu'il n'a que quelques mois, mais l'OMI a été créé en 1945 par une ordonnance du général de Gaulle et l'intégralité des missions qui étaient les nôtres avant cette création a été conservée et reprise par la loi. Quant au SSAE, il est historiquement encore plus ancien puisque cette association a été créée entre les deux guerres.

Pour en venir à votre question, il est frappant de constater, sur une période relativement longue, que les flux migratoires de notre pays sont intimement liés à notre histoire : pratiquement 40 % des populations entrantes viennent du Maghreb et, d'une année sur l'autre, cette proportion varie peu. De même, nous avons un flux régulier en provenance de l'Afrique de l'Ouest, qui se maintient d'une année sur l'autre, sans oublier pour autant le flux qui nous vient de la Turquie.

Autrement dit, le noyau dur de l'immigration dans notre pays, hors Europe, est en provenance des régions que je viens de vous indiquer et cela dépasse facilement la barre des 55 %.

Pour le reste, on note des pays émergents. Par exemple, la République populaire de Chine, sans arriver à des hauteurs excessives, connaît un taux de progression assez étonnant. En flux entrants, l'an dernier, nous devions en être à un niveau de 12.000 à 13.000 personnes alors qu'il y a cinq ou six ans, nous n'en étions qu'à 5.000 ou 6.000 personnes. De même, sur certains pays de l'Est, nous avons manifestement des arrivées nouvelles dans le paysage.

A part cela, les flux restent comme ils sont. Nous avons toujours eu des flux migratoires privilégiés avec le Maghreb.

Mme Catherine Tasca .- En évoquant le Contrat d'accueil et d'intégration, même s'il ne concerne que les migrants réguliers, vous avez parlé de l'apprentissage du français. Quelle est l'organisation de cet enseignement, sur quelle durée est-il proposé et quels résultats obtenez-vous dans ce domaine ?

M. André Nutte .- La première découverte que nous avons pu faire, c'est que près des deux tiers de nos migrants, ce qui montre bien l'origine de nos migrations, ont une connaissance sommaire mais suffisante du français. Autrement dit, ils savent tenir une conversation courante, même s'ils ne maîtrisent pas forcément le vocabulaire administratif.

Pour le tiers restant, la formation est organisée par le Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), qui a mis en place toute une action à travers des appels d'offres qui s'adressent à des organismes de formation implantés au niveau des départements et spécialisés dans cette formation linguistique pour étrangers, sachant qu'avant la création du CAI, il existait déjà un tissu d'organismes de formation à destination des étrangers. C'est ce qui est mis en place et cela se généralise petit à petit à l'ensemble du territoire.

Cela étant dit, nous pouvons rencontrer des problèmes d'assiduité : si ces personnes d'origine étrangère, en particulier les femmes, suivent les premiers cours, sachant qu'il n'est pas facile de suivre des cours de langue avec assiduité, nous avons un taux d'abandon qui est d'environ 40 %. C'est une chose sur laquelle nous réfléchissons et nous nous efforçons de relancer les gens, mais nous préconisons une formation de 200 heures pour parler français, étant entendu que, pour l'écrire, il faudrait quelque chose de beaucoup plus long.

M. Bernard Frimat .- J'ai deux questions sur deux thèmes différents, si vous le voulez bien. Vous avez évoqué le travail clandestin et, à travers une démonstration très précise, vous en êtes arrivé à ce taux de récupération de 20 % du montant des amendes que personne ici, vous le premier, ne peut trouver satisfaisant.

M. André Nutte .- C'est le moins que l'on puisse dire, monsieur le sénateur.

M. Bernard Frimat .- Dans la mesure où on estime qu'il y a une interaction étroite entre travail clandestin et immigration clandestine, les deux se nourrissant l'un de l'autre, quelles suggestions pourriez-vous nous faire pour améliorer la lutte contre le travail illégal et donc la mise en cause des employeurs ? C'est ma première question.

Ma deuxième question porte sur les CADA. J'ai eu l'occasion, la semaine dernière, avec le président et le rapporteur, de visiter le CADA de Miramas, près de Marseille, visite au cours de laquelle avait été soulevé le problème de la présence dans les CADA de personnes qui ont déjà le statut de réfugié ou qui, au contraire, ont été déboutés de leur demande d'asile.

Si j'ai bien compris, vous avez une fonction de répartition des demandeurs entre les CADA. J'ai donc une première sous-question à vous poser au sujet de l'inadéquation, que je suppose, entre le nombre de places et le nombre de demandeurs qui, par définition, ne constitue pas un flux régulier puisqu'il est soumis aux fluctuations des demandes.

J'ai une deuxième sous-question. Alors que l'OFPRA avait fait état de taux de succès des demandes d'asile excessivement faibles, nous avons été en présence, dans ce CADA, de personnes dont le travail associatif est tout à fait remarquable et nous avons été frappés de constater des taux de reconnaissance de la qualité de réfugié beaucoup plus élevés pour les personnes accueillies dans les CADA. Avez-vous quelque chose à nous dire sur ce point ?

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Le taux était très élevé puisque ces personnes nous ont dit qu'il était pratiquement de 87 %.

M. André Nutte .- Cela me semble beaucoup.

Sur votre première question, monsieur le sénateur, je pense que la circulaire interministérielle, qui est partie vers les services de l'Etat le 6 décembre dernier et dont je vous laisserai le texte, est un bon outil, c'est-à-dire qu'elle est à mon sens capable de mobiliser les services de l'Etat chargés du contrôle du travail illégal pour nous transmettre dans de bonnes conditions tous les dossiers d'infraction concernant l'emploi d'étrangers en situation irrégulière.

En revanche, si nous pouvions obtenir, ce qui n'est pas facile, que notre créance soit privilégiée, sans demander le super privilège, bien sûr, je pense que nous ferions un grand pas parce que nous arrivons actuellement après tout le monde.

M. Bernard Frimat .- Pensez-vous que si les employeurs de travailleurs en situation irrégulière étaient frappés d'interdiction de gérer une société ou de continuer à exercer dans la même activité, cela pourrait constituer une sanction efficace ?

M. André Nutte .- J'ai eu connaissance de jugements liés à la faillite qui comportaient des interdictions d'exercer. En revanche, je n'ai pas mémoire, mais je peux me tromper, d'un jugement, dans une affaire de travail clandestin nous concernant, ayant donné lieu à une interdiction d'exercer. C'est une sanction très lourde qui pourrait être par là même dissuasive. Cela étant, il faut être conscient que certaines personnes qui créent des micro entreprises avec très peu de matériel, par exemple une ou deux machines à coudre, ne sont jamais retrouvées : elles disparaissent toujours.

En tout cas, je trouve cette idée tout à fait intéressante.

J'en viens à votre question sur les CADA. Premièrement, nous jouons un rôle de répartition et d'équilibre, au niveau national, sur environ 30 % des places de CADA afin de pouvoir régler un certain nombre de situations. A cet égard, la France va compter environ 18 000 ou 19 000 places de CADA en 2006, si elle n'y est pas déjà, alors qu'on se rappellera qu'il y a quatre ou cinq ans, il n'y en avait que 3.000 ou 4.000. Il faut donc être conscient de l'effort considérable qui a été fait pour créer des places de CADA, qui sont tout d'abord une bonne réponse à l'hébergement des demandeurs d'asile et qui par ailleurs, d'un point de vue financier, entraînent des dépenses beaucoup moins importantes que l'hébergement d'urgence en chambres d'hôtel.

Deuxièmement, il est vrai que les gestionnaires de CADA, indépendamment de leur fonction d'hébergement, ont une fonction sociale et que tous ceux que je connais ont à coeur de l'assumer. Autrement dit, ce ne sont pas seulement des gestionnaires : ils vont au-delà et ils souhaitent d'ailleurs être reconnus dans leur fonction d'accompagnement et d'encadrement social.

Il est vrai, monsieur le sénateur, que le « taux de réussite » des demandeurs d'asile hébergés dans les CADA est sensiblement plus élevé que pour la personne qui n'est pas dans un CADA ou encore pour la personne qui n'a pas les moyens de se faire rédiger sa demande d'asile par quelqu'un de compétent.

Si on entre dans le détail des dossiers des demandes d'asile, on se rend compte que le récit que doivent faire les demandeurs d'asile présente de grandes difficultés pour eux, comme on peut l'imaginer, et que certaines personnes connaissent bien les choses et d'autres moins, sans compter les difficultés de notre langue. C'est pourquoi on peut dire que les personnes qui sont dans les CADA sont mieux soutenues que celles qui sont tout simplement dans un centre d'urgence, sans relations et sans argent.

M. Alain Gournac .- Je profite du fait que vous ayez prêté serment pour vous poser une question bien précise, monsieur le directeur : avez-vous été vous-même en contact avec des personnes qui vous ont parlé de réseaux, de filières et d'organisations ?

M. André Nutte .- D'une façon générale, il me semblerait relever de la naïveté de croire que l'immigration clandestine en France résulte des lois naturelles. Il ne faut se faire aucune illusion là-dessus. Le jeune Malien qui décide un matin en se levant d'acheter un billet d'avion, de prendre une petite valise et de monter dans un avion n'est pas une situation qui existe dans la réalité. L'immigration clandestine est une pratique organisée et lucrative que les services de police connaissent parfaitement. Tout le monde sait qu'il se passe beaucoup de choses à Istanbul, que les personnes qui sont à Calais ne sont pas là par hasard, qu'il y a de l'argent à gagner et que, dans le « métier » dont je parle, on n'encourt pas les mêmes sanctions pénales que dans le trafic de drogue.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Les peines encourues sont moins lourdes, en effet.

M. André Nutte .- De plus, les risques sont relativement modestes puisque ce ne sont pas les organisateurs qui les prennent. Il est donc évident qu'il y a des filières et des gens qui en vivent.

Cela fait quelques bonnes années que je suis sur ce secteur au titre de l'OMI. J'ai vécu l'affaire de Sangatte quand il s'est agi de fermer ce site et je peux vous assurer que nous avons eu beaucoup de difficultés, non pas avec les personnes qui résidaient dans le centre, mais avec les passeurs qui étaient en train de perdre leur job ! Nous étions obligés de recevoir dans un « Algeco » les gens qui étaient candidats au retour dans leur pays et de nous arranger pour que tout le monde ne les voie pas. C'était la réalité de Sangatte : les personnes qui vivaient de cela y tenaient.

Je n'ai pas de faits précis là-dessus, mais en discutant avec beaucoup de gens et en regardant ce qui se passe dans le temps, j'ai constaté que tout cela est organisé.

Pour aller plus loin dans le raisonnement, il faut savoir que ces personnes qui sont chez nous en situation irrégulière sont comptables d'une somme soit qu'elles ont empruntée, soit qu'elles ont investie. Il ne faut donc se faire aucune illusion : tant qu'elles ne l'auront pas remboursée, elles ne partiront pas volontairement.

M. Jean-Claude Peyronnet .- Nous vous remercions de ces éléments tout à fait intéressants que vous nous avez apportés et qui répondent d'ailleurs peut-être en partie à la question que je souhaite vous poser au sujet de l'aide au retour.

Bien qu'il s'agisse d'une somme importante (pour un ouvrier agricole du Burkina Faso, cela représente près de deux ans de salaire, ce qui n'est pas neutre), vous nous dites que cela ne fonctionne pas. Je voudrais donc savoir qui est concerné par cette mesure, s'il s'agit d'irréguliers ou de réguliers, s'ils sont informés de l'existence de cette aide et comment on pourrait essayer de la rendre plus efficace.

M. André Nutte .- Hormis la nuance qui a été évoquée par M. le rapporteur, elle peut bénéficier à toutes les personnes qui, à un titre ou un autre, ont fait l'objet d'une invitation à quitter le territoire français. L'acte fondateur est celui-là : la fameuse IQTF. Ces personnes sont éligibles pour autant qu'elles se manifestent auprès de nous, ou de tout autre relais, dans un délai raisonnable. Autrement dit, il ne faut pas avoir une IQTF datant de cinq ans.

Sur cette aide, nous avons diffusé des dépliants et des affiches en plusieurs langues dans l'ensemble des CADA, parce que cela nous semblait une cible intéressante, et nous avons mis à la disposition des préfectures et de notre réseau un dépliant d'information en sept ou huit langues qui est aussi disponible en ligne sur notre site Internet. Par conséquent, nous assurons une diffusion de l'information à la fois écrite et orale partout où nous le pouvons.

J'ajoute que toute personne qui vient nous voir dans nos centres dispose d'une information personnalisée et que nous nous engageons à respecter le caractère strictement volontaire de la demande d'aide au retour. Pour une décision de retour volontaire, l'aspect financier est important, mais cela dépend aussi du moment où on se trouve. Si cet étranger a l'impression, à travers ce qu'il entend, car beaucoup de rumeurs circulent dans ces milieux comme ailleurs, que, tout compte fait, il pourra être régularisé dans un an du fait de tel ou tel article de loi, il intégrera cet élément dans son raisonnement. On sait bien qu'au bout d'un certain temps de séjour dans notre pays, les possibilités de régularisation sont réelles. Ces personnes font donc la part des choses en fonction de tous ces éléments, elles supputent et elles font des choix.

J'ajoute que dans certains pays, les migrants sont en quelque sorte mandatés par leur famille ou par leur communauté pour aller travailler à l'étranger et leur envoyer de l'aide. Pour eux, le fait de revenir sans avoir pu « remplir leur contrat », si vous me passez la vulgarité du terme, est alors une chose très compliquée.

Cela étant, notre souci, dans cette affaire, est d'aider les personnes. Au Mali, par exemple, nous avons un programme d'aide à la création d'activités qui représente environ 200 projets par an. Mais, je le répète, si cela ne fonctionne pas, c'est souvent parce que chacun fait son choix en fonction des chances qu'il pense avoir d'être régularisé, ou d'échapper à un retour forcé.

M. Jean-Claude Peyronnet .- Sur ce point, êtes-vous en relation avec les travailleurs sociaux des départements et des villes, qui peuvent être un relais important auprès de possibles candidats au retour ?

M. André Nutte .- Nous disposons du réseau d'assistantes sociales que nous venons de reprendre avec le SSAE. Dans nos différentes antennes, nous diffusons des informations. Nous essayons aussi de nous mettre en réseau avec d'autres organisations. Par exemple, nous avons une convention avec l'Ordre de Malte, qui s'investit beaucoup dans l'aide au retour volontaire des familles. Nous essayons de nous mettre en réseau, mais ce n'est pas un sujet facile.

Mme Gisèle Gautier .- Dans le prolongement de la question qui vient d'être posée par notre collègue en ce qui concerne l'aide au retour, nous avons pu constater, notamment au travers de la visite que nous avons effectuée en Guyane, que certains immigrants clandestins connaissaient des situations d'exploitation tellement douloureuses qu'ils préféraient encore retourner dans leur pays d'origine : il s'agit souvent de personnes qui se prostituent ou qui subissent des sévices physiques. Mais, très souvent, on leur a pris leur passeport pour les empêcher de retourner dans leur pays. De quels moyens disposez-vous, dans des cas comme ceux-là, pour les aider à disposer à nouveau de documents d'identité leur permettant de rentrer chez eux ?

M. André Nutte .- Indépendamment du programme expérimental que nous avons mis en oeuvre en octobre dernier et qui ne concerne que 29 départements métropolitains, nous avons toujours une aide qui est modeste, certes, mais qui est éligible en Guyane et qui nous permet de financer les retours en payant le billet d'avion plus des charges de bagage supplémentaires -ce qui n'est pas une petite dépense car les excédents de bagages coûtent cher- et un pécule de 150 €.

M. Georges Othily, président .- Cela peut en effet représenter des sommes importantes, surtout pour un retour dans un pays lointain.

M. André Nutte .- Nous allons jusqu'à 40 kilos de bagage. Ce que nous proposons nous semble très convenable.

Quant à notre programme expérimental, sur lequel nous donnons une aide sur la base de 2.000 € par personne, et qui concerne 29 départements, il se termine fin juin de cette année. La question sera donc de savoir si nous l'étendons ou si nous le reconduisons, et il faudra aussi nous interroger sur le financement, si on décide une extension ou une reconduction. Il y aura des arbitrages à faire sur le plan ministériel, mais aucune décision n'est encore prise.

Mme Gisèle Gautier .- Pardonnez-moi, mais vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question. Je voulais savoir si vous aviez des moyens de donner la possibilité d'avoir des papiers et un passeport aux personnes qui en ont été privées et qui voudraient rentrer chez elles.

M. André Nutte .- La solution du problème que vous soulevez ne dépend pas de nous, mais seulement des services diplomatiques et consulaires du pays d'origine des intéressés. Elle peut donc être plus ou moins compliquée.

Dans le cas précis dont vous me parlez, celui de la Guyane, j'imagine qu'il s'agit de personnes originaires d'Haïti.

M. Georges Othily, président .- Il s'agit surtout de nationaux du Guyana.

M. André Nutte .- Alors, il faut s'adresser aux services consulaires du Guyana.

M. Georges Othily, président .- Il n'y a pas de consulat du Guyana en Guyane.

M. André Nutte .- Dans ce cas, la solution est en effet difficile.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai encore deux questions très concrètes à vous poser. D'une part, pourriez-vous nous faire parvenir un tableau de synthèse qui résume les différentes procédures d'aides au retour ?

M. André Nutte .- Bien sûr.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- D'autre part, je souhaiterais connaître la durée moyenne du traitement d'une procédure de regroupement familial.

M. André Nutte .- Cela dépend du dossier, car certains ne sont pas simples. Mais même avec un dossier bien ficelé et bien « cadré », le délai ne peut être inférieur à six mois.

M. Georges Othily, président .- Merci beaucoup, monsieur le directeur.

Audition du Général Claude VICAIRE,
sous-directeur de la sécurité publique et de la sécurité routière
à la direction générale de la gendarmerie nationale
(31  janvier 2006)

Présidence de M. Alain GOURNAC, vice-président

M. Alain Gournac, président .- Nous vous remercions de votre présence, mon général, à cette commission d'enquête.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, le général Claude Vicaire prête serment.

M. Alain Gournac, président .- Je vous propose de commencer par un exposé liminaire, après quoi les commissaires vous poseront des questions.

Général Claude Vicaire .- Merci, monsieur le président. Mon propos sera relativement bref et s'articulera autour de trois points d'une manière très classique : dans un premier temps, je présenterai les centres de rétention administrative gérés par la gendarmerie, j'évoquerai ensuite le bilan de notre activité en matière de lutte contre l'immigration irrégulière et, enfin, j'aborderai les perspectives et les mesures que nous allons prendre pour améliorer encore nos résultats dans ce domaine.

Nous avons actuellement trois centres de rétention administrative : Mesnil-Amelot, Geispolsheim et Rivesaltes, pour une capacité d'accueil de 198 places au total et un taux d'occupation de 90 %, alors que le taux d'occupation moyen national est de 83 %.

D'ici 2008, nous allons quasiment tripler cette capacité, puisque nous allons construire trois centres nouveaux, l'un à Metz, l'autre à Rennes et le troisième à Mesnil-Amelot -le centre Mesnil-Amelot 2 qui aura une capacité de 240 places, ce qui devrait globalement nous amener à une capacité de 481 personnes.

Voilà ce qu'est notre dispositif, avec les conséquences que cela implique pour la gendarmerie, en termes budgétaires pour la construction et en personnels pour la garde et les escortes des personnes retenues dans nos centres. Il est évident que les personnels que nous consacrons à cette mission sont distraits d'autres missions.

J'en viens à nos résultats en matière de lutte contre l'immigration irrégulière. Ces résultats sont bons pour l'instant puisque, entre 2001 et 2005, ils ont augmenté de 125 %. Nos résultats de 2005 par rapport à 2004 sont très contrastés selon qu'on les analyse au plan métropolitain ou, d'une manière plus globale, en y incluant les DOM-COM.

Au plan métropolitain, nous sommes passés globalement de 3.300 infractions à 6.528, soit une augmentation de 96 %, qui est très importante pour l'organisation de la gendarmerie puisque nous avons plutôt recours à des polyvalents et non pas à des services dédiés comme ceux de la police aux frontières qui se consacrent uniquement et exclusivement à cette mission.

Ces résultats métropolitains ne doivent pas cacher l'élément beaucoup plus contrasté qui est attaché aux DOM-COM. En effet, nous devons actuellement faire face à une situation délicate, en particulier à Mayotte et en Guyane, ce qui se traduit par une diminution de nos résultats d'environ 12 %.

Je commencerai par la Guadeloupe, où nous sommes passés de 278 infractions à la législation sur les étrangers (ILE) en 2004 à pratiquement 631 en 2005, soit une augmentation de près de 127 %. Nous sommes partis de bas et nous arrivons à un chiffre important, sachant que nos dispositifs sont beaucoup plus opérationnels et que nous cherchons à interpeller les immigrés clandestins dès qu'ils arrivent sur les côtes. Ce n'est pas exclusif d'une action sur le terrain, notamment en matière de lutte contre le travail illégal, puisqu'une partie de cette immigration nourrit une économie locale, ce qui induit parfois quelques freins à notre action.

S'agissant de Mayotte, nous avons enregistré une chute de 14 %, en raison d'un manque de moyens pour ramener les clandestins chez eux. Les deux embarcations qui assuraient cette mission auparavant ont été rendues inutilisables ou, en tout cas, ne présentaient plus les garanties de sécurité nécessaires pour poursuivre ces missions. Il ne restait donc plus que la voie aérienne. Cette situation est en train d'évoluer avec l'arrivée de la Marie Galante et l'ouverture d'une deuxième voie aérienne. En décembre, les résultats se sont envolés.

M. Alain Gournac, président .- Pouvez-vous nous redonner le nombre de personnes interpellées à Mayotte, mon général ?

Général Claude Vicaire .- A Mayotte, nous avons dressé 2.384 infractions à la législation sur les étrangers en 2005, contre 2.768 en 2004, soit une diminution de 13,87 %.

J'en viens à la Guyane où la diminution a été de l'ordre de 22,5 % : nous sommes passés en effet de 3.334 infractions à la législation sur les étrangers en 2004 à 2.586 en 2005. Cette chute est la conséquence paradoxale des opérations « Anaconda ». En effet, les premières opérations « Anaconda » qui portaient sur des sites d'orpaillage imposants, très visibles et regroupant de nombreuses personnes, se sont avérées très efficaces. A partir du moment où les garimperos ont pris conscience de nos modes d'action et les ont intégrés, ils se sont adaptés fort naturellement, se sont étalés, ont camouflé leurs sites et ont pris un certain nombre de mesures pour être moins vulnérables aux actions de la gendarmerie.

La gendarmerie ne peut consacrer que cinq escadrons à la Guyane, ce qui est déjà énorme pour elle, et elle n'a pas la possibilité de tenir le terrain. A travers le jeu des questions-réponses, j'évoquerai le dispositif qui pourrait être envisagé pour apporter une réponse à ce phénomène.

Il me reste à dresser les perspectives pour l'année 2006. Je pense qu'elles sont très bonnes. En tout cas, nous avons engagé à l'échelon national d'importantes actions de formation de nos personnels qui, comme je l'ai dit précédemment, ont une vocation plutôt horizontale et générale alors que nous sommes ici sur des missions très précises sur les plans technique, juridique et réglementaire. Cela nécessite d'avoir un certain nombre de spécialistes dans chacun de nos groupements. En 2005, nous avons formé 1.071 formateurs relais immigration irrégulière (FRIR) de telle sorte que chacun de nos groupements compte quelques agents plus spécialement formés et maîtrisant le droit des étrangers.

Nous avons dégagé des moyens matériels supplémentaires au bénéfice notamment de la Guadeloupe. La situation de cette collectivité, comme vous devez parfaitement le savoir, est caractérisée par l'immigration qui vient d'Haïti par Saint-Domingue et la Dominique. A partir d'une base parfaitement connue à la Dominique avec un organisateur identifié et pour lequel des commissions rogatoires internationales ont déjà été délivrées, le transit se fait par yoles extrêmement rapides, ce qui nous interdit d'agir sur la phase aller, les gens risquant d'être mis à la mer, mais ce qui ne nous interdit pas de le faire sur la phase retour.

Compte tenu de la rapidité de ces embarcations, nous avons envisagé de procéder à des tirs sur les moteurs à partir d'hélicoptères. Pour cela, nous avons envoyé sur place une mission d'expertise du GIGN au cours du mois de novembre. Elle a conclu, juridiquement, à la faiblesse du dispositif et, techniquement, à sa difficulté. Nous avons donc abandonné cette piste.

Nous travaillons actuellement sur une autre piste, dans le cadre d'un rapport du SGMer : l'interception par la force, sur la phase retour de ces yoles, au moyen d'un intercepteur que la douane va mettre à notre disposition. Nous allons former nos équipages à l'abordage de vive force, qui demande une technique de pilotage extrêmement pointue, et une fois que nos personnels seront formés, nous lancerons cette expérimentation pour juger de sa faisabilité et de ses effets.

Dans l'hypothèse où l'efficacité de ce dispositif serait démontrée, la gendarmerie consentirait un effort financier important pour acquérir un intercepteur de ce type.

M. Alain Gournac, président .- Merci, mon général. Nous allons d'abord demander au rapporteur s'il souhaite vous poser une question, après quoi je donnerai la parole aux uns et aux autres.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Mon général, vous avez abordé la situation de la Guyane et des personnels qui sont sur place. Cette situation est incontestablement extraordinaire. Quels moyens faudrait-il réunir pour tenter d'enrayer l'immigration irrégulière ?

Général Claude Vicaire .- L'analyse est très simple. Contrairement aux membres de cette commission, je ne connais pas la Guyane et je vais donc vous faire une analyse d'école de guerre, pour rester modeste... (Rires.) Du moins, je vais essayer d'être à la hauteur de la formation qui a été la mienne.

Je vais prendre une image météorologique : en Guyane, nous sommes dans une zone de basse pression entourée de deux zones de haute pression. Tant que nous n'arriverons pas à rétablir l'équilibre, nous ne serons pas crédibles.

Au Surinam, il y a deux mois, une opération de police contre des orpailleurs s'est mal terminée : deux policiers ont été tués. Le gouvernement surinamien a alors décidé de réagir en engageant l'armée. La conséquence ne s'est pas fait attendre : les orpailleurs du Surinam sont venus en Guyane.

Un film sur les opérations de la gendarmerie est passé la semaine dernière à la télévision.

M. Alain Gournac, président .- Nous l'avons vu. Il était très intéressant et très bien fait.

Général Claude Vicaire .- Oui. Vous vous souvenez peut-être qu'à un moment donné, dans ce film, un Brésilien dit en quelque sorte : « Ce que j'apprécie en Guyane avec les gendarmes, c'est qu'ils ne nous frappent pas et qu'ils ne nous tirent pas dessus. » Il est évident que les modes d'action des polices et des armées surinamienne et brésilienne font que, pour quelqu'un qui est dans la misère et qui cherche à gagner sa vie ou à nourrir sa famille, le moindre risque est de venir sur le territoire guyanais, parce que l'approche du droit et du respect de la personne humaine fait que, globalement, ce sera moins dangereux pour lui.

La deuxième difficulté à laquelle nous sommes confrontés, c'est le contrôle du terrain. Nous ne sommes pas capables, actuellement, de contrôler le terrain, c'est-à-dire de faire de la Guyane une zone de haute pression ou, au moins, de pression équivalente à celle des deux pays qui « exportent » leurs orpailleurs. Tant que nous n'arriverons pas à rétablir cet équilibre, nous ne pourrons que vider l'océan avec une petite cuiller.

La troisième difficulté c'est que la Guyane représente, pour la France et pour l'Europe, au travers de Kourou, un enjeu stratégique dont tout le monde est conscient mais qui est rarement évoqué par écrit. Je crois donc qu'il faudrait analyser la situation non pas à l'aune de ce qu'elle est actuellement mais des conséquences à dix ou quinze ans de l'immigration irrégulière, en se demandant ce que deviendrait Cayenne et, plus spécifiquement, Kourou, dès lors que nous laisserions s'organiser autour de ces deux villes des zones de favelas telles qu'elles existent au Brésil et dans lesquelles l'armée a des difficultés à entrer alors que c'est un lieu considéré comme stratégique pour notre pays. Je pose la question.

M. Alain Gournac, président .- Ce que vous nous dites là est tout à fait intéressant, effectivement.

M. Jean-Claude Peyronnet .- C'est effectivement très intéressant, mon général, mais vous devez avoir parfois l'impression d'être comme Sisyphe, car il s'agit aussi d'une zone de basse pression démographique. En dehors de l'orpaillage, qui est, je vous le concède, un problème dont on ne sait pas bien comment se sortir autrement que par la répression, nous avons été frappés, en allant en Guyane et en Guadeloupe, même si nous ne pouvons pas dire que nous les connaissons parfaitement, par la grande complicité des populations locales, qu'elles soient françaises ou récemment régularisées. Ces personnes trouvent du travail clandestin. Si elles n'en trouvaient pas, il y aurait peu de chances qu'elles viennent.

Autrement dit, n'avez-vous pas l'impression -c'est au citoyen que je m'adresse- qu'il faudrait recourir à d'autres solutions internes à chacun de ces départements, pour ce type d'immigration, que celle de la simple répression et de l'arrêt aux frontières ?

Général Claude Vicaire .- C'est une question complexe que vous me posez là et qui, en tout cas, échappe à mon domaine de compétence. Je ne répondrai donc pas en tant qu'officier de gendarmerie et me contenterai d'une réponse de citoyen. A mon avis, il serait intéressant d'analyser le taux de chômage en Guyane et en Guadeloupe et de mesurer a contrario le nombre d'immigrés clandestins dans ces pays. Il est possible que certains de nos concitoyens préfèrent employer un clandestin pour faire le travail qu'eux-mêmes ne veulent plus accomplir et de toucher des indemnités de chômage, mais cela relève d'une problématique dont vous comprendrez bien que je ne suis pas armé pour y répondre.

M. Bernard Frimat .- Vous évoquez, mon général, les infractions à la législation sur les étrangers, mais il ne s'agit là que du constat de l'infraction. Ensuite, cette infraction a une traduction à travers l'invitation à quitter le territoire ou l'arrêté de reconduite à la frontière. A cet égard, nous avons vu travailler les gendarmes et nous avons pu mesurer l'étendue de leur tâche, pour utiliser une litote. Je ne peux d'ailleurs que reprendre votre expression de la petite cuiller, car c'est vraiment le sentiment que cela nous donne. Quelles sont les suites réservées aux infractions relevées par la gendarmerie ?

Général Claude Vicaire .- Tout dépend de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Sur le territoire métropolitain, cela se traduit par une décision de conduite en centre de rétention administrative puis de reconduite dans le pays d'origine, pour autant que les autorités consulaires de ces pays veuillent bien reconnaître les personnes en question.

Je n'ai pas le chiffre exact parce que ce n'est pas véritablement mon domaine, mais je crois qu'actuellement, on peut considérer que 30 à 35 % des étrangers qui sont mis en centre de rétention et sont reconduits dans leur pays.

M. Alain Gournac, président .- Cela veut-il dire que les autres restent ?

Général Claude Vicaire .- Oui. L'un des choix qui a été fait, compte tenu des contraintes juridiques -nous sommes dans un Etat de droit- qui encadrent ce dispositif, a été d'augmenter le nombre de places en CRA pour agir sur le nombre de reconduites. Une autre voie pourrait être de diminuer le pourcentage du nombre de personnes qui ne sont pas reconduites, mais cela devient compliqué car il faut alors faire appel à des dispositifs réglementaires et législatifs dont nous n'avons pas la maîtrise.

M. Bernard Frimat .- Et sur les DOM ?

Général Claude Vicaire .- Vous avez vu qu'en Guyane, il est difficile de remettre des invitations à quitter le territoire à des personnes qui vivent en pleine jungle.

En revanche, l'un des bons modes d'action est de détruire le cycle économique. Les orpailleurs clandestins s'endettent pour acquérir du matériel qu'ils amènent ensuite sur le territoire guyanais pour procéder à leurs investigations. Il y a donc une logique économique dans tout cela. À partir du moment où le matériel qui est trouvé est détruit et où nous cassons l'intérêt économique à venir prospecter sur le territoire national, cela peut avoir un impact, sans compter la lutte contre les atteintes à l'environnement que ces opérations peuvent avoir. On n'en mesure pas les conséquences actuellement, mais je pense qu'à terme, on en saura un peu plus.

M. Alain Gournac, président .- On commence à le savoir, quand même.

Général Claude Vicaire .- Vous m'avez par ailleurs demandé s'il y avait un lien direct entre la lutte contre l'orpaillage, qui est liée à l'efficacité des opérations « Anaconda », et le développement d'une sorte de délinquance ou de criminalité en Guyane en général et en périphérie des villes en particulier. Je ne peux que répondre positivement, bien sûr. En effet, même si c'est une réaction un peu paradoxale, l'efficacité des actions en jungle et la destruction des matériels incitent un certain nombre de ces orpailleurs à venir en zone urbaine pour voler des véhicules, récupérer les moteurs, les désosser et récréer une capacité d'extraction.

M. Alain Gournac, président .- Ils font aussi quelques hold-up en passant.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Disposez-vous de statistiques sur les comportements criminels des orpailleurs clandestins et sur le nombre d'affaires en cours ou élucidées ? De même, pouvez-vous nous parler des difficultés rencontrées par les personnels de gendarmerie dans la lutte contre cette criminalité, y compris les agressions physiques ?

M. Alain Gournac, président .- Un gendarme est décédé récemment..

Général Claude Vicaire .- Un commandant de brigade est effectivement décédé il y a peu de temps dans une opération.

Je n'ai pas d'éléments précis sur les conséquences à l'égard de la gendarmerie. J'évoquerai néanmoins deux éléments qui ont été indiqués dans le film dont nous parlions il y a quelques instants.

Le premier est l'augmentation des atteintes aux personnes et, notamment, des meurtres. Les chiffres montrent qu'entre l'année 2004, début de l'efficacité des opérations « Anaconda », et l'année 2005, les faits de voie publique ont augmenté d'environ 40 %.

M. Alain Gournac, président .- Il y a aussi des mutilations et des tortures et non pas seulement des meurtres.

Général Claude Vicaire .- Je ne suis pas entré dans le détail. En revanche, j'ai constaté, dans des comptes rendus des opérations qui ont été menées dernièrement pour détruire des carbets construits illégalement sur le domaine de l'Etat, une sorte de réaction organisée et violente des personnes qui occupent illégalement le territoire de l'Etat et qui, d'une part, s'opposent aux forces de l'ordre, d'autre part, menacent les personnes qui apportent leur concours pour détruire ces carbets et mettent leurs menaces à exécution.

Lors d'une opération, il a fallu employer un grutier qui, lorsqu'il est intervenu, a été menacé à la fois physiquement et sur ses biens. Après l'opération, alors que la gendarmerie avait mis un dispositif de protection autour de sa maison, dans la nuit, du fait d'un événement qui a eu lieu à quelques centaines de mètres de l'endroit où habitait ce grutier, les agents chargés de la protection de son domicile ont dû intervenir sur ce qui s'est avéré n'être en fait qu'une diversion et, pendant ce temps-là, le carbet du grutier a été détruit. Cela a l'air banal, mais je ne crois pas que ce soit le cas, car cela veut dire qu'en face, il y a une organisation et une capacité d'adaptation et de mettre des menaces à exécution.

Mme Gisèle Gautier .- Vous avez fait référence tout à l'heure à une émission que nous connaissons tous, Des racines et des ailes , que nous avons eu l'occasion de voir les uns et les autres, mais j'ai été un peu étonnée, pour ne pas dire atterrée, par ce que j'ai vu là-bas. On nous parle beaucoup d'un déficit d'effectifs militaires et de gendarmerie, mais je vais vous relater un fait que nous avons eu l'occasion de constater. Alors qu'une rixe s'était produite dans la forêt entre immigrants dans un environnement d'alcool et de drogue, bien évidemment, et qu'une des deux personnes en cause avait été poignardée et était morte, nous avons suivi le processus des forces de police qui ont traversé la rivière pendant des jours et des jours, avec les difficultés et les coûts que cela représente, pour pouvoir non pas rétablir l'ordre mais se faire respecter un minimum.

M. Alain Gournac, président .- Nous avons constaté à cette occasion que les gendarmes étaient très respectés à leur arrivée.

Mme Gisèle Gautier .- Je me suis donc légitimement posé une question que je vais vous poser, même si elle est sans doute très mauvaise. Du fait de la carence d'effectifs que nous constatons, la priorité des priorités n'est-elle pas ailleurs, même s'il faut faire respecter l'Etat de droit sur notre territoire ? J'ai trouvé qu'en l'occurrence, on dépensait énormément de temps et d'argent et que nous devions avoir d'autres priorités. C'est le sens de ma question et je voudrais savoir ce que vous en pensez, parce qu'on n'a pas abouti à grand-chose, en fait.

M. Alain Gournac, président .- Ils ont pris le gars, quand même, grâce à des aides sur place, d'ailleurs.

Mme Gisèle Gautier .- C'est vrai, mais pour combien d'énergie et d'argent ?

M. Alain Gournac, président .- Si on laisse faire, il n'y a plus d'autorité, mais je ne veux pas répondre à votre place, mon général.

Général Claude Vicaire .- Votre question pose en filigrane une question beaucoup plus profonde. Certains pays, notamment anglo-saxons, analysent le coût et l'efficacité d'une enquête et, dès lors qu'ils considèrent qu'elle coûte trop cher à la société au regard de ce qu'elle va apporter, ils ne la font pas. Nous ne sommes pas encore, Dieu merci, dans cette logique et je crois que, dès lors qu'un délit ou un crime, à plus forte raison, est commis sur le territoire de la République, il appartient à l'Etat, parce que c'est un devoir régalien, d'y apporter une réponse. Si vous me le permettez, j'en resterai là.

M. Alain Gournac, président .- J'ai une question à vous poser sur l'arrestation de passeurs, mon général. D'une façon globale -et je quitte ici les seuls DOM-COM- dans les résultats que vous nous avez donnés tout à l'heure, y a-t-il de bons résultats en ce qui concerne les passeurs ?

Général Claude Vicaire .- Je n'ai pas de détails mais, notamment en Guadeloupe, plusieurs organisations complètes d'immigration clandestine ont été démantelées, dont l'une au mois de juin ou de juillet dernier.

M. Alain Gournac, président .- C'est vraiment important.

Général Claude Vicaire .- Chaque DOM-COM a sa réalité et sa logique. La situation de la Guyane est totalement différente de celle de la Guadeloupe. En Guadeloupe, nous commencerons à être vraiment efficaces quand nous serons en mesure d'intercepter les yoles à la mer. Lorsque nous incarcérerons les passeurs et détruirons les yoles et les moteurs, nous commencerons à casser le flux. Pour la Guadeloupe, ce sont les vecteurs qui alimentent le flux.

En Guyane, la réponse me paraît être d'une toute autre nature. Comme je le disais, il s'agit de faire en sorte que la Guyane devienne une zone de haute pression. Pour cela, il faut tenir le terrain, être dissuasif et, par conséquent, mieux organiser nos forces. Pour y parvenir, il faudrait développer une nouvelle conception d'action des forces armées, principalement de l'armée de terre et de la gendarmerie, et trouver un autre mode de fonctionnement. En effet, il y a deux forces, dont l'une est importante par ses effectifs : les forces armées guyanaises de l'armée de terre (principalement les légionnaires) et les unités et compagnies tournantes, qui pourraient être utilisées de manière mieux coordonnée avec la gendarmerie et constituer un dispositif complémentaire pour tenir le terrain.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Dans l'esprit de ce que vous venez de dire, le maire de Saint-Laurent du Maroni a demandé que les forces de la légion étrangère soient mobilisées pour marquer les esprits. Je voudrais savoir ce que vous en pensez.

Général Claude Vicaire .- Je serai plus réservé à cet égard. Le territoire national est réparti en deux zones. Pour prendre une image, c'est une panthère ou un tigre, les tâches étant la police nationale et le pelage étant la gendarmerie. La police nationale a sous sa responsabilité 5 % du territoire et 50 % de la population ; la gendarmerie a sous sa responsabilité 95 % du territoire et les 50 autres pour cent de la population. Nous gérons l'espace et la police nationale gère les concentrations de personnes avec tout ce que cela peut comporter : plus vous mettez de monde à un endroit, plus cela génère de problèmes.

En dehors de ces deux zones, qui relèvent de la police et de la gendarmerie, il n'y a pas une troisième zone qui serait dédiée aux armées. Dès lors que les armées doivent intervenir dans l'une de ces deux zones, elles ne peuvent le faire que sous une sorte de contrôle opérationnel de celui qui a la responsabilité de cette zone et je pense qu'il faudra trouver un système complémentaire et efficace pour mettre en place un mode d'action qui permette aux armées d'agir dans le respect de leurs règles, mais au profit de ceux qui ont la responsabilité des zones dans lesquelles ils interviennent, c'est-à-dire la gendarmerie.

M. Alain Gournac, président .- Si j'ai bien compris, vous pensez que cela n'est pas assez bien organisé aujourd'hui ?

Général Claude Vicaire .- Je ne dis pas cela. Je dis simplement que cela pourrait être mieux organisé.

M. Alain Gournac, président .- Bien sûr. Vous voulez dire en fait qu'il est possible de mieux travailler et de trouver des améliorations en termes d'organisation.

Général Claude Vicaire .- Je peux vous apporter une information : le directeur de la gendarmerie va être reçu par le chef d'état-major des armées aujourd'hui pour aborder cette question. Cela veut dire qu'il y a une véritable prise de conscience, de part et d'autre, de la nécessité d'une nouvelle coopération ou collaboration, même si je ne sais pas comment cela va se conclure.

M. Alain Gournac, président .- Pour ma part, au cours de ma visite à Mayotte, j'ai accompagné le préfet quand les services ont brûlé des yoles et des moteurs.

Général Claude Vicaire .- Cela se fait aussi en Guyane.

M. Alain Gournac, président .- Il y en avait beaucoup.

Général Claude Vicaire .- Economiquement, c'est très important, parce que cela fait très mal aux passeurs.

M. Bernard Frimat .- Si je vous ai bien compris, mon général, sur la Guyane, vous n'évoquez pas une militarisation. Vous ne préconisez pas que l'armée de terre mène des opérations de police mais que la gendarmerie continue à en avoir la gestion et puisse bénéficier simplement de soutiens humain et logistique de l'armée. Comme nous l'a dit le préfet de Guyane, à chaque fois qu'on a demandé à l'armée de faire une tâche de gendarmerie ou de police, cela n'a pas été forcément couronné de succès dans l'histoire française.

Cela dit, il nous est apparu que les gendarmes subissaient structurellement une faiblesse de moyens, notamment en termes médicaux. Même si la partie centrale de la Guyane est complètement irriguée et innervée et on conçoit que, lorsque huit gendarmes tombent sur un village de 800 personnes dont 200 sont armées, cela ne puisse pas se terminer en bataille rangée. C'est aussi leur comportement qui fait qu'ils se font moins tirer dessus que leurs collègues du Surinam, où la guerre est ouverte.

Général Claude Vicaire .- Je répondrai en plusieurs temps. Tout d'abord, la devise de la gendarmerie est « une force humaine » et elle s'applique dans chacune de ses actions. A cet égard, le film dont nous avons parlé me semble être très révélateur de la manière dont les gendarmes agissent sur le terrain dans le cadre de missions qui ne sont pas très faciles...

M. Alain Gournac, président .- Elles ne sont pas du tout faciles !

Général Claude Vicaire .- ... et essaient de le faire avec le plus d'humanité possible. De ce point de vue, tout le monde leur rend hommage. C'est mon premier point.

Je ne pense pas qu'il entre dans le rôle des forces armées de remplir des missions de police, d'abord parce qu'elles n'en ont pas les compétences ni le savoir-faire et, ensuite, parce que ce n'est pas leur métier.

En revanche, elles ont des capacités qu'elles sont seules à posséder. Vous avez fait allusion à leurs moyens techniques de transport et à leurs capacités de vie sur le terrain que nulle autre force ne possède. Je pense donc que la complémentarité pourrait être organisée autour de la capacité d'un certain nombre d'unités militaires à tenir le terrain, comme elles le font déjà d'une certaine manière, et à le contrôler. En termes militaires, le contrôle consiste à empêcher la libre utilisation d'une zone par un adversaire ou un ennemi. Cela s'applique exactement à la situation de la Guyane.

Cela veut dire que des petites unités de l'ordre du groupe ou de la section -ce n'est pas à moi d'entrer dans ce détail des opérations- pourraient patrouiller dans les zones aurifères et être dissuasives par leur présence permanente sur le terrain. De ce fait, dès lors qu'elles repèreraient quelque chose d'anormal, cela pourrait permettre à chacun, dans son domaine d'excellence et de compétence, d'agir au profit de la République. Cela me paraît d'une simplicité biblique.

M. Alain Gournac, président .- Il faut quand même que les gendarmes le fassent au final.

Général Claude Vicaire .- Ce sont en effet les seuls qui ont les compétences et qui sont officiers ou agents de police judiciaire. Les choses sont claires dans ce domaine.

M. Alain Gournac, président .- Mon général, nous sommes très contents de vous avoir reçu car vous nous avez apporté des informations précieuses. Nous sommes fiers de la gendarmerie et quand j'ai regardé cette émission, j'ai été vraiment heureux de voir ces gendarmes travailler dans des conditions difficiles. Nous vous remercions de nous avoir accordé un peu de temps et d'avoir répondu à notre convocation.

Général Claude Vicaire .- C'était un grand honneur pour moi.

Audition de Mme Sylvie MOREAU,
chef de service, adjointe du directeur de la population et des migrations,
et de M. Hervé GUICHAOUA,
conseiller technique du directeur de la population et des migrations
sur les questions de travail au ministère de l'emploi,
de la cohésion sociale et du logement
(1er février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions, madame et monsieur, d'avoir accepté de répondre à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Sylvie Moreau et M. Hervé Guichaoua prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Nous allons tout d'abord écouter votre exposé liminaire, après quoi nous vous poserons quelques questions sur certains points particuliers. Vous avez la parole.

Mme Sylvie Moreau .- Merci, monsieur le président. Je vous prie tout d'abord d'excuser M. Butor, directeur de la population et des migrations, qui est retenu dans une importante réunion ministérielle.

Si vous me le permettez, je vais commencer par positionner les missions de la direction de la population et des migrations par rapport au sujet sur lequel vous nous entendez.

La direction de la population et des migrations est une direction du ministère de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement qui a plutôt vocation à prendre en charge des personnes en situation régulière. Par conséquent, nous croisons les sujets dont nous allons parler plus que nous les traitons.

Nous avons par ailleurs trois missions principales, que vous retrouvez dans la construction de notre budget en mode LOLF, ce qui permet de se repérer.

La première concerne la présentation de la position de la France sur le plan international et, surtout, la participation à la régulation des migrations, un sujet dont nous allons parler.

La deuxième est la prise en charge des demandeurs d'asile.

La troisième est l'intégration des personnes migrantes. Par extension, nous avons dans notre budget celui de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité, mais elle a son indépendance : ce n'est qu'un rattachement budgétaire.

Je vais commencer par évoquer le sujet des demandeurs d'asile qui, par définition, sont une population en situation régulière. Notre mission est la prise en charge sociale des demandeurs d'asile. A partir du moment où les personnes ont demandé l'asile auprès de l'OFPRA jusqu'au moment où celui-ci rend sa décision, nous avons pour mission de leur accorder la subsistance. A ce titre, il relève de notre budget et de notre compétence de les héberger en centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA), mais nous avons aussi, à la disposition des DDASS et des préfets, des crédits d'urgence qui permettent, puisque leur nombre est largement supérieur à notre capacité d'accueil, de les accueillir soit dans des structures collectives, soit en hôtel, en nous efforçant de résoudre les situations d'urgence.

Ce sont des personnes en situation régulière à ce moment-là. Cela dit, dans la mesure où les décisions de l'OFPRA font qu'un grand nombre de migrants est débouté du droit d'asile, ces personnes, qui ne sont pas clandestines puisqu'on les connaît depuis leur arrivée, se retrouvent souvent en situation irrégulière. En attendant qu'elles soient traitées par le ministère de l'intérieur et quelle aient une invitation à quitter le territoire, nous les gardons théoriquement un mois de plus dans nos structures. Sur le plan pratique, nous les gardons plus longtemps : en période d'hiver, nos structures accueillent notamment les personnes fragiles, c'est-à-dire les personnes âgées, les familles et les enfants, et notre République ne se sentirait pas bien de remettre des gens fragiles à la rue. Autrement dit, les délais de sortie de nos dispositifs sont plus longs que la théorie le voudrait.

A ce titre, les difficultés que nous rencontrons tiennent à l'énorme augmentation du nombre de demandeurs d'asile depuis quelques années. Parallèlement, nous avons augmenté massivement le nombre de places en CADA, mais cela n'a pas suffi pour suivre l'augmentation des flux. Des actions parallèles ont donc été menées avec d'autres intervenants comme l'OFPRA pour traiter plus rapidement les recours afin que les gens puissent très vite recevoir une réponse et ne soient pas incités à quitter leur pays et à couper les amarres pour venir dans un pays où, si on met deux ou trois ans à traiter leur dossier, ils ont une chance de ne pas pouvoir retourner chez eux ensuite parce que les enfants seront scolarisés. Toutefois, c'est un sujet qui m'échappe un peu.

Les premiers cas de situations irrégulières sur notre territoire que je peux évoquer avec vous sont les déboutés du droit d'asile.

Nous avons aussi un sujet assez particulier que nous traitons avec d'autres : les mineurs étrangers isolés, qui sont traités autant par le ministère de la justice et l'aide sociale à l'enfance. Nous avons un centre d'hébergement de 33 places en région parisienne, mais c'est l'unique action spécifique que nous faisons seuls à cet égard : ils sont traités collectivement et, du fait des textes de loi de 2002, c'est une question assez différente.

Je vais évoquer assez rapidement un deuxième point, qui a trait aux questions du travail illégal ou irrégulier, sachant que M. Guichaoua, conseiller technique auprès du directeur de la population et des migrations sur les questions du travail, et moi-même pourrons répondre à vos questions sur ce sujet qui n'est pas pris directement en charge par notre direction, mais qui nous touche indirectement dans la mesure où nous travaillons sur les autorisations de travail et la réglementation du travail et où nous assurons la tutelle de l'ANAEM, dont vous avez entendu le directeur, M. Nutte. Nous pourrons donc éventuellement répondre à vos questions ou compléter ses propos, mais nous ne le ferons certainement pas avec plus de pertinence que lui sur un certain nombre de points.

Le troisième sujet sur lequel nous intervenons a trait à la première partie de notre mission : la participation à la régulation des migrations. Nous intervenons en prestations complémentaires ou en prestataire d'actions du ministère de l'intérieur, dans la mesure où nous assurons la prise en charge sociale des centres de rétention administrative.

Au titre du décret du 30 mai 2005, qui reprécise la manière dont doivent fonctionner les centres de rétention administrative, les ministères sociaux sont en charge de trois actions.

La première consiste à assurer non pas une prise en charge juridique (ce n'est pas une assistance comme celle qu'apportent les avocats, l'Ordre des avocats étant là pour cela), mais une aide à la vigilance juridique des personnes à travers une association d'envergure nationale avec laquelle nous avons passé un marché : il s'agit actuellement de la CIMADE.

La deuxième action est menée par l'ANAEM -je ne sais pas si M. Nutte a eu l'occasion de vous en parler- qui apporte un soutien psychologique et matériel aux personnes retenues et leur rend un certain nombre de services qui peuvent aller de l'achat de savon à barbe au solde de leur livret de Caisse d'épargne avant qu'ils soient reconduits à la frontière, en passant par la récupération et le transfert de leurs bagages jusqu'à leur avion.

La troisième prestation que nous assurons est la prise en charge sanitaire par la passation de conventions avec un hôpital de proximité qui assure des prestations sanitaires en journée (il ne s'agit pas exactement d'une permanence sanitaire puisque ce sont des actions relevant plus de l'infirmerie que de l'hôpital) grâce à des infirmières et des médecins, sachant que les cas difficiles sont transmis à l'hôpital.

Dans le même ordre d'idée, pour une raison probablement historique, nous devons aussi assurer la prise en charge sanitaire de la ZAPI, l'énorme zone aéroportuaire d'attente de Roissy, la prise en charge sanitaire des autres petites zones étant réglée localement par les préfets, en tant que de besoin, parce que ce sont des zones de deux ou trois places alors que la ZAPI de Paris peut faire une centaine de places et qu'elle est particulièrement animée en cas de SRAS ou de crainte de pandémies.

Enfin, pour en rester sur la prise en charge de certaines populations irrégulières, j'évoquerai un point plutôt anecdotique : nous aidons le ministère de l'intérieur à dégager les migrants qui sont clairement irréguliers, voire clandestins, qui s'agglutinent à Sangatte et qui continuent d'arriver. On voit régulièrement dans la presse que la Croix Rouge prend en charge des gens qui arrivent dans le secteur, qui ne souhaitent pas demander l'asile, qui souhaitent clairement passer en Grande-Bretagne et qui attendent là de réussir à passer clandestinement, ce qui constitue pour nous un souci de prise en charge sociale et d'hébergement, mais aussi d'éloignement pour éviter que se reconstitue un nouveau Sangatte. Les personnes peuvent alors être éloignées avec des prises en charge que nous assurons notamment avec des opérateurs comme la SONACOTRA et en ayant recours à nos places d'urgence.

Le dernier point que j'évoquerai concerne les actions que nous menons à l'égard des migrants en situation irrégulière en appui, là encore, du ministère de l'intérieur : il s'agit de la coordination de l'action médicale autour de la procédure applicable aux étrangers malades. Comme vous le savez sans doute, l'ordonnance de 1945 prévoit la possibilité de délivrer la carte « vie privée et familiale » ou la carte de séjour temporaire à des personnes qui ne peuvent pas être reconduites parce que cela présenterait un risque exceptionnel pour leur santé et qu'elles ne trouveraient pas dans leur pays d'origine des soins adaptés. Le préfet prend sa décision sur avis du médecin inspecteur de santé publique de la DDASS et nous gérons cette procédure qui est devenue probablement le dernier rempart avant les reconduites.

Nous assistons depuis trois ou quatre ans à une explosion complète des demandes, avec des difficultés techniques dues à la présentation de faux documents médicaux ou de fausses identités. Ce sont des choses sur lesquelles nous travaillons avec le ministère de l'intérieur pour les réduire, puisque nous sommes passés d'un millier de cartes délivrées, sans parler des avis demandés, dans les années 2000 et 2001, à 5 000 en 2004 et environ 15 000 dossiers. Les cartes n'étant délivrées que pour des durées temporaires ne dépassant pas trois à quatre mois, pour vérifier que la personne n'a pas eu le bonheur de guérir entre-temps, nous avons deux fois plus de demandes d'avis que de dossiers, ce qui crée une charge très complexe pour nos services dans les périodes où nous avons d'autres problèmes de santé publique à gérer.

Voilà à peu près le périmètre dans lequel nous intervenons. Sur ces questions sanitaires, nous sommes souvent en interface entre le ministère de la santé et le ministère de l'intérieur. C'est ainsi que, depuis deux jours, nous travaillons sur les instructions qui pourraient être données à la fois aux DDASS et aux préfets sur la détection potentielle de cas de grippe aviaire pour les gens qui viendraient de pays à risques dans les CRA, les LRA, en ZAPI, etc., sachant que, lorsqu'ils rentrent en CADA, la durée d'incubation est passée et que nous n'avons pas de problème, le suivi sanitaire des CADA étant assuré par le médecin-chef de l'ANAEM.

Voilà, schématiquement, ce que nous faisons. Je reste à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Georges Othily .- Je vous remercie, madame, et je donne la parole à Monsieur le rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'aurais voulu, comme vous l'avez proposé, avoir des précisions sur tout ce qui touche au droit du travail, c'est-à-dire sur les conditions d'accès des étrangers à l'exercice d'un travail, naturellement, mais aussi sur les règles applicables aux saisonniers. Nous avons constaté qu'il y avait des difficultés dans ces domaines.

Je souhaiterais aussi avoir votre avis sur une proposition qui semble être faite par le ministère de l'intérieur sur les cartes de séjour destinées à attirer des étrangers hautement qualifiés et sur la façon dont tout cela pourrait être mis en place.

Mme Sylvie Moreau .- Je me permets de passer la parole à Hervé Guichaoua.

M. Hervé Guichaoua .- Bonjour. Je m'appelle donc Hervé Guichaoua et je suis directeur du travail et conseiller technique auprès du directeur de la population et des migrations sur les questions de droit du travail.

Je commence par la première question que vous avez posée. L'accès au travail des étrangers repose sur des règles simples et anciennes qui prévoient que tout ressortissant étranger de pays tiers, c'est-à-dire qui n'appartient pas à un périmètre un peu plus large que l'Union européenne, qui souhaite exercer une activité salariée doit être titulaire d'une autorisation de travail.

Mme Sylvie Moreau .- On peut parler de l'Union européenne ancien modèle, sans les nouveaux entrants.

M. Hervé Guichaoua .- Je reviendrai sur la période transitoire pour les nouveaux Etats membres.

Cette autorisation de travail est délivrée au cas par cas, selon des critères qui sont fixés par le code du travail, ou de plein droit pour les catégories d'étrangers qui obtiennent certains statuts. Par exemple, l'étranger qui obtient le statut au titre de la vie privée et familiale a automatiquement un droit au travail en plus du droit au séjour. Dans tous les cas de figure, l'accès au travail se fait sur la base d'autorisations préalables délivrées par l'administration et matérialisées par des documents dont l'appellation varie selon le statut de l'étranger : cela peut être des autorisations provisoires de travail, des cartes de séjour temporaires pour les salariés, des cartes de résident, etc.

Cette règle est générale et absolue : quels que soient la qualification de la personne, la durée de son emploi ou son âge, il y a une obligation générale et absolue d'avoir ce titre de travail. Cela implique que, lorsqu'une entreprise souhaite recruter une personne, elle doit s'assurer de sa nationalité en lui faisant présenter un document officiel attestant de son identité et de sa nationalité, si bien qu'un employeur qui embaucherait un étranger sans titre de travail commettrait une infraction qui est passible du tribunal correctionnel.

En théorie, la règle est simple, et seuls les ressortissants de l'Union européenne, élargie à l'espace économique européen, sont dispensés de cette autorisation de travail puisqu'ils bénéficient de la libre circulation des travailleurs.

S'agissant des dix nouveaux Etats membres qui ont adhéré à l'Union européenne depuis le 1 er mai 2004, nous sommes sous le régime de la période transitoire concernant la libre circulation des travailleurs. En ce qui concerne les ressortissants de huit de ses pays, c'est-à-dire sauf Chypre et Malte qui ont accès au marché du travail comme les ressortissants de l'Union européenne depuis le 1 er mai 2004, on reste sous le régime de l'autorisation de travail classique de droit commun, comme s'il s'agissait d'un ressortissant de pays tiers.

Voilà ce que je peux dire sur le plan du cadrage et il n'y a pas d'exception. Que la personne occupe un emploi de petite qualification ou que ce soit un cadre supérieur à 100 000 € par mois, la personne doit nécessairement avoir une autorisation préalable de travail délivrée par l'administration française. Il s'agit d'une autorisation de travail à durée limitée qui est effectivement renouvelée selon des conditions prévues par le code du travail. Certains de ces renouvellements sont automatiques, selon le cadre juridique et le statut administratif de l'étranger ; d'autres renouvellements sont conditionnels, c'est-à-dire qu'ils sont soumis au respect d'un certain nombre de conditions, le principe étant que les autorisations de travail sont toujours limitées dans le temps. Elles peuvent être limitées à une journée pour des emplois de très courte durée et elles peuvent avoir une durée maximale de dix ans pour les cartes de résident.

S'agissant des travailleurs saisonniers, notamment agricoles, puisque 97 % des travailleurs saisonniers étrangers qui viennent en France travaillent dans le secteur agricole, nous sommes sur le même principe de l'autorisation préalable de travail : ce sont des salariés qui souhaitent exercer une activité professionnelle sur le territoire français. Les saisonniers agricoles viennent en France exclusivement par la procédure dite d'introduction, c'est-à-dire que ce sont des gens qui, lorsqu'ils n'ont pas déjà l'autorisation de travail, ne peuvent la demander qu'à partir de leur pays d'origine, sachant qu'il n'y a pas, sur place, de changement de statut pour obtenir le statut de travailleur saisonnier.

Ces autorisations de travail sont sollicitées par les employeurs, principalement des exploitants agricoles, ou des hôtels, cafés et restaurants qui les embauchent pour les 3 % restants, auprès des directions départementales du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle, qui sont les autorités administratives compétentes en la matière.

En ce qui concerne le secteur agricole, les directions départementales du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle travaillent en liaison avec les services de l'inspection du travail en agriculture pour s'assurer que les exploitants agricoles s'acquittent de leurs obligations sociales. Par conséquent, si l'examen du dossier correspond aux conditions posées par le code du travail, c'est-à-dire si le marché local du travail ne permet pas de recruter des travailleurs saisonniers français ou étrangers déjà résidents et si l'exploitant agricole s'acquitte de ses obligations sociales, il est donné à l'exploitant agricole une autorisation d'emploi de ce travailleur étranger selon les règles de droit commun.

Sur le fond, il n'y a donc pas d'exception ou de différence de traitement. Il y a simplement des modalités particulières, comme il en existe pour d'autres catégories d'étrangers qui souhaitent travailler, mais, sur le fond, on est sous le régime de l'autorisation préalable.

Les travailleurs saisonniers, par nature, occupent un emploi temporaire et les visas d'autorisation de travail qui leur sont donnés ne peuvent pas excéder six mois. J'ajoute que, dans les cas prévus par le code du travail et à condition qu'il y ait un arrêté préfectoral local, ces contrats de travail saisonnier peuvent être d'une durée exceptionnelle de huit mois. A l'issue de son contrat de travail, cette personne étrangère doit en principe repartir dans son pays d'origine, mais il est vrai qu'aujourd'hui, on rencontre quelques difficultés pour s'assurer du retour effectif de la personne dans son pays d'origine. Nous allons donc modifier la loi, mais cela suppose d'avoir des échanges avec un certain nombre de pays dont je vais vous parler, pour conditionner l'attribution d'un nouveau contrat de travail saisonnier à la preuve du retour effectif du travailleur saisonnier dans son pays.

Nous devons tout d'abord recueillir l'avis de trois pays : le Maroc, la Tunisie et la Pologne, puisque nous avons des accords de main-d'oeuvre qui permettent de faire venir de façon simplifiée leurs ressortissants en qualité de travailleurs saisonniers, et nous allons proposer à ces pays un système qui permettrait de s'assurer de façon directe du retour effectif des personnes dans leur pays ou, en tout cas, de conditionner l'autorisation de contrat de travail saisonnier au retour effectif de l'intéressé dans son pays à l'issue du contrat saisonnier autorisé.

En volume, on peut considérer que les trois pays que je viens de citer représentent presque 100 % des travailleurs saisonniers, puisque les autres nationalités sont vraiment très marginales par rapport à ce flux de Marocains, de Tunisiens et de Polonais. Jusqu'à une période récente, les ressortissants marocains étaient la première nationalité venant en France en qualité de travailleurs saisonniers mais, depuis l'année dernière, ils sont dépassés de quelques dizaines d'unités par les Polonais.

M. Bernard Frimat .- En valeur absolue ?

M. Hervé Guichaoua .- Nous avons aujourd'hui environ 16 000 travailleurs saisonniers, dont 97 % dans agriculture, et je n'ai pas en tête les chiffres exacts par nationalité, mais nous devrions en être à 7 000 et quelques centaines de Polonais, 7 000 et quelques centaines moins quelques dizaines de Marocains (Marocains et Polonais étant donc quasiment à égalité) et à environ 900 Tunisiens. Les deux grandes catégories de ressortissants qui composent la population des travailleurs saisonniers agricoles sont donc, grosso modo, les Marocains et les Polonais à parts presque égales.

S'agissant maintenant de la question sur l'attractivité, la DPM s'inscrit dans le cadre d'un travail interministériel qui a été lancé il y a plus de deux ans et demi et qui vise à rendre la France plus attractive pour les investisseurs étrangers, et cela se traduit notamment, en ce qui concerne les responsabilités et les missions de la DPM, par la facilitation de la délivrance des titres de travail à certaines populations qui souhaitent venir en France et par la facilitation du changement de statut d'étudiants à haut potentiel qui souhaitent rester en France à la fin de leurs études.

Sur la première catégorie de populations que l'on appelle les cadres dirigeants et de haut niveau, nous avons élaboré des circulaires en 2004, en collaboration avec le ministère des affaires étrangères et le ministère de l'intérieur, pour faciliter l'accueil de ces personnes dans les postes consulaires, leur arrivée en France et la délivrance de leur titre de séjour et de leur titre de travail en France. Par exemple, nous demandons aux directions départementales du travail de traiter ces dossiers en dix jours en confiant à l'ANAEM un rôle d'interface entre les différentes administrations impliquées, c'est-à-dire les directions du travail, les préfectures et le ministère des affaires étrangères.

C'est un système qui fonctionne depuis 2004 et que nous sommes en train d'améliorer à la demande du gouvernement et de l'Agence française pour les investissements internationaux (AFII). Nous avons ainsi finalisé notre circulaire qui vise à élargir le périmètre des bénéficiaires de ce dispositif permettant d'accueillir beaucoup plus facilement en France des cadres dirigeants et des cadres de haut niveau, c'est-à-dire des cadres qui perçoivent plus de 5 000 € par mois et qui viennent en France soit pour implanter des filiales étrangères, soit pour procéder à l'extension de filiales étrangères, soit pour acheter des entreprises françaises en difficulté.

Nous réservons aussi un régime plus favorable à leurs familles, c'est-à-dire à leurs conjoints et leurs enfants, en leur permettant de déposer des demandes groupées de visas dans les postes consulaires et en facilitant le changement de statut des conjoints qui, une fois arrivés en France, souhaitent travailler. Ces conjoints arrivent en effet avec un statut qui n'est pas celui de salarié ou de travailleur et nous leur proposons donc, s'ils souhaitent travailler ou s'ils trouvent un emploi avec une rémunération supérieure ou égale à 2 000 €, de faciliter le changement de statut.

S'agissant maintenant des étudiants à haut potentiel, comme nous les appelons, nous travaillons avec les ministères concernés, c'est-à-dire notamment le ministère de l'éducation nationale, le ministère de la recherche, le ministère de l'intérieur et le ministère des affaires étrangères, sur une procédure qui permettrait aux étudiants que ces entreprises souhaitent recruter de rester en France. En effet, nous avons aujourd'hui un régime de droit qui considère que les étudiants étrangers qui viennent en France pour étudier doivent repartir dans leur pays puisqu'ils sont venus pour suivre des études et non pour le travail.

Au début des années 2000, nous avions prévu déjà des exceptions à ce principe en prévoyant des possibilités de changement de statut de façon bienveillante mais qui étaient laissées à la discrétion des directions départementales du travail et nous avons décidé de rédiger une circulaire un peu plus directive qui, sous réserve des arbitrages finaux qui ne sont pas encore intervenus, permettrait à des étudiants à haut potentiel, c'est-à-dire qui justifieraient d'études équivalant au niveau master, de rechercher librement et d'occuper un emploi dans les six mois qui suivent leurs études et d'obtenir sans difficulté leur changement de statut comme travailleur, c'est-à-dire sans opposition de la situation de l'emploi, dès lors qu'ils trouveraient un emploi avec une rémunération égale ou supérieure à 2 500 €. J'annonce ce chiffre avec prudence puisque les arbitrages définitifs n'ont pas encore été fixés, mais c'est néanmoins le niveau de rémunération qui fait l'objet de discussions pour l'instant.

Ce système permettrait aux étudiants et aux entreprises qui le souhaitent de participer au développement économique de la France en conservant sur le territoire français ces personnes qui, en principe, si on applique strictement les textes, n'ont pas vocation à rester sur le territoire français à l'issue de leurs études.

En ce qui concerne le projet de carte « capacités et talent » que vous évoquiez, je ne peux vous en parler qu'avec des réserves puisqu'il se tient cet après-midi une réunion interministérielle sur le projet de loi sur l'immigration qui doit arbitrer et valider tous ces éléments. L'idée générale, c'est qu'il n'y aurait pas nécessairement coïncidence entre le public dont je viens de parler et les bénéficiaires de cette carte mais qu'elle pourrait être attribuée à des personnes qui seraient choisies par les pouvoirs publics en raison de leurs compétences, de leurs connaissances, de leur projet économique, culturel ou artistique et de l'intérêt que ce projet peut présenter pour l'économie française et, de façon générale, pour la France.

C'est donc un nouveau titre de séjour, sous réserve des validations dont je viens de vous parler, qui vaudrait également autorisation d'avoir une activité professionnelle, salariée ou non, pour une durée qui n'est pas tout à fait arbitrée pour l'instant et qui serait renouvelée ensuite dans des conditions qui restent à déterminer.

En l'état des discussions interministérielles, les membres de la famille du titulaire de cette carte bénéficieraient de la même carte « capacités et talent » dont l'appellation reste elle aussi à valider, mais nous serions sur un périmètre un peu différent de celui que je viens d'évoquer pour les deux catégories précédentes.

M. Bernard Frimat .- Vous nous avez parlé des mesures qui se préparent et vous avez évoqué le travail saisonnier. J'avoue que je ne comprends pas bien comment on peut demander aux Polonais de prouver qu'ils sont rentrés chez eux dans la mesure où, s'ils n'ont pas une autorisation de travail, ils ont quand même le droit de circuler librement sur le territoire de l'Union. Cela me semble donc une mesure un peu curieuse.

M. Hervé Guichaoua .- Votre remarque est tout à fait pertinente. L'obligation de retour ne vaut effectivement que pour les Tunisiens et les Marocains puisque les Polonais bénéficient de la liberté de circulation, et il est vrai que les difficultés que nous rencontrons historiquement concernent essentiellement les Marocains, les Tunisiens étant beaucoup moins nombreux. Ma remarque avait donc un caractère général sachant que, si quelque chose est inscrit dans la loi, cela aura bien sûr un effet général et concernera l'ensemble des travailleurs saisonniers, mais que nous sous-entendons que cela ne concernera pas les travailleurs saisonniers qui restent soumis à autorisation de travail mais qui bénéficient de la liberté de circulation, ce qui est le cas des ressortissants des nouveaux Etats de l'Union européenne pendant la période transitoire.

M. Bernard Frimat .- Si j'ai bonne mémoire, ce régime transitoire est de cinq ans.

M. Hervé Guichaoua .- Il est de sept ans au total divisés en trois étapes. Les deux premières années viendront à expiration au 1 er mai 2006. Ensuite, s'il est décidé de prolonger cette période transitoire, ce sera pour une durée de trois ans, ce qui nous emmène au mois de mai 2009. Enfin, il restera une prolongation possible de deux ans pour aller jusqu'aux sept ans.

M. Bernard Frimat .- C'est une mesure tout à fait extraordinaire de contre-publicité française dans les pays concernés puisqu'elle est reçue par les ressortissants de ces pays, et surtout par ceux qui n'ont pas du tout envie de travailler chez nous, comme totalement discriminatoire. C'est donc un élément qui fait débat.

Je souhaiterais encore vous demander une chose, mais sans doute ne pourrez-vous pas me répondre. Vous avez dit qu'il y avait 16.000 travailleurs saisonniers réguliers. Le ministère du travail a-t-il une idée du nombre de saisonniers irréguliers ? Je vous pose cette question parce que nous avons cru comprendre que les travailleurs saisonniers réguliers et irréguliers avaient parfois des éléments d'existence commune, notamment dans le domaine agricole, un régulier pouvant amener avec lui quelques irréguliers dans un parfait mélange.

M. Hervé Guichaoua .- Nous n'avons pas de chiffres sur le nombre de travailleurs étrangers en situation irrégulière dans le secteur agricole, même si des contrôles sont opérés dans les exploitations agricoles, parfois dans des conditions difficiles, par les services d'inspection du travail et par les agents de la Mutualité sociale agricole. En revanche, nous savons -c'est pourquoi nous souhaitons mieux contrôler et gérer ce flux migratoire de travail- qu'il se pose un certain nombre de problèmes de non-retours dans le pays et que certaines conditions de travail et d'hébergement sont parfois à la limite de la légalité. Si vous questionnez les directions départementales et les services de l'inspection du travail, de l'emploi et de la protection des salariés agricoles des Bouches-du-Rhône ou du Gard, ils vous diront qu'ils sont très attentifs aux conditions d'emploi de ces salariés, qu'ils soient français ou étrangers, par les exploitants agricoles et qu'effectivement, à chaque fois qu'ils ont l'occasion de rencontrer des situations à la limite de la légalité en termes de travail, d'emploi ou d'hébergement, ils font des observations ou transmettent des procédures au parquet.

Il est vrai que c'est un sujet fort préoccupant et c'est pourquoi la DPM, pour ce qui la concerne, puisque nous n'avons pas de « tutelle » (si je peux employer ce terme bien qu'il ne soit pas adapté) sur les services de l'inspection du travail et encore moins sur l'agriculture, essaie au moins de s'assurer qu'une fois que ces personnes ont achevé l'exécution de leur contrat de travail saisonnier, elles puissent repartir dans leur pays.

Nous envisageons également une autre action, puisque vous avez sans doute vu dans la presse qu'un certain nombre de personnes installées au Maroc se prévalaient de servir d'intermédiaire et, en fait, racketaient les travailleurs marocains venant travailler en France. Cela s'explique par le fait qu'aujourd'hui, sur le plan purement administratif, nous conservons la procédure d'introduction classique et habituelle qui existe en France, à savoir la procédure de recrutement nominatif qui permet à l'employeur, qu'il soit dans le secteur agricole, dans la coiffure ou dans l'industrie, de demander nominativement l'introduction de M. ou de Mme Untel qui se trouve au Brésil, en Afrique du Sud, aux Etats-Unis ou au Maroc.

Nous allons donc proposer aux Marocains -nous avons eu une rencontre bilatérale avec les services de l'ambassade du Maroc et du consulat marocain à Paris- de passer par une procédure qui existe pour la Pologne : le recrutement anonyme. Cela permet à l'exploitant agricole de déclarer ses besoins, sous réserve qu'ils n'aient pas pu être pourvus par le marché local du travail, et ce sont les service de l'ANAEM présents au Maroc, qui, en collaboration avec les services habilités de l'équivalent du ministère du travail marocain, feront le choix des salariés pour éviter que celui-ci soit fait par des intermédiaires non agréés sur place et pour faire en sorte qu'en France, on ne rencontre pas des problèmes non pas avec les exploitants agricoles mais avec les chefs de culture.

Nous essayons de traiter ce problème à la fois par une assurance sur le retour de la personne dans son pays et par la remise en vigueur de cette procédure d'introduction anonyme qui existait il y a vingt à vingt-cinq ans et qui n'est pas du tout interdite par les accords de main-d'oeuvre dont j'ai parlé tout à l'heure.

Mme Catherine Tasca .- Pouvez-vous nous préciser ce que recouvre la garantie du retour ? En quoi cela consiste-t-il ? Vous avez dit que vous teniez beaucoup à avoir l'assurance du retour, mais quel type d'assurance peut-on avoir dans ce domaine ?

M. Hervé Guichaoua .- Nous imaginons -mais nous n'en sommes qu'au stade de la réflexion- qu'il y ait une présentation physique de la personne soit dans les locaux officiels d'un organisme à désigner au Maroc, soit dans les locaux de la mission de l'ANAEM qui se trouve au Maroc. Cela permettrait d'avoir une vérification directe de la présence de la personne qui viendrait se présenter physiquement et qui pourrait, à l'occasion, montrer un document officiel attestant de sa qualité et signer éventuellement un papier.

Il s'agirait donc d'une présentation physique dans les locaux de l'ANAEM, comme c'est le cas avant leur départ : les personnes se présentent physiquement dans les locaux de l'ANAEM puisqu'elles passent sur place une visite médicale d'aptitude. L'ANAEM ayant la liste des salariés qui ont été autorisés à venir travailler en France, on peut imaginer qu'un tel système puisse fonctionner.

Cela dit, il reste à voir si le retour est exigé dans les quinze jours ou les trois semaines, certains exploitants agricoles nous ayant dit que certaines de ces personnes, après avoir fait la saison en France, complètent leurs revenus en faisant une petite saison en Espagne. La question est donc de savoir si on leur demande de se présenter physiquement sous une semaine, quinze jours ou trois semaines, mais nous mettrons un délai relativement court et il s'agira bien d'exiger une présentation physique de la personne, selon des modalités à définir, ce qui permettra au moins de vérifier que, dans un délai déterminé, cette personne est effectivement revenue au Maroc, la vérification se faisant avec une pièce d'identité.

M. Jean-Claude Peyronnet .- Vous avez évoqué, madame Moreau, la question des mineurs isolés et la prise en charge par la DPM, notamment, des déboutés du droit d'asile, mais avez-vous des relations avec les collectivités locales ? Sur le terrain, en effet, l'expérience montre que des conflits de compétences lourds surgissent entre l'Etat et les conseils généraux, ceux-ci ayant l'obligation de prendre en charge les familles avec enfants, qu'elles soient régulières ou non. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point ?

Mme Sylvie Moreau .- Je ne pourrai pas être extrêmement précise parce que plusieurs directions travaillent sur le sujet et que ne suis pas sûre d'être la personne la plus compétente. Effectivement, la direction générale de l'action sociale, qui suit beaucoup toutes les questions d'enfance et de mineurs au ministère, rappelle régulièrement que les mineurs sont un sujet qui ressort des collectivités locales, c'est-à-dire que ce sont les départements qui en ont la charge, mais nous pouvons avoir des mineurs qui déposent une demande d'asile, notamment des jeunes de 16 à 18 ans, et nous avons donc mis en place en 1999 un centre d'accueil et d'orientation pour mineurs isolés demandeurs d'asile (CAOMIDA), à Boissy-Saint-Léger, dans lequel nous avons 33 places et que nous gérons avec la DDASS. J'ajoute que participent à la gestion et à la régulation de ce centre les départements et les tribunaux pour enfants de Paris et d'Ile-de-France.

Il faut savoir que 40 % des demandeurs d'asile qui viennent en France arrivent à Paris, ce qui justifie l'installation de cette structure, dans laquelle nous prenons en charge les jeunes pour une durée maximale de douze mois en faisant de l'hébergement et de l'accompagnement socio-éducatif et scolaire. Nous essayons en même temps de leur assurer les apprentissages sociaux minimaux en ce qui concerne le français et la vie en société. Cela reste néanmoins un sujet de préoccupation.

M. Jean-Claude Peyronnet .- Je suppose que vous savez que, le dimanche soir, lorsque des gamins d'un âge certain se trouvent dans la rue et se font « ramasser », ils sont mis au foyer de l'enfance du département par le procureur.

Mme Sylvie Moreau .- J'ai bien compris, monsieur le sénateur, que ces 33 places pour la France sont notoirement insuffisantes, mais nous nous adressons là à des mineurs qui sont déjà des adolescents ou des préadolescents, puisqu'un enfant de cinq ans peut difficilement demander l'asile et être conscient de cette affaire.

M. Jean-François Humbert .- Vous nous avez expliqué beaucoup de choses, madame, et j'avoue que je n'ai pas saisi l'intégralité de ce que vous avez indiqué. J'ai bien compris que, lorsque les demandes d'asile sont accordées, il n'y a pas de problème puisque les personnes sont en situation régulière, mais qu'il y a manifestement quelques difficultés lors de la mise en oeuvre de la procédure d'étrangers malades. Vous avez cité des chiffres que je voudrais vous voir confirmer pour ce qui me concerne. En effet, j'ai noté rapidement que l'on serait passé de 1 000 à 5 000 cartes en 2004 et qu'il y aurait entre 10 000 et 15 000 demandes qui ne seraient pas satisfaites, mais je n'ai pas bien compris tout ce passage.

Je suis désolé de vous obliger de revenir un peu en arrière, mais je pense que c'est un point intéressant puisque cela suppose que ces demandes ont été faites par des demandeurs d'asile qui ont été déboutés.

Mme Sylvie Moreau .- Non, pas uniquement. La difficulté réside dans le fait que nous disposons de plusieurs sources statistiques, dont certaines sont informelles. Le passage de 1 000 à 5 000 vient d'une source du ministère de l'intérieur et il correspond au nombre de cartes qui ont été délivrées. Quant au passage de 2 800 premières délivrances en 2001 à 6 200 premières délivrances en 2004, ce sont des chiffres qui nous remontent par les médecins et qui sont incertains, et je comprends que ce soit un peu compliqué. Ce n'est donc pas une statistique exacte puisqu'ils ne sont pas destinataires de la décision du préfet. En même temps, je souhaitais surtout attirer votre attention sur l'accroissement des volumes.

Nos médecins inspecteurs de santé publique ont des préoccupations beaucoup plus importantes que de tenir des statistiques et nous n'avons donc pas tous les départements qui répondent tout le temps, mais il s'avère qu'en 2004, sur 94 départements recensés, nous avons eu 16 000 dossiers véritables, sachant qu'ils ont traité en fait 33 000 dossiers qu'ils ont vus plusieurs fois. On peut considérer qu'ils sont sollicités en moyenne deux fois sur un dossier et un même demandeur dans l'année.

M. Jean-François Humbert .- Sur un même demandeur, il y aurait donc deux dossiers ?

Mme Sylvie Moreau .- Si le demandeur dit qu'il a la tuberculose, on lui dit qu'on va le soigner pour cela, d'autant plus qu'il n'est pas question qu'il aille dans la nature pour la répandre autour de lui, mais au bout de six mois, sa carte de séjour temporaire étant terminée, il refait une demande et on doit examiner à nouveau le dossier sur lequel il peut avoir ou non un avis favorable.

M. Jean-François Humbert .- Pourriez-vous nous donner par écrit des statistiques plus précises ? Vous nous avez donné des fourchettes dans votre première intervention et vous nous donnez maintenant des chiffres beaucoup plus précis. Serait-il possible d'avoir quelque part des statistiques plus précises là-dessus ?

Mme Sylvie Moreau .- Comme j'ai prêté serment, je serais très ennuyée de vous dire que les chiffres que je vous donne sont justes parce que, je le répète, la source statistique est aléatoire, qu'elle ne provient pas de services statistiques et qu'il s'agit de simples remontées d'informations que nous consolidons. Cela dit, je peux vous envoyer très facilement le premier chiffre que je vous ai donné, à savoir l'augmentation de 2 000 à 5.000, puisque ce sont des sources officielles du ministère de l'intérieur.

M. Jean-François Humbert .- Pour les 10.000 à 15.000 qui sont devenus 16.000 et quelques, ne pouvez-vous pas nous fournir des choses plus précises ?

Mme Sylvie Moreau .- Je peux vous communiquer une information informelle. En effet, je ne souhaiterais pas que ce soit pris comme une information formelle, sachant que nous suivons cela moins dans un objectif de statistiques que de charge de travail de nos médecins pour vérifier notre capacité de mettre en oeuvre la procédure et de l'optimiser. Il est vrai qu'il faut l'optimiser.

M. Jean-François Humbert .- On peut vous suivre sur la charge de travail, mais vous comprendrez que nous sommes quasiment obligés de poser des questions précises. Si des chiffres se baladent entre 10.000 et 15.000, ce n'est pas rien, de même qu'entre 1.000 et 5.000 alors qu'il y en a 6.000 et quelques, si je vous ai bien entendue dans votre seconde intervention. Est-il possible de fournir à la commission des chiffres plus précis ?

Mme Sylvie Moreau .- Il est possible de le faire sur la première fourchette et je vous les transmettrai incessamment. Quant à la deuxième, je vous donnerai plutôt des ordres d'idée statistiques parce que je ne saurai pas vous jurer qu'une statistique informelle remontée sur un coin de bureau par des médecins est parfaitement exacte. Ce ne sont que des ordres de grandeur.

M. Bernard Frimat .- Je suppose qu'il n'y a pas de liaison automatique avec le droit d'asile.

Mme Sylvie Moreau .- Il n'y a pas de liaison automatique, en effet. Nous pensons simplement qu'une fois que les gens sont sur le point de repartir, c'est leur dernier rempart : ils ont épuisés les premiers paragraphes de l'ordonnance de 1945 et il ne leur reste plus que l'article 313-11, 11 ° .

M. Jean-François Humbert .- Si on en arrive au dernier alinéa de l'article en question, cela veut bien dire qu'il y a un lien avec les refus d'asile. Je suppose que c'est lié au refus du statut de réfugié.

Mme Sylvie Moreau .- Cela peut être lié aussi à tous les autres refus.

M. Jean-François Humbert .- Pourriez-vous éventuellement nous faire une distinction ?

Mme Sylvie Moreau .- Je n'ai aucun moyen de faire un lien puisque ce sont les préfets qui saisissent les médecins. La personne demande au préfet de surseoir à sa reconduite à la frontière au motif de sa maladie et le préfet saisit le médecin individuellement, mais il n'y a pas de système d'information qui traite les gens d'un bout à l'autre. Peut-être les préfets pourraient-ils le faire avec l'AGDREF, mais ce n'est pas possible à notre niveau.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Pour terminer, madame, pourriez-vous nous communiquer votre rapport d'activité sur l'année 2005, dans la mesure où il serait prêt ou en cours de préparation ?

Mme Sylvie Moreau .- Je peux vous donner celui de 2004, mais celui de 2005 n'est pas prêt.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Nous sommes également preneurs de celui de 2004.

Par ailleurs, vous avez évoqué le cas des étrangers de haut niveau et les circulaires qui existent, l'une du 26 mars 2004 et l'autre du 7 mai 2004 relative aux conjoints. Il nous serait utile d'avoir ces circulaires et leur bilan d'application.

Enfin, votre direction ayant « commis » des statistiques relatives à la procédure des étrangers malades qui datent de 2003, nous souhaiterions disposer de quelque chose de plus récent pour avoir des chiffres plus précis.

Mme Sylvie Moreau .- Je vous ferai parvenir ces éléments.

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions beaucoup, madame, et nous attendons donc avec impatience les documents que nous vous avons demandés.

Audition de M. le Général Serge CAILLET,
Sous-directeur de la police judiciaire
à la direction générale de la gendarmerie nationale
et de M. le lieutenant-colonel Georges MASCARO,
chef de l'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI)
(1er février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Mon général et mon colonel, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires M. le Général Serge Caillet et M. le lieutenant-colonel Georges Mascaro prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Nous vous écoutons dans un premier temps, après quoi nos collègues vous demanderont des précisions.

M. le Général Serge Caillet .- Merci, monsieur le président. Je vous propose de vous faire un premier exposé liminaire assez général, après quoi le lieutenant-colonel Mascaro répondra à vos questions précises : il est l'homme de la situation.

Tout d'abord, je tiens à dire quelques mots sur l'action que mène la gendarmerie dans la lutte contre le travail illégal, puis j'évoquerai un bilan et l'évolution que nous constatons, et je vous parlerai enfin de l'action que nous menons pour intensifier cette lutte, puisqu'il s'agit de directives gouvernementales, sans perdre de vue, bien entendu, que votre commission s'intéresse à l'immigration clandestine et à la lutte contre le travail illégal. J'essaierai donc, autant que possible, de mettre en avant ces aspects plus particuliers.

En ce qui concerne notre action, comme vous le savez sans doute, nous n'avons pas une gendarmerie spécialisée qui s'occupe de travail illégal, comme on peut avoir une gendarmerie du transport aérien ou de l'armement ou une gendarmerie maritime. Il y a une quinzaine d'années que la gendarmerie se préoccupe de manière organisée de lutter contre le travail illégal. C'est à partir des années 1990 qu'elle a développé ce qu'on appelle les formateurs relais en travail illégal, qui permettent de spécialiser des personnels à raison de deux par compagnie de gendarmerie départementale, c'est-à-dire par arrondissement, approximativement, ce qui nous fait 850 officiers de police judiciaire qui sont spécialisés dans le domaine.

Ces personnels sont formés par des spécialistes de la délégation interministérielle de lutte contre le travail illégal (DILTI) avec lesquels nous collaborons étroitement, les stages ayant lieu au Mans ou à Orange.

Bien entendu, depuis que l'Office existe, le chef de l'Office et ses personnels contribuent à l'amélioration de ces formations en intervenant précisément dans d'autres stages que suivent des personnels de la police judiciaire en général, dans notre centre de formation de Fontainebleau, où nous organisons des stages d'officiers de police judiciaire, de gradés directeurs d'enquête, d'officiers chargés du suivi de la police judiciaire dans les groupements, etc. Il nous paraît bon qu'au-delà des formateurs relais sur le travail illégal, tous les personnels aient des informations sur cet aspect.

Nous menons également une action sur les personnels de la gendarmerie des transports aériens et de l'air parce que, comme on peut le comprendre en matière de travail illégal et d'immigration clandestine, c'est évidemment dans les aéroports que l'on trouve une partie des flux qui nous concernent.

J'en viens à l'Office central de lutte contre le travail illégal. En tant que supérieur direct du lieutenant-colonel depuis huit mois, j'observe son action et il me paraît vraiment que la création de cet Office a marqué un tournant au sein de la gendarmerie, ce qui sera bientôt le cas de la police nationale. En effet, l'Office est interministériel, mais vous comprendrez qu'il faut un certain temps pour qu'il élargisse son champ d'action. C'est donc une chose extrêmement importante pour dynamiser la lutte contre le travail illégal.

Cet Office a été créé en mai 2005 du fait de la volonté du ministre de l'intérieur. Il a d'ailleurs été inauguré par les trois ministres de l'intérieur, de la défense et du travail et, comme tous les offices centraux, il a pour mission, outre le fait de réaliser lui-même quelques enquêtes, d'animer et de coordonner le domaine.

Comme tous les offices qui sont créés, il monte en puissance. Il a démarré avec six personnels cette année et comme prévu lors de son installation, il bénéficiera en 2006 d'un renfort de seize personnes (gradés et gendarmes) pour passer en 2007 à un effectif de 23 militaires de la gendarmerie.

Comme c'est un organisme interministériel, et à l'instar des autres offices, il est prévu également qu'il accueille un commissaire de police adjoint et des policiers, de même que notre Office central de lutte contre la délinquance itinérante accueille un commissaire de police, trois officiers de police et quatre gardiens de la paix.

Enfin, nous sommes attachés à ce qu'il ait en son sein des personnels n'appartenant ni à la police ni à la gendarmerie : des corps d'inspecteurs et de contrôleurs du travail, c'est-à-dire des représentants des trois régimes d'emploi : régime général, régime agricole et transports. Nous avons déjà des contacts très fructueux avec l'inspection générale du travail des transports, puisque le directeur général de la gendarmerie a reçu récemment un accord de l'inspecteur général pour la mise à disposition d'un inspecteur à compter du mois de mars, cet inspecteur faisant partie de la Délégation interministérielle de lutte contre le travail illégal et acceptant sa mutation. C'est dire les excellents rapports que nous avons avec cette délégation.

Voilà la manière dont la gendarmerie traite le problème du travail illégal.

Je me propose maintenant de vous donner un premier bilan de l'année 2005 et des années précédentes. Je ferai un constat très général et, comme je l'ai dit tout à l'heure, nous pourrons y revenir dans les détails avec le spécialiste.

Alors que nous avons observé des résultats plutôt stables pendant une dizaine d'années, nous notons qu'ils augmentent depuis trois ans. Il est difficile d'en donner les raisons, mais cette augmentation est due probablement à une intensification du travail illégal en lui-même et, surtout, à sa nature. Je pense aussi qu'elle résulte de la dynamisation de l'action compte tenu des directives gouvernementales et, depuis huit mois, de l'impulsion que donne l'Office central.

Je vous donne des chiffres qui pourront être détaillés tout à l'heure si vous le souhaitez : pour la gendarmerie, nous avons constaté 8.700 infractions en 2005, qui ont donné lieu à 4.480 procès-verbaux (j'arrondis à la dizaine près), contre 8.200 infractions en 2004.

Le lieutenant-colonel Mascaro a également pour rôle d'assurer les relations internationales dans ce domaine, comme tous les offices centraux. A ce titre, nous nous rendons compte que la France est l'un des rares pays d'Europe qui a codifié des textes relatifs à son dispositif de lutte contre le travail illégal au titre tant du code pénal que du code du travail. De ce fait, en France, le champ infractionnel est très large puisqu'il couvre près de 35 contraventions ou crimes et délits qui sont groupés par grande famille d'infractions.

Il existe six grandes familles d'infractions, certaines étant plutôt appréhendées par les officiers de police judiciaire parce qu'elles ont un côté répressif et qu'elles sont plus traditionnellement dans leur champ d'action, d'autres ayant plus la faveur des autres corps de contrôle, en particulier de l'inspection du travail, parce qu'elles nécessitent un examen préalable détaillé des relations contractuelles. Je vais énumérer rapidement les différentes formes de travail illégal sur lesquelles nous pourrons revenir tout à l'heure, tout en reconnaissant que c'est un droit assez compliqué et qu'il faut vraiment des spécialistes pour s'en occuper :

- le travail dissimulé par dissimulation d'activités ou de salariés et le recours au travail dissimulé (c'est ce qu'on entend le plus souvent par travail illégal), qui représentent environ 60 % des infractions constatées ;

- les faux statuts, qui regroupent le faux travail indépendant ou la fausse entrée familiale ;

- la fausse sous-traitance, qui consiste à effectuer un prêt de salariés en s'affranchissant des règles normales et du monopole des agences de travail temporaire ;

- la question complexe de l'intervention des entreprises étrangères en France, qui prend évidemment de l'importance et constitue une problématique à part entière évoluant selon l'élargissement de l'Union européenne ;

- les trafics de main-d'oeuvre étrangère ;

- les conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine, infractions qui sont assez faibles, du moins pour la zone gendarmerie.

M. Jean-Claude Peyronnet .- Les éléments que vous nous apportez concernent-ils uniquement la zone gendarmerie ?

M. le Général Serge Caillet .- J'aurais dû le dire en préambule. Effectivement, cela ne concerne que la zone gendarmerie puisque, comme vous l'avez compris, l'Office est tout à fait récent et que l'un de ses objectifs est de se faire communiquer les statistiques concernant la police nationale. Ce sera fait pour l'année prochaine : l'organisme est trop nouveau et il faut que les circuits s'organisent. Il s'agit donc bien de la zone gendarmerie.

L'une des difficultés que j'observe depuis que le gouvernement s'intéresse de très près au travail illégal, c'est le faible nombre d'indicateurs dont nous disposons pour nos statistiques. Vous savez certainement que police et gendarmerie ont une statistique qui s'appelle la « 4001 » et qui ne regroupe que quatre indicateurs différents :

- le travail dissimulé (qui représente 68 % de nos interventions) ;

- le prêt illicite de main-d'oeuvre (2,5 % de nos interventions) ;

- l'emploi d'étrangers sans titre de travail et autres infractions (8,7 % de nos interventions) ;

- les conditions de travail contraires à la dignité humaine (0,40 % de nos interventions).

Nous réfléchissons actuellement à la manière de disposer de statistiques plus fines et nous nous efforçons de voir dans quelle mesure les personnes en situation irrégulière sont impliquées parce que, bien entendu, même si les deux phénomènes ne sont pas en corrélation immédiate, il y a un lien qu'on ne saurait nier.

Il faut savoir que, jusqu'à une période récente, l'action des unités s'est inscrite dans le cadre d'objectifs au plan national qui ont été fixés par le ministère du travail et qui sont animés par la DILTI :

- l'agriculture,

- le bâtiment et les travaux publics,

- les hôtels, cafés et restaurants,

- le spectacle vivant.

Le ministère du travail et la DILTI nous ont maintenant donné d'autres priorités. Un plan pour l'année à venir a été présenté la semaine dernière au cours d'une réunion de la commission nationale de lutte contre le travail illégal présidée par le ministre, M. Gérard Larcher, à laquelle nous avons participé et que le lieutenant-colonel Mascaro pourra détailler tout à l'heure.

Je donnerai ensuite trois exemples d'actions qui ont été menées en relation avec l'immigration irrégulière pour que vous puissiez voir la manière dont nous intervenons et aussi parce qu'il est intéressant de se pencher sur la manière dont les unités collaborent. En effet, il s'agit d'un domaine qui implique de multiples intervenants (policiers, gendarmes ou représentants du travail) et qui nécessite donc une action coordonnée. Je pense d'ailleurs pouvoir dire que cela fonctionne très bien, notamment dans les départements, sous la coordination des comités opérationnels de lutte contre le travail illégal (COLTI), du moins pour les départements qui en ont.

Par exemple, au cours du deuxième semestre 2005, les gendarmes de la section de recherche de Bordeaux et ceux du groupement de la Dordogne ont mis à jour une filière d'immigration d'origine asiatique ayant pour but d'introduire une main-d'oeuvre d'origine étrangère dissimulée, des ressortissants laotiens, en vue de fournir à bas prix aux employeurs des travailleurs saisonniers -la presse en a abondamment parlé. Une quarantaine de ressortissants étrangers ont fait l'objet de reconduites dans leur pays d'origine et l'enquête se poursuit.

Dans le Rhône, en association avec le GIR de Lyon, qui est dirigé par un commissaire de police, les gendarmes du groupement, assistés des renforts de la sécurité publique (police nationale) et de la police aux frontières (brigades mobiles de recherche), ont mis un terme aux agissements de responsables de quatre restaurants asiatiques qui dissimulaient 24 de leurs compatriotes en situation irrégulière dans quatre restaurants de la périphérie lyonnaise.

En fin d'année 2005, des gendarmes d'Alsace ont interpellé un manager sportif qui recrutait des coureurs à pied en provenance du Kenya et exploitait leurs résultats sportifs en les soumettant à des conditions d'hébergement contraires à la dignité humaine.

Voilà trois exemples qui ont trait à l'immigration irrégulière.

Nous réfléchissons à notre action et nous participons activement au Comité interministériel de contrôle de l'immigration (CICI). En ce qui concerne la gendarmerie, c'est une autre sous-direction que la mienne qui suit l'immigration irrégulière, mais, comme l'immigration irrégulière et le travail illégal sont connectés, le lieutenant-colonel Mascaro participe à la plupart des réunions du CICI.

De même, nous participons, cette fois-ci à titre principal -j'y vais moi-même- au Comité national de lutte contre le travail illégal, présidé par le ministre du travail.

On note que la fraude liée à l'intervention des entreprises étrangères venant en France pour effectuer des prestations de services est en augmentation constante.

De même, je vous livre un chiffre qui nous paraît intéressant dans le cadre de vos travaux : la part des auteurs étrangers pour les trois premiers indicateurs (c'est-à-dire le travail dissimulé, le prêt illicite de main-d'oeuvre et l'emploi d'étrangers sans titre) est de l'ordre de 21,5 %, sachant que la population étrangère en France est de l'ordre de 10 %. On voit donc bien que les étrangers sont à l'origine de plus d'infractions, en proportion, que les Français. Je pense me faire bien comprendre.

Enfin, en ce qui concerne le seul indicateur du travail dissimulé, la part des étrangers s'élève à 23,5 % contre 18 % en 2004. On constate donc également une augmentation. Je répète qu'il y a probablement une part d'augmentation de ces délits, mais il s'y ajoute le fait que nous nous en occupons davantage, à la fois sur le terrain et sous l'influence de l'Office. Il ne faut pas sous-estimer ce phénomène : c'est un peu la problématique de toutes les infractions d'initiative que l'on relève.

Pour terminer, il me reste à évoquer la manière dont nous comptons intensifier encore notre action puisqu'il s'agit d'une priorité gouvernementale. Pour cela, l'Office central joue évidemment un rôle fondamental : premièrement, il va s'efforcer d'apporter une assistance sur le terrain en effectifs et en conseils (je répète qu'il s'agit d'un droit extrêmement compliqué et qu'il n'est pas toujours évident de savoir comment procéder) ; deuxièmement, il va s'efforcer de développer un processus informatique pour mieux appréhender les statistiques ; troisièmement, il va rechercher des saisines auprès des magistrats pour pouvoir travailler en cosaisine. Pour cela, nous devons mener une politique d'explication vis-à-vis des magistrats, même si le décret est paru, pour nous faire connaître et faire en sorte que les magistrats prennent l'habitude de nous saisir.

Cela dit, l'Office a déjà été saisi à titre principal en mai 2005 puisqu'il dispose actuellement de quatre dossiers et qu'au tout début de l'année 2006, il a été saisi en cosaisine dans le cadre d'une filière d'immigration moldave avec l'Office central de répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST).

A cette occasion, je tiens à souligner combien la collaboration entre l'OCRIEST et l'OCLTI est excellente. Il n'est pas de semaine, voire de jour, sans que le lieutenant-colonel Mascaro et le commissaire divisionnaire Pajaud se téléphonent et se coordonnent. De la même manière, lorsque l'Office a été créé, j'ai eu souvent des entretiens approfondis avec le directeur central de la police aux frontières. Nous avons mis au point le décret ensemble pour qu'il n'y ait pas de chevauchements de compétence, comme c'était le cas au départ.

C'est d'ailleurs pourquoi, dans le décret concernant l'OCLTI, il est prévu, d'une part, une coordination des quatorze services centraux de police et de gendarmerie par la direction centrale de la police judiciaire, comme c'est prévu pour tous les offices, et, d'autre part, une coordination particulière entre l'OCLTI et l'OCRIEST par la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF).

Le lieutenant-colonel Georges Mascaro est en train de mener une action énergique pour rencontrer les divers partenaires des administrations que j'évoquais tout à l'heure. En effet, les divers organismes d'inspection du travail sont des administrations que nous connaissions mal et il a bien fallu déterminer leurs diverses compétences et leurs responsables pour nouer des contacts fructueux.

Je conclurai en soulignant les excellentes relations que nous entretenons avec la délégation interministérielle de lutte contre le travail illégal (DILTI). Je rencontre très fréquemment Mme le préfet Horel et je peux vraiment dire que chacun a trouvé sa place : la DILTI qui continue de mener les actions qu'elle assurait auparavant et l'OCLTI qui joue son rôle répressif, puisque c'est son but. Je pense qu'il y a de la place pour tout le monde.

Voilà, monsieur le président, l'exposé liminaire que je comptais vous faire. Nous sommes maintenant prêts à répondre à vos questions.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie. Si vous le voulez bien, nous allons passer tout de suite aux questions.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Est-il possible d'apprécier, selon vous, l'importance de l'emploi illégal d'étrangers en situation irrégulière ? Je vous demande simplement une estimation ou une fourchette.

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Je peux vous dire que les infractions relevées à l'encontre des étrangers en situation irrégulière, peu ou prou et bon an mal an, représentent environ 10 % des verbalisations. En fait, la part des étrangers mis en cause augmente dans tous les créneaux d'activité, comme l'a dit le général tout à l'heure, et on s'aperçoit que les étrangers qui ont eu la chance de bénéficier de régularisations au bout d'un certain temps reproduisent exactement les mêmes schémas que ceux dont ils ont été victimes quelques années auparavant. C'est peut-être l'une des explications qui conditionne cette augmentation des étrangers impliqués comme auteurs et non pas comme victimes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Autrement dit, ils passent dans le rôle de l'employeur et ils réutilisent la même filière qu'eux-mêmes ont utilisée antérieurement.

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Tout à fait. Ce sont des grands classiques, mais, malheureusement, ce sont ceux que nous avons dans notre besace. Je peux notamment vous citer l'exemple de Kurdes qui emploient à leur tour d'autres Kurdes de régions avoisinant celle dont ils sont originaires en Turquie et qui mettent en place tout un dispositif comprenant la filière de recrutement en Turquie, la filière « d'importation » sur le territoire métropolitain via l'Europe, puis la filière d'accueil et la filière de réseau organisé de fournisseurs de travail. Nous avons affaire à un certain nombre d'employeurs peu scrupuleux qui se trouvent impliqués dans cette boucle alors que les têtes de ces réseaux, c'est-à-dire les lieutenants, les financiers et les organisateurs, sont également kurdes, dont on s'aperçoit qu'ils ont été régularisés il y a une demi-douzaine d'années.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Dans quelles conditions ont-ils été régularisés ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Soit dans des conditions préfectorales, soit parce que ces gens sont arrivés sur le territoire une ou deux fois de façon irrégulière, qu'ils ont vu par la suite leur situation évoluer en fonction des conditions dans lesquelles ils ont été interpellés et qu'ils ont pu bénéficier de cette régularisation. Ils peuvent alors faire venir un certain nombre d'amis qui, eux aussi, ont été introduits en France de façon régulière, et ils reproduisent ensuite ces schémas.

M. Bernard Frimat .- Vous avez dit que la part des étrangers est de 10 % dans l'ensemble des verbalisations.

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- C'est la part des étrangers mis en cause comme auteurs d'infraction...

M. Bernard Frimat .- Comme auteurs ou comme victimes ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Comme auteurs. 10 % des auteurs sont des étrangers employeurs d'étrangers sans titre.

M. Bernard Frimat .- D'accord. Cela veut donc dire que, dans l'ensemble des étrangers, 10 % d'auteurs en situation régulière emploient des travailleurs étrangers en situation irrégulière ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Exactement. Nous avons aussi des étrangers en situation parfaitement régulière soit qui ont vu leur évolution personnelle évoluer au fil du temps, soit qui, pour les mêmes raisons économiques que les employeurs français, sont aspirés dans la spirale infernale du travail illégal. Il s'agit parfois de ressortissants français mais aussi, le plus souvent, de leurs nationaux, c'est-à-dire qu'ils se retournent vers les gens qu'ils connaissent.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- La précision est d'importance. Peut-on estimer le nombre d'étrangers en situation irrégulière victimes du travail clandestin, pour être plus clair ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Je n'ai pas de statistiques sur cette donnée. Je pense que nous devrions pouvoir mettre au point des indicateurs pertinents sur le sujet. Cependant, comme vous l'a expliqué le général dans son propos liminaire, notre existence n'a que quelques mois et je n'ai pas l'ensemble des représentants des différentes administrations. Il est certain que, pour l'affaire dont j'ai parlé et que nous avons traitée à la fin de l'année 2005, ces indicateurs seront pris en compte. En effet, nous traitons l'aspect des auteurs d'infraction et lorsque nous arrivons sur les chantiers, nous récupérons un certain nombre de victimes, mais comme ces personnes sont elles-mêmes en situation irrégulière, elles tombent sous le coup des infractions à la législation sur les étrangers. C'est un travail qui se fait en collaboration avec les services de la police aux frontières et ces gens font ensuite l'objet d'un traitement particulier et réglementaire.

A cette occasion, il est important de comptabiliser ces gens. Je ne pourrais vous donner cette comptabilité que sur deux affaires, ce qui ne serait pas significatif sur le plan statistique. En revanche, à l'avenir, pour tout ce qui touchera à l'infraction de départ, qui est celle du travail illégal, essentiellement le travail dissimulé, lorsque nous aurons des victimes, notamment étrangères, nous relèverons des éléments statistiques.

M. le Général Serge Caillet .- Je me permets d'intervenir sur ce sujet qui me tient à coeur. Comme j'ai eu l'occasion de le dire dans le cadre de la commission de lutte contre le travail illégal, certaines personnes qui sont en infraction sont aussi des victimes. Il faut savoir que des représentants syndicaux s'expriment dans cette commission de lutte contre le travail illégal et j'ai donc eu l'occasion de leur dire que je veille à donner des directives aux gendarmes pour qu'ils interviennent, dans ce cadre, de manière humaine, c'est-à-dire que nous ne sommes pas du tout dans le cadre du grand banditisme. Comme il est compliqué de distinguer entre les victimes et les auteurs, je suis extrêmement attentif à cela. En commission, j'ai d'ailleurs demandé aux représentants syndicaux qu'au cas où ils auraient connaissance de comportements qui n'iraient pas dans ce sens, ils puissent me le dire, parce que c'est un domaine très particulier.

M. Bernard Frimat .- Je vais essayer de résumer ce que vous nous avez dit et qui est fort intéressant, et si vous n'êtes pas d'accord avec mon assertion, vous me le direz, notre problème étant de nous assurer d'avoir bien compris tous les éléments que vous nous apportez. Si je comprends bien, le travail illégal n'est pas en adéquation avec la présence des étrangers : c'est une chose qui est beaucoup plus vaste. Au demeurant, le travail illégal fait office d'appel d'air sur des filières d'étrangers. En formulant les choses ainsi, suis-je en train de déformer votre pensée ou de la traduire ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- C'est exactement cela. On ne peut pas mettre exactement en corrélation l'aspect du travail illégal et les phénomènes migratoires en disant que le travail illégal est uniquement l'apanage des seuls étrangers en situation irrégulière sur le territoire national. Il serait faux de le dire. Tout d'abord, il faudrait définir ce qu'est un étranger en situation irrégulière. De même, la problématique des migrations en provenance d'Asie ou d'Afrique n'est pas la même que celle des pays de l'Union européenne, comme l'histoire du plombier polonais dont on a beaucoup parlé dans la presse et qui relève plutôt de la problématique de l'intervention des entreprises étrangères en France.

On ne peut donc pas corréler les deux phénomènes et, en tout cas, les chiffres sont là pour le dire : je répète que les auteurs étrangers mis en cause pour l'emploi d'étrangers sans titre représentent 10 % des infractions.

Quant au nombre de victimes, je n'ai pas de fourchette et je ne pense d'ailleurs pas que l'on puisse le voir actuellement dans les statistiques qui remontent à la délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal puisque, comme vous le savez, toutes les procédures établies par l'ensemble des services et corps de contrôle en matière de travail illégal remontent à la délégation interministérielle où elles sont analysées et exploitées. Chaque procédure fait l'objet d'une fiche spécifique rédigée par l'enquêteur, qu'on appelle la fiche d'analyse et de verbalisation du travail illégal (FAVTI) et qui permet justement d'aller plus avant dans l'analyse et l'exploitation des statistiques avec notamment les catégories socioprofessionnelles les plus impliquées.

En revanche, nous n'avons pas véritablement d'indicateurs s'agissant de la nationalité. C'est une chose qui sera à mettre au point.

M. Jean-François Humbert .- Avez-vous une idée précise des zones de notre pays dans lesquelles les infractions évoquées sont constatées ? Y a-t-il des régions de notre pays qui sont plus exposées que d'autres à l'emploi de ces travailleurs irréguliers ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Là encore, la création récente de l'Office ne me permet pas de porter un jugement totalement digne de foi. En revanche, nous observons un certain nombre de phénomènes et il suffit pour cela de voir les statistiques de la DILTI. Evidemment, aucune région de France n'est véritablement épargnée par le phénomène, mais il touche de façon préférentielle, dans son aspect mafieux, certaines régions, celles qui sont en adéquation avec l'essor économique du pays ou en tout cas les bassins économiques les plus actifs. On les trouve essentiellement sur la façade méditerranéenne et dans le sillon rhodanien, on les trouve aussi beaucoup en Rhône-Alpes, en allant jusqu'aux marches sud de la Bourgogne et jusqu'à la Loire, et on les trouve enfin en région parisienne et dans le nord de la France.

Cependant, cela demande une étude beaucoup plus approfondie pour déterminer les problèmes parce que le phénomène mafieux se diffuse. Le général a parlé d'une affaire en Dordogne et je ne pense pas que cette région soit réputée pour être un bassin industriel dont les activités économiques sont très importantes. Pour autant, c'est un secteur agricole important et dynamique qui a permis la mise en place de réseaux mafieux qui visaient à « l'importation » de main-d'oeuvre étrangère. On voit donc que c'est une affaire qui touche l'ensemble du pays, même si on peut cibler un certain nombre de régions où les chiffres sont beaucoup plus importants.

M. Jean-François Humbert .- En ciblant lesdites régions, n'a-t-on pas la démonstration des points de passage éventuels de ces immigrés illégaux ? Souhaitent-ils s'installer à proximité de l'endroit où ils sont entrés ou vont-ils plus loin ? Pourquoi parlez-vous notamment de la façade méditerranéenne et de Rhône-Alpes ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Parce que ce sont des portes traditionnelles d'entrée, au même titre que l'Alsace ou le nord de la France.

M. Jean-François Humbert .- Cela veut donc dire qu'on les retrouve principalement dans ces régions.

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Tout à fait.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- On parle beaucoup de la filière chinoise et on en entend parler régulièrement comme étant une filière très organisée et très structurée qui vit en autarcie et qui gère à la fois le départ, le transport et la destination. Pouvez-vous mesurer ce phénomène ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Là encore, je ne peux pas vous annoncer de chiffres. Je sais que la filière chinoise, par définition, est l'un des secteurs d'activité les plus importants. Mes relations avec l'OCRIEST sont telles que j'ai connaissance de ces phénomènes. Cela étant, il est vrai que, sur le bassin parisien, les unités de gendarmerie qui ont l'habitude de traiter le travail illégal depuis plus d'une dizaine d'années le réalisent à plus de 80 % de leur temps sur le milieu chinois. Je ne dis pas pour autant que c'est un phénomène limité à la région parisienne, mais il est vrai que l'essentiel de l'activité des unités de gendarmerie qui font de la police judiciaire et qui, au niveau de la région parisienne, sont « spécialisées » dans des groupes spécifiques pour lutter contre le travail illégal est tourné vers le monde chinois.

M. Georges Othily, président .- Avez vous des chiffres ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Non, je n'ai pas de chiffres.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Nous parlons beaucoup de la métropole, mais, sur l'outre-mer, la commission a eu l'occasion de se déplacer en Guyane et en Guadeloupe, secteurs dans lesquels la gendarmerie paraît mobilisée. Pensez-vous que les moyens sont suffisants ou que la problématique est très différente de celle de la métropole ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- On n'est jamais totalement satisfait des moyens dont on dispose. Cela étant, nous avons en permanence le devoir d'animer une réflexion pour essayer de développer les meilleures parades à tout type de délinquance. Cette réflexion vaut pour le travail illégal mais aussi pour toutes les activités délictuelles.

Cependant, la problématique doit être sensiblement différente. Elle est surtout ciblée sur la zone des Antilles et de la Guyane. Il est vrai que les spécificités géostratégiques globales font qu'elle a un aspect tout à fait particulier : on ne parle pas d'interventions d'entreprises étrangères polonaises ou même canadiennes ou sud-américaines en Martinique. En revanche, on parle de migrants honduriens ou salvadoriens soit dans le bâtiment, soit dans les plantations. Autrement dit, c'est assez différent et c'est une spécificité liée à la géostratégie locale.

M. Bernard Frimat .- Une fois que vous êtes intervenu en verbalisation, que se passe-t-il dans la suite de l'opération ? Transmettez-vous un certain nombre de procédures à l'ANAEM et au procureur ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Tout à fait. Notre verbalisation suit le canal habituel vers les magistrats. En revanche, pour le signalement à l'ANAEM, le Comité interministériel de contrôle de l'immigration (CICI) a donné récemment des directives pour rappeler la nécessaire obligation d'adresser les procédures à l'ANAEM. Pour nous, je ne dis pas que cela n'avait pas lieu d'être, une piqûre de rappel faisant toujours du bien. Nous avons donc développé à nouveau des avis dans nos unités en le faisant dans les codifications, puisque nous avons des mémentos spécifiques en matière de travail illégal auxquels les officiers de police judiciaire peuvent se référer lorsqu'ils traitent une affaire de travail illégal.

Par ailleurs, le général nous a parlé tout à l'heure d'un véritable réseau de 850 officiers de police judiciaire spécialisés dans cette matière et dont l'activité, en tant qu'officiers de police judiciaire, se limite au seul travail illégal. Ce sont des gendarmes qui ont d'autres activités par ailleurs, mais il est vrai qu'en manière de police judiciaire, ils sont vraiment spécialisés sur ce type de procédures qu'ils connaissent parfaitement. L'ensemble des procédures est donc bien communiqué à l'ANAEM en vue d'un recouvrement.

M. le Général Serge Caillet .- J'ai assisté à quelques réunions du CICI, ou plus exactement du groupe d'experts, et le mérite de cet organisme, depuis une année, a justement été de remettre en liaison les responsables nationaux (police, gendarmerie, inspecteurs du travail et magistrats) parce qu'on s'est rendu compte que les différentes procédures administratives qui devaient être appliquées en cas d'interpellation n'étaient pas forcément suivies dans certains départements. Nous avons désormais une véritable synergie entre les différents acteurs et entre les procédures pénales ou civiles. Comme je l'ai dit, ce sont des affaires très complexes.

Il y a huit mois, quand nous avons démarré, chaque administration était un peu dans son coin avec ses propres procédures alors qu'il est nécessaire de travailler ensemble parce que le public ne comprend pas que les choses ne soient pas traitées simultanément. Dans le cadre du CICI, il a été fait un travail d'harmonisation et nous avons élaboré un certain nombre de textes auxquels nous avons participé, chacun donnant son point de vue. Je pense que nous avons donc beaucoup progressé.

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- En ce qui concerne la plus-value que peut amener l'Office de lutte contre le travail illégal, le général vous a donné tout à l'heure les grandes familles d'infractions. L'une n'est pas suffisamment développée à mon sens : tout ce qui relève des conditions de travail et des conditions de logement et d'hébergement contraires à la dignité humaine. En l'occurrence, on a affaire à un crime grave, puisque passible des plus lourdes peines, et on s'aperçoit que c'est une facette par laquelle les enquêteurs abordent trop rarement le travail illégal.

J'en veux pour preuve l'affaire récente dont j'ai parlé sur le milieu kurde. Lorsque nous avons trouvé les camps de base où étaient parqués -le mot n'est pas trop fort- ces pauvres Kurdes qui travaillaient sur les chantiers, il est apparu dans les procédures a posteriori, alors qu'au départ, nous avions passé un accord avec le magistrat pour ajouter cette incrimination dans la procédure, que nous n'avons pas pu la matérialiser parce que les enquêteurs n'ont pas su constituer le dossier procédural et les éléments permettant de caractériser l'infraction, par exemple la prise de photos et un certain nombre de prélèvements faits en matière de police technique et scientifique.

C'est l'un des aspects auquel je m'attache parce que, dès que l'on touche à des phénomènes mafieux et organisés (le général vous a parlé tout à l'heure de sportifs kenyans que l'on faisait courir tous les week-ends), c'est une facette de cette lutte qui doit véritablement être remise au goût du jour.

Les médias en parlent beaucoup et on en discute souvent, mais il est vrai que, pour l'heure, les enquêteurs n'y sont pas suffisamment sensibilisés. C'est l'un des aspects sur lesquels les officiers de police judiciaire peuvent se recentrer. Autant l'inspecteur du travail pourra aller vérifier les relations contractuelles et s'attacher à développer un peu plus l'aspect qui concerne la vérification de la comptabilité, à rechercher un certain nombre d'éléments ou à les transmettre, notamment à l'ANAEM, autant l'officier de police judiciaire pourra se recentrer sur la répression de cette infraction, même s'il n'est pas spécialiste, à condition, d'une part, qu'il soit sensibilisé et, d'autre part, qu'il ait un minimum de formation pour la caractériser. En effet, même si elle paraît évidente à relever, elle nous oblige à respecter certaines règles, lorsqu'on veut l'ajouter à la procédure, qui ne sont pas toujours respectées à l'heure actuelle.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- En dehors du constat de l'infraction, les poursuites engagées contre les donneurs d'ordres sont-elles systématiques et à chaque fois efficaces ? En clair, y a-t-il au final un jugement devant un tribunal correctionnel ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Tout d'abord, c'est le ministère de la justice qui pourra vous le dire. Pour ma part, je ne peux que vous donner un sentiment.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Vous transmettez la procédure et le parquet transmet l'affaire.

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Je transmets la procédure et il y a ensuite un certain nombre de déferrements et de présentations de déferrements ou de convocations par des officiers de police judiciaire : cela dépend de la nature et de la gravité des faits. Force est de constater que, vu des enquêteurs, nous avons le sentiment que les sanctions ne vont peut-être pas jusqu'au bout et ne sont pas suffisamment lourdes.

En revanche, tout ce qui a trait au travail illégal est quand même un champ infractionnel qui, lorsqu'il arrive sur le bureau des magistrats, reçoit un oeil avisé en ce sens que les classements sans suite n'existent quasiment pas ou sont vraiment minoritaires.

Il restera peut-être à revoir le niveau de la sanction, et c'est ce qui explique ce sentiment des policiers et gendarmes qui se disent qu'encore une fois, ils n'ont pas été suivis, c'est-à-dire qu'ils ont fait beaucoup de travail pour peu de choses. Là encore, nous n'avons pas à porter un jugement sur ce point. Il faut simplement voir que ce sont des domaines très particuliers. J'ai parlé de formation des officiers de police judiciaire sur une thématique particulière, mais c'est valable pour l'ensemble des infractions du travail illégal. Il faut aussi former tous les magistrats, qui ne sont pas tous formés en cette matière. De même, les gros pools financiers dans les tribunaux de grande instance les plus importants sont une plus-value intéressante.

Il s'agit donc d'un canevas général. Nous constatons que peu de procédures échappent au jugement et que le niveau des sanctions peut paraître insuffisant en regard des investissements des enquêteurs, mais il faut entrer dans les détails, voir comment la procédure a été amenée et ce qui a été recherché. Il faut donc prendre tout cela avec beaucoup de mesure.

Par exemple, le meilleur moyen d'envoyer en détention provisoire un organisateur kurde impliqué dans le réseau dont je vous ai parlé était justement de pouvoir démontrer qu'il hébergeait et traitait ces gens de façon indigne. Cela n'a pas été fait. Pour autant, sur les sept objectifs principaux qui étaient ciblés par ce dossier, cinq ont quand même été présentés et écroués.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Pensez-vous qu'il existe une véritable différence, dans la lutte contre l'immigration clandestine, entre la zone gendarmerie et la zone police ? Y a-t-il des situations et des fonctionnements différents ?

M. le Lieutenant-colonel Georges Mascaro .- Je ne parlerai pas en tant que spécialiste puisque je n'ai pas cette compétence dans mon office central, mais je n'ai pas le sentiment que les enquêteurs de l'une ou l'autre administration traitent différemment les procédures. Maintenant, les caractéristiques de cette immigration sont évidemment très différentes -et j'en reviens aux considérations citées précédemment- selon qu'on se trouve dans une zone d'accueil, dans une zone de passage, dans un point d'entrée, etc.

M. le Général Serge Caillet .- Je peux répondre d'après mon expérience de commandant de compagnie et de groupement à La Rochelle. L'interpellation des personnes en situation irrégulière relève de la sécurité publique pour la police nationale et des brigades de gendarmerie, que vous connaissez, pour la gendarmerie. Ensuite, quand on a interpellé la personne, on la remet la plupart du temps au représentant local de la police aux frontières. Autrement dit, il y a deux modes d'action, deux services de sécurité qui remettent la personne à un spécialiste, mais c'est la DCPAF qui s'en occupe ensuite et donc, à mon avis, le traitement est à peu près le même.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Sur le plan de la procédure, le traitement est le même, mais sur le plan des situations, les caractéristiques peuvent être un peu différentes.

M. le Général Serge Caillet .- Dans tous les cas, c'est la DCPAF qui s'occupera de la personne. Le traitement est donc unifié.

M. Georges Othily, président .- Mon général et mon colonel, nous vous remercions.

Audition de Mme Colette HOREL,
déléguée interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI)
(21 février 2006)

Présidence de M. Bernard FRIMAT, vice-président,
puis de M. Georges OTHILY, président

M. Bernard Frimat, président .- Madame Horel, vous êtes déléguée interministérielle à la lutte contre le travail illégal et nous allons vous entendre dans le cadre de notre commission d'enquête.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Colette Horel prête serment.

M. Bernard Frimat, président .- Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire qui permettra par la suite au rapporteur, aux membres de la commission et au président qui nous aura rejoint de vous poser toutes questions sur les points clés qu'ils souhaiteront aborder. Madame Horel, j'ai le plaisir de vous donner la parole.

Mme Colette Horel .- Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, vous souhaitez m'entendre sur le lien qui peut exister entre travail illégal et immigration clandestine ou irrégulière.

Comme on le dirait en mathématiques, ce sont deux ensembles qui ont une intersection mais qui ne se superposent pas exactement, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de coïncidence exacte entre ces deux ensembles pour la bonne raison qu'il existe bien d'autres formes de travail illégal que l'emploi d'étrangers sans titre, puisque c'est le libellé de l'infraction. Je vous rappelle que l'on utilise l'expression « travail illégal » et non plus « travail clandestin » depuis une loi de mars 1997 afin d'éviter d'introduire une confusion avec l'emploi de clandestins et de retenir une notion englobante, générique et générale qui est assez propre à la législation française et que les communautés européennes, notamment le Parlement européen, citent souvent.

Nous avons adopté cette notion au fil des ans et le dossier que nous avons établi et que nous vous avons envoyé montre que, d'après les statistiques tirées des procès-verbaux des différents corps de contrôle, cela représente, bon an mal an, environ 10 % de l'ensemble de la « verbalisation » du travail illégal.

Cependant, même si ce sont deux phénomènes distincts, ils se recoupent quand même de façon évidente puisqu'ils sont susceptibles de s'autoalimenter, la possibilité de trouver un travail illégal favorisant la venue ou le maintien sur notre territoire de personnes en situation irrégulière. On peut affirmer qu'un Etat qui laisserait se développer, sans la combattre, une part importante de ses activités productives sous forme illégale non seulement se priverait de ressources d'impôts et de cotisations sociales, désorganiserait son marché du travail, priverait les salariés de leurs droits et introduirait une concurrence très déloyale pour les entreprises, mais aussi, évidemment, favoriserait les flux d'immigration irrégulière. C'est pourquoi les enjeux sociaux et financiers ainsi que les enjeux de régulation du marché du travail, de protection des salariés, de respect des règles de la concurrence et de maîtrise des flux migratoires sont très imbriqués et très présents dans ce combat contre le travail illégal.

On peut donc parler de multiplicité d'objectifs, mais aussi de multiplicité de corps habilités à entrer dans cette dynamique. Les corps de contrôle qui peuvent réprimer le travail illégal et faire des procès-verbaux sont multiples : les OPJ, les forces de police et de gendarmerie, les inspecteurs du travail sous toutes leurs formes (inspecteurs du travail généralistes mais aussi ceux des transports et ceux de l'agriculture), les douaniers, les inspecteurs des impôts et les agents des URSSAF. Tous ces corps ont cette fonction répressive parmi leurs compétences, mais ils n'ont pas tous les mêmes compétences. L'infraction d'emploi d'étrangers sans titre, par exemple, c'est-à-dire celle qui nous intéresse, ne peut pas être relevée par les inspecteurs des impôts ni par les agents des URSSAF pour la bonne raison que ce n'est pas dans leurs préoccupations. Ce sont les forces de police et de gendarmerie, les inspecteurs du travail et les douaniers qui sont les principaux verbalisateurs de cette infraction.

Nous avons aussi affaire à une multiplicité d'infractions, la plus courante étant le travail dissimulé, ce qu'on appelait auparavant le « travail au noir », c'est-à-dire le travail non déclaré ou mal déclaré, car on peut être coupable d'une infraction de travail dissimulé si on dissimule des heures de travail et non pas la totalité d'un salarié.

Plusieurs types d'infractions relèvent du travail dissimulé, y compris celles qui se développent à l'occasion des prestations de service internationales d'entreprises étrangères que nous appelons, dans notre jargon, les fraudes transnationales, qui constituent une autre forme d'immigration de travail temporaire, peut-être moins connue que les formes de salariés saisonniers. C'est un autre apport de main-d'oeuvre étrangère sur notre territoire.

Cette multiplicité d'objectifs, de formes du travail illégal et de corps habilités à réprimer a abouti à une idée qui en découle très naturellement : la création, autour de cette notion interministérielle -cela concerne en effet beaucoup de politiques de l'Etat-, de la délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal que j'ai l'honneur de diriger depuis maintenant plus de trois ans, à la tête de laquelle on a mis un préfet pour incarner cette interministéralité et qui est composée d'une trentaine de personnes issues de tous les corps que j'ai cités tout à l'heure, plus un corps que je n'ai pas encore cité, celui de la justice, qui joue un rôle évidemment déterminant dans la répression du travail illégal. A mes côtés, en tant qu'adjoints, j'ai un magistrat, un directeur du travail, des inspecteurs du travail, un commissaire, un officier de police, deux gendarmes, une directrice d'URSSAF et une douanière.

Tous les corps que j'ai cités tout à l'heure sont donc représentés dans cette délégation qui n'a pas un rôle de service opérationnel, c'est-à-dire que nous ne nous projetons pas sur le terrain, comme le disent les militaires, pour organiser ou faire nous-mêmes des contrôles. Nous sommes une équipe interministérielle de conception et d'animation des politiques et, surtout, de soutien des services qui sont en charge sur le terrain de faire le travail concret de contrôle.

Pour vous décrire notre organisation, nous avons, au sein de cette petite structure de trente personnes, un service d'étude et d'assistance (SEA) qui est en charge de répondre quasi-instantanément aux interrogations que peut avoir sur place un inspecteur du travail qui ne sait pas comment aborder un dossier. Il s'agit donc d'un service de soutien très rapproché de ce que font les agents sur le terrain.

A côté de cette section d'assistance et d'appui, nous avons le bureau de liaison avec les territoires étrangers et les Etats européens qui ont, eux aussi, créé leur bureau de liaison pour pouvoir appliquer le mieux possible, ensemble, la directive « Détachement » qui régit la prestation de service étrangère sur laquelle je reviendrai tout à l'heure.

Nous avons également une fonction de formation. Les représentants de la gendarmerie nationale vous ont parlé des 850 formateurs relais du travail illégal qui sont sur le terrain. C'est la DILTI qui les forme et nous faisons la même chose, à une échelle un peu plus modeste mais que j'ai l'intention de développer, avec les policiers. Nous intervenons dans les formations initiales et continues de beaucoup de corps, y compris ceux de l'Ecole nationale de la magistrature et des inspecteurs du travail. Nous bâtissons enfin des formations ad hoc pour les Comités opérationnels de lutte contre le travail illégal (COLTI).

Nous avons également des partenariats avec toutes les directions nationales de ces corps de contrôle : la direction des impôts, la direction générale de la police nationale, la direction générale de la gendarmerie nationale, etc., mais aussi avec les deux offices spécialisés de police judiciaire que vous avez entendus ou que vous allez entendre et que sont l'OCRIEST, un organisme de police judiciaire à l'intérieur de la DCPAF spécialisé sur les filières d'immigration illégale et leur déclinaison de travail illégal, et le tout récent OCLTI, office de police judiciaire spécialisé dans le travail illégal créé, lui, au sein de la gendarmerie. Ces deux offices font un travail opérationnel de soutien, d'organisation et de contrôle. Par exemple, l'OCLTI développe son activité sur des affaires de grande ampleur qui nécessitent une vision qui implique plusieurs départements.

Sur le terrain, la même interministérialité se retrouve au sein de ce qu'on appelle les COLTI, réunis autour du procureur, qui réunissent tous les corps de contrôle et qui sont chargés de faire le travail concrètement, c'est-à-dire de monter les opérations de contrôle, d'en exploiter les résultats et de faire circuler l'information entre les corps.

Nous y avons intégré, au cours de l'année dernière, les groupements d'intervention régionaux (GIR) qui ont pris en 2005 une place importante dans le panorama de la lutte contre le travail illégal. Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion d'en entendre parler, mais nous avons travaillé étroitement avec eux en formant un certain nombre de leurs acteurs et, au cours de l'année, ils ont traité beaucoup d'affaires de travail illégal intégrées dans leur lutte contre l'économie souterraine. Le travail illégal est en effet très souvent un révélateur d'opérations d'économie souterraine qui peuvent être pénalement « accrochées » par ce biais. Les GIR ont donc pris une place non négligeable dans le travail qui a pu se faire dans certains départements.

Sur le plan national, l'interministérialité s'exprime par la DILTI, comme je l'ai dit, mais aussi à travers la Commission nationale de lutte contre le travail illégal (CNLTI), qui est présidée, par délégation du premier ministre, par le ministre du travail, M. Gérard Larcher, et qui, depuis 2004, c'est-à-dire depuis que Gérard Larcher exerce ses fonctions, a une activité renforcée avec une mobilisation très forte des acteurs de la commission nationale. Elle s'est réunie deux ou trois fois par an depuis cette période et je sais que vous entendrez M. Larcher prochainement.

A deux reprises, début 2004 et début 2006, nous avons bâti des plans d'action dont je pourrai vous donner quelques éléments. Cela vous montre l'ampleur du soutien politique apporté à la lutte contre le travail illégal depuis deux ans et demi.

La création du Comité interministériel de contrôle de l'immigration (CICI), qui a aussi intégré le travail illégal dans ses problématiques, a également renforcé la cohésion interministérielle autour de cet objectif et je tenais à le citer.

Début 2004, nous avons lancé un plan d'action qui a placé plus ou moins au coeur de ses préoccupations la lutte contre l'immigration irrégulière. Parmi les secteurs prioritaires dans lesquels devaient s'exercer les contrôles et les actions de prévention et de sensibilisation, nous avons retenu trois secteurs fortement touchés par le travail illégal et en particulier par l'emploi d'étrangers sans titre : le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP), l'agriculture et, dans une moindre mesure, les hôtels, cafés, restaurants (HCR), ces trois secteurs connaissant par ailleurs de fortes difficultés de recrutement.

On a affaire, en l'occurrence, à un cercle vicieux entre le travail illégal et ces difficultés. Le fait de recourir au travail illégal dans ces secteurs pour « boucher les trous », si je puis dire, a pour conséquence d'accroître un peu plus le problème puisque cela désorganise le marché du travail, conduit à tirer les salaires vers le bas et compromet la formation, l'organisation de la profession et les perspectives de carrière, les jeunes se détournant de ces secteurs.

C'est vrai à des titres divers. Le BTP, en particulier, fait beaucoup d'efforts pour combattre cette image négative, mais ce cercle vicieux entre travail illégal et difficultés de recrutement perdure et s'aggrave, entretenant les pénuries de main-d'oeuvre.

Dans le plan 2004-2005, outre ces trois secteurs prioritaires, nous avons celui des spectacles, qui obéit à des problématiques très différentes puisqu'il concerne les intermittents, un sujet que vous connaissez peut-être et sur lequel je ne vais pas revenir parce qu'il n'a aucun rapport avec l'immigration irrégulière.

Nous avions aussi désigné deux infractions prioritaires : l'infraction d'emploi d'étrangers sans titre, qui vous préoccupe, et les fraudes transnationales, sur lesquelles je reviendrai à la fin de mon intervention.

Pendant le deuxième semestre 2005, nous avons accentué notre action à travers la circulaire qu'a signée M. Larcher, fin juillet, après une réunion du CICI, pour demander aux préfets d'organiser dans chaque département une opération de grande envergure, coordonnée et exemplaire. L'OCRIEST ayant été chargé d'en centraliser les résultats, il vous en parlera sans doute. Ces opérations, qui se sont déroulées dans tous les départements au deuxième semestre, ont vraiment mis l'accent sur ces préoccupations de lutte contre le travail illégal, lié à l'immigration irrégulière. Environ 15.000 personnes ont été contrôlées dans ce contexte, dont 611 employeurs en infraction, à proportions à peu près égales entre Français et non-Français, pour être tout à fait précis.

Pour répondre à l'une des questions que vous m'avez posées par écrit, je précise que les salariés qui étaient repérés en situation de travail illégal au cours de ces contrôles étaient à près de 80 % sans titre de séjour et de travail et à 20 % sans titre de travail mais avec des titres de séjour. Voilà la proportion qui a été repérée dans cette opération. Cela dit, je n'ai pas de vision globale. L'OCRIEST pourra peut-être vous le dire à partir de ses propres éléments, mais nous n'avons pas cette donnée.

Ces opérations seront reconduites en 2006. Le garde des sceaux et les ministres de l'intérieur, du travail, de l'équipement et de l'agriculture viennent de signer une circulaire interministérielle pour rééditer ces opérations à raison d'au moins une par semestre dans chaque département, plus une dans les départements qui ont des vocations saisonnières fortes, dans les domaines à la fois agricole et touristique, et qui connaissent plus de risques de travail illégal et d'emploi d'étrangers sans titre.

Le secteur des hôtels, cafés et restaurants (HCR) n'est pas l'un des endroits où se repère le plus l'emploi d'étrangers sans titre, la faute qui est repérée étant beaucoup plus souvent le travail dissimulé, avec cependant une pratique de faux stagiaires français ou étrangers qui peut s'apparenter à de la fraude, c'est-à-dire des personnes qu'on embauche comme stagiaires avec un salaire de stagiaires alors qu'ils font un travail de vrais salariés.

Nous venons de faire le bilan de ce plan en fin d'année 2005. Il montre que, dans le courant de l'année 2005, on a contrôlé 60.000 entreprises et régularisé 6.600 salariés (je parle ici de régularisations de salariés dans leur droit de salariés et non pas du tout de régularisations au titre de séjour : il s'agit de salariés qui n'étaient pas déclarés et qui le sont devenus, les inspecteurs du travail n'ayant pas la capacité de régulariser le séjour). On remarque aussi que les rentrées des cotisations sociales ont été multipliées par deux dans le BTP et ont augmenté de plus de 60 % dans les HCR. Enfin, on note une baisse du taux d'infraction entre 2004 et 2005 puisque nous n'avons, dans notre panorama 2005, que 5 % d'entreprises en infraction, ce qui n'est pas énorme et ce qui marque une baisse dans certains secteurs, baisse plus marquée dans le secteur des spectacles, qui était vraiment très infractionniste mais qui n'obéit pas du tout à la problématique que j'essaie de vous décrire.

Pour 2006-2007, au cours de cette réunion du mois de janvier de la commission, présidée par Gérard Larcher, nous avons présenté un nouveau plan d'action pour les deux années à venir dans lequel nous avons renouvelé les perspectives, en ce sens que nous n'avons pas pu désigner trois secteurs prioritaires, non pas parce qu'ils seraient devenus exempts de tout reproche mais parce que nous avons voulu élargir le champ. Nous avons donc désigné les objectifs par type de fraudes, l'un d'eux étant justement de diminuer l'infraction d'emplois d'étrangers sans titre.

J'ajoute que nous avons beaucoup fait évoluer l'appareil législatif et réglementaire de répression et de contrôle dans la dernière année, la loi PME d'août 2005 ayant pris une disposition qui permet de refuser les aides à l'emploi et à la formation ainsi que les aides publiques aux entreprises en infraction. Le décret est en cours de signature et nous l'avons présenté à la commission lors de sa réunion du 26 janvier.

De même, dans la loi de financement de la sécurité sociale, nous avons introduit une disposition identique pour les cotisations sociales. Alors qu'habituellement, les cotisations sociales sont attribuées automatiquement, c'est-à-dire qu'il n'y a pas un dossier à remplir, c'est un autre système qui va fonctionner lorsqu'on trouve une infraction dans une entreprise : un système de remboursement partiel des cotisations sociales. Les décrets ont également été présentés à la commission nationale, ils sont en cours de signature et l'un d'eux doit aller au Conseil d'Etat.

J'ajoute que, dans le futur projet de loi sur l'immigration, nous prévoyons de renforcer la responsabilité des donneurs d'ordre en appliquant la contribution spéciale qui doit être payée à l'ANAEM et qui est à l'heure actuelle fort mal recouvrée. Au cours de l'année 2005, nous avons repris notre bâton de pèlerin pour demander à tous les corps de contrôle de bien transmettre à l'ANAEM, via les directions départementales, tous ces procès-verbaux qui peuvent donner lieu à cette contribution. Si cela est retenu dans le projet de loi sur l'immigration, nous allons l'appliquer aux particuliers pour des prestations supérieures à 3.000 €.

Je terminerai en disant que, dans nos préoccupations dominantes, outre la fraude d'emploi d'étrangers sans titre, nous avons ces fraudes qui sont nichées dans les prestations de service des entreprises étrangères sur notre territoire. La prestation de service est un droit tout à fait ouvert qui a donné lieu à une directive datant de 1996, que l'on appelle la directive « Détachement », qui a fait beaucoup parler d'elle parce qu'on l'a évoquée à l'occasion de la directive Bolkestein, même si elle est bien antérieure, et qui stipule que toute entreprise peut détacher des salariés sur le territoire d'un autre pays pour exécuter une prestation, ces salariés restant sous le régime de sécurité sociale du pays d'origine. Il est inutile de vous dire que les plombiers polonais sont rares mais que les entreprises polonaises qui détachent des salariés sur le territoire français ne le sont pas du tout. Je ne sais pas pourquoi on a parlé plus particulièrement des plombiers alors que c'est sans doute la profession que l'on rencontre le moins, mais beaucoup d'entreprises polonaises sont effectivement en cause. En tout cas, le salarié reste sur la sécurité sociale de son pays d'origine et les charges sociales sont donc celles du pays d'origine, mais les salaires doivent être ceux du pays d'accueil, c'est-à-dire les minimas français (au moins le SMIC) et les conventions collectives de la branche considérée.

Depuis mai 2004, c'est-à-dire depuis l'élargissement, ces entreprises n'ont plus besoin de demander une autorisation de travail et il n'y a pas de formalisme d'autorisation de travail comme auparavant. Cela fonctionnait déjà auparavant : les chantiers navals de Saint-Nazaire ont fait fonctionner ce système de prestations de service depuis longtemps, mais cela s'est développé en 2004 à la faveur de la différence de situation entre un salarié direct, qui doit demander une autorisation de travail, et des prestations de service de salariés détachés qui n'ont pas besoin d'autorisations de travail.

Nous avons donc des situations dans lesquelles les salariés doivent être payés de la même façon, mais il est bien difficile de contrôler s'ils sont réellement payés au même niveau et c'est là que réside toute la difficulté. C'est ce qui justifie les nombreux commentaires que vous trouvez dans la presse : vous voyez tous les jours s'exprimer des doutes sur certaines situations.

On a beaucoup renforcé le contrôle des entreprises étrangères en 2005. Il est inutile de vous dire que c'est difficile, mais c'est un combat sur lequel nous n'avons pas du tout l'intention de baisser les bras. Je suis allée dans presque tous les nouveaux Etats membres de l'Union européenne pour leur demander leur coopération. L'Etat où les enjeux sont les plus importants, parce qu'il y a plus de salariés et de volonté d'en « exporter », est, bien sûr, la Pologne, avec laquelle nous avons maintenant une très bonne coopération, grâce à ce bureau de liaison, dont je vous ai parlé, avec notre équivalent là-bas, l'inspection générale du travail polonaise. Les femmes qui le dirigent sont venues en France et nous avons établi des liens. Autrement dit, les Polonais répondent maintenant très bien à nos demandes de renseignement pour savoir si telle ou telle entreprise existe, puisque nous voyons souvent des entreprises se créer uniquement pour assurer des prestations de service sur le territoire français, allemand ou autre alors que, bien sûr, la directive « Détachement » prévoit que ces entreprises doivent déjà avoir une activité dans leur pays d'origine.

J'espère vous avoir convaincus des liens importants qui existent entre ces deux phénomènes qui, je le répète, ne se recouvrent pas. Vous constaterez que c'est une mobilisation forte et générale qui s'impose et qui est à l'oeuvre.

Je suis maintenant prête à répondre à vos questions.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, madame Horel, de cet exposé éclairant et qui nous a été utile. Je donne la parole à M. le rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Votre exposé a été très complet, madame, mais je vous poserai simplement deux questions pour être certain d'avoir bien compris. Je suppose que vous considérez, même si vous n'avez pas de chiffres à caractère global, que le travail illégal ou clandestin est majoritairement lié, à la source, à une situation irrégulière des personnes qui le pratiquent.

Mme Colette Horel .- Non. J'ai dit que la fraction d'emploi d'étrangers sans titre représente une part variable selon les corps de contrôle : chez les policiers et les gendarmes, ils la relèvent plus souvent, autour de 20 %, mais on peut dire qu'en moyenne, dans nos statistiques, elle est présente pour 10 %. Les autres salariés sont en situation tout à fait régulière au titre du séjour et c'est l'employeur qui ne les déclare pas.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- La précision est importante parce que ce n'est pas tout à fait ce que j'avais compris.

L'une des personnes auditionnée a proposé, pour régler le problème du travail clandestin saisonnier, notamment dans les milieux agricoles, de mettre en place un système de visa à la carte qui permettrait à la personne de venir assurer la prestation puis de repartir sachant qu'elle pourra revenir librement pour la prochaine saison. Quel est votre point de vue sur cette idée que je simplifie à l'extrême et pensez-vous qu'elle puisse avoir une utilité ?

Mme Colette Horel .- L'idée consiste à ne donner le nouvel accord que si on a fait la preuve que la personne est entrée sur le territoire. Tout le problème est de savoir comment peut se faire le contrôle et de faire venir les gens à un bureau de l'ANAEM pour enregistrer qu'ils sont bien rentrés. C'est ce que pratique déjà l'ANAEM au Maroc et c'est donc une idée de bon sens, bien sûr.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ma deuxième question est un peu différente. Je ne sais pas si, dans votre mission, vous avez une sorte d'observatoire sur les décisions rendues par les tribunaux en la matière et si vous avez un point de vue sur les quanta de peines qui sont prononcés lorsque la procédure va jusqu'au bout devant un tribunal.

Mme Colette Horel .- Je ne me ferai en l'occurrence que le porte-parole de ce que j'entends et de ce que me dit le magistrat qui est auprès de moi : les peines prononcées sont très faibles. J'ai regardé une statistique hier sur ce point : nous avons des peines de moins de 3.000 euros en moyenne alors que le maximum est de 45.000 € pour le travail dissimulé et, pour l'emploi d'étrangers sans titre, de 15.000 € par salarié qui n'est pas en règle.

L'application des peines conduit à des quanta faibles non pas par mauvaise volonté des juges mais parce que les juges ne sont pas conscients, les procès-verbaux ne le mettant pas toujours en valeur, de l'importance des sommes qui sont en jeu et qui entrent dans les circuits.

Comme je l'ai entendu ou lu souvent autour de moi, le trafic qui a lieu autour de l'introduction et de l'emploi d'étrangers en situation irrégulière peut rapporter maintenant presque autant que la drogue et cela devient une deuxième source de revenus. Ce sont vraiment des sommes qui vont très vite. L'URSSAF a l'habitude de faire ces calculs et elle nous indique que ce sont des enjeux financiers tout à fait conséquents. Dans les procès-verbaux des inspecteurs du travail ou des OPJ, sauf si ce sont des enquêtes financières, on ne démontre pas l'importance des sommes en jeu. Quand les affaires viennent en délibéré, il y a évidemment une défense en face et cela amène les juges à prononcer des peines qui, pour les services d'enquête, apparaissent toujours de nature à leur faire un peu baisser les bras. C'est une idée communément admise et je ne veux absolument pas en rajouter.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une dernière question. On parle beaucoup de la responsabilité des donneurs d'ordres vus sous l'angle de l'entreprise. Que pensez-vous de la mise en cause de la responsabilité des particuliers ?

Mme Colette Horel .- On dit qu'il faut que le donneur d'ordres particulier puisse être condamné à payer la contribution ANAEM en cas l'emploi d'étrangers sans titre. Si le donneur d'ordres particulier relève du BTP, il est évident que beaucoup de prestations y échappent quoique la baisse des taux de TVA soit désormais normalisée et ait permis de faire sortir du « gris » beaucoup d'activités.

Quant à l'activité des emplois de services familiaux, notamment l'emploi de femmes de ménage, il apparaît clairement que ce n'est pas du tout par la répression et le contrôle que cela peut passer : aucun des corps que j'ai cités ne peut pénétrer dans le domicile des particuliers. Il faut donc vraiment avoir une autre vision de la problématique.

Cela me fait penser que j'ai occulté une part importante de notre travail, qui consiste à faire en sorte que tout ne passe pas par le contrôle et la répression mais par la prévention et par un gros travail avec les professionnels. Avec ceux du BTP, par exemple, nous avons mis sur pied une charte des bonnes pratiques en matière de sous-traitance qui a été signée par tout le monde, y compris les syndicats des salariés du BTP, qui est sur Internet et qui énonce les règles pratiques à suivre pour éviter d'être en situation de sous-traitance illégale conduisant à de la fraude, pour faire en sorte que tous les chaînons de la sous-traitance soient irréprochables.

Je pense donc vraiment que la lutte contre le travail illégal -je ne me situe pas, en l'occurrence, sur le terrain de l'immigration irrégulière- nécessite un consensus des professionnels et de l'ensemble des acteurs dont on peut penser qu'il s'est un peu effrité. Je pense que notre travail est aussi de créer ce consensus, même si c'est une vision quelque peu angélique.

En tout cas, pour les particuliers, cela passe par des systèmes de rapprochement de l'offre et de la demande. Je ne vais pas vanter ici le plan Borloo, mais l'idée est celle-là.

M. Alain Gournac .- Il est intéressant de savoir que ce ne sont pas seulement des immigrés qui sont impliqués dans ces affaires mais aussi une grande proportion de Français d'origine, mais je voudrais savoir ce qui se passe dans la partie liée à l'immigration clandestine, qui nous intéresse ici. Est-on plus souvent confrontés à des personnes isolées ou à des filières qui prennent en charge les irréguliers. Savez-vous si l'on réprime ensuite ceux qui organisent l'exploitation de ces hommes et de ces femmes dans les filières ?

Mme Colette Horel .- Pour ce qui est de la filière liée à l'entrée et à l'emploi d'étrangers sans titre, on ne peut pas dire que ce soit régularisable. Les inspecteurs du travail régularisent des situations de personnes embauchées sans être déclarées, mais ils ne le font évidemment pas dans le cadre des situations de filières d'étrangers sans titre. J'ai à l'esprit, par exemple, une affaire en Dordogne -l'OCRIEST vous en parlera peut-être mieux que moi- qui a eu des rebondissements en Aquitaine en septembre ou en octobre. Toutes ces opérations vont jusqu'au bout. Il y a même eu une opération européenne menée par les polices de différents pays européens sur une filière qui avait pour objectif d'aller au Royaume-Uni et dont le directeur de la DCPAF vous a parlé dans l'intervention qu'il a faite devant vous.

L'objectif du travail effectué sur les filières est d'essayer de les reconstituer et de ne pas prendre au piège uniquement les lampistes. Cela dit, il faut savoir que cet aspect des filières est très minoritaire car les étrangers en situation irrégulière sont entrés en France en situation régulière, comme je l'ai lu dans tous vos comptes rendus. L'immigration irrégulière française est une immigration qui arrive en étant régulière à 95 %, à l'exception sans doute des territoires ultramarins.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Lorsque vous parlez du travail illégal ou irrégulier, je suppose qu'il s'agit du statut qui est lié au respect du code du travail puisqu'il n'existe pas de statut spécifique aux étrangers dans le code du travail : on est travailleur légal ou illégal, que l'on soit étranger ou non, c'est-à-dire que l'on n'est pas « travailleur étranger ».

Mme Colette Horel .- Non. Le code du travail a des articles consacrés aux travailleurs étrangers.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Dans ce cas, lorsque vous régularisez un travailleur illégal, cela signifie que vous le légalisez.

Mme Colette Horel .- Oui. On fait payer les cotisations sociales par l'employeur.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Mais je suppose que vous le faites par rapport au statut du droit du travail.

Mme Colette Horel .- Bien sûr. C'est pourquoi j'ai dit qu'il ne fallait pas confondre les deux notions de régularisation.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Comment régularisez-vous celui qui n'a pas les papiers nécessaires ?

Mme Colette Horel .- Il n'est pas régularisable dans ce contexte mais uniquement par les procédures que vous connaissez et qui reposent sur le préfet.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Pouvez-vous régulariser un travailleur migrant qui n'a pas de titre de séjour ?

Mme Colette Horel .- Non. On ne commence pas par le régulariser au titre du travail sans qu'il soit régularisé au titre du séjour. Ce n'est pas possible. Il reste les situations des étudiants qui peuvent avoir droit à certaines dispositions.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Les étudiants ont droit à un travail partiel.

Mme Colette Horel .- En tout cas, ce n'est pas sur la régularisation du travail que s'enclenche la régularisation du séjour.

M. Bernard Frimat .- Au début de votre intervention, vous avez parlé de deux ensembles qui avaient une intersection que vous avez chiffrée à 10 % en disant que, sur l'ensemble des verbalisations qui interviennent, on considère que 10 % concernent le travail d'étrangers sans titre. A cet égard, l'une des questions qui interpellent la commission est de se demander de quelle façon l'existence du travail clandestin constitue un « article d'appel » (cela rejoint la question qui a été posée sur les filières), puisque la différence de niveau de vie et de degré de développement fait que notre territoire présente une certaine attractivité et, surtout, une capacité de profit extraordinaire pour ceux qui exploitent ces travailleurs étrangers sans titre.

Dans les verbalisations que vous faites auprès des employeurs à l'encontre de ces travailleurs étrangers sans titre, comment se répartissent ces employeurs ? Sont-ils des nationaux ? Vous nous avez donné un chiffre et je souhaiterais que vous le confirmiez.

Mme Colette Horel .- J'ai dit que, dans les grandes opérations menées dans le deuxième semestre 2005 à l'encontre les employeurs d'étrangers sans titre de travail, nous avions respectivement 48 et 52 % de Français et d'étrangers, mais je ne parle ici que de cette infraction spécifique.

M. Bernard Frimat .- Cette infraction spécifique est justement dans la réflexion de la commission, mais je ne dis pas que le travail illégal dans son ensemble ne nous intéresse pas. Peut-on en déduire que nous sommes plus en présence de filières quand on a plutôt affaire à des entreprises dont les employeurs sont étrangers ?

Mme Colette Horel .- Non. Ce sont des étrangers implantés régulièrement sur le territoire. Je ne veux pas faire preuve de xénophobie à l'égard d'un pays, mais ces contrôles sur les opérations coordonnées ont beaucoup porté sur des entreprises de BTP turques. C'est la nationalité de prédilection de l'infraction d'emploi d'étrangers sans titre dans le BTP. En deuxième niveau, viennent les Chinois pour la confection textile, de façon très localisée en région parisienne, avec parfois des éléments très mobiles. Pour autant, les employeurs d'étrangers sont très minoritairement des étrangers en situation irrégulière.

M. Bernard Frimat .- Je ne doute pas que les employeurs soient en situation parfaitement régulière.

Mme Colette Horel .- Cependant, il est vrai qu'ils exploitent des filières, ce qui est évidemment le cas des Chinois, même si celles-ci ne sont pas toutes liées au grand banditisme mais simplement des filières de proximité.

M. Alain Gournac .- La plupart viennent du même endroit.

Mme Colette Horel .- Absolument. Je pense donc que l'aspect des filières existe et qu'il est très important parce que c'est là que l'on trouve les pratiques les plus détestables et les plus condamnables. En effet, j'ai parlé de travail illégal, mais, dans les éléments qui font partie des infractions connexes, figurent toutes les infractions relevant notamment de l'atteinte à la dignité humaine ou des conditions de travail et d'hébergement indignes. C'est dans ces filières qu'on les retrouve et cela se passe très souvent dans l'agriculture du fait de la saisonnalité et de la nécessité d'héberger les personnes.

C'est le cas des filières agricoles dont j'ai parlé et que l'on a trouvées en Dordogne et dans les Landes. J'ai beaucoup d'exemples -mais l'OCRIEST pourra vous en parler beaucoup mieux que moi- dans le domaine agricole : c'est là qu'il est le plus facile de concevoir l'introduction d'étrangers et une exploitation en filières.

M. Bernard Frimat .- En l'occurrence, dans l'agriculture, je suppose que vous avez peu d'employeurs étrangers.

Mme Colette Horel .- C'est vrai. Les étrangers ne sont pas employeurs : ils fournissent des salariés à des employeurs qui sont plus ou moins complices.

M. Bernard Frimat .- Ils le sont souvent beaucoup.

M. Georges Othily, président .- Madame le préfet, nous n'avons plus de questions à vous poser. Je vous remercie donc de votre exposé et des réponses très claires que vous nous avez apportées.

Audition de M. Philippe LEYSSÈNE,
directeur des affaires économiques, sociales
et culturelles au ministère de l'outre-mer
(21 février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur Leyssène, d'avoir répondu à notre convocation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Philippe Leyssène prête serment .

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Dans votre exposé liminaire, vous allez nous faire part de ce que vous savez sur le sujet, après quoi le rapporteur, mes collègues et moi-même vous poserons quelques questions.

M. Philippe Leyssène .- Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, vous avez souhaité m'entendre, dans le cadre des travaux que conduit votre commission, sur la question de l'immigration clandestine outre-mer.

En tant que directeur des affaires économiques, sociales et culturelles au ministère de l'outre-mer, je centrerai mon intervention sur les aspects économiques et sociaux de l'immigration clandestine pour autant qu'il soit possible de les apprécier et de les quantifier, car c'est en soi une difficulté.

Par conséquent, je n'aborderai pas tout ce qui concerne les moyens de lutte directe contre l'immigration clandestine par l'emploi des forces de sécurité ou des moyens coercitifs, notamment en matière pénale. Votre commission a prévu d'entendre prochainement le directeur des affaires politiques, administratives et financières du ministère de l'outre-mer en charge des affaires régaliennes et je pense qu'il sera à même de vous apporter les précisions et les éclairages nécessaires sur ce point. Je ne reviendrai pas non plus sur les chiffres eux-mêmes de l'immigration, qui sont connus.

Je crois important, au préalable, d'évoquer trois points qui me paraissent importants pour bien comprendre ces aspects économiques et sociaux.

Le premier, c'est que cette immigration se caractérise par son ampleur dans l'outre-mer. Elle n'est pas propre à l'outre-mer, mais elle y revêt un caractère de masse qui lui donne un relief particulier sur les questions qui me préoccupent. On évoque généralement un seul élément quantitatif que je vous rappelle : l'outre-mer fait à lui tout seul la moitié des reconduites à la frontière de France et la moitié de ces reconduites concernent Mayotte. La première caractéristique à avoir à l'esprit est donc celle de l'effet de masse.

Le second point, c'est que cette immigration se caractérise par le contexte géographique particulier dans lequel elle s'inscrit : l'insularité, pour certaines de nos collectivités d'outre-mer, la dimension des territoires rendant difficile le contrôle des frontières, certaines habitudes qui ont trait à l'histoire des mouvements migratoires et l'environnement géographique de pays en voie de développement ou déstabilisés politiquement ou socialement. Tout cela donne à l'immigration clandestine un relief particulier sur lequel j'aurai l'occasion de revenir dans ma courte présentation.

Le troisième point sur lequel je tiens à insister dans mes propos liminaires concerne les effets déstabilisants sur l'économie et la société : délinquance de voie publique, travail dissimulé, besoins accrus en équipements publics, xénophobie, autant de conséquences sur la vie quotidienne des Français d'outre-mer que nous ne pouvons pas ignorer et dont j'ai à traiter dans le cadre de mes attributions.

Trois régions d'outre-mer sont plus particulièrement concernées : les Antilles, avec notamment la Guadeloupe, qui connaît une très forte immigration d'origine principalement haïtienne ; la Guyane, marquée par l'immigration brésilienne, surinamienne et guyanienne ; l'Océan indien, avec le cas de Mayotte et de l'immigration comorienne. Nous avons deux sujets très lourds à traiter qui concernent Mayotte et la Guyane et nous constatons une progression forte et inquiétante concernant la Guadeloupe.

Il est assez difficile de traiter de l'immigration clandestine dans le domaine économique et social parce qu'on se heurte assez vite à la question de la mesure de ses conséquences et de son impact. Je serai donc prudent sur les chiffres que je pourrai vous donner. Nous disposons de marqueurs ponctuels, mais, pour le reste, nous avons des estimations et des évaluations qui nous invitent à la prudence dans ce que nous pouvons faire en matière économique et sociale.

Je vous propose d'aborder ces questions économiques et sociales en matière d'immigration clandestine de deux façons. La première est d'essayer de voir en quoi la dimension économique et sociale de l'outre-mer peut être à l'origine de cette immigration ; la seconde est d'examiner les impacts économiques et sociaux de cette immigration sur les économies d'outre-mer. Bien évidemment, dans les quinze à vingt minutes qui me sont imparties, je ne donnerai que les grandes lignes de ce qui me paraît devoir être abordé, étant entendu que je reste à votre disposition pour des questions plus précises sur chacun des points que je vais évoquer.

En quoi la prise en compte de la dimension économique et sociale de nos départements d'outre-mer peut-elle être à l'origine de l'immigration clandestine ? Personnellement, je vois trois facteurs qui se cumulent.

Le premier est celui du niveau de richesse des collectivités d'outre-mer qui en font un îlot de prospérité dans leur environnement géographique. Je me permettrai simplement de donner quelques chiffres sur le PIB par habitant. Lorsqu'on considère les dernières statistiques disponibles sur l'espace des Caraïbes que nous fournit l'INSEE, on s'aperçoit que la Guyane a un PIB par habitant 13 fois supérieur à celui du Surinam, 39 fois supérieur à celui d'Haïti et 15 fois supérieur à celui du Guyana. De même, on constate que le PIB par habitant de la Guadeloupe est 48 fois supérieur à celui d'Haïti et que celui de la Martinique l'est 50 fois. Ce simple constat montre bien le côté attractif de nos départements d'outre-mer dans leur environnement géographique.

Pour Mayotte, qui est notre deuxième préoccupation, nous avons, dans le cadre des travaux que nous conduisons sur l'évolution du statut européen de cette collectivité, fait calculer le PIB par l'INSEE et, pour le résumer en une phrase, il apparaît que si le PIB par habitant de Mayotte est trois fois inférieur à celui de La Réunion, il est neuf fois supérieur à celui des Comores.

Cela nous donne une idée non seulement de l'attractivité que représentent nos collectivités d'outre-mer mais aussi des flux que cette attractivité peut générer.

Le deuxième facteur sur lequel je souhaite appeler l'attention de votre commission est l'attractivité en matière sanitaire et sociale qui fait de nos départements d'outre-mer, notamment les plus touchés par cette immigration, des sortes de terres promises. La France offre une qualité de prise en charge en matière sanitaire et sociale qui est sans commune mesure avec ce que l'on peut trouver dans les Etats voisins de ces départements. Les hôpitaux d'outre-mer, par exemple, offrent un plateau technique, des prestations et des prises en charge médicales que l'on ne trouve pas par ailleurs et qui sont autant d'aimants au profit de ces populations en difficulté.

J'ajoute que, si nos prestations sociales sont toutes soumises à des conditions de nationalité et de séjour régulier, nous offrons deux dispositifs qui permettent de prendre en charge, en matière sanitaire, les étrangers en situation irrégulière :

- l'aide médicale d'Etat (AME), qui a été réformée en 2003 pour introduire une condition de séjour de telle sorte que tout étranger en situation irrégulière ne pourra bénéficier de l'AME que dans la mesure où il est présent sur le territoire depuis au moins trois mois ;

- le dispositif des soins urgents qui est, en gros, la même chose que l'AME, mais qui bénéficie à des étrangers en situation irrégulière ayant une durée de séjour connue inférieure à trois mois. A cet égard, les chiffres sont assez éloquents en termes de bénéficiaires et de coûts et ils positionnent bien les départements d'outre-mer, en particulier la Guyane, dans une position très difficile.

Nous notons donc une forte attractivité sanitaire et sociale des collectivités françaises d'outre-mer.

Le troisième facteur que je retiendrai relève d'une dimension politico-culturelle. Je citerai notamment la proximité géographique (Anjouan n'est qu'à 80 kilomètres de Mayotte, qui a fait partie pendant longtemps de cet archipel, et il s'y créée évidemment des liens) ou la présence d'un fleuve qui, en droit international, est une frontière qui sépare deux Etats et qui est également un moyen de communication : on voit que les populations locales qui vivent au bord du fleuve s'en servent comme moyen de communication et peuvent passer d'une rive à l'autre sans pour autant avoir la perception de se trouver en situation irrégulière.

J'ajouterai pour mémoire le fait que la France est un Etat de droit, stable et démocratique, un Etat de sécurité, ce qui n'est pas le cas de l'ensemble de ceux qui avoisinent les collectivités d'outre-mer. Je pense qu'en l'espèce, la situation d'Haïti peut expliquer la forte immigration, en sus des difficultés économiques et des différentiels de niveaux de développement économique que j'évoquais précédemment.

Voila, de manière très schématique, les points que je souhaitais aborder pour expliquer l'attractivité de nos collectivités d'outre-mer.

Bien évidemment, il se pose maintenant la question de l'impact économique et social de l'immigration clandestine. Comme je l'ai dit en introduction, cet impact est assez difficile à mesurer parce que, par définition, les étrangers sont en situation irrégulière, c'est-à-dire clandestins. Nous essayons donc de mesurer une chose que, naturellement, on cherche à cacher. Cependant, nous disposons de quelques indicateurs -j'ai évoqué l'AME et les soins urgents- qui nous permettent d'essayer de mesurer ou de suivre une évolution des conséquences de cette immigration.

J'aborderai ici trois points qui me paraissent importants : le premier a trait aux conséquences économiques globales et générales ; le deuxième relève des conséquences sur la vie quotidienne des Français d'outre-mer ; le troisième concerne la problématique de l'insertion régionale et du développement économique des collectivités.

Premier point : les conséquences économiques de cette immigration clandestine. J'évoquerai à cet égard deux aspects : le travail illégal, d'une part, et une activité sectorielle que j'illustrerai au travers du tourisme, d'autre part.

Comme l'immigration clandestine, le travail illégal est par nature une chose difficile à mesurer, d'autant plus que l'on essaie de mesurer deux clandestinités qui se chevauchent, étant entendu que le travail illégal n'est pas l'exclusivité des personnes en situation irrégulière. Le travail illégal concerne des personnes en situation tout à fait régulière : c'est le cas classique du travail dissimulé. On constate d'ailleurs des différences typologiques concernant cette question selon les collectivités d'outre-mer. En effet, si je devais résumer les choses, je dirais qu'en Guyane, à Mayotte, pour autant que l'on puisse le mesurer, et en Guadeloupe, la proportion de personnes en situation irrégulière découvertes dans une situation de travail illégal est beaucoup plus importante qu'en Martinique, qui est dans une situation plus classique, au sens métropolitain du terme, vis-à-vis du travail illégal. En Martinique, on est davantage dans une logique de travail dissimulé que d'emploi de travailleurs en situation irrégulière.

Au vu des données que nous fournit l'INSEE dans ses enquêtes sur l'emploi -notamment le taux de l'emploi non déclaré dans l'emploi global-, on mesure une relative stabilité depuis 2001 : autour de 10 à 12 % pour la Guyane et la Guadeloupe, de 7 à 8 % pour la Martinique et de 5 % pour La Réunion. Cette stabilité, au regard des flux migratoires, est la marque d'une certaine efficacité dans les actions qui ont été entreprises ces dernières années pour lutter contre le travail illégal.

Le travail illégal touche outre-mer tous les secteurs d'activité employant beaucoup de main-d'oeuvre, les plus classiques étant ceux du BTP, de l'hôtellerie et de la restauration, des transports, mais aussi des spectacles et de la coiffure, avec des particularités liées à certaines collectivités -je pense notamment, en Guyane, à l'orpaillage clandestin.

Le travail illégal couvre donc un spectre assez large dans les différents secteurs d'activité avec, en priorité, ceux qui concernent le plus l'emploi de main-d'oeuvre peu qualifiée.

Je constate que, curieusement, Mayotte n'a pas d'antenne de l'Agence nationale d'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM) alors qu'elle aurait peut-être permis d'organiser des flux de personnes étrangères venant travailler régulièrement à Mayotte, l'immigration pouvant être un facteur de développement économique quand on a besoin de main-d'oeuvre. Il n'y a pas d'outils pour organiser ce flux migratoire en cohérence avec les besoins de développement.

Le travail illégal, qui concerne l'ensemble des collectivités d'outre-mer avec une présence très forte pour Mayotte et pour la Guyane et une montée en puissance assez marquée pour la Guadeloupe, affecte l'ensemble des secteurs économiques, principalement ceux qui emploient beaucoup de main-d'oeuvre, notamment ceux que je viens de citer, avec quelques particularité locales, notamment l'orpaillage clandestin.

Je reste sur les aspects économiques et j'en viens au deuxième point que je souhaite aborder : le tourisme, qui est un élément important de développement outre-mer et qui peut être affecté par cette immigration clandestine parce qu'elle peut poser des problèmes de sécurité (les touristes aiment se déplacer dans des territoires sûrs) et des problèmes d'environnement et de conservation du patrimoine et que, d'une manière plus générale, elle affecte la destination touristique et donc l'image d'une collectivité.

Au travers de ces quelques idées très simples, on voit comment, au-delà des difficultés intrinsèques que peut avoir une activité par ailleurs, l'immigration peut influer sur le développement des filières.

J'en viens aux conséquences sur la vie quotidienne des Français d'outre-mer, que j'aborderai sous trois angles : le logement, les questions d'éducation et les besoins en équipements collectifs.

Je commence par les questions liées au logement. Bien évidemment, cet afflux de population pose la question simple, si j'ose dire, de leur logement. Si on considère les chiffres qui se rapportent aux conséquences de cette immigration forte, notamment ceux de l'habitat insalubre, et les dernières mesures qui permettent d'apprécier l'évolution entre 1998 et 2003, on constate une augmentation très marquée de l'habitat insalubre sur deux collectivités : à Mayotte (+ 42 %), et en Guyane (+ 30 %), l'augmentation étant de 5 % en Guadeloupe et La Réunion connaissant une baisse de 3 à 4 %.

On voit ainsi tout de suite que l'immigration massive de population crée de l'habitat insalubre, à la fois parce qu'on n'a pas les moyens de faire face à cette immigration et parce que les populations en situation irrégulière ne sont pas éligibles aux dispositifs classiques du logement social, ce qui aboutit au développement de bidonvilles -il faut bien utiliser ce mot- autour des agglomérations principales, que ce soit à Mamoudzou pour Mayotte ou à Cayenne pour la Guyane, avec des phénomènes classiques comme le pillage des réseaux collectifs d'électricité, voire de téléphone, qui sont extrêmement difficiles à traiter.

Je prendrai l'exemple de Mayotte qui me paraît révélateur de cette grande difficulté que nous avons à faire face à ces problèmes. Je résumerai les choses en disant que les deux tiers des étrangers sont centrés sur trois communes (Mamoudzou, Koungou et Dembeni), que la commune de Mamoudzou regroupe à elle seule 44 % des étrangers et que c'est l'unique commune de Mayotte dans laquelle il y a plus d'étrangers que d'habitants natifs de Mamoudzou. C'est donc une donnée assez importante à prendre en considération et qui pose des problèmes de mixité sociale, si j'ose employer ce terme.

A cela s'ajoutent des phénomènes plus difficiles à cerner mais que l'on pressent bien et qui sont liés à l'évolution de la nature même de l'immigration. Par exemple, alors que, jusqu'à 1997 ou 1998, c'étaient plutôt des hommes comoriens qui émigraient vers Mayotte, on constate que ce sont maintenant plutôt des femmes, ce qui implique la constitution de couples mixtes avec des natifs mahorais français et des femmes comoriennes. Pour autant que je puisse le comprendre d'après les données qui m'ont été fournies, ce taux pourrait avoisiner 20 % des ménages, ce qui n'est pas neutre.

En effet, parmi les problématiques de Mayotte, figure la transmission du foncier qui peut servir à bâtir parce qu'on en aurait les moyens, avec notamment les fameuses cases de la Société immobilière de Mayotte. Le foncier se transmet par les femmes et la Comorienne qui arrive n'a pas le foncier à mettre à disposition de sa famille pour bâtir la maison qui pourrait servir à l'abriter. C'est un phénomène qui aggrave la situation.

L'immigration est donc source d'habitat insalubre et précaire (c'est très net pour la Guyane et Mayotte) qui nous pose d'énormes difficultés en termes de politique du logement et de résorption de l'habitat insalubre.

Le deuxième point que je souhaite aborder concernant les conséquences sur la vie quotidienne des Français d'outre-mer a trait aux questions éducatives. L'effet de masse que j'évoquais confronte nos collectivités à deux grandes difficultés.

La première est un défi quantitatif, dans la mesure où il faut faire face aux besoins de scolarisation des enfants. A Mayotte, par exemple, les élèves scolarisés ont été multipliés par deux sur dix ans (on en arrive à environ 60.000 élèves aujourd'hui). On estime la part des enfants dont les parents sont en situation irrégulière à au moins un tiers et le taux de croissance des effectifs du secondaire est de 5 %.

Cela veut dire qu'au phénomène du développement démographique normal d'une population déjà particulièrement dynamique, s'ajoutent ces flux migratoires qui viennent déséquilibrer complètement les structures pour les rendre inadaptées aux besoins à satisfaire. Pour la Guyane, je ne prendrai qu'un chiffre : on estime à environ 4.000 le nombre d'enfants non scolarisés dans ce département.

Ce défi quantitatif extrêmement important a pour conséquence de générer des plans d'investissement ambitieux en matière de constructions scolaires, de collèges et de lycées et, notamment pour les écoles, les communes ont beaucoup de mal à faire face à leurs besoins exponentiels d'investissement pour construire les écoles dont elles ont besoin.

Le deuxième point que j'évoquerai est un défi qualitatif. On sait que l'immigré en général, et en particulier l'immigré irrégulier, maîtrise assez mal la langue française, ou même ne la maîtrise pas du tout, et que cette situation rend difficile l'assimilation des savoirs à l'école. On constate ainsi, dans nos écoles, des retards scolaires assez importants et c'est un facteur qui vient encore aggraver la situation.

La question est de savoir comment on pourrait prendre en compte cette population irrégulière dans les ressources des collectivités locales, notamment des communes. L'INSEE effectue chaque année des recensements de population servant de base au calcul de la DGF et le dernier recensement date de 1999. On voit ainsi qu'en Guyane, on est sur un taux annuel de coût moyen de 3,5 % de la population, ce qui montre l'importance de l'immigration irrégulière et ce qui explique le décalage important qui existe entre le calcul de la ressource et les besoins à financer. En l'espèce, nous invitons les maires à se lancer dans des recensements complémentaires, ce qui leur permettrait de retenir la population telle qu'elle est calculée par l'INSEE dans le calcul de leur DGF.

Voilà ce que je peux dire en matière d'éducation.

Vous me permettrez de dire un mot du service militaire adapté (SMA), qui est constitué d'unités militaires du ministère d'outre-mer et qui est affecté par cette immigration irrégulière. Cet outil original que met en place le ministère de l'outre-mer n'est pas concerné directement en ce qui concerne son recrutement puisqu'il ne recrute que des Français, mais je vous donnerai quand même quelques chiffres : en Guyane et à Mayotte, 2 % des candidats qui se présentent aux portes du SMA sont en situation irrégulière.

La formation et le recrutement ne sont pas affectés. En revanche, cela affecte l'insertion professionnelle que propose le SMA qui, parce qu'il traite lui-même des jeunes en grande difficulté, leur propose une formation qui est concurrencée par des jeunes qui sont en situation irrégulière. Cette sorte de concurrence déloyale qui est faite sur certaines filières explique pourquoi les taux d'insertion des unités du SMA à Mayotte et en Guyane sont bien inférieurs à ceux que l'on constate globalement pour l'ensemble de l'outre-mer.

Pour compenser ce que j'appelle cette concurrence déloyale, nous essayons de donner des atouts supplémentaires à nos jeunes stagiaires comme le permis de conduire ou le développement de ce qu'on appelle le savoir-être, notamment le fait d'arriver à l'heure sur un chantier, une qualité qui est appréciée par les chefs d'entreprise, des atouts que n'ont pas spontanément les jeunes en situation irrégulière. En contrepartie, cela allonge la durée des formations et cela nous oblige donc à diminuer le volume des stagiaires.

Voilà le petit éclairage que je voulais donner sur le SMA, qui est un outil important d'insertion outre-mer et qui est un bon moyen pour mettre le doigt sur les conséquences de l'immigration irrégulière sur la mission du SMA.

Je dirai également un mot sur les besoins en équipements collectifs, notamment en matière sanitaire et sociale et en matière hospitalière. L'immigration clandestine, qui entraîne un afflux vers les infrastructures que nous proposons, a pour conséquence de saturer les dispositifs et de diminuer la qualité de l'offre de soins qui est offerte aux populations guyanaises ou mahoraises.

Mon dernier point concerne l'insertion régionale. Je pense qu'on ne peut pas concevoir aujourd'hui le développement économique durable des collectivités d'outre-mer sans le concevoir dans leur environnement géographique naturel. C'est donc un axe qu'il faut s'attacher à développer, notamment avec la Commission européenne, dans le cadre de la programmation financière 2007-2013.

J'évoque ce sujet parce que nous avons des outils, que nous pouvons faire des choses et que la question qui se pose au regard de cette problématique est simple : comment assurer ce développement économique durable de l'outre-mer dans cette démarche d'insertion régionale renforcée avec ces flux migratoires et ce différentiel de richesse que j'évoquais au début de mon propos ? Si on développe le commerce et les échanges, on va forcément développer les flux de population. Il y a donc des choses à faire dans ce domaine et j'évoquerai plusieurs points à ce sujet.

Le premier concerne les fonds de coopération régionale qui sont gérés de manière décentralisée dans le cadre de comités de gestion locaux et qui ont été mis en place par la loi d'orientation pour l'outre-mer du 13 décembre 2000. Cela pourrait être un outil de coopération régionale permettant de prendre en compte certaines questions liées à l'immigration.

Lorsque vous verrez M. Samuel, qui suit précisément ces questions, il évoquera sans doute ce point avec vous. On peut dire aujourd'hui que ces fonds sont principalement orientés vers des sujets à dimension culturelle et sportive qui sont louables en soi, mais que la dimension de l'immigration n'est pas vraiment prise en compte.

Le deuxième aspect que l'on peut développer est celui de la coopération économique avec les Etats pourvoyeurs d'immigrants. Il y a beaucoup de choses à faire à cet égard, notamment avec le ministère de la coopération et son bras armé principal qui est celui de l'Agence française de développement. On y travaille en collaboration. Le document cadre de partenariat que met en place ce ministère tient compte, pour les Etats qui nous concernent, de nos problématiques. Je constate que cela pourrait être un bon moyen de développer la coopération décentralisée et que l'Agence française de développement pourrait être valablement autorisée à gérer, pour le compte des collectivités locales, un certain nombre de moyens pour leur permettre de développer ces moyens de coopération.

Le troisième point que j'évoquerai, toujours dans cette problématique de l'insertion régionale, a trait à la coopération transfrontalière et transnationale, qui est un axe important de la prochaine programmation financière européenne 2007-2013. Il y a beaucoup de choses à faire pour prendre en compte la dimension locale et régionale, notamment en Guyane, puisque Mayotte n'est pas concernée, et il y a également des actions à conduire en matière de justice ou de lutte contre l'immigration clandestine.

Le 10 ème programme du Fonds européen de développement (FED), dont on discute actuellement, pourrait aussi promouvoir des programmes régionaux d'insertion économique au profit de Mayotte, qui n'est pas éligible aux fonds structurels mais au fonds européen de développement, comme vous le savez.

Le dernier point sur lequel je souhaite insister dans le cadre de cette problématique parce qu'il n'est pas neutre en termes de développement économique comme en termes d'immigration clandestine, c'est la question des accords de partenariat économique. En application de l'accord de Cotonou en 1999, la Commission européenne nous invite à mieux insérer nos collectivités dans leur espace économique régional et souhaiterait que nous développions encore les échanges avec les Etats environnants. C'est une chose à laquelle nous travaillons en partenariat étroit avec les collectivités locales, mais il se pose d'entrée la question de ces flux migratoires qui vont être générés ou suivre les flux économiques et commerciaux.

Cette préoccupation revient du terrain, au-delà même de la problématique de la compétitivité et de la concurrence déloyale que nous risquons d'organiser avec des systèmes sociaux assez différents dans chacune des zones.

Voilà, à grands traits, ce que je voulais vous dire, en vous demandant de me pardonner de n'avoir que survolé chacun des sujets.

L'immigration, en soi, n'est pas une mauvaise chose : elle peut être un facteur de développement. On constate cependant que, dans la façon dont elle se déroule outre-mer, c'est aujourd'hui un frein durable au développement. Il est donc nécessaire de prendre en compte les dimensions économiques et sociales en se demandant pourquoi les immigrés viennent chez nous et ce que nous devons faire quand ils sont chez nous.

Il reste évident que l'efficacité première réside dans les mesures de police et de coercition que nous pourrons mettre en oeuvre pour contenir ces immigrations, mais que, finalement, nous sommes confrontés aujourd'hui à deux thèmes importants.

Le premier est la nécessité de trouver un équilibre entre des exigences humanitaires qui font que, les gens étant chez nous, on ne va pas, au motif qu'ils sont irréguliers, ne pas s'occuper d'eux, ne serait-ce qu'au nom de l'honneur de la France et des collectivités d'outre-mer, étant entendu que, de toute façon, il se poserait des problèmes de santé publique si nous ne suivions pas ces populations souvent fragiles qui viennent dans nos collectivités. Il faut donc arriver à un équilibre entre ces exigences humanitaires et les conséquences économiques et sociales de ce phénomène sur la vie de nos concitoyens.

Le deuxième est le fait qu'aujourd'hui, nous sommes dans une situation qui n'est plus tenable pour les populations concernées au quotidien par ces situations. De toute façon, non seulement il faut agir pour elles, mais en plus, on ne peut pas concevoir de développement économique durable de l'outre-mer si on ne traite pas cette question de l'immigration clandestine. Aujourd'hui, il faut effectivement se préoccuper de ces personnes quand elles sont chez nous, mais la vraie question, à mon avis, est de faire en sorte de les empêcher de venir. S'il y a une piste à creuser en complément de ce que l'on peut faire pour contenir les flux et les traiter lorsqu'ils sont chez nous, c'est celle qui consiste à coopérer avec les pourvoyeurs de ces populations pour voir comment les fixer sur leurs territoires d'origine.

Voilà, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, ce que je voulais évoquer brièvement devant vous.

M. Georges Othily .- Merci, monsieur Leyssène. Je donne la parole à monsieur le rapporteur.

M. François-Noël Buffet .- Monsieur le directeur, les gouvernements, qu'ils soient surinamien, brésilien (dans une moindre mesure) ou de la République fédérale islamique des Comores, sont-ils vraiment motivés et prêts à accepter cette coopération économique dans des conditions de transparence -je pèse mes mots- et d'efficacité opérationnelle ? Sentez-vous cette demande ou comment pourriez-vous imaginer qu'elle se passe afin qu'effectivement, les populations aient plus l'intention de rester sur leur territoire plutôt que de venir chez nous parce qu'elles auraient conscience d'un véritable développement sur leur territoire ?

M. Philippe Leyssène .- Officiellement, il y a cette volonté, monsieur le rapporteur, et je me garderai donc bien de la remettre en cause. Nous avons une problématique de transparence dans la politique que la France peut conduire et dans les moyens qu'elle peut mettre en oeuvre. Notre bras armé s'appelle l'Agence française de développement et je pense qu'il faut voir avec elle comment on pourrait garantir cette transparence dans l'emploi des fonds publics que l'Etat français pourrait mettre dans le cadre d'accords de partenariat.

Ces Etats se caractérisent effectivement par une certaine instabilité politique, et on sait que cette instabilité va de pair avec des problèmes déontologiques et de transparence. Par conséquent, il faut concevoir des méthodes de coopération adaptées au contexte politique de l'Etat avec lequel nous devons pouvoir traiter, mais il est vrai que c'est une préoccupation que nous devons avoir si nous souhaitons que les crédits que nous engageons soient bien utilisés pour les hôpitaux, les maternités ou les écoles que nous souhaiterions construire dans les Etats concernés.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Il semble que cela ait fonctionné au moins pour Albina, où un hôpital a été construit, mais où les Surinamiens ne se rendent pas.

M. Philippe Leyssène .- Je n'ai pas évoqué ce point parce que ce n'était pas dans le champ de mes responsabilités, sachant que l'on essaie de ne parler que de ce que l'on connaît, mais il est vrai que, parmi les points relatifs à l'attractivité, j'aurais pu ajouter celui de l'acquisition de la nationalité, qui a fait souvent débat. Je pense que, dans l'exemple que vous évoquez, il y avait, certes, l'attractivité des infrastructures sanitaires qui faisait que l'on venait accoucher ici plutôt qu'ailleurs et que l'on franchissait le fleuve, mais il y avait aussi l'espoir, si ce n'est pour soi, du moins pour ses enfants, de devenir français.

M. Louis Mermaz .- Monsieur le directeur, vous avez parlé avec beaucoup de finesse, de prudence et de réserve, ce qui est normal : on ne peut pas vous parler comme à un homme politique puisque vous êtes tenu à un droit de réserve. Si nous avions une conversation privée, vous en diriez beaucoup plus. Je vais donc plutôt faire une ou deux observations.

On pourra mettre toutes les forces de police que l'on veut, on n'empêchera pas les plus pauvres de venir chez les moins pauvres, et je ne vous demande pas de dire ce que vous en pensez. Georges Bush, qui n'est pas le plus grand des humanistes, se prépare à légaliser 14 millions d'immigrés parce qu'il trouve que cela fait beaucoup de main-d'oeuvre clandestine.

M. Buffet, notre rapporteur, vous a posé des questions difficiles, mais, comme vous l'avez dit, la coopération régionale est la seule façon de s'en sortir. La France est toute seule à Mayotte, alors qu'il y a le Mozambique, la Tanzanie, Madagascar et l'Union des Comores. Nous sommes là parce que nous nous y sommes trouvés en 1841. Je suis l'un de ceux qui sont allés à Mayotte -les autres sont allés ailleurs-, et j'y ai découvert une situation vraiment spéciale. En Martinique et en Guadeloupe, c'est plus facile. Certes, il y a Haïti, où on parle français d'ailleurs, et nous sommes allés là-bas aussi, de même qu'en Guyane.

Il n'y a pas d'autre solution que d'intéresser l'Europe, comme vous l'avez dit, à une coopération avec les voisins. L'un de nos collègues, M. Courtois, disait très justement qu'il faudrait faire comme les Chinois en construisant nous-mêmes dans l'Union des Comores, qui connaît effectivement de nombreux problèmes. Nous y sommes allés quelques heures et nous avons constaté qu'il y a beaucoup de bi-nationaux. Dans le fond, nous devrions être heureux de voir tant de gens qui veulent devenir français. C'est un sacré hommage à la France !

Je pense donc qu'il ne faut pas forcément transformer notre pays en une espèce de pays aseptisé avec un écriteau : « Défense d'entrer, chien méchant ! » Ce n'est pas la tradition française.

Je n'ai pas réglé vos problèmes, mais je voulais vous faire passer un message et je sûr que, même si vous ne pouvez pas me répondre, vous aurez été attentif à mes remarques car je sens que vous avez une certaine sensibilité qui vous honore.

M. Philippe Leyssène .- C'est la première fois que je suis auditionné et je ne connais pas les us et coutumes de ce genre d'exercice... Sur les mesures de police, je comprends bien ce que vous dites, mais je pense qu'aujourd'hui, lorsqu'on voit comment, en cinq ans, a évolué la banlieue de Mamoudzou, on prend la mesure des conséquences que tout cela peut avoir en matière d'insalubrité et de santé et il faut donc vraiment faire quelque chose.

Certes, il ne s'agit pas de dire qu'on va prendre uniquement des mesures de police, en ne faisant que de la répression ou de la coercition, ou qu'on ne va faire que du développement économique. Aujourd'hui, il faut arriver à combiner intelligemment les deux éléments et il ne faut pas baisser la garde dans ces secteurs, parce que l'avenir de ces collectivités est en cause. En effet, nous aurions pu développer les aspects de l'environnement et du développement économique durable -au sens anglo-saxon et non français du terme- qui est aussi en cause. C'est l'ampleur de ce phénomène et de son impact sur la vie quotidienne des Guyanais et des Mahorais qui impose que les deux éléments, de mon point de vue, soient menés de front.

Aujourd'hui, on constate qu'il faut faire les deux et qu'on a peut-être fait plus pour l'un que pour l'autre. Nous avons des outils pour développer cette coopération et ces échanges, mais, en même temps, le développement des échanges va générer des flux. Il faudra donc aussi que nous anticipions cette problématique et que nous en ayons conscience.

Il n'y avait donc pas d'exclusive dans mes propos mais uniquement un souci de réalisme au regard de mon vécu outre-mer, puisque j'ai la chance d'y aller régulièrement pour constater les choses sur place.

M. Louis Mermaz .- Vous avez dit une chose importante, monsieur le directeur, que j'ai notée moi-même à Mayotte : il y a un certain besoin de main-d'oeuvre pour le développement de cette petite île et non pas d'organisation de l'embauche, ce qui est très important. Or plusieurs fonctionnaires (des « métros ») nous ont dit là-bas : « On entend souvent dire : "les étrangers, dehors (c'est-à-dire les Comoriens) sauf celui que j'emploie clandestinement" ! »

Je ne dis pas que cela règlerait tous les problèmes, mais on pourrait peut-être déjà organiser l'accueil. Cela n'existe pas encore, mais ce serait à mon avis plus intéressant que de triturer le code de la nationalité.

M. Philippe Leyssène .- Je vais répondre sur les deux points. L'ANAEM que j'évoquais est l'ancien Office des migrations internationales, une structure qui organisait l'arrivée de travailleurs étrangers en fonction des besoins des économies. Il se trouve que, là-bas, c'est une chose qui n'existe pas, mais si on mettait cette structure en place, on ne règlerait pas le problème de l'immigration irrégulière. On pourrait commencer à organiser un circuit et un flux réguliers, mais je ne pense pas que l'on règlerait la situation.

Quant à la nationalité, je dirai simplement que c'est un attrait que nous constatons.

M. Louis Mermaz .- Il ne suffit pas de naître dans une clinique ou un hôpital pour être citoyen français : il faut attendre treize ans.

M. Philippe Leyssène .- Je ne vois pas comment on ne pourrait pas traiter ce sujet également. Ce n'est simplement pas mon secteur d'attribution et de réflexion...

M. Georges Othily, président .- Nous poserons la question à M. Samuel.

M. Philippe Leyssène .- Très bien. Pour revenir à la question que vous me posiez, monsieur le rapporteur, je dirai qu'en plus de tous les éléments attractifs que j'ai évoqués de manière objective, il y a celui-là.

M. Alain Gournac .- Je souhaite apporter quelques réflexions. Tout cela est très intéressant, mais nous avons un grave problème que vous n'avez pas évoqué en ce qui concerne Mayotte, où je suis allé également mais où je suis resté un certain temps, parce que je pense qu'il faut y vivre un peu pour voir la manière dont les choses se passent et qu'on ne peut pas voir tout cela en ne restant qu'une journée ou deux.

M. Louis Mermaz .- J'y suis resté quatre jours.

M. Alain Gournac .- Quand on constate que les enfants ne peuvent aller à l'école que le matin ou l'après-midi mais non pas toute la journée, c'est un fait de base. On peut raconter ce qu'on veut, mais c'est ce qui se passe. Quand on est maire et que l'on commence à avoir des mouvements devant la mairie (j'ai vu un maire qui a été séquestré, mais il y en a eu d'autres), on se pose des questions. Le propre de l'organisation d'un pays comme le nôtre, parce que je considère que la France est une totalité, est de ne pas accepter des situations inacceptables.

Cependant, je pense qu'il faut faire très attention, parce qu'on peut aussi attirer des gens qui seront parfaitement malheureux chez nous, comme j'ai pu le voir de nouveau à La Réunion, où il n'y avait presque plus de bidonvilles il y a quelque temps et où j'ai constaté récemment qu'ils sont à nouveau installés.

Enfin, il faut avoir une approche humaine des choses. On retrouve régulièrement des corps provenant de bateaux qui chavirent du fait du marchandage terrible qui a lieu et d'une traite humaine absolument affreuse. Nous ne pouvons pas accepter tout cela. Je pense que, globalement, on doit développer les pays tout autour, même si, comme mon collègue Mermaz, je pense que cela ne règlera pas tous les problèmes. Il faut aussi réguler les choses.

Sur le port, j'ai assisté à une manifestation de Comoriens qui demandaient que la France mette à disposition des bateaux pour aller faire le ramadan dans leurs îles ! Ils en sont arrivés à casser des choses pour cela. C'est pourquoi je pense qu'il faut avoir une approche humaine non pas en les faisant venir pour que les enfants mettent en difficulté l'ensemble du village mais pour qu'ils puissent aller à l'école toute la journée, être soignés, etc.

A mon avis, il faut avoir une approche équilibrée, en particulier sur Mayotte, parce que je partage votre point de vue sur la Martinique et la Guadeloupe, où l'approche doit être différente, même si nous devons rester très attentifs. Quand on aime les hommes, il faut aussi savoir les protéger et ne pas tomber dans des pièges d'eldorados qui n'existent pas.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- J'ai du mal à comprendre que l'on puisse parler, d'un côté, de la France dans sa totalité et, d'un autre côté, de la prise en compte des spécificités locales et régionales. Où est la part de l'un et de l'autre ? Où commencent les spécificités et où s'arrête la France dans sa totalité ? C'est toujours un peu difficile.

Par ailleurs, en ce qui concerne la question de l'attrait de la nationalité, j'ai du mal à comprendre où peut être cet attrait. En effet, comme vous le savez, il ne suffit pas de naître en France pour être Français : il faut remplir de nombreuses conditions. L'attrait de la nationalité se fait sur la longueur parce qu'il faut quand même qu'un enfant ait été scolarisé pendant treize ans ; si les parents ont eux-mêmes été en situation irrégulière, il faut même que l'enfant attende ses 16 ans ! Par conséquent, je cherche l'attrait de la nationalité.

M. Philippe Leyssène .- Je répondrai à votre première question que cela ne me paraît pas exclusif. La Guyane et Mayotte, c'est l'intelligence, la richesse et le coeur de la France, et je pense qu'on peut justement considérer que toutes les collectivités d'outre-mer peuvent être différentes et avoir des particularités. Je trouve qu'au contraire, c'est un signe de parfaite appartenance.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- C'est sur le principe.

M. Philippe Leyssène .- Moi qui fréquente régulièrement nos compatriotes d'outre-mer, je le ressens de cette façon. Ces questions de prise en compte et de particularité sont liées à l'existence de ces populations en tant que Français aussi. C'est ainsi que je le comprends.

M. Georges Othily, président .- Je veux simplement préciser à Mme Boumediene-Thiery que c'est la Constitution qui prévoit que, pour l'outre-mer, on peut être dans le domaine de la spécialité ou dans le domaine de l'assimilation. S'agissant des collectivités d'outre-mer, l'aspect de la spécialité vient du fait qu'il y a effectivement une grande spécificité dans les relations que la France, depuis son passé colonial jusqu'à aujourd'hui, doit tisser avec ces pays.

Ceux qui ont en charge la compétence de l'assimilation (qui a fait un grand débat depuis 1946, avec Gaston Monnerville, Aimé Césaire et les autres) ont voulu faire de ces territoires d'outre-mer des départements d'outre-mer, mais, jusqu'à aujourd'hui -je parle sous le couvert et l'autorité de M. Leyssène- toutes les lois et règlements ne sont toujours pas appliqués à ceux qui ont souhaité l'assimilation.

Par conséquent, il est vrai que nous sommes « spécifiques » par rapport à vous, mais, même si la France est une et indivisible, c'est ce côté pluriel qui fait aussi sa richesse.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- La richesse qui vient de cette spécificité culturelle est tout à fait reconnaissable et honorable. Le malheur, c'est que je trouve que les droits en général ne sont pas toujours aussi bien appliqués de manière universelle.

M. Georges Othily, président .- On ne peut pas les appliquer de manière universelle outre-mer. Si je prends le cas de Mayotte, entre le droit local et le droit commun, il y a tout un apprentissage à faire avec les peuples pour accéder au droit commun. C'est aussi le cas de la France elle-même qui, dans ses régions, quand on regarde l'histoire, a dû aussi, pas à pas, imposer des choses prétendument universelles parce qu'elles venaient de Paris, mais je suis sûr qu'il y a encore, en France, des régions où la totalité des lois de la République et des décrets ne s'applique pas.

Mme Catherine Tasca .- Je souhaite faire une simple remarque, monsieur le président. J'accepte tout à fait votre analyse de ce particularisme des territoires d'outre-mer. C'est bien pourquoi, dans notre réflexion globale sur la question de l'immigration clandestine, je pense qu'il faut prendre garde à ne pas assimiler la situation telle que nous l'avons constatée en Guyane et à Mayotte à la situation dans l'hexagone.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, je vous remercie. Le débat continue ; c'est ce qui fait la force de notre commission, sa diversité et sa spécificité. En tout cas, nous saurons faire appel à vous si nous souhaitons avoir d'autres renseignements.

Audition de Mme Armelle GARDIEN
et M. Pierre CORDELIER,
représentants du Réseau éducation sans frontières (RESF)
(21 février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Madame Gardien et monsieur Cordelier, nous vous remercions d'avoir répondu à notre convocation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Armelle Gardien et M. Pierre Cordelier prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Nous écoutons votre exposé liminaire.

Mme Armelle Gardien .- Je vais exposer en quelques mots ce qu'est le Réseau éducation sans frontières. J'ai préparé à destination de la commission un dossier que j'ai en deux exemplaires et que je vous remets.

Le Réseau éducation sans frontières est né de l'indignation d'enseignants et de parents lorsque, un jour, ils ont découvert dans leur classe ou appris par leurs enfants qu'un élève, le copain de leur enfant, ne venait plus aux cours ou était venu voir son professeur en disant qu'il était sans papiers et qu'il avait reçu une invitation à quitter le territoire. A chaque fois que cette situation se produit, on constate la stupéfaction et l'indignation de la plupart des enseignants, des parents et des citoyens qui n'imaginent même pas que cela existe.

Cela fait environ huit ou dix ans que, dans un certain nombre d'établissements scolaires de France, cette situation se produit. A chaque fois, les jeunes qui ont dévoilé leur situation font état de la même chose : ils montrent d'abord combien ils ont du mal à dire qu'ils sont sans papiers. Il faut vraiment qu'ils reçoivent le document qu'est l'invitation à quitter le territoire pour oser dire qu'ils sont sans papiers. Ils le ressentent comme une honte vis-à-vis de leurs camarades, ils ont peur d'être rejetés, ils vivent des situations insupportables, mais ils préfèrent ne pas en faire état.

A chaque fois que cette situation s'est produite, ils ont découvert que non seulement ils n'étaient pas rejetés et qu'ils ne recevaient pas l'opprobre de leurs camarades ou de leurs enseignants, mais, au contraire, de la solidarité et de la compréhension. C'est cette situation qui est à l'origine du Réseau éducation sans frontières.

Le durcissement de la législation opéré en 2003 a fait que ces situations qui existaient auparavant sont devenues plus nombreuses et aussi plus difficiles à vivre. C'est la raison pour laquelle Education sans frontières est apparu publiquement le 26 juin 2004 en lançant un appel à la régularisation de tous les jeunes scolarisés sans papiers. Cet appel figure dans le dossier qui vous a été remis.

Ce jour-là, à la Bourse du travail, à Paris, se sont réunis des enseignants, des parents, des jeunes, des collectifs d'établissements représentés par leurs syndicats et des associations de défense des droits de l'homme et de défense des sans-papiers. A notre grande stupéfaction, l'assistance était nombreuse. Beaucoup de participants venaient d'un certain nombre de villes de France dans lesquelles existait déjà ce type d'action.

En quelques mois, le Réseau éducation sans frontières s'est constitué, sans existence officielle et sans statut, par le simple fait que se découvraient des cas de plus en plus nombreux qui provoquaient cette indignation et cette solidarité citoyenne.

Aujourd'hui, nous avons 120 organisations qui constituent le Réseau, des collectifs d'établissement, la quasi-totalité des syndicats étudiants, les principales fédérations de parents d'élèves et les associations des droits de l'homme. Le Réseau est également soutenu par quelques partis, principalement situés à gauche.

Au cours de l'année scolaire 2004-2005, on a constaté la multiplication de cas de jeunes sans papiers, non pas parce qu'ils étaient forcément plus nombreux mais, surtout, parce qu'ils osaient apparaître publiquement, d'où la multiplication des collectifs autour d'eux.

Un certain nombre d'histoires et de situations dramatiques ont été révélées pendant l'été 2004. On a pu voir à cette occasion des enfants très jeunes de 2, 3 ou 4 ans placés en centres de rétention avec leur famille. On a vu également des jeunes sans papiers passer leurs vacances scolaires en centre de rétention en guise de congés d'été. On a vu des militants accusés du délit de solidarité parce qu'ils s'étaient enquis du cas d'une famille sans papiers. On a vu aussi d'autres situations, plus particulières, par exemple des jeunes qui se sont enfuis pour empêcher l'expulsion de leur mère. Je citerai à cet égard le cas, qui a été relativement médiatisé, de Rachel et Jonathan, deux enfants de Sens, qui sont restés cachés pendant plusieurs semaines, pensant empêcher ainsi l'expulsion de leur mère.

Ces cas ne sont pas uniques. On les connaît parce que ces personnes ont eu la chance de trouver autour d'elles des citoyens, des militants et des élus qui allaient à la fois partager leur détresse et, surtout, agir pour obtenir une régularisation qui n'a été décidée que dans un certain nombre de cas.

Ce qui a changé aujourd'hui, ce sont les très nombreuses mobilisations de l'été 2004, et, surtout, du début de l'année scolaire 2005. Je pourrai citer à cet égard, comme nous l'avons tous vu dans les médias, la situation de Guy Effeye à Saint-Denis, soutenu par tous ses camarades qui ont arrêté les cours et qui sont allés à l'aéroport, où se sont retrouvés des élus, des sénateurs et différents militants et qui ont arraché non seulement le fait qu'il n'ait pas été expulsé mais une autorisation provisoire de séjour pour ce jeune homme.

Je pourrai parler aussi du cas de la famille Mekhelleche, une histoire particulièrement difficile parce qu'il s'agissait là d'expulser les parents en laissant les enfants ou en proposant un arrangement pour expulser les enfants avec les parents.

Bref, l'ensemble de ces mobilisations, en septembre et octobre, a amené le gouvernement à prendre la circulaire du 31 octobre 2005 qui suspend jusqu'à la fin de l'année scolaire l'expulsion des jeunes scolarisés sans papiers et de familles ou d'enfants scolarisés. On peut considérer que c'est un répit ; on doit surtout considérer qu'à la fin de l'année scolaire, des milliers d'expulsions sont annoncées et c'est une situation extrêmement préoccupante pour le Réseau.

On peut d'ailleurs constater tout de suite que cette circulaire n'est pas vraiment appliquée ni respectée dans un certain nombre de cas, les préfectures utilisant des arguments « à la marge » en prétendant que rien n'interdit d'expulser un parent ou un membre de la famille sans expulser la famille tout entière ou que rien n'interdit non plus d'expulser un parent d'enfant en maternelle puisque, après tout, la maternelle n'est pas nécessairement l'école, la scolarité n'y étant pas obligatoire. On voit très clairement que l'expulsion de ces très nombreux jeunes, familles et parents sans papiers est programmée pour l'été 2006.

Le Réseau éducation sans frontières est bien évidemment décidé à faire tout son possible pour empêcher que ces expulsions aient lieu et donc pour alerter le plus possible l'opinion publique, qui a montré dans un certain nombre de cas qu'elle était particulièrement capable de se mobiliser à travers non seulement les militants, les syndicalistes et les enseignants, mais aussi les gens qui étaient frappés d'horreur que ce type de situation puisse exister dans un pays dit des droits de l'homme.

Je vais passer la parole à mon camarade pour qu'il puisse poursuivre.

M. Pierre Cordelier .- Je vais insister pour ma part sur les mobilisations de ce qu'on appelle les soutiens, qui dépassent largement le cadre des militants habituels qui soutiennent les sans-papiers. On voit dans nos réunions des professeurs qui viennent avec leurs élèves, qui ne sont pas du tout impliqués habituellement dans ce genre de lutte et qui ne sont parfois pas du tout syndiqués. Ils le font parce que ce n'est plus un problème qu'on lit dans le journal ou qu'on voit à la télé : c'est l'un de leurs élèves qui est menacé et ils ne peuvent pas le comprendre.

Comme cela vient d'être dit, nous avons également des parents d'élèves qui ne sont que rarement dans des associations et qui ne comprennent pas non plus que ce genre de chose puisse avoir lieu.

Nous nous rejoignons tous sur les textes que la France a ratifiés : la déclaration universelle des droits de l'homme, les conventions de Genève, la convention internationale des droits de l'enfant, la convention européenne des droits de l'homme, etc., et tout le monde se demande ce que signifient ces textes et ces valeurs. Nos dirigeants ne manquent pas de s'en honorer en parcourant le monde pour dire que la France est le berceau des droits de l'homme. L'incompréhension se manifeste quand nous constatons que des lois de circonstance et des circulaires font que ces textes passent à l'as et que ce sont des textes d'exclusion qui sont appliqués. C'est sans doute le facteur le plus important dans toutes les mobilisations qui ont eu lieu.

Face à cela, le Réseau a rempli sa première tâche qui était de révéler ce que nous considérons comme un scandale national parce qu'il se produit un peu partout en France. Il a en outre provoqué cette vague de soutien large et multiple autour des jeunes qui sont scolarisés.

Je souhaite insister sur ce que vivent ces jeunes et ces enfants car ce mouvement est parti des jeunes de 18 ans. Ce sont des mômes qui sont arrivés en France, évidemment de façon illégale, selon les textes, c'est-à-dire après 13 ans. La France est généreuse : elle les accueille dans ses établissements, elle les nourrit intellectuellement et, le jour de leurs 18 ans, en cadeau d'anniversaire, quand ils viennent demander un titre de séjour, ils ont droit à une invitation à quitter le territoire, qui est suivie généralement d'un arrêté de reconduite à la frontière.

C'est terrible. Parmi ces jeunes qui arrivent, beaucoup ne connaissent pas les lois. Ils sont venus illégalement parce qu'il devient de plus en plus difficile (et si j'ai bien compris ce qui se passe, cela va l'être encore plus) d'obtenir le regroupement familial pour diverses raisons et ils sont souvent innocents de ce qui les attend. C'est donc quand ils peuvent connaître un professeur, comme cela a été dit, ou une oreille attentive dans le lycée qu'il peut se produire quelque chose.

Nous n'avons pas donné de chiffres parce que nous n'en avons pas, mais nous pensons que des milliers de jeunes sont dans cette situation en France et que ceux qui viennent nous voir sont la partie émergée de l'iceberg. C'est donc un problème très important sur le plan quantitatif.

Je voudrais dire un mot sur les petits qui sont nés ici, les enfants de sans-papiers. J'ai longtemps travaillé dans les écoles, dans des quartiers où j'observais ces cas. Tant que les petits sont à la maison, même s'ils vivent des conditions difficiles socialement, il y a toujours la chaleur du groupe familial, mais à partir du moment où ils vont à l'école, les problèmes apparaissent peu à peu. Les tout petits enfants ne comprennent pas la situation de leurs parents, mais il captent tout de même les craintes et les frayeurs et quand ils arrivent à l'âge primaire, ils comprennent un peu plus ce qui se passe et se demandent pourquoi les parents ne font pas ceci ou cela, pourquoi ils évitent certaines stations de métro, etc.

Ce n'est pas forcément formulé, mais cela a des retentissements sur la construction de ces enfants, sur leur insertion sociale et sur leur socialisation, et beaucoup se construisent dans une espèce de sentiment diffus de crainte. C'est une chose que nous ne pouvons pas accepter.

J'ai une élève qui est venue nous voir quand elle avait 18 ans et que nous avons connue toute petite. Tout allait bien jusqu'à ce qu'elle vienne nous dire, il y a dix ans, au moment des lois Chevènement, qu'à 18 ans, elle n'avait pas de papiers. Personne ne le soupçonnait. Cela veut dire que, malgré la confiance qu'elle pouvait avoir dans l'école à l'époque, cela n'a pas été dit. J'insiste sur le sentiment de peur et de honte qui a été mentionné tout à l'heure.

Nous ne pouvons pas supporter cela. Nous essayons d'être dignes de la mission des enseignants et d'être des éveilleurs de conscience et des éveilleurs d'intelligence, comme le disait Piaget en parlant de la transmission des savoirs et de la transmission des valeurs. Nous avons vraiment le sentiment d'être un peu hors la loi, des délinquants de la solidarité, comme cela a été dit, mais nous avons conscience d'être tout à fait en accord avec les valeurs que ce pays prétend avoir.

La police est venue arrêter dans leur établissement deux adolescents de 14 et 17 ans appartenant à un collège de Moselle et a tendu une souricière à leur père. Imaginons la réaction des professeurs s'ils ne disent rien alors qu'ils enseignent par ailleurs les droits de l'homme à leur classe. Chacun se dira : « Pourquoi ces profs nous racontent des histoires et ne bougent pas quand on vient arrêter nos copains qui n'avaient rien fait, qui n'avaient rien volé ? »

Dans ce même département, des gendarmes sont venus arrêter des enfants de 3 ans et 6 ans en maternelle. Il en est de même à Rennes, pour Randy, 6 ans, au bout de trois semaines de CP. A Fleury-les-Aubrais, dans le Loiret, on est venu chercher le gamin au centre aéré, et l'élu municipal qui en a parlé à la télévision a dit : « Cela s'est bien passé : les enfants ne se sont rendus compte de rien » ! Quand nous entendons des choses de ce genre qui sortent de la bouche de ce qui semble être un brave homme, nous sommes vraiment accablés. Nous avons donc le sentiment d'être du côté des valeurs de la France.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Vous dites que vous n'avez pas de chiffres, mais vous venez de donner un certain nombre d'exemples. Je suppose donc que votre réseau détient tout de même, au moins pour les cas dont il s'occupe, un certain nombre de statistiques. Pourriez-vous les donner à la commission pour que nous puissions avoir un ordre de grandeur de votre activité ?

Mme Armelle Gardien .- Nous n'avons pas de statistiques telles que vous les formulez. Lorsque le gouvernement estime le nombre des clandestins entre 200.000 et 400.000, c'est une extrapolation qui n'est peut-être pas plus fiable que ce que nous pouvons dire quand nous parlons d'une dizaine de milliers de jeunes sans papiers au minimum.

Dans un lycée du 18 ème arrondissement de Paris, dans une seule classe, on peut trouver cinq jeunes sans papiers et l'assistante sociale estime qu'il y en a une trentaine sur l'ensemble de l'établissement.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ma question n'est pas celle-là. Nous sommes ici dans les probabilités, ce que je conçois parfaitement, mais je vous parle, moi, du nombre de cas dont vous avez eu à connaître vous-mêmes.

Mme Armelle Gardien .- Le Réseau a la particularité de ne pas être une association et d'exister depuis peu de temps. Par définition, un collectif se crée la plupart du temps autour d'un cas et s'il est résolu, nous n'aurons pas forcément de suivi ensuite sur les autres cas. C'est donc forcément fluctuant...

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- ...et ponctuel ?

Mme Armelle Gardien .- Oui, c'est ponctuel, même si, dans certains cas, cela peut se poursuivre parce que la réussite d'un jeune va en amener d'autres à se faire connaître. Aujourd'hui, trois élèves de mon établissement ont obtenu un titre « vie privée et familiale ».

M. Pierre Cordelier .- A Paris, nous avons une soixantaine de cas dont nous nous occupons. Dans le lycée qui a été évoqué tout à l'heure, il est intéressant de voir comment les choses se passent. Un jeune en voiture (je précise qu'il a le permis) commet une infraction en s'arrêtant devant une vitrine pour voir une chose qui l'intéresse ; la police lui met un PV, mais comme il ne peut pas présenter de titre de séjour, il est arrêté. Finalement, les choses s'arrangent bien pour lui, mais ce qui est vraiment important, c'est qu'il est forcé de révéler sa situation de sans-papiers dans le lycée et que, lorsqu'il le dit, en étant mécontent de devoir le révéler, quatre autres jeunes lèvent la main dans la classe et indiquent qu'ils sont également sans-papiers, ce qui n'avait jamais été dit.

Nous avons fait une réunion dans ce lycée avec une douzaine de jeunes concernés et l'assistante sociale a dit qu'il y en avait en fait trente. Un proviseur d'un autre lycée professionnel que je suis venu voir récemment à propos d'un élève m'a dit également qu'à son avis, il en avait 40 % dans son lycée. Je pense qu'il exagère un peu, mais on peut parler d'un nombre très important. Cependant, nous ne pouvons pas donner de chiffres, non pas parce que nous ne le voulons pas mais parce que nous ne le savons pas. Nous ne pouvons que supposer.

Mme Armelle Gardien .- Nous pouvons également dire que, bien que ce soit plus fréquent dans les lycées professionnels ou dans les filières d'apprentissage, il y a des sans-papiers au lycée Voltaire du 11 ème arrondissement de Paris, mais aussi à Sceaux, dans les lycées Lakanal et Marie-Curie. La plupart des jeunes sans papiers espèrent passer entre les mailles du filet.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Sur ce nombre, avez-vous une estimation de ceux qui sont mineurs étrangers isolés ? Je suppose que la majorité d'entre eux ont des familles, mais les mineurs isolés représentent-ils un nombre important ?

Mme Catherine Tasca .- Les mineurs isolés ne sont pas scolarisés, en général.

M. Pierre Cordelier .- Nous avons plutôt des jeunes qui ont une famille. Des associations s'occupent de cette question. Nous nous occupons en ce moment d'un seul cas de mineur isolé dont les parents ont été assassinés en Albanie, qui a fui et qui se retrouve absolument seul. Il est hébergé, même si je ne dirai pas par qui.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Nous ne vous le demandons pas.

M. Bernard Frimat .- Je vous remercie de votre témoignage. Pour prolonger la question du rapporteur, nous concevons bien combien il est difficile de parler de chiffres.

Dans le cadre de votre action, j'ai été frappé de la réaction positive que vous avez eue face à l'attitude d'un recteur qui tentait, si j'ai bien lu la manière dont cela m'a été rapporté -et vous me démentirez si ma lecture a été mauvaise-, d'établir un questionnaire, une espèce de recensement de ces situations dans les établissements de l'Oise

Dans la présentation qu'en avaient faite les autorités rectorales, il s'agissait de connaître pour protéger, mais on peut penser qu'il s'agissait surtout de connaître pour pouvoir indiquer les adresses à la fin de l'année scolaire et augmenter ainsi le nombre de reconduites à la frontière, même si je ne me prononce pas sur ce point. Pourriez-vous apporter des précisions à ce sujet et avez-vous d'autres exemples de ce type ?

J'aimerais avoir votre sentiment sur ce problème particulier et cette schizophrénie qui consiste peut-être -l'avenir nous le dira- à accueillir des enfants, à les former et à les nourrir intellectuellement pour aboutir finalement à leur imposer comme seul avenir une mise à la porte dans des conditions sur lesquelles nous pourrions discuter également.

M. Pierre Cordelier .- Nous n'aimons pas les listes et nous les craignons. Historiquement, l'établissement de listes conduit à des tragédies. Nous ne comparons pas ce qui n'est pas comparable, bien sûr, mais cela fait quand même comme un relent. Nous ne savons donc pas si c'est fait dans une bonne intention ou non. Un essai de recensement a eu lieu en Seine-Saint-Denis l'année dernière, peut-être dans le même esprit, mais nous ne pouvons pas le savoir.

En 2005, à Nantes, des documents émanant de l'inspection académique et comportant des noms d'enfants sont arrivés dans les écoles pour leur demander si ces enfants y étaient scolarisés ; il y avait beaucoup de noms difficiles à prononcer. Des instituteurs s'en sont émus et ont voulu en connaître les raisons, car il arrive que des enfants soient recherchés dans des cas de divorces internationaux ou des affaires difficiles de ce genre. Une collègue directrice d'école a donc rappelé l'inspection académique, et lorsqu'elle a dit qu'elle appelait non pas parce qu'elle avait l'un de ces enfants dans son école mais pour savoir pourquoi cette liste avait été établie, on lui a indiqué : « Nous sommes tenus de collaborer avec la police ».

Cela veut dire que des instructions avaient été données à l'inspection académique par la police aux frontières, via le ministère de l'intérieur, pour rechercher des enfants et donc des familles. On essayait ainsi d'instrumentaliser les services de l'éducation nationale et les enseignants eux-mêmes comme supplétifs d'opérations policières. Mon syndicat a fait une lettre ouverte à M. François Fillon, qui était ministre à l'époque, en lui demandant si c'était une initiative individuelle de certaines académies ou si ces consignes émanaient du ministère, mais nous n'avons pas eu de réponse, ce dont nous nous doutions.

Tout cela est du même ordre. C'est inquiétant et ce n'est pas bien. Ce n'est pas la France.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je souhaiterais poser une question aux enseignants que vous êtes, puisque vous êtes tous deux enseignants. On entend souvent dire que les enfants de parents sans papiers seraient en échec scolaire ou auraient des retards importants qui pourraient constituer des freins à la scolarité d'autres enfants. J'aimerais que vous vous exprimiez sur ce point.

Mme Armelle Gardien .- Rien, en dehors du fait qu'ils sont sans papiers, ne permet la plupart du temps de distinguer les élèves. Certains sont bons, d'autres mauvais, certains travaillent et d'autres ne le font pas. Le jour où on découvre qu'ils sont sans papiers, on les regarde forcément un peu autrement, mais je suis personnellement très attachée à parler de la réussite d'un certain nombre de jeunes qui ont obtenu leur régularisation et qui se sont refondus dans la masse des élèves, sont entrés sur le marché du travail de façon tout à fait honorable ou se sont dirigés vers le monde artistique. Je peux citer plusieurs exemples de ce genre.

En revanche, il faut savoir que la condition de sans papiers crée la plupart du temps des situations matérielles absolument insupportables. Il me vient à l'esprit le cas d'un élève de collège qui vit à six dans une chambre qui doit faire 16 mètres carrés. Comment peut-on faire son travail scolaire dans ces conditions ? Du fait de la crainte des contrôles, on ne fera pas un certain nombre d'activités parce qu'on ne veut pas se retrouver à certains endroits. La condition de jeunes sans papiers pèse évidemment sur la capacité ou la motivation à fournir un effort scolaire, mais, très franchement, si on ne leur met pas l'étiquette sur le front, nous ne nous en apercevons pas.

M. Pierre Cordelier .- Les parents sont devant l'école comme l'étaient nos grands-parents devant l'école laïque républicaine : ils attendent encore tout de l'école, même s'ils se font beaucoup d'illusions, mais, pour la plupart, ils sont dans ce respect, avec toute la gamme des comportements, bien sûr.

Mme Catherine Tasca .- Comment appréciez-vous aujourd'hui, dans le débat national très difficile sur la présence des étrangers, l'état d'esprit dominant dans le corps enseignant à travers vos expériences et vos organisations syndicales ? Vous avez dit que vous sentiez une mobilisation très forte autour de ces cas. Quel est votre sentiment sur l'attitude du monde enseignant sur cette question ? On sait en effet que c'est un relais d'opinion important.

Par ailleurs, comment, selon vous, en France, concilie-t-on aujourd'hui l'obligation scolaire, qui fait honneur à la République, et ces décisions de reconduite à la frontière ? N'y a-t-il pas là une véritable contradiction par rapport à la mission de l'éducation nationale et pensez-vous qu'à partir de ces situations, on puisse faire du cas des enfants scolarisés un sujet à part dans le bloc de l'immigration et des étrangers ?

Mme Armelle Gardien .- Sur l'attitude du monde enseignant, je ne sais pas si on peut avoir une vision globale. Comme nous l'avons dit tout à l'heure, la position a toujours démarré à partir de cas particuliers. Même si, à l'occasion de l'histoire de Rachel et Jonathan, de Sens, les syndicats enseignants se sont particulièrement impliqués pour obtenir la régularisation et ont pris position par rapport à ce type de problème, je ne sais pas si on peut parler d'une prise de conscience massive. Cela dit, dans les cas particuliers, elle ne fait jamais défaut et on peut donc espérer qu'en continuant un travail d'information, nous pourrons obtenir une plus large adhésion.

En ce qui concerne l'obligation scolaire, c'est évidemment une totale contradiction. On ne peut pas imaginer cet investissement et cet échange entre les enseignants et les élèves tout en acceptant que des enfants ou des jeunes qui, en général, sont nés ici, qui ne connaissent pas d'autres pays que la France, qui se comportent comme n'importe quel adolescent ou écolier français et qui ont les mêmes valeurs et les mêmes centres d'intérêt puissent être mis dans un avion et réexpédiés dans des pays dont ils ne connaissent rien. C'est un non-sens et cela implique aussi la perte d'un projet.

Comme on le lit souvent dans la presse, quand un enfant se retrouve en centre de rétention, la seule chose qu'il veut emporter, ce sont ses cahiers. Cela veut dire qu'ils ont un grand attachement à l'école et à tous les projets personnels qu'elle sous-entend. C'est donc une contradiction absolue.

M. Pierre Cordelier .- C'est ce que disent nos collègues quand cela arrive : même s'ils ne sont pas particulièrement militants, ils viennent nous voir et nous disent que, lorsqu'une société envoie sa police prendre des enfants pour les emmener en centre de rétention, c'est un signal d'alarme fort et qu'ils ne peuvent que se mobiliser, même s'ils ne sont pas militants par ailleurs. Quand on est dans le respect des valeurs de la République, on se dit que quelque chose ne va pas, tout simplement.

D'ailleurs, la communauté scolaire est le lieu d'où émane toute mobilisation. S'il n'y avait que des militants pour lancer des mots d'ordre en disant la même chose, ce serait du vent. C'est bien parce que la communauté scolaire se mobilise que c'est possible. On nous appelle éventuellement pour dire la loi et nous travaillons avec des juristes de l'AIDH, de la CIMADE, du GISTI ou du MRAP parce que nous ne connaissons pas forcément la loi, mais les gens sont très sensibles à ces cas et cela se propage très vite.

Dans le 20 ème arrondissement, il y a quelques semaines, quatre écoles étaient en grève pour soutenir une mère d'élève qu'on allait expulser alors qu'elle était présente depuis quatorze ans en France. Je n'entre pas dans les détails, mais quatre écoles en grève au mois de janvier à Paris, ce qui représente 200 personnes, y compris le personnel administratif, sans compter les enfants, c'est quelque chose.

Mme Armelle Gardien .- La place des parents d'élèves est très importante. Nous sommes enseignants, mais, la plupart du temps, lorsque les mobilisations sont vraiment réussies et fortes, c'est parce que les parents sont présents. L'enfant qu'on expulse est le copain de leur enfant et c'est inimaginable pour eux dans la mesure où c'est un enfant qu'on n'a pas distingué des autres. Les parents, qui sont plus nombreux que les enseignants, représentent l'une des composantes essentielles de l'action du Réseau.

M. Louis Mermaz .- Votre réseau, qui est récent et jeune, est-il connu dans le monde enseignant ? Les enseignants ou les parents d'élèves savent-ils comment vous saisir et comment cela se passe ? Vous citez quelques exemples, mais sait-on où vous trouver si cela se passe dans l'école où on a ses enfants ?

M. Pierre Cordelier .- Je pense que oui. Nous recevons beaucoup d'appels.

Mme Armelle Gardien .- Nous ne sommes même pas en mesure de répondre à tous les appels que nous recevons. Nous sommes complètement débordés et c'est une activité à part entière, pour tout vous dire. Je me demande même parfois si j'enseigne encore.

M. Pierre Cordelier .- Nous faisons de l'information auprès des parents qui, très souvent, ne savent pas ce qui se passe dans les centres de rétention, par exemple. Nous leur rappelons le rapport que vous avez fait paraître il y a quelques années, de même que celui de la CIMADE un peu plus tard, et nous leur signalons maintenant celui de M. Gil-Roblès, mais il n'y a pas de changement.

Il est vrai que l'information circule beaucoup, de même que le bouche à oreille, et que, lorsqu'un problème survient, il y a toujours un coup de téléphone qui nous parvient.

Mme Catherine Tasca .- Je souhaite revenir sur le rôle des parents d'élèves dans les actions menées, car il se trouve que j'ai participé à certaines encore tout récemment. Autour de ce problème, il y a une prise de conscience et une information civique qui se font auprès des parents dont la plupart nous disent qu'ils sont non politisés, non engagés et non syndiqués et qui découvrent les problèmes de légalité, d'ordre public et de droit, tout simplement, à travers ces situations d'expulsion d'enfants.

Dans le débat national sur l'immigration irrégulière, je pense que c'est un aspect tout à fait important. Cela veut dire que des gens qui dorment sur leurs deux oreilles, qui ne connaissent pas la loi et qui ne se préoccupent pas de ces lois successives, découvrent tout à coup des cas concrets, comme vous l'avez très bien souligné, et se mobilisent. C'est une dimension de participation citoyenne tout à fait nouvelle et ce ne sont pas les relais habituels des actions militantes.

Je pense à l'affaire géorgienne que nous avons traitée tout récemment, l'un des membres actifs du Réseau était un père d'élèves d'une école du 10 ème arrondissement qui disait clairement qu'il avait vécu bien tranquillement par rapport à ces problèmes jusqu'à ce qu'un petit enfant géorgien de la classe de son fils soit touché par cette disposition.

M. Pierre Cordelier .- Dans cette école du 10 ème arrondissement de Paris, tout le monde ignorait le cas. Quand nous avons appris ce qui se passait, j'ai téléphoné à cette école qui n'était pas au courant et qui ne connaissait pas le Réseau, mais c'est parti tout de suite, à la fois au sein de l'école et avec les parents.

Mme Armelle Gardien .- Ce que dit mon camarade est tout à fait vrai. Il est frappant de constater la rapidité avec laquelle les choses se mettent en place et dont on n'a pas forcément l'expérience dans d'autres aspects militants. En vous quittant, je vais me rendre à une réunion dans un quartier où un père d'enfant scolarisé a été expulsé il y a moins d'une semaine. En cinq jours, l'information a touché les parents d'élèves, la municipalité et les principaux syndicats, ce qui est vraiment étonnant. On ne peut qu'être indigné devant le fait que deux petites filles de 4 ans se retrouvent privées de leur père du jour au lendemain sans lui avoir même dit au revoir. C'est tellement incompréhensible sur le plan humain que la réaction est immédiate et que cela dépasse très largement -c'est d'ailleurs tout l'intérêt du Réseau- un certain nombre de clivages politiques ou syndicaux. C'est réellement une réaction citoyenne face à des situations humaines.

M. Georges Othily, président .- Nous n'avons pas d'autres questions à vous poser. Nous vous remercions donc, madame et monsieur, du témoignage que vous nous avez apporté.

Audition de M. Patrick STEFANINI, secrétaire général
du Comité interministériel de contrôle de l'immigration (CICI)
(22 février 2006)

Présidence de M. Alain GOURNAC, vice-président

M. Alain Gournac, président .- Mes chers collègues, nous accueillons cet après-midi M. Patrick Stefanini, secrétaire général du Comité interministériel de contrôle de l'immigration.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Patrick Stefanini prête serment

M. Alain Gournac, président .- Monsieur le secrétaire général, vous avez la parole.

M. Patrick Stefanini .- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, j'ai prévu de vous faire un exposé liminaire puis de répondre à vos questions. Les services de la commission ayant eu l'amabilité de me transmettre un questionnaire, j'ai préparé à l'intention du président et du rapporteur un dossier de réponses à celui-ci.

Le Comité interministériel de contrôle de l'immigration est un organisme de création récente puisqu'il a été créé par un décret du 26 mai 2005, publié au Journal officiel du 27 mai. Aux termes de l'article 1 er de ce décret, le Comité fixe les orientations de la politique gouvernementale en matière de contrôle des flux migratoires.

Le Comité est présidé soit par le Premier ministre, soit, par délégation de celui-ci, par le ministre chargé de l'intérieur, actuellement le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire.

Le Comité interministériel associe huit ministres, en dehors du Premier ministre, d'autres membres du gouvernement pouvant également être appelés à participer à ses travaux en fonction de l'ordre du jour.

Le Comité s'est réuni à quatre reprises. Il a été installé par le Premier ministre le 10 juin 2005, il s'est réuni le 27 juillet sous la présidence du ministre d'Etat, puis le 29 novembre 2005 et le 9 février dernier sous la présidence du Premier ministre.

Le Comité interministériel dispose d'un secrétariat général, avec un secrétaire général nommé en Conseil des ministres qui est chargé de préparer ses travaux et ses délibérations.

Le secrétariat général se compose, en dehors du secrétaire général, de cinq cadres de catégorie A' mis à disposition du secrétariat général par les ministères concernés directement ou indirectement par le contrôle des flux migratoires et il dispose d'un petit budget.

Comme vous l'aurez compris, le secrétariat général du Comité interministériel n'a évidemment pas autorité sur les différentes directions des ministères concernés par le contrôle des flux migratoires. Le rôle du secrétariat général est donc davantage un rôle de coordination et d'impulsion, mais les directions continuent, naturellement, à dépendre des différents ministres concernés. Nous agissons en fonction de mandats qui nous sont donnés par le Comité interministériel lors de ses différentes réunions.

Je me propose de structurer mon exposé liminaire autour des différents mandats qui nous ont été donnés par le Comité interministériel soit lors de sa réunion d'installation, le 10 juin 2005, soit à l'occasion des réunions suivantes. Je distinguerai six mandats parmi ceux qui nous ont été confiés.

Le premier mandat a trait à la politique des visas et à la coopération qui peut s'instaurer entre les consulats et les préfectures. Chacun sait en effet, s'agissant des visas, que l'une des formes de l'immigration clandestine, à laquelle s'intéresse votre commission d'enquête, est la possibilité, pour un étranger, soit d'entrer en France sans respecter l'obligation de détenir un visa s'il est soumis à cette obligation, soit d'entrer en France muni d'un visa mais de se maintenir sur notre territoire au-delà de la durée de validité de celui-ci.

Comme vous pourrez le constater à la lecture du rapport annuel au Parlement qui a été approuvé par le Comité interministériel le 9 février dernier et dont j'ai fait préparer des exemplaires à l'attention des membres de la commission, le nombre des visas délivrés depuis plusieurs années par notre pays est remarquablement stable, qu'il s'agisse des visas de court séjour ou des visas de long séjour.

Le Comité interministériel nous a donné mandat, en matière de visas, de réaliser plusieurs actions qui soit ont été conduites à leur terme, soit sont en cours de réalisation.

Tout d'abord, nous avons, en liaison avec le ministère des affaires étrangères, mis au point un tableau de bord mensuel des visas de court séjour délivrés par la France qui permet aux différentes administrations concernées, au premier rang desquelles figure le ministère des affaires étrangères, mais aussi le ministère de l'intérieur, de vérifier, mois par mois, qu'il n'y a pas de dérapage dans le nombre de visas délivrés par tel ou tel poste consulaire.

En deuxième lieu, le Comité interministériel a arrêté le principe d'une extension de l'expérience des visas biométriques. Vous connaissez le principe de ces visas : à l'occasion d'une demande de visa, l'autorité administrative relève à la fois la photographie et les empreintes digitales du demandeur de visa. Ce principe est posé par le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Lorsque le Comité interministériel a été créé, au début du mois de juin dernier, l'expérience était en cours dans cinq postes consulaires. Le Comité interministériel, lors sa réunion du 27 juillet, a décidé l'extension en 2006 de l'expérience des visas biométriques, de telle sorte qu'à la fin de l'année 2006, cette expérience concerne une trentaine de postes consulaires. Je tiens naturellement la liste de ces postes à votre disposition. Ils ont été choisis dans des pays considérés comme source d'une immigration forte et, en particulier, d'une immigration irrégulière forte.

En troisième lieu, le Comité interministériel, lors de sa réunion du 27 juillet, a pris la décision d'expérimenter dans une dizaine de postes consulaires ce qu'on appelle la déclaration de retour volontaire, c'est-à-dire l'obligation faite au ressortissant étranger qui obtient un visa de court séjour de se présenter, à son retour dans son pays d'origine, au consulat qui lui a délivré le visa. C'est évidemment le moyen le plus sûr, pour les autorités françaises, de s'assurer que le ressortissant étranger concerné ne s'est pas maintenu sur le territoire français au-delà de la période de validité de son visa et qu'il est bien revenu dans son pays d'origine. Cette expérience est en cours dans dix pays.

Toujours dans le domaine des visas et de la coopération entre les consulats et les préfectures, le Comité interministériel a arrêté, le 27 juillet, le principe d'une coopération renforcée entre les préfectures et les consulats. Cette coopération se traduit en particulier par trois mesures que je vais évoquer rapidement.

La première est la création d'un réseau de transmission d'informations protégé entre les consulats et les préfectures, qui sera opérationnel à la fin de cette année. Il est d'ores et déjà en service, mais, à la fin de cette année, il aura été modernisé afin de permettre la transmission d'informations comme les photographies ou les empreintes digitales. Ce réseau permettra au personnel des préfectures recevant un ressortissant étranger demandeur d'un titre de séjour de vérifier avec le consulat les conditions dans lesquelles il a obtenu son visa et de s'assurer que la personne qui se présente au guichet de la préfecture est bien celle à laquelle le visa avait été délivré.

La deuxième mesure est l'organisation de stages de formation communs aux deux catégories de personnel. Un premier stage de ce type a eu lieu en octobre-novembre de l'année dernière à l'initiative du ministère de l'intérieur. En 2006, c'est le ministère des affaires étrangères qui organisera ce stage, qui réunit des personnels à la fois des consulats et des préfectures, notamment des bureaux des étrangers des préfectures.

La troisième mesure se rattache à la coopération entre le ministère de l'intérieur et celui des affaires étrangères : le détachement d'agents de la police aux frontières spécialisés dans la lutte contre la fraude documentaire, qui a été organisé dans cinq consulats à la fin de l'année 2005, et le sera dans cinq consulats supplémentaires au cours de l'année 2006.

Voilà, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, ce que je peux dire sur le premier mandat que nous avons reçu du Comité interministériel : celui qui concerne la politique des visas et la coopération entre les consulats et les préfectures.

Le deuxième mandat est plus substantiel puisqu'il touche à la réforme du dispositif d'accueil et d'hébergement des demandeurs d'asile.

Comme vous le savez, la France a accueilli, en moyenne, au cours des dernières années, environ 60 000 demandeurs d'asile chaque année. Les demandes sont examinées à la fois par l'OFPRA et, en cas de recours, par la Commission des recours des réfugiés. Le taux moyen d'admission au statut de réfugié s'établit aux alentours de 10 à 12 % selon les années, ce qui signifie qu'une partie très largement majoritaire des demandeurs d'asile sont définitivement déboutés de leur demande, la question qui se pose portant sur leur éloignement du territoire national. Il faut savoir que l'une des fortes modalités actuelles de l'immigration clandestine est le maintien sur notre territoire de déboutés du droit d'asile.

Ce maintien a été facilité, au cours des années précédentes, par les délais d'instruction des demandes d'asile. Lorsque ces délais sont, comme c'était encore le cas il y a un ou deux ans, supérieurs à dix-huit mois et même parfois à deux ans, il va de soi qu'au cours de cette période, le demandeur d'asile a l'occasion de commencer à s'installer en France et qu'ensuite il devient extrêmement difficile, alors même que sa demande a été définitivement rejetée, de l'éloigner du territoire national.

Les priorités qui ont été dégagées par le Comité interministériel en la matière ont été les suivantes.

La première, c'est la réduction des délais d'instruction des demandes d'asile. Cette réduction a déjà été engagée au niveau de l'OFPRA, qui statue désormais en moyenne sur les demandes d'asile dans un délai de l'ordre de deux mois et demi. Elle a été engagée également au niveau de la Commission des recours des réfugiés qui statue actuellement en moyenne dans un délai de cinq à six mois.

Elle restait à engager, paradoxalement, au niveau des préfectures, puisque vous savez que, dans le système administratif français, les demandeurs d'asile, avant de déposer leur demande à l'OFPRA, passent par la préfecture pour y formuler une demande d'admission au séjour. Nous avons constaté que les délais d'instruction de ces demandes d'admission au séjour variaient de façon considérable entre les préfectures et que, dans certains départements, ils pouvaient être supérieurs à deux mois, voire à trois mois, ce qui conduisait à s'interroger sur les efforts effectués par ailleurs pour réduire les délais au niveau de l'OFPRA et de la Commission des recours.

Le Comité interministériel, sur la proposition du ministre d'Etat, a donc arrêté le principe d'une réduction des délais d'instruction des demandes d'autorisation provisoire de séjour en préfecture afin que ceux-ci n'excèdent pas en moyenne quinze jours dans toutes les préfectures de métropole et d'outre-mer.

En deuxième lieu, il a été décidé d'accroître l'équipement des préfectures en bornes EURODAC. Ce terme un peu complexe désigne des matériels qui permettent de s'assurer de façon très rapide que le demandeur d'asile qui se présente en France dans une préfecture n'est pas déjà connu d'un autre pays de l'Union européenne signataire de la convention de Dublin, par laquelle les Etats-membres de l'Union européenne se sont engagés à ce qu'un seul de ces Etats soit responsable de l'examen d'une demande d'asile formulée par un ressortissant d'un pays tiers.

Enfin, le gouvernement a arrêté le principe d'une réduction du délai de recours devant la Commission des recours. Ce délai est actuellement d'un mois en France alors qu'il est de quinze jours dans la plupart des pays européens comparables, et le gouvernement a donc arrêté le principe d'une réduction à quinze jours.

La deuxième orientation concerne le renforcement des dispositifs des centres d'accueil de demandeurs d'asile (CADA). Ce renforcement passe, d'une part, par la création de places supplémentaires dans les CADA, le gouvernement ayant arrêté le principe de la création de 2 000 places supplémentaires durant l'année 2006, et, d'autre part, par la décision de confier aux préfets de région le pilotage des centres d'accueil de demandeurs d'asile afin d'assurer une meilleure coordination entre l'action des différents préfets de département.

Toujours dans le domaine des demandes d'asile, le gouvernement a proposé au Parlement, qui l'a adopté dans le cadre de la loi de finances pour 2006, le principe d'un remplacement de l'allocation d'insertion qui était versée aux demandeurs d'asile par une nouvelle allocation que l'on a baptisée « allocation temporaire d'attente » et qui n'est versée ni aux demandeurs d'asile hébergés dans les CADA, ni à ceux qui ont refusé d'y être hébergés.

Par ailleurs, le gouvernement a arrêté le principe de la création d'une antenne de l'OFPRA en Guadeloupe, où il existe une très forte demande d'asile émanant de ressortissants d'Haïti. Je mentionne pour mémoire qu'en 2004, les Haïtiens ont été la première nationalité en termes de demandes d'asile pour l'ensemble de la France, ce qui a posé des problèmes considérables en Guadeloupe, d'où la création d'une antenne de l'OFPRA pour traiter ces demandes plus rapidement.

Enfin, le conseil d'administration de l'OFPRA a adopté au mois de juin 2005 une liste de douze pays considérés comme pays d'origine sûrs, dont les ressortissants voient désormais leurs demandes d'asile traitées selon la procédure prioritaire, ce qui veut dire qu'ils ont la possibilité de formuler une demande d'asile auprès de l'OFPRA mais qu'ils ne sont pas admis au séjour sur le territoire national.

Le troisième mandat qui nous a été fixé par le Comité interministériel est de mieux lutter contre l'immigration irrégulière en s'attaquant aux détournements de procédure.

Je ne serai peut-être pas très long sur ce point puisque l'essentiel des dispositions dont il s'agit va trouver place dans le projet de loi sur l'immigration et l'intégration qui a été approuvé par le Comité interministériel le 9 février dernier, qui est actuellement en cours d'examen au Conseil d'Etat et qui a vocation à être adopté par le Conseil des ministres à la fin du mois de mars ou au début du mois d'avril.

J'indiquerai simplement que, lorsqu'il a présidé le Comité interministériel le 9 février dernier, le premier ministre, dans le point de presse qu'il a tenu à l'issue de cette réunion, a indiqué que, naturellement, les recommandations et les propositions qui seraient formulées par votre commission d'enquête auraient vocation à enrichir le contenu de ce projet de loi.

Si vous le souhaitez, monsieur le président, je pourrai peut-être, lorsque je répondrai tout à l'heure à vos questions, revenir plus précisément sur le contenu des dispositions qui figurent dans cet avant projet de loi.

M. Alain Gournac, président .- Puisque nous sommes sur le sujet, le mieux est sans doute que vous nous donniez tout de suite des précisions. Qu'en pensez-vous, monsieur le rapporteur ?

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- A titre personnel, je pense aussi qu'il vaudrait mieux en effet aborder ce sujet tout de suite, si monsieur le secrétaire général en est d'accord.

M. Patrick Stefanini .- Très volontiers, monsieur le rapporteur. S'agissant de la lutte contre les détournements de procédure et d'une meilleure maîtrise de l'immigration régulière, ce projet de loi comporte cinq catégories de dispositions.

Les premières ont trait aux conséquences des mariages mixtes, entre un conjoint français et un conjoint étranger. Le dispositif qui a été arrêté par le gouvernement dans ce domaine repose sur deux projets de loi : l'un qui a été adopté par le Conseil des ministres le 1 er février dernier et qui a trait aux conditions de célébration des mariages à l'étranger et à leur transcription sur les registres de l'état-civil français, texte qui sera présenté au Parlement par le garde des sceaux ; l'autre, qui contient les autres dispositions dont je vais parler, est l'avant projet de loi sur l'immigration et l'intégration qui, lui, sera présenté au Parlement par le ministre d'Etat, ministre de l'intérieur et de l'aménagement du territoire.

Le texte qui sera présenté par le ministre d'Etat traite des mariages entre Français et étrangers, mais uniquement sous l'angle de l'acquisition de la nationalité française.

Les dispositions qui figurent dans le texte portent, premièrement, sur l'allongement des délais aux termes desquels un conjoint de Français peut acquérir la nationalité française par voie de déclaration. Ces délais sont actuellement de deux et trois ans, selon les hypothèses, c'est-à-dire selon que l'intéressé a eu sa résidence en France pendant un certain temps à compter du mariage ou selon qu'au contraire, il a maintenu sa résidence à l'étranger. Le gouvernement propose de porter ces délais respectivement à quatre et cinq ans.

Deuxièmement, le projet de loi propose une réforme du statut juridique des conjoints de Français, avec, d'une part, l'obligation de détenir un visa de long séjour pour obtenir une carte de séjour temporaire et, d'autre part, l'allongement de deux à trois ans du délai nécessaire pour obtenir une carte de résident. En effet, vous savez que la plupart des conjoints de Français qui demandent à être admis au séjour en France obtiennent d'abord une carte de séjour temporaire -ils peuvent le faire dès que leur mariage a été célébré- et qu'ensuite, ils peuvent prétendre à l'obtention d'une carte de dix ans, c'est-à-dire de la carte de résident. Le délai pour l'obtention de cette carte est actuellement de deux ans et le gouvernement propose de le porter à trois ans.

Le troisième élément important de ce projet de loi sur l'immigration et l'intégration est ce que j'appellerai la réforme du cadre juridique de l'immigration pour études, qui s'articule autour de trois idées.

La première est d'instruire dans des conditions plus rigoureuses les demandes de visa de long séjour formulées par les ressortissants étrangers désireux d'effectuer leurs études en France. Le gouvernement souhaite que s'instaure à cette occasion une meilleure coopération entre les postes diplomatiques et consulaires, qui procèdent, au sens formel du terme, à l'instruction des demandes de visa de long séjour, et les établissements universitaires ou les grandes écoles qui accueillent aujourd'hui ces étudiants.

Cette coopération a vocation à s'établir dans le cadre de ce qu'on appelle les centres pour les études en France qui sont, en quelque sorte, des démembrements des postes consulaires et qui vont pouvoir, sur la base d'une convention cadre, travailler en coopération avec les établissements d'accueil, c'est-à-dire les établissements universitaires ou les grandes écoles.

En parallèle, le gouvernement a adressé une instruction interministérielle à tous les postes diplomatiques et consulaires au sujet des conditions de délivrance des visas de long séjour pour études.

Le projet de loi comporte aussi une série de dispositions en vue de faciliter l'admission au séjour des étudiants étrangers une fois que ceux-ci auront obtenu un visa de long séjour. En effet, ce qui caractérise le système français actuel, c'est que les étudiants étrangers sont astreints à deux formalités successives qui ont un caractère répétitif. Ils vont d'abord au consulat pour obtenir un visa de long séjour et, une fois qu'ils arrivent en France, ils n'obtiennent pas de plein droit un titre de séjour : ils doivent se présenter en préfecture pour solliciter sa délivrance. L'objectif du gouvernement est de simplifier les conditions de délivrance des titres de séjour aux étudiants qui auront obtenu un visa de long séjour.

Cette simplification se traduira en premier lieu par la possibilité, pour les étudiants, après une première année d'étude en France, d'obtenir une carte de séjour pluriannuelle d'une durée maximale de quatre ans. On voit par exemple qu'un étudiant qui viendrait faire un cycle d'étude complet en France d'une durée de cinq ans, ce qui correspond au mastère, pourrait suivre sa première année d'étude sous couvert d'une demande de séjour temporaire d'un an, après quoi, au lieu d'être astreint tous les ans au renouvellement de sa carte de séjour, il pourrait obtenir une carte de séjour pluriannuelle pour une durée de quatre ans.

L'autre mesure de simplification consiste à permettre aux étudiants ayant atteint un certain niveau à l'issue de leur cycle d'études (le projet de loi propose de limiter le bénéfice de cette mesure aux étudiants ayant atteint le niveau du mastère) d'obtenir un permis de séjour en France d'une durée de six mois leur permettant de chercher et, si possible, de trouver un emploi. S'ils parviennent, à l'intérieur de cette période, à trouver un emploi correspondant à leur formation et à condition que cette démarche s'inscrive dans la perspective d'un retour dans leur pays d'origine, il est prévu la possibilité de leur délivrer une autorisation de travail sans que la situation de l'emploi ne leur soit opposable.

Voilà, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, ce que sont les mesures de simplification prévues en faveur des étudiants étrangers.

La quatrième mesure figurant dans le projet de loi est une adaptation de l'immigration aux besoins du marché de travail avec, notamment, la création d'une carte de séjour pluriannuelle pour les travailleurs saisonniers et l'inscription dans la loi de la possibilité, pour l'autorité administrative compétente, c'est-à-dire pour le gouvernement, de faire exception au principe de l'opposabilité de la situation de l'emploi pour certains métiers et certaines zones géographiques. Les métiers visés sont ceux dont les études du ministère de l'économie et des finances ou celles du ministère de l'emploi ont démontré qu'il s'agissait de métiers en tension, c'est-à-dire qui font apparaître aujourd'hui, en l'état actuel du fonctionnement de l'économie française, des pénuries de main-d'oeuvre.

J'ai un dernier point à évoquer au titre du projet de loi sur l'immigration et l'intégration sous l'angle de la lutte contre le détournement des procédures et d'une meilleure maîtrise de l'immigration irrégulière : le gouvernement propose de modifier les règles du regroupement familial en portant de douze à dix-huit mois la condition d'ancienneté de séjour en France exigée d'un étranger qui souhaite faire venir en France le reste de sa famille et en lui imposant de satisfaire à une condition d'intégration républicaine. Le principe de cette dernière condition figure déjà dans le code de l'entrée du séjour des étrangers et du droit d'asile pour l'attribution de la carte de résident et il est proposé de l'étendre au bénéfice du regroupement familial.

Je poursuis à présent avec le quatrième mandat qui nous a été confié par le Comité interministériel et qui consiste à mieux lutter contre l'immigration irrégulière et le travail illégal. Le Comité interministériel nous a demandé de nous intéresser à deux sujets.

Le premier est la délivrance des laissez-passer consulaires. Vous savez qu'aujourd'hui, l'un des facteurs qui fait le plus obstacle à l'exécution des mesures d'éloignement du territoire des étrangers en situation irrégulière est la difficulté que rencontrent les préfets d'obtenir des autorités consulaires des pays d'origine la délivrance des laissez-passer sans lesquels ces mesures d'éloignement ne peuvent pas être mises à exécution. Le gouvernement a sélectionné quatorze pays qui se montraient particulièrement réticent à délivrer les laissez-passer consulaires et des démarches diplomatiques ont été conduites tout au long du dernier trimestre de l'année 2005 à l'égard de ces pays.

Ces démarches ont d'ores et déjà permis d'obtenir une amélioration assez significative des taux de délivrance de laissez-passer consulaires. Par exemple, pour l'ensemble des pays, alors que le taux de délivrance moyen des laissez-passer consulaires s'était établi à 35,16 % au cours de l'année 2004, il est passé à 45,7 % pour l'ensemble de l'année 2005.

L'effort a été tout particulièrement dirigé vers quatorze pays « mauvais élèves », si vous me permettez d'employer cette expression un peu facile, pour lesquels le taux de délivrance des laissez-passer consulaires s'était établi en 2004 à 19,7 %, ce qui veut dire que moins d'un laissez-passer consulaire sur cinq demandés était délivré par les autorités de ces pays. En 2005, le taux de délivrance pour ces quatorze pays est passé à 32,91 %, ce qui signifie qu'il a été, sinon multiplié par deux, du moins très largement augmenté.

Le deuxième obstacle à la mise à exécution des mesures d'éloignement d'étrangers en situation irrégulière est l'insuffisance de places dans les centres de rétention administrative. Le gouvernement a décidé, lors du Comité interministériel du 27 juillet 2005, un plan triennal d'extension des capacités des centres de rétention administrative avec l'objectif de passer d'environ 1.300 places au début de l'année 2005 à 2.700 places à l'horizon de juin 2008.

En parallèle, le projet de loi sur l'immigration et l'intégration, dont j'ai déjà longuement parlé, comporte des dispositions tendant à faciliter l'éloignement des étrangers en situation irrégulière. La principale de ces dispositions est la fusion en une seule étape d'un processus qui en comporte deux aujourd'hui.

Comme vous le savez, le principal instrument juridique qui est utilisé pour réaliser l'éloignement d'un étranger en situation irrégulière est l'arrêté préfectoral de reconduite à la frontière et cette procédure se déroule en deux étapes : dans une première étape, l'étranger fait une demande de séjour et se voit opposer un refus de titre de séjour ; dans une deuxième étape, le préfet prend un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Cela fait aujourd'hui deux décisions administratives qui peuvent chacune donner lieu à un contentieux.

De surcroît, l'habitude a été prise par de nombreuses préfectures de prendre ce qu'on appelle des arrêtés préfectoraux avec notification postale, c'est-à-dire que les arrêtés en question ne sont pas notifiés au guichet ou directement aux intéressés mais à l'adresse connue de ces derniers. L'expérience prouve que les arrêtés à notification postale ont un taux d'exécution extrêmement faible alors même qu'ils sont, comme les autres, contestés au contentieux.

Le gouvernement proposera donc, dans le cadre du projet de loi immigration et intégration, de fusionner en une seule étape la procédure d'éloignement d'un étranger en situation irrégulière en prévoyant la possibilité, pour les préfets, de prendre un refus de séjour assorti d'une obligation de quitter le territoire français. Dès lors, dans une même décision, on aura à la fois le refus de séjour et l'obligation faite aux ressortissants étrangers de quitter le territoire français.

Naturellement, le gouvernement en tire les conséquences en réaménageant le contentieux de cette décision désormais unique. De même que les étrangers ont actuellement la possibilité de faire un recours suspensif contre les arrêtés de reconduites aux frontières, ils pourront former un recours suspensif contre les refus de séjour assortis d'une obligation de quitter le territoire français.

M. Alain Gournac, président .- En attendant, pourront-ils rester sur le territoire ?

M. Patrick Stefanini .- Pendant toute la durée de l'examen du recours, qui a un caractère suspensif, la mesure intitulée « obligation de quitter le territoire français » ne pourra pas être mise à exécution.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- C'est le cas pour l'invitation à quitter le territoire, mais le recours n'est pas suspensif pour l'APRF : il est exécutable immédiatement.

M. Patrick Stefanini .- Dans le régime juridique actuel, le recours contre le refus de séjour n'est pas suspensif. C'est le recours contre l'arrêté préfectoral de reconduite à la frontière qui est suspensif.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Non. Le recours contre l'APRF n'est pas suspensif.

M. Patrick Stefanini .- Si, madame la sénatrice. Sauf en Guyane et dans la commune de Saint-Martin, le recours est suspensif. La réforme qui est proposée consiste donc à fusionner le refus de séjour avec une obligation de quitter le territoire français, et le recours qui pourra être formé contre cette nouvelle décision sera suspensif en ce qui concerne l'obligation de quitter le territoire français.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Aujourd'hui, il y a bien deux procédures : celle de l'invitation à quitter le territoire et celle de l'APRF.

M. Patrick Stefanini .- Non, madame la sénatrice. Il y a actuellement deux étapes.

Premièrement, on a le refus de séjour accompagné d'une invitation à quitter le territoire, et le recours qui peut être formé contre le refus de séjour n'est pas suspensif.

Deuxièmement, au terme d'un délai minimal d'un mois, puisque l'étranger dispose de ce délai pour se conformer à l'invitation qui lui a été faite de quitter le territoire français, le préfet peut prendre un arrêté de reconduite à la frontière, et le recours que l'étranger peut diriger contre cet arrêté est suspensif, c'est-à-dire que le préfet ne peut pas le mettre à exécution aussi longtemps que ce recours n'a pas été jugé.

Le gouvernement souhaite donc fusionner ces deux étapes sans limiter les droits de l'étranger. Le recours que le ressortissant étranger pourra donc former contre la décision unique sera suspensif dans la mesure où cette décision unique emporte obligation de quitter le territoire français.

En parallèle de la réforme des procédures d'éloignement et de leur contentieux, le Comité interministériel nous a demandé d'expérimenter, comme nous le faisons depuis le mois de septembre dans un certain nombre de départements, un nouveau dispositif d'aide au retour volontaire.

Le dispositif existant était considéré comme assez peu efficace puisqu'il comportait l'attribution aux intéressés d'un pécule d'aide au retour dont le montant était faible : de l'ordre de 160 €. Depuis le début du mois de septembre, nous avons mis en place dans 21 départements un dispositif expérimental d'aide au retour volontaire avec un pécule beaucoup plus important, puisqu'il s'élève à 2.000 € par personne, 3.500 € pour un couple, 1.000 € par enfant et 500 € par enfant au-delà du troisième enfant.

Il est un peu tôt pour faire le bilan de ce dispositif qui a commencé à fonctionner dans le courant du mois de septembre et dont l'expérience a vocation à durer jusqu'à la fin du mois de juin de cette année. A l'issue de cette expérience, le gouvernement arrêtera une position quant à la généralisation de ce dispositif d'aide au retour.

J'en terminerai avec la lutte contre l'immigration irrégulière et le travail illégal en évoquant les opérations conjointes de lutte contre le travail illégal, c'est-à-dire des opérations conduites simultanément par plusieurs administrations : la police et la gendarmerie, bien sûr, mais aussi l'inspection du travail, les douanes, la direction générale des impôts, etc. Ces opérations ont été relancées dans le courant de l'année 2005 et le gouvernement vient de les prolonger pour 2006 en demandant aux préfets de conduire au cours de l'année 2006 au moins deux opérations de lutte contre le travail illégal dans chaque département.

Le cinquième mandat qui nous a été confié par le Comité interministériel concerne plus particulièrement l'outre-mer. A cet égard, nous avons préparé un certain nombre de dispositions qui figurent dans le projet de loi sur l'immigration et l'intégration et qui tendent, pour l'essentiel, à étendre à la Guadeloupe et à Mayotte celles qui sont d'ores et déjà appliquées dans le département de la Guyane.

La première est le caractère non suspensif du recours contre les arrêtés de reconduite à la frontière. Il est proposé d'étendre ce dispositif, qui existe aujourd'hui en Guyane et à Saint-Martin, à la totalité de la Guadeloupe.

La deuxième consiste à étendre à la Guadeloupe et à Mayotte, dans certaines zones géographiques, des dispositions qui existent aujourd'hui en Guyane et qui permettent de faciliter les contrôles d'identité et les visites sommaires de véhicules afin de lutter contre les infractions d'entrée ou de séjour irréguliers.

La troisième est relative à des dispositions spécifiques à Mayotte et à la Guyane en vue de lutter contre les reconnaissances de paternité frauduleuses.

Contrairement à ce qui avait été annoncé à un moment, les dispositions relatives à l'outre-mer qui figurent dans le projet de lois immigration et intégration ne comportent aucune disposition relative à l'adaptation du droit du sol.

Enfin, monsieur le président, le dernier mandat qui nous a été confié par le premier ministre et le Comité interministériel tient au lien à établir entre la politique de contrôle de l'immigration, d'une part, et les politiques de coopération et d'aide au développement, d'autre part. Ce mandat nous ayant été donné récemment, nous sommes en train de le mettre en oeuvre et je ne suis pas en mesure de vous en présenter un bilan.

M. Alain Gournac, président .- Merci beaucoup, monsieur le Secrétaire général. Je passe la parole à notre rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ma première question portera sur l'expérience de « déclaration de retour volontaire » des titulaires de visas de court séjour que vous avez évoquée. Peut-on déjà en dresser un bilan et est-il envisagé de l'étendre ?

M. Patrick Stefanini .- J'aurai deux réponses à votre question, monsieur le rapporteur.

Premièrement, il est apparu depuis plusieurs mois que les consulats ont privilégié, s'agissant de cette déclaration de retour, l'obligation de présentation personnelle des intéressés au consulat. On aurait pu imaginer une autre formule comme la simple obligation, pour le ressortissant étranger de retour dans son pays d'origine, d'adresser par la voie postale au consulat lui ayant délivré un visa une attestation prouvant son retour, mais, compte tenu du fonctionnement du service public de la poste dans les différents pays concernés, il est apparu nécessaire aux consulats d'exiger la présentation personnelle de l'étranger au poste lui ayant délivré le visa.

Sur le deuxième point, je ne suis malheureusement pas en mesure de vous dire si, en l'état actuel de l'expérience, le gouvernement souhaite généraliser cette obligation de la déclaration de retour. C'est bien en ce sens que l'expérience avait été engagée, mais le bilan n'en a pas été dressé à ce jour.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ma question suivante est relative à l'attestation d'accueil. Un certain nombre de nos interlocuteurs, ont avancé l'idée que l'on puisse responsabiliser l'hébergeant, sous une forme qui resterait à déterminer, pour améliorer le contrôle des courts séjours. Cette question a-t-elle été envisagée par le Comité interministériel ?

M. Patrick Stefanini .- Comme je vous l'ai dit, mes services agissent en fonction de mandats qui leur ont été donnés par les ministres et nous n'avons pas, sur ce point précis, reçu de mandat du Premier ministre ni du Comité interministériel.

M. Alain Gournac, président .- Notre collègue Louis Mermaz souhaite s'exprimer, monsieur le secrétaire général.

M. Louis Mermaz .- Je le ferai laconiquement, monsieur le président. Puisque qui ne dit rien consent, je tiens à dire que l'exposé de M. le secrétaire général, à part quelques pâquerettes, fait froid dans le dos, mais nous aurons d'autres lieux pour le dire.

Mme Catherine Tasca .- Mon interrogation porte sur le traitement qui est fait du droit d'asile dans ce projet de texte.

Premièrement, nous savons que, juridiquement, il ne peut pas y avoir confusion entre le droit d'asile et le droit général des étrangers. Par conséquent, pour quelle raison le gouvernement joint-il dans le même texte des questions qui sont de nature différente et, ce faisant, la France respecte-t-elle ses engagements internationaux ?

Vous avez dit que beaucoup de demandeurs d'asile déboutés deviennent des étrangers en situation irrégulière, mais, dans le même mouvement, le gouvernement durcit les conditions d'examen des demandes d'asile. Je répète donc ma question : la France respecte-t-elle le droit international du droit d'asile ?

M. Bernard Frimat .- En ce qui concerne le droit d'asile, la commission d'enquête s'est rendue dans les Bouches-du-Rhône et a visité le CADA de Miramas. Nous avons été impressionnés par la qualité des personnes qui assuraient l'encadrement social des demandeurs d'asile recueillis dans ce centre, et plus encore par la « taux de réussite » des demandes d'asile qu'elles les aidaient à préparer. Ces personnes nous ont expliqué que lorsque quelqu'un vient d'échapper à une situation dramatique, il lui faut un certain temps, surtout quand il ne parle pas la langue, pour retrouver ses esprits et « sortir » son histoire.

Les travailleurs sociaux que nous avons rencontrés étaient donc très inquiets de la tendance actuelle à raccourcir non pas les délais d'examen des demandes mais les délais accordés aux demandeurs d'asile pour la préparation des dossiers.

Je pense que nous sommes tous d'accord pour penser qu'il n'est pas sain de laisser « traîner » une situation par définition transitoire et qu'il faut que les demandes d'asile soient examinées dans des délais convenables, mais il est aussi primordial que les demandeurs, que l'on n'a a priori aucune raison de considérer comme des fraudeurs potentiels, aient le temps et le soutien nécessaires pour préparer leur dossier dans de bonnes conditions. Cela me semble très important, parce que cela touche aux conditions d'exercice d'un droit fondamental, le droit d'asile.

M. Alain Gournac, président .- Monsieur le secrétaire général, je vais vous demander de répondre aux questions de Mme Tasca et de M. Frimat.

M. Patrick Stefanini .- J'indiquerai tout d'abord à M. Frimat que le délai actuel dont dispose un demandeur d'asile pour déposer sa demande d'asile à l'OFPRA, à compter du moment où il a été admis au séjour par le préfet du département dans lequel il a établi sa résidence, est de 21 jours et que le gouvernement n'envisage pas de le modifier.

M. Bernard Frimat .- Autrement dit, la réduction éventuelle à quinze jours qui avait été évoquée à un moment n'est plus d'actualité ?

M. Patrick Stefanini .- A ce niveau, elle n'a jamais été d'actualité. Le gouvernement ne nous a jamais demandé de réfléchir à une réduction du délai de 21 jours. J'ai parlé d'une réduction du délai de recours devant la commission des recours, mais on se situe là à une étape ultérieure.

Par ailleurs, j'indique à Mme Tasca que le projet de loi immigration et intégration, qui, encore une fois, est en cours d'examen au Conseil d'Etat -je ne peux donc pas préjuger de la version qui sera examinée par le Conseil des ministres- ne comporte, en matière d'asile, que deux dispositions.

La première a trait à la possibilité, pour l'OFPRA, de compléter au plan national la liste des pays d'origine sûrs susceptible d'être adoptée par les pays de l'Union européenne au plan communautaire ;

La deuxième a trait au statut des centres d'accueil pour demandeurs d'asile, qui est défini en partie par le code de l'action sociale et des familles et qui fait de ces centres d'accueil pour demandeurs d'asile une variété particulière de centres d'hébergement et de réinsertion sociale.

M. Frimat m'a indiqué que plusieurs membres de votre commission d'enquête avaient visité un CADA, dont nous savons que l'accueil est probablement le meilleur que l'on puisse réserver à un demandeur d'asile puisque l'intéressé peut s'y trouver assisté, notamment dans la préparation du dossier de demande d'asile auquel vous faisiez référence tout à l'heure, monsieur le sénateur.

Le gouvernement souhaite donc développer les capacités d'accueil des CADA, comme je l'ai dit dans mon exposé liminaire, en augmentant de 2.000 places le nombre de places d'accueil en CADA au cours de l'année 2006, et le projet de loi se propose de rénover et de moderniser le statut législatif des CADA et comporte donc des dispositions en ce sens.

Pour le reste, madame la sénatrice, aucune modification législative des conditions d'exercice du droit d'asile dans notre pays n'est prévu.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- La notion de pays sûrs m'inquiète beaucoup et je dois avouer que je me demande toujours quels en sont les critères. On nous parle souvent de la liste établie par les pays de l'Union européenne, une liste qui n'a pas encore été définitivement fixée, et je me demande si les critères retenus vont faire référence au pouvoir politique en place ou à une réalité sociale existant dans le pays.

En effet, lorsque je considère la situation des femmes ou des homosexuels dans certains pays, je me demande si on peut parler de pays sûrs. Les raisons économiques et commerciales vont-elles être privilégiées et va-t-on considérer qu'à partir du moment où on a des relations économiques ou commerciales avec un pays, ce pays est sûr ? J'ai très peur de cette notion, d'autant plus que j'ai l'impression qu'au nom de cette notion de pays sûrs, on va vers l'externalisation de l'asile, c'est-à-dire que l'on va maintenir les demandeurs d'asile à l'écart de notre territoire.

Enfin, j'ai une question de vocabulaire à vous poser : que signifie la formule « faire preuve d'une intégration républicaine » ? J'ai du mal à le comprendre.

M. Patrick Stefanini .- Ce sont deux questions tout à fait différentes.

En ce qui concerne la liste des pays d'origine sûrs, son établissement est prévu par la loi, précisément par le 2° de l'article L. 741-4 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. Cet article définit comme pays d'origine sûr un pays qui veille au respect des principes de la liberté, de la démocratie et de l'Etat de droit ainsi que des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Il ne doit pas y en avoir beaucoup !

M. Patrick Stefanini .- La loi confie au conseil d'administration de l'OFPRA, en vertu de l'article L. 722-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, la fixation des orientations concernant la liste des pays d'origine considérés comme sûrs.

M. Alain Gournac, président .- Pouvez-vous nous donner cette liste ?

M. Patrick Stefanini .- Oui, monsieur le président. Le conseil d'administration de l'OFPRA s'est réuni le 30 juin et a adopté cette liste qui comporte actuellement douze pays que je cite dans l'ordre alphabétique : le Bénin, la Bosnie-Herzégovine, le Cap Vert, la Croatie, la Géorgie, le Ghana, l'Inde, le Mali, Maurice, la Mongolie, le Sénégal et l'Ukraine.

Quant à la condition de l'intégration républicaine, elle est actuellement définie, à propos de l'attribution de la carte de résident, à l'article L. 314-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile : « Lorsque des dispositions législatives du présent code le prévoient, la délivrance d'une première carte de résident est subordonnée à l'intégration républicaine de l'étranger dans la société française, appréciée en particulier au regard de sa connaissance suffisante de la langue française et des principes qui régissent la République française ».

Aujourd'hui, la condition de l'intégration républicaine figure donc déjà dans le code et elle repose sur une double connaissance : celle de la langue française et celle des principes qui régissent la République française.

M. Bernard Frimat .- J'ai une question à vous poser sur la délivrance d'un titre de séjour à tout étranger présent en France depuis plus de dix ans, une mesure sur laquelle le projet de loi reviendrait, sans en exclure la possibilité mais en en supprimant l'automaticité, si j'ai bien compris. Pouvez-vous nous indiquer quel est actuellement le nombre de titres de séjour qui sont accordés dans ce cadre ? Ma question n'est pas une « question piège ». Je souhaite simplement avoir un ordre de grandeur, le seul chiffre que j'ai pu trouver étant inférieur à 2.500 par an. Pouvez-vous me dire si ce chiffre est bon ?

Par ailleurs, j'ai une question plus générale, sachant que nous lirons avec intérêt le rapport que vous avez eu l'amabilité de nous apporter, sur toutes les difficultés d'évaluer l'importance de l'immigration clandestine. J'ai feuilleté ce document dont il ne ressort pas que nous soyons devant une explosion du phénomène puisque, prudemment, le rapport indique que la situation est contrastée. Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur ce sujet ?

M. Patrick Stefanini .- Je crains, monsieur le sénateur, de ne pas être en mesure de vous donner tout de suite l'information répondant à votre première question.

M. Alain Gournac, président .- Peut-être pourrez-vous nous la donner ensuite.

M. Patrick Stefanini .- Je vais regarder ce point.

M. Bernard Frimat .- Pour l'instant, je n'ai qu'une source : une déclaration du Premier ministre, à laquelle vous pouvez attacher l'importance que vous voulez. Lors de sa conférence de presse, à l'issue du Comité interministériel, il a dit que cette opération concernait moins de 2.500 personnes par an. Il serait donc intéressant d'avoir des chiffres précis.

M. Patrick Stefanini .- Excusez-moi : j'avais mal compris votre question car je croyais que vous parliez de la délivrance automatique de la carte de résident.

M. Bernard Frimat .- Le Premier ministre a dit que la délivrance automatique d'un titre de séjour à tout étranger présent en France depuis plus de dix ans ne concerne qu'un petit nombre de personnes. Si j'ai mal formulé ma question, je vous prie de m'en excuser.

M. Patrick Stefanini .- Il ne s'agit pas de la carte de résident mais de ce qu'on appelle la carte « vie privée et familiale ». A l'heure actuelle, le 3° de l'article L. 313-11 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile prévoit la possibilité de délivrer de plein droit une carte de séjour « vie privée et familiale » à l'étranger qui justifie par tout moyen résider en France habituellement depuis plus de dix ans, ou depuis plus de quinze ans si, au cours de cette période, il a séjourné en qualité d'étudiant.

L'indication que nous pouvons donner sur le nombre de titres qui sont délivrés dans ce cadre est donc la suivante : en 1998, première année d'application de ce dispositif, il a été délivré 737 cartes de séjour « vie privée et familiale » sur le fondement de cette disposition ; ce nombre s'est élevé à 2.595 en 1999, 2.994 en 2000, 2.653 en 2001, 2.569 en 2002, 3.658 en 2003, 2.883 en 2004 et 2.486 en 2005.

M. Alain Gournac, président .- Cela nous donne un ordre de grandeur. Si je comprends bien, nous avions un très faible niveau au démarrage et nous nous situons aujourd'hui entre 2.500 et 3.000 cartes par an.

M. Jean-Patrick Courtois .- J'ai une question très ponctuelle à vous poser, monsieur le Secrétaire général. Vous avez dit que vous envisagiez avec le gouvernement de créer 2.000 places de CADA à l'horizon de juin 2008. J'aimerais savoir si vous avez déjà une idée du mode de répartition de ces 2.000 places, c'est-à-dire si vous allez les mettre dans des villes qui n'ont pas de CADA à l'heure actuelle ou si, au contraire, vous allez agrandir les CADA qui existent.

En effet, je fais partie des villes qui ont un CADA et je constate que si, au départ, le centre ne coûte rien à la collectivité, il s'avère que, lorsque les gens sortent du dispositif, cela coûte une fortune. Je souhaiterais donc savoir si vous choisiriez la solution de facilité qui est d'agrandir les CADA existants, ce qui pose des problèmes aux collectivités, ou si vous en installerez dans des villes qui n'en ont pas.

M. Patrick Stefanini .- Je ne suis pas en mesure de répondre avec une très grande précision à votre question puisque, encore une fois, je ne suis que secrétaire général d'un comité interministériel et que les ministères et les directions conduisent des politiques spécifiques dans ces domaines. C'est donc le ministre chargé des affaires sociales et, plus précisément, la direction de la population et des migrations du ministère chargé des affaires sociales qui est en charge de l'extension des capacités des CADA.

A ma connaissance, la création, en 2006 -je le précise bien- de 2.000 places supplémentaires de CADA s'effectuera plutôt par création de nouveaux CADA que par extension des CADA existants.

M. Alain Gournac, président .- Monsieur le secrétaire général, vous avez parfaitement répondu à toutes nos questions, même à celles qui avaient été mal comprises, et je vous en remercie.

Audition de M. Denis PAJAUD,
commissaire divisionnaire, chef de l'Office central pour la répression
de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre (OCRIEST)
(22 février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le commissaire, je vous remercie d'avoir répondu à notre convocation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Denis Pajaud prête serment .

M. Georges Othily, président .- Vous allez nous faire un exposé liminaire, après quoi le rapporteur et les commissaires vous poseront quelques questions pour préciser un certain nombre de choses que vous nous aurez dites.

M. Denis Pajaud .- Merci, monsieur le président. Je suis donc commissaire divisionnaire et chef de l'OCRIEST, un service actif de la police nationale. Si vous me le permettez, j'organiserai mon propos liminaire autour de la présentation de ce service et de son activité, après quoi je répondrai évidemment à l'ensemble de vos questions.

L'OCRIEST a été créé en août 1996 dans le cadre d'un décret interministériel, dans le contexte d'une montée en puissance de l'immigration irrégulière organisée et structurée sur le territoire national à partir des années 80. Ce service, qui relève de la direction centrale de la police aux frontières et qui compte aujourd'hui 100  personnes spécialisées (il en comptera environ 120 à échéance du mois de septembre), répond à trois missions principales.

Sa première mission consiste, d'un point de vue opérationnel, à démanteler en propre et de manière spécifique les filières d'immigration irrégulière qui sévissent sur le territoire national ou qui y transitent, c'est-à-dire, d'une manière générale, toutes celles qui sont implantées sur notre territoire et qui ont une vocation internationale ou une envergure assez importante. L'OCRIEST le fait en propre ou avec l'appui d'un certain nombre de services territoriaux de la police aux frontières.

Nous disposons, au niveau de la police aux frontières, de 37 brigades mobiles de recherche réparties sur une grande partie du territoire national. Nous le faisons avec l'appui de ces services ou d'autres services de police et de gendarmerie. Le fait d'avoir recours à une co-saisine entre services de police et de gendarmerie d'horizons très différents est une tendance constante aujourd'hui.

C'est la première mission spécifique de l'OCRIEST et sa mission la plus importante.

La seconde mission qui nous est confiée consiste à coordonner, aux niveaux national et international, la lutte contre l'immigration irrégulière.

Sur le plan national, cette mission nous conduit à recouper, recueillir, traiter et exploiter l'ensemble des éléments concernant l'immigration irrégulière organisée sur le territoire national. Plus concrètement, cela consiste pour nous à recueillir et à traiter les données des différents services de police et de gendarmerie de l'ensemble du territoire national pour orienter ensuite l'action des différents services de police et de gendarmerie en les mettant en garde sur l'existence d'une filière ou d'une structure ou en attirant l'attention initiale d'un service de police sur une filière de passeurs qui travaillerait sur tel ou tel secteur.

Ce travail de coordination est important et il est aujourd'hui plus délicat pour nous puisque la remontée d'informations n'est pas toujours très naturelle parmi les services de police et de gendarmerie.

Le deuxième volet de cette coordination touche au niveau international. L'OCRIEST est un point d'entrée unique, dans le domaine de la lutte contre l'immigration irrégulière, pour tous les échanges internationaux et toutes les tentatives de coopération internationale, qu'elles émanent de France ou de l'étranger en cette matière. C'est un domaine qui a tendance à prendre une ampleur considérable aujourd'hui, avec des démarches de coopération qui deviennent quasi systématiques, des requêtes internationales très importantes et un partenariat qui est développé à l'initiative de la France, de la direction centrale de la police aux frontières et, bien évidemment, de l'OCRIEST.

La troisième mission dévolue à l'OCRIEST est l'analyse des phénomènes migratoires irréguliers, non seulement en France mais également à travers le monde, avec un angle d'attaque particulier qui concerne essentiellement les filières d'immigration irrégulière. Nous essayons de nous livrer à des expertises et des études sur ces filières d'immigration irrégulière pour cerner l'état de la menace.

Nous nous en servons pour nos groupes opérationnels qui s'appuient sur ces analyses afin d'orienter leur action dans tel ou tel domaine sur telle ou telle communauté plus particulièrement menaçante, mais ces analyses servent également aux pouvoirs publics pour asseoir des décisions prises au titre de la lutte contre l'immigration irrégulière.

Voilà, globalement, les trois missions qui nous sont dévolues.

En termes d'activités, je vais vous donner quelques chiffres pour situer le volume de notre action.

Depuis 1996, l'OCRIEST a démantelé 173 filières d'immigration irrégulière et 188 structures employant des étrangers sans titre et il a placé en garde à vue 3.300 personnes mises en cause dans le cadre de filières d'immigration irrégulière.

Au cours de l'année 2005, notre activité nous a conduits à démanteler douze filières d'immigration irrégulière particulièrement importantes et cinq structures employant des étrangers sans titre, étant précisé que, sur celles-ci, nous faisons toujours en sorte qu'il y ait, à l'origine, une filière d'immigration alimentant une structure employant des étrangers sans titre. C'est l'essentiel de notre action. En effet, on peut travailler sur des structures employant des étrangers sans titre sans qu'il y ait toujours, à l'origine, une filière qui les alimente.

Avant de me livrer à vos questions, je tiens à vous préciser les principales caractéristiques de cette activité aujourd'hui et depuis quelques années.

La première est liée à la forme que prend l'immigration irrégulière structurée. C'est une forme avérée de la criminalité organisée, reconnue et prise en compte comme telle avec des aspects pluridisciplinaires très importants. Les filières s'occupent d'immigration irrégulière, bien sûr, mais elles touchent aussi très souvent à la traite des êtres humains, d'une manière beaucoup plus générale, ou à la prostitution. Nous avons très souvent affaire à des filières qui s'occupent à la fois d'immigration irrégulière et de prostitution. Je peux citer d'autres aspects pluridisciplinaires très importants, notamment ceux qui sont liés aux faux documents et au blanchiment d'argent, sans parler du terrorisme, qui est plus marginal mais qui n'est jamais complètement éloigné d'un certain nombre de filières. Je pense notamment à celles qui viennent du Pakistan ou du Sri Lanka, où nous avons parfois une dimension terroriste assez importante.

Cet aspect pluridisciplinaire nous conduit, dans notre méthodologie, à travailler de plus en plus avec d'autres services de police et offices centraux de police et de gendarmerie. L'approche de notre activité, pour l'essentiel, est liée à cela aujourd'hui.

La deuxième caractéristique que je mettrai en exergue est l'aspect transnational, par définition, de ces filières d'immigration irrégulière, qui nous conduit à envisager, dans le démantèlement des filières, une appréhension internationale. A chaque fois que nous travaillons sur une filière d'immigration irrégulière, nous avons la volonté de travailler en amont et en aval avec nos collègues européens et, globalement, avec l'ensemble de nos partenaires policiers concernés par la filière depuis le pays source jusqu'au pays de destination.

C'est une volonté très française qui n'est pas forcément relayée systématiquement à l'étranger, où on a tendance à travailler sur une filière spécifiquement liée à un territoire sans chercher à aller plus loin, ce qui constitue une difficulté majeure pour nous, parce que cela prolonge d'autant plus nos enquêtes et que nous sommes confrontés à des structures, des législations et des volontés politiques très différentes des nôtres.

C'est en tout cas une volonté qui, à mon sens, est aujourd'hui absolument nécessaire. Je vous donnerai simplement un exemple : il y a quelques années, l'OCRIEST a été impliqué dans le démantèlement de six filières irako-kurdes d'immigration irrégulière qui sévissaient sur le centre d'hébergement de Sangatte et qui y avaient acquis un quasi-monopole. Nous avons travaillé sur ces six filières, nous les avons démantelées sur le territoire national et sur le centre et nous avons fait savoir à nos collègues étrangers, notamment anglais et italiens, qu'il y avait un certain nombre de ramifications chez eux et qu'il convenait, pour éradiquer toute la filière, de travailler sur ces éléments. Ils ne l'ont pas fait à l'époque pour des considérations sur lesquelles je pourrai revenir, et nous en avons gardé un certain goût d'amertume, dans la mesure où nous avons vu ces filières se régénérer très rapidement sur notre sol, ce qui nous a obligé à travailler encore pendant quatorze mois, dans le cadre d'une affaire très importante que nous venons de réaliser au mois de décembre, sur les mêmes protagonistes qui avaient poursuivi leurs activités. Aujourd'hui, une filière est capable, en quinze jours, de replacer très facilement ses maillons qui ont été démantelés.

L'approche que nous essayons d'avoir au niveau français vise donc à éradiquer une filière sur le plus long segment possible, avec une approche internationale quasi systématique.

Voilà ce que je peux vous dire en propos liminaire qui, je l'imagine, induit un certain nombre de questions.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le directeur. Je donne la parole à M. le Rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur, j'ai une question à vous poser sur les filières. Vous nous en avez fait une présentation générale, mais quels domaines d'activités concernent-elles principalement ? S'agit-il de travail illégal dans le secteur du BTP ? Y a-t-il un secteur privilégié en matière de filières liées à l'immigration clandestine ?

M. Denis Pajaud .- Il faut bien distinguer les choses. La vocation première d'une filière d'immigration irrégulière est de faire en sorte que les candidats à l'immigration d'un pays aillent s'installer dans un autre pays, quitte à s'installer momentanément dans un pays de transit, ce que la France est pour partie devenue aujourd'hui. Il n'y a donc pas de domaine particulier ni une association systématique entre une filière d'immigration irrégulière et un travail illégal.

Les filières d'immigration ont une vocation : prendre en compte des individus d'un territoire pour les emmener dans un autre. Aujourd'hui, ces filières, loin d'attendre des candidats à l'immigration, vont prospecter dans plusieurs pays pour racoler des candidats à l'immigration (on le voit dans les provinces chinoises, mais on l'a vu aussi en Thaïlande et dans de nombreux autres pays) en leur promettant un eldorado en Europe, ou en Occident de manière générale, et elles font en sorte ensuite d'acheminer ces candidats.

Cela s'explique par plusieurs aspects. La France est devenue, pour beaucoup, un pays de transit. La plupart des nationalités qui transitent par notre pays et qui ont recours aux filières sont pakistanaises, sri-lankaises, chinoises, kurdes ou somaliennes et n'ont pas vocation à s'installer sur notre territoire. On le voit dans la poche du Calaisis, où la plupart des nationalités présentes ne souhaitent pas travailler illégalement sur le territoire. Elles peuvent le faire, mais seulement à la marge, leur but essentiel étant d'aller vers la Grande-Bretagne ou, éventuellement, vers le Canada et les Etats-Unis, c'est-à-dire qu'elles cherchent un autre eldorado. Il n'existe donc pas un secteur particulier et il faut bien distinguer les deux éléments.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- J'ai une question à vous poser sur la traite des êtres humains, en particulier celle des femmes et des enfants. Lorsque vous trouvez une filière, vous devez certainement être aidé par des victimes, notamment des femmes qui essaient de s'en sortir. En Belgique, par exemple, l'association La Paillote travaille beaucoup sur ces questions et aide les femmes qui souhaitent s'en sortir à participer et à collaborer avec les services de police.

J'aimerais savoir si vous connaissez la même situation en France et si, dans ce cas, vous les protégez, vous les régularisez ou vous les aidez à s'installer.

M. Denis Pajaud .- Vous abordez là un aspect délicat, puisque, au niveau européen, on a tendance à considérer l'objet de notre activité comme de la traite des êtres humains alors qu'en France, la traite des êtres humains concerne plutôt la prostitution. Nous travaillons, nous, sur l'immigration irrégulière qui est en quelque sorte une sous-partie de la traite des êtres humains.

Pour revenir sur votre cas de figure, autant, dans le domaine de la prostitution, nous avons des femmes, éventuellement mineures, qui sont victimes de ce problème et qui peuvent participer, autant, en matière d'immigration irrégulière, nous sommes confrontés à un domaine très particulier puisque les victimes remercient les auteurs de bien vouloir les aider à réaliser leur rêve. De ce fait, la participation et l'aide des victimes sont très minimes dans le cadre de notre activité.

Je prends un exemple très simple : un candidat ou une candidate à l'immigration chinoise qui va partir de la province du Fujian et qui va vouloir s'installer en France ou en Grande-Bretagne. Sachant que le fait d'envoyer une personne en Europe ou en Occident correspond le plus souvent à un investissement que fait une famille en reversant de l'argent aux membres d'une filière, nous ne pourrons avoir qu'une coopération très minime de la part de cette victime parce que celui qui l'aide à franchir le pas est considéré comme un bienfaiteur pour elle. C'est une chose très particulière liée à notre domaine. Je suis désolé de vous décevoir, mais c'est vraiment le cas.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- L'association avec laquelle nous avions travaillé à Bruxelles avait beaucoup de cas de femmes qui immigraient en particulier des pays de l'Est ou d'Afrique de façon irrégulière et qui collaboraient.

M. Denis Pajaud .- Elles étaient arrivées par une immigration irrégulière, mais à des fins de prostitution, ce qui est vraiment un autre domaine. Nous pouvons avoir une coopération comme celle que vous évoquez dans le domaine lié à l'immigration irrégulière avec, en bout de chaîne, du travail illégal, c'est-à-dire de l'emploi d'étrangers sans titre.

Nous avons été confrontés à de tels cas de figure. Je me souviens d'une affaire que nous avons traitée sur des maraîchers de la région nîmoise qui exploitaient des ressortissants thaïlandais. Ils les avaient rabattus en Thaïlande, où ces personnes vivaient dans des conditions très précaires, et les avaient fait venir sur le territoire français pour alimenter les champs des maraîchers et travailler à vil prix dans des conditions totalement indignes : ces personnes logeaient dans un cabanon au pied des cultures et sans aucun respect des conditions élémentaires d'hygiène et des règles sanitaires.

Les personnes sont venues d'elles-mêmes dénoncer ces faits. Elles ont commencé par s'enfuir, elles ont été livrées à elles-mêmes dans un premier temps, puis elles se sont rapprochées de leur ambassade et ont apporté leur concours, ce qui nous a permis de faire quelque chose : nous avons pu les aider et travailler avec elles, mais c'est vraiment le seul cas de figure pour nous.

En matière d'immigration irrégulière, il faudrait interroger le chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains qui pourrait avoir une autre approche que la mienne, mais dans ce domaine spécifique de l'immigration irrégulière, la victime considère l'auteur comme un bienfaiteur.

M. Bernard Frimat .- Si j'ai bien compris, vous distinguez deux éléments dans votre mission et votre approche : la filière en tant que telle, d'une part, dont l'élément marchand est le passage et sa rémunération et qui s'en fait une spécialité avec un chiffre d'affaires important, sachant qu'une fois que le migrant est « importé », elle l'abandonne à son sort ; et la filière, d'autre part, qui est liée au travail clandestin ou illégal (les termes peuvent varier) correspondant à ce que vous appelez l'emploi d'étrangers sans titre.

Nous avons auditionné hier Mme Horel, avec laquelle vous devez travailler et qui nous a donné des chiffres en nous disant que l'emploi des étrangers sans titre représentait environ 10 %, dont la moitié des employeurs sont eux-mêmes étrangers. Elle a évoqué par ailleurs un certain nombre de domaines : le bâtiment avec des entreprises turques, la confection avec des entreprises chinoises, etc. Je voudrais avoir votre sentiment sur la réalité du phénomène et son évolution dans le temps. Sommes-nous devant un phénomène qui explose quantitativement par rapport à ce qui existait ou sur un flux relativement stable ?

J'ai bien conscience que tout cela est difficile à estimer puisqu'il n'y a pas de recensement et que le migrant clandestin ne vient pas pointer en demandant de l'ajouter à la liste, mais quel est votre sentiment de professionnel confronté à ces différents problèmes ? La part de la filière complète que représentent le passage et le travail est-elle en augmentation ?

M. Denis Pajaud .- Je réponds oui à votre dernière question. L'idée qui a présidé à la création de l'OCRIEST, en 1996, a été de lui attribuer ces deux volets puisque l'un ne va pas sans l'autre : on pensait tout naturellement qu'une filière d'immigration irrégulière allait alimenter le territoire national en emplois d'étrangers sans titre et allait se créer pour ce faire.

L'évolution de la pression migratoire irrégulière en France a démontré le contraire ou, en tout cas, a ébranlé sérieusement cette idée première avec toute cette notion de transit, les personnes qui sont en transit sur le territoire national n'ayant pas du tout vocation à venir alimenter ces secteurs.

Par conséquent, l'OCRIEST a eu beaucoup de mal à avoir cette corrélation pendant toutes ces années, une filière venant alimenter le territoire et tel ou tel secteur très spécifiquement.

Nous avions des cas de figure très significatifs. Les Chinois, par exemple, pour parler du domaine de la confection, sur lequel nous avons beaucoup travaillé, avaient tendance à faire payer la dette du migrant clandestin par un travail illégal pendant un ou deux ans dans une entreprise de confection, domaine dans lequel ils peuvent exceller et sont implantés.

L'évolution consiste pour nous, comme on l'a vu l'année dernière à l'occasion d'un certain nombre d'affaires importantes et comme on l'a vu également en début d'année, pour les filières qui ont tendance à cibler le territoire national, à faire du « clef en main » en faisant du rabattage dans un pays source afin de faire venir sur le territoire national des étrangers sans titre, de les exploiter et de les faire travailler, le tout de manière saisonnière, le travail illégal étant la plupart du temps saisonnier. L'idée est donc de recruter des gens qui sont ensuite livrés à eux-mêmes. Nous avons eu de nombreux cas de figure comme cela l'année dernière et nous en avons encore eu cette année dans les domaines du bâtiment, de la confection et de l'agriculture.

Nous commençons donc à avoir l'amorce d'un phénomène qui consiste, pour les filières qui visent le territoire national, à recruter des personnes spécifiques.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Peut-on dire que la filière chinoise est une filière complète ?

M. Denis Pajaud .- La filière chinoise est la plus sophistiquée, la plus réactive, la plus adaptée et la plus structurée.

La semaine dernière, nous avons démantelé une filière d'immigration irrégulière chinoise qui était très impressionnante et qui illustre parfaitement tous les propos que nous tenons depuis quatre à cinq ans en disant que les Chinois constituent, en ce qui concerne les filières d'immigration irrégulière, la principale menace pour le territoire national, pour l'Europe et même pour tous les pays occidentaux.

Aucun Chinois ne vient sur le territoire national sans avoir recours à une filière d'immigration irrégulière. Même s'il fait un vol Pékin-Paris, il le fera avec des faux documents fournis par les filières d'immigration irrégulière et l'accueil à Roissy ou ailleurs se fera également à l'aide d'une filière d'immigration irrégulière.

L'affaire que nous avons démantelée la semaine dernière était très significative et très impressionnante : nous sommes tombés sur une officine fabriquant des faux touristes chinois. Il s'agissait de Chinois de la province du Fujian qui venaient en France pour se rendre ensuite plus facilement vers la Grande-Bretagne ou le Canada et qui étaient pris en main à Roissy par une partie de la filière qui les « relookait » comme des touristes chinois. Les membres de cette filière avaient carrément monté une école de formation pour apprendre à ces personnes à avoir les bonnes réactions vis-à-vis des services de police pour chaque interrogatoire, ils leur fournissaient des attachés-cases pour faire plus sérieux ou plus « japonais » et ils assuraient même un service après vente. Une fois ces ressortissants chinois arrivés sur le territoire britannique, lorsqu'ils étaient interpellés par la police britannique, la filière leur fournissait un avocat spécialisé et non chinois qui venait s'occuper spécifiquement du cas de figure et cela faisait partie du lot entier, c'est-à-dire du paiement depuis le départ jusqu'à l'arrivée.

On atteint là des degrés de sophistication importants. En perquisitionnant, nous sommes tombés sur des choses extraordinaires : des répertoires et des indications très significatives, en particulier 18 tampons d'entrée dans des aéroports du monde entier qui permettaient à chacun de passer tranquillement dans un aéroport. Ces degrés de sophistication sont impressionnants et vont très loin dans l'entrisme auprès des administrations des organismes qui sont sur le cheminement et qui peuvent apporter leur aide. On l'a vu dans la police nationale et dans la gendarmerie nationale, on l'a vu également auprès de l'OFPRA et dans beaucoup d'organismes : on cherche un élément clé qui va pouvoir aider la filière et c'est une caractéristique des filières chinoises. C'est le summum de ce qui peut se faire aujourd'hui, effectivement.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le commissaire, je vous remercie de ces renseignements précieux.

Audition de M. Richard SAMUEL, haut fonctionnaire de défense,
directeur des affaires politiques, administratives et financières,
M. Luc RETAIL, responsable de la mission chargée de la police nationale,
et M. Jean-Marie LAPERLE, chef d'escadron, responsable de la mission chargée
de la défense civile et de la gendarmerie nationale, au ministère de l'outre-mer
(28 février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le préfet, messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Richard Samuel, Luc Retail et Jean-Marie Laperle prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Monsieur le préfet, nous allons vous demander de nous faire un exposé liminaire, après quoi le rapporteur et les autres membres de la commission vous poseront des questions pour préciser un certain nombre de points.

M. Richard Samuel .- Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, l'immigration clandestine revêt un caractère particulier en outre-mer du fait de son ampleur : une reconduite à la frontière sur deux en France est effectuée depuis nos collectivités ultramarines. Cette situation préoccupante touche plus particulièrement la Guyane, la Guadeloupe et Mayotte et a justifié que soient étudiées, à la suite du Comité interministériel de contrôle de l'immigration du 27 juillet dernier, des mesures législatives propres à l'outre-mer.

Sur la proposition du ministre de l'outre-mer, ce comité a retenu trois grands axes d'actions dont l'objectif est d'aboutir à une réelle maîtrise de l'immigration en outre-mer :

- l'adaptation, chaque fois que nécessaire de notre droit ;

- le renforcement de la capacité d'action opérationnelle des moyens de l'Etat ainsi qu'un accroissement de ceux-ci ;

- enfin, le ministère de l'outre-mer poursuit l'intensification de l'action diplomatique envers les pays d'origine ou de transit, en premier lieu par la signature d'accords de réadmission et en second lieu par l'accroissement de la coopération en faveur du développement des territoires d'émigration.

Je tiens à souligner au préalable que les conditions de mise en oeuvre de ces orientations sont difficiles. En effet, toutes les informations qui me parviennent témoignent d'une forte augmentation de la pression migratoire sur ces collectivités d'outre-mer, en particulier les trois que j'ai citées. Entre 2001 et 2005, le nombre de reconduites a plus que doublé, passant de 7.640 pour l'ensemble de l'outre-mer à 15.588.

A Mayotte, cette progression atteint 106 %, alors qu'elle est de 100 % en Guyane et de 85 % en Guadeloupe. Même si les taux portent sur des chiffres moins élevés, les mêmes comparaisons sont de 178 % à la Martinique et de 167 % à La Réunion.

C'est probablement à Mayotte que la situation est la plus grave. Sur une population de 160.000 habitants, on estime généralement (bien évidemment, ce ne sont que des estimations puisqu'on ne dispose pas de chiffres exacts dans ce domaine) que près de 40 % de la population, c'est-à-dire environ 60.000 personnes, sont des étrangers, dont les trois quarts sont en situation irrégulière. Avec une proportion identique, cela signifierait qu'en métropole, on compterait 18 millions d'étrangers en situation irrégulière.

Dans ce propos préalable, je crois souhaitable de rappeler quelques éléments qui rendent, en outre-mer, particulièrement difficile la gestion des flux migratoires.

Le premier élément est l'insularité allié, sauf en Guyane, à l'exiguïté. Le recensement de juillet 2002 fait apparaître une densité de 430 habitants au kilomètre carré à Mayotte, 338 en Martinique, 237 en Guadeloupe et 281 à La Réunion, mais si on calculait ces ratios à partir du territoire réellement utilisable pour l'urbanisation, c'est probablement 740 habitants au kilomètre carré qu'il faudrait compter à La Réunion qui, comme vous le savez, est une montagne dans la mer.

Le deuxième élément a trait aux relations historiques qui existent entre les îles volontaires et leur environnement. Compte tenu des relations familiales qui existent entre Anjouan et Mayotte et de la revendication de souveraineté portée par les Comores, il n'est évidemment pas facile de négocier un accord de réadmission ni d'obtenir des facilités pour la reconduite de personnes qui s'estiment chez elles.

En troisième lieu, lorsqu'on aborde les questions qui touchent au droit des personnes, il faut signaler que le régime juridique applicable à Mayotte est marqué par une dualité de statut : un statut de droit commun pour quelques-uns ; un statut de droit personnel, au sens de l'article 75 de la Constitution, inspiré du droit coranique, pour la majeure partie de la population.

C'est ainsi que, depuis la modification de l'ordonnance n° 2000-218 par la loi de programme pour l'outre-mer du 21 juillet 2003, la filiation naturelle peut être établie dans le cadre du statut civil de droit local par dation du nom, ce qui rend extrêmement difficile la lutte contre les reconnaissances de paternité abusives.

Le dernier élément de contexte qu'il convient de garder en mémoire est la situation économique, qui nourrit l'attractivité de nos territoires dans leur environnement.

Le SMIC mahorais est très inférieur à celui de la métropole (48 % du SMIC métropolitain) et il atteint environ 588 € par mois. En dépit de cela, le PIB par tête des Comores était de 431 € en mai 2005 contre 3.900 € à Mayotte. Autrement dit, le PIB par tête des Comores était neuf fois inférieur à celui de Mayotte.

En 2002, le PIB par tête était de 14.037 € en Guadeloupe et de 15.519 € en Martinique contre 1.610 € en Haïti et 5.640 € à la Dominique. Les Comores et Haïti sont parmi les pays les plus pauvres de la planète. Leur indice de développement humain (IDH), qui correspond à une combinaison entre le produit intérieur brut par tête, la qualité des infrastructures, le développement de l'enseignement et le développement des infrastructures sanitaires, classe Haïti au 149 ème rang mondial et les Comores au 136 ème rang mondial. En comparaison, si la Guadeloupe était une entité autonome, elle serait au 33 ème rang mondial.

Dans ce contexte difficile, il est évident que la réponse ne peut pas être principalement répressive ou normative. Elle ne peut donc pas simplement consister en une modification de nos régimes juridiques, de même qu'elle ne peut pas être principalement un renforcement de nos moyens répressifs sur place. S'agissant d'archipels et d'îles, il est évident que nous devrons rénover ou repenser nos outils de coopération avec ces pays très pauvres. C'est probablement la manière la plus efficace de diminuer l'attractivité de nos territoires.

L'amélioration de nos outils juridiques, comme vous le savez, dépend du cadre juridique posé par la Constitution modifiée. Les collectivités d'outre-mer sont régies soit par l'article 73, soit par l'article 74 de la Constitution. L'article 73 vise les départements et régions d'outre-mer et l'article 74 régit les collectivités d'outre-mer dotées d'une organisation particulière qui tient compte des intérêts propres de chacune d'elles au sein de la République.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel fait une appréciation très différente des contraintes particulières et des intérêts propres et, pour ce qui concerne les collectivités régies par l'article 74, laisse une marge de manoeuvre assez grande au législateur, notamment sur les questions de nationalité.

C'est dans ce cadre qu'ont été étudiées par les services dont j'ai la responsabilité des adaptations de notre droit aux situations locales. Celles qui sont envisagées et qui concernent principalement Mayotte, la Guadeloupe et la Guyane visent :

- la généralisation à toute la Guadeloupe du régime déjà applicable à Saint-Martin ainsi qu'à Mayotte en matière de recours contre les arrêtés de reconduite à la frontière : c'est le caractère non suspensif des recours) ;

- la possibilité d'effectuer des visites sommaires de véhicules circulant sur la voie publique ;

- la possibilité d'immobiliser les véhicules terrestres ayant servi à commettre des infractions à l'entrée et au séjour en Guadeloupe, en Guyane et à Mayotte ;

- le fait d'imposer, pour la dation de nom en vigueur à Mayotte, que les deux parents soient de statut civil de droit local ;

- l'extension à tout le territoire de la République des mesures d'interdiction du territoire, de reconduite à la frontière et d'expulsion prononcées outre-mer.

Le renforcement de nos moyens opérationnels a été relativement important dans ces trois collectivités : de 2001 à 2005, les effectifs de la police aux frontières ont augmenté de 15 % en Guadeloupe, de 53 % en Guyane et de près de 700 % à Mayotte.

Un autre axe d'action a consisté à demander aux autres services de s'impliquer dans l'action quotidienne de lutte contre l'immigration clandestine : je pense particulièrement à la gendarmerie nationale et aux services de la sécurité publique.

Ces mêmes services de sécurité publique et de gendarmerie ont d'ailleurs connu une forte progression de leurs effectifs : 7 % pour la gendarmerie en Guadeloupe, 29 % pour la direction départementale de sécurité publique à la Martinique et 15 % pour la gendarmerie en Guyane.

Le même effort a été accompli en ce qui concerne les moyens matériels. A Mayotte, la police aux frontières dispose de deux embarcations supplémentaires, dont une vedette de 12 mètres, mise en service en mai 2005. Deux vedettes neuves sont mises en chantier et seront livrées en 2006. La gendarmerie maritime a eu une vedette neuve l'année dernière et il est prévu d'affecter une neuvième vedette à la Guadeloupe cette année.

Le ministère de l'outre-mer a affecté, sur ses ressources propres, 2,5 millions d'euros pour l'acquisition de deux radars dits de surveillance maritime dont l'efficacité s'est avérée relativement importante puisque, depuis novembre 2005, treize embarcations ont déjà été interceptée alors que, pour l'ensemble de l'année 2005, il n'y en a eu que 59.

De même que nous avons modifié les compétences des préfets en mer, le préfet de la Guadeloupe et le préfet de Mayotte bénéficient depuis 2005 d'une délégation du préfet de la Martinique, pour ce qui concerne le préfet de la Guadeloupe, et du préfet de La Réunion, pour ce qui concerne le préfet de Mayotte.

Ces 15.588 reconduites à la frontière devraient m'amener à dire que nous sommes sur la bonne voie et que le problème est en cours de règlement. Mais je ne le crois pas. Je pense en effet que l'augmentation du nombre de reconduites à la frontière montre qu'en dépit d'efforts soutenus, la pression reste massive et constante et que nous avons du mal à la juguler.

Les chiffres de janvier 2006 me le confirment : au 31 janvier, c'est-à-dire sur un mois, nous en étions déjà à 2.092 reconduites effectives. A Mayotte, l'augmentation est de 424 % !

Beaucoup reste à faire en matière de coopération régionale pour réduire l'attractivité des territoires français d'outre-mer par rapport aux Etats voisins. Il est évident que, compte tenu de l'écart de développement, ce déséquilibre ne se résorbera pas du jour au lendemain. Il faudra bien des années, par exemple, avant que disparaisse l'écart de PIB entre Mayotte et les Comores, qui est actuellement de un à neuf. Toutefois, nous devons faire un effort significatif dans des directions un peu nouvelles.

A Mayotte, où j'ai passé la journée vendredi dernier, il est évident que nous ne devons pas nous contenter de construire des dispensaires ou des écoles, qui sont manifestement la raison profonde de cette immigration. Et il est probable, monsieur le président, que la même chose vaut pour les pays frontaliers de la Guyane. Il faudra aussi que nous nous préoccupions d'entretenir ces dispensaires et de mettre à leur disposition des réseaux de médecins et qu'une partie de l'enseignement soit dispensée par des enseignants sous des formes que nous aurons à redéfinir. Faut-il un jour que nous réinventions un « peace corps » à la française dans des fonctions de ce type ? Je pense que nous devons réfléchir sur ce point.

Nous devons probablement mieux coordonner aussi nos différents instruments d'intervention. Le fonds de coopération régionale dont nous disposons au ministère de l'outre-mer est de 3,6 millions d'euros, ce qui est faible pour l'ensemble de l'outre-mer. Il faudra donc mieux coordonner ces moyens relevant du ministère de l'outre-mer avec ceux qui relèvent du ministère de la coopération et, probablement, inciter les collectivités locales à utiliser une partie de la ressource qui existe dans les programmes d'initiative communautaire, notamment le programme INTERREG, afin qu'il serve non pas à lutter contre l'immigration -ce que les collectivités locales ne comprendraient probablement pas- mais à financer des actions qui ont un effet indirect sur l'immigration dans les territoires environnants en matière de santé, d'enseignement et de développement rural.

Voilà ce que je voulais dire en quelques mots d'introduction, monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs. Je me tiens maintenant à votre disposition, avec mes collaborateurs, pour répondre à vos questions.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le préfet. Monsieur le rapporteur, vous avez la parole.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le préfet, j'amorcerai une série de questions à caractère général. Si j'ai bien compris vos propos, il n'est pas de solution normative suffisamment efficace pour pouvoir régler le problème et il faut s'engager dans la coopération. Pour autant, lorsqu'on est sur place à Mayotte, on constate un climat de tension extrêmement fort entre les Mahorais et les gens qui viennent soit de la grande Comore, soit d'Anjouan, un climat quasi conflictuel qui donne l'impression que, si on ne règle pas immédiatement le problème des gens qui sont sur place, la situation continuera de se tendre sans que l'on puisse vraiment déterminer ce qui se passera.

Je souhaiterais savoir comment on pourrait régler le problème de ceux qui sont sur place. J'imagine à l'avenir les mesures de long terme que nous pouvons prendre. Il n'empêche que nous voudrions savoir comment on gère aujourd'hui, au quotidien, toutes ces personnes qui vivent dans les bidonvilles de Mamoudzou ou d'autres communes, ce qui est le cas aussi de Saint-Laurent du Maroni, même si les conditions y sont un peu différentes, et pour Saint-Martin.

M. Richard Samuel .- Nous avons un devoir de réalisme. J'ai été moi-même frappé, lors d'un passage en Guadeloupe, de voir que l'exiguïté et la densité d'occupation de ces îles provoquaient parfois, d'une manière surprenante pour des gens qui ont souvent la même origine ethnique et qui sont des voisins, des propos xénophobes absolument inacceptables. Nous devons donc conjuguer une action à court terme et une action à moyen et long termes.

L'action à court terme est engagée et elle a des effets incontestables : le chiffre de 15.588 reconduites à la frontière en outre-mer pour l'année 2005 est à mettre en rapport avec les 21.000 reconduites à la frontière pour l'ensemble de l'hexagone. Cela veut dire qu'en outre-mer, on fait aujourd'hui presque autant de reconduites à la frontière que dans l'ensemble de l'hexagone. Il y a donc une action très forte et très nette qui est engagée pour répondre à cette demande exprimée à Mayotte, en Guyane et en Guadeloupe, tout en craignant d'ailleurs un effet domino. En effet, en renforçant notre appareil répressif sur la Guadeloupe, nous courons le risque de voir se reporter les flux migratoires sur la Martinique. Il en est de même en ce qui concerne Mayotte et La Réunion. Il faut donc répondre à cette demande immédiate.

Cela dit, je ne serais pas dans mon rôle si je disais à votre commission que cela suffira. Il faut en effet, à côté de l'action normative, engager une action à moyen et long termes qui relève de l'investissement dans des domaines qui sont susceptibles de rendre réellement moins attractifs nos territoires et nos collectivités d'outre-mer, parce que je crois que ce n'est pas seulement pour bénéficier du RMI qu'une mère va aller accoucher à Mayotte dans les conditions que nous constatons et qui sont impensables pour notre République, en courant le risque de se voir jetée à la mer depuis les kwassa-kwassa par des réseaux de passeurs qui sont les seuls bénéficiaires de ces situations. Nous sommes en face de phénomènes qui relèvent d'une appréciation totalement différente et notre devoir est d'avoir une réponse à la pression de l'opinion, mais aussi d'envisager des politiques plus efficaces à moyen et long termes.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai deux questions complémentaires à vous poser. La première touche à la coopération avec la République fédérale islamique des Comores et le Surinam et, notamment aux conditions de cette coopération.

La conférence des bailleurs de fonds a prévu de donner environ 65 millions d'euros sur quatre ans pour apporter une aide. Or, quand nous nous sommes rendus sur place, un certain nombre de nos collègues ont dit que cette coopération n'aurait de bonne fin que si la France construisait elle-même les équipements nécessaires plutôt que de confier simplement l'argent aux responsables et d'attendre que les choses se fassent. J'aimerais avoir votre point de vue sur ce sujet.

Ma question suivante concerne le Surinam. Il semblerait -en tout cas, c'est ce qu'on nous a dit- que la frontière telle qu'elle existe aujourd'hui et qui est constituée par le fleuve non pas en son centre mais sur ses rives, constitue aussi un obstacle aux contrôles effectués par la police aux frontières. Sur cet aspect technique, peut-il exister une coopération avec le Surinam pour faire évoluer les choses indépendamment d'autres types de coopération ?

Enfin, j'évoquerai l'éventuelle départementalisation de Mayotte telle qu'elle est prévue et qui est très souhaitée par un certain nombre de personnes, d'autres habitants y étant par ailleurs très réticents en disant que l'île n'y est pas prête et que l'on accroîtrait une fois de plus les différences d'évolution entre Mayotte et les autres îles. Je souhaitais avoir votre point de vue à ce sujet, sachant que l'effet domino dont vous avez parlé se ressent aussi à La Réunion, les Réunionnais considérant les Mahorais comme des Comoriens.

M. Richard Samuel .- Sur le premier point, je pense avoir été plus loin que la proposition que vous évoquez, monsieur le rapporteur, puisque j'ai dit qu'il me paraissait souhaitable que nous ayons la préoccupation non seulement de construire des écoles et des dispensaires mais d'assurer la mise en place de réseaux de médecins qui font toute l'efficacité de la prévention en matière médicale, comme nous en disposons dans les départements de l'hexagone ou d'outre-mer (je pense notamment au réseau Sentinelle ou à d'autres formules).

J'ai été à La Réunion depuis mardi dernier jusqu'à ce matin parce que, comme vous le savez, nous sommes en train de gérer une baisse de la garde en matière de prévention et que nous payons à cet égard un prix très lourd : 160.000 Réunionnais qui sont frappés d'une maladie qui semble relativement grave.

Je pense qu'il faut donc construire des dispensaires et veiller à ce que la prestation assurée soit de la meilleure qualité. Je me demandais ainsi si, un jour, nous ne devrions pas réfléchir à nouveau à une forme de coopération civile ou militaire obligatoire. Au-delà des mots et de leur pudeur, je pense que nous devons veiller à ce que nos programmes de coopération soient accompagnés de recommandations en matière de bonne gouvernance dans les Comores, si c'est ce que vous voulez m'entendre dire.

Quant à votre deuxième question, qui concerne la délimitation de la frontière fluviale du Surinam, c'est effectivement un sujet qui est évoqué, de même que l'efficacité des piroguiers. Certes, le ministère des affaires étrangères doit accélérer la délimitation totale de la frontière fluviale, mais je ne suis pas sûr que ce soit déterminant dans la situation que nous avons à gérer en Guyane, dans la mesure où elle dépasse de très loin ce simple aménagement technique. Il faut probablement arriver à cela pour rendre plus efficace l'action de nos gendarmes, mais cela ne suffira pas.

Enfin, sur la départementalisation, ma réponse sera plus simple puisque le législateur lui-même a prévu que cette départementalisation se fasse à l'horizon 2010, ce qui signifie que nous devons tenir compte d'un certain nombre de particularités visibles. Comme vous avez été à Mayotte récemment, vous avez compris que nous devions tenir compte de l'islam en tant que religion dominante, du droit civil local particulier qui est majoritaire dans l'île et de toutes ses conséquences.

Pour évoquer une situation qui n'a rien à voir avec le sujet dont nous traitons, j'ai été frappé de comparer la situation de psychose très lourde que nous vivons à La Réunion à celle de maîtrise et de sérénité que nous avions à Mayotte alors que la chikungunya frappe, toutes proportions gardées par ailleurs, environ 1.000 personnes par semaine à Mayotte pour 190.000 habitants. C'est parce que les Mahorais ne croient pas que la médecine scientifique peut guérir de tous les maux. N'étant pas médecin, je ne me risquerai pas à porter un jugement, mais cela assure en tout cas une approche émotionnelle très différente.

M. Louis Mermaz .- Monsieur le préfet, vous avez pris votre exposé en sens inverse de M. Philippe Seguin, le premier président de la Cour des comptes, qui a commencé par nous dire que sa parole était serve en nous faisant un exposé très carré et qui a ensuite parlé en homme, après une question que je lui ai posée, en disant : « Vous n'empêcherez pas que les Sénégalais ou les Gabonais qui ont été si longtemps français se considèrent encore un peu comme français et veuillent circuler ».

Nous sommes plusieurs, ici, à être allés passer quatre jours et demi à Mayotte. Cela ne permet pas encore d'écrire un livre sur Mayotte, mais nous avons vraiment senti que nous sommes là-bas dans une société qui reste post-coloniale, et n'est pas encore un département. Nous sommes allés dans l'Union des Comores sur les trois quarts d'une journée et nous avons vu les autorités, dont le président Azali. En fait, c'est le même peuple et nous héritons tous, comme vous-même de par vos fonctions, à la fois de la colonisation et de la décolonisation. Certains Mahorais nous disent qu'ils n'ont pas de cousins, de frères ou de soeurs aux Comores et que ce sont simplement des voisins, mais quand on parle à des gendarmes, par exemple, ils nous disent qu'ils ont facilité longtemps le passage de Comoriens qui venaient au mariage de leur soeur ou de leur frère. C'est donc bien le même peuple.

Vous avez tracé une piste et il n'y a effectivement pas d'autre solution -c'est vrai aussi pour la Guadeloupe- qu'une coopération interrégionale. C'est difficile parce qu'il faut éviter que dans le cadre de cette coopération, il y ait des pertes en ligne. C'est évident. C'est pourquoi l'un d'entre nous a dit qu'il faudrait faire comme les Chinois, qui débarquent avec leurs équipes, qui construisent et qui commencent à gérer : au moins, on sait à quoi sert l'argent.

Il est vrai que tant que nous n'aurons pas réglé le problème, nous nous contenterons d'assurer la sécurité extérieure de l'Union des Comores. Nous avons à cet égard un traité international, ce qui nous a d'ailleurs permis d'intervenir contre Bob Denard, mais, dans le même temps, nous sommes dans le détroit entre Anjouan et Mayotte pour empêcher les gens de circuler.

Vous avez indiqué les densités de population et cela pose effectivement un problème que tout le monde peut constater, quoi qu'on pense des problèmes d'immigration, mais quand on entend dire que la moitié des gens reconduits aux frontières le sont au départ des collectivités d'outre-mer, on est à la fois malheureux pour ces gens dont vous avez parlé, qui sont des hommes et des femmes comme nous, mais on est dubitatif quand on entend certaines rotomontades ministérielles ici pour dire qu'il faut augmenter le chiffre.

Nous sommes allés ce matin, avec le président et quelques autres sénateurs, au centre de rétention administrative qui se trouve sous le palais de justice de Paris. C'est la troisième fois que je m'y rendais. Il paraît qu'il va être fermé, ce qui serait une bonne chose. En tout cas, il n'y a pas de solution dans la répression et vous l'avez d'ailleurs dit. Vous ne pouvez pas avoir la liberté de parole qui est la mienne, évidemment, mais je vous connais et je sais ce qu'il doit y avoir dans votre coeur. La répression ne réglera rien, sans quoi il faudra créer le ministère du tonneau des Danaïdes ! C'est un problème international : on n'empêchera pas les pauvres et les misérables d'aller vers les pays riches. Regardez ce qui se passe aux Etats-Unis, où Georges Bush envisage de régulariser 14 millions de gens parce qu'il constate que beaucoup de ces clandestins travaillent clandestinement.

C'est un problème qui dépasse cette simple réunion, mais je pense qu'il faut dire ces choses-là, même si je ne vous demande pas forcément de réponse.

M. Richard Samuel .- Je n'ai pas entendu de question, monsieur le sénateur, mais plutôt une observation.

M. Louis Mermaz .- Comme je l'ai dit récemment à M. Douste-Blazy, cela fait deux mois et demi que nous travaillons dans cette commission d'enquête et que nous entendons beaucoup de questions et de réponses. Je voulais donc vous dire cela, mais, effectivement, je ne vous ai pas posé de question.

Mme Catherine Tasca .- Monsieur le préfet, je vous remercie d'avoir d'emblée indiqué que ni l'action normative, ni l'action répressive ne pouvaient apporter une solution globale à ce problème d'immigration massive, comme nous l'avons constaté, certains de mes collègues étant allés en Guyane et ayant moi-même participé à la mission à Mayotte.

Nous voyons bien ce qui est entrepris sur le plan de la répression et nous voyons se dessiner un certain consensus sur la nécessité de s'engager dans une politique de coopération avec les pays de la région afin de réduire l'écart, mais on évoque assez peu le traitement des personnes qui sont sur place. Cela m'a frappé et, personnellement, cela me préoccupe beaucoup.

Encore une fois, nous avons vu des fonctionnaires qui faisaient de leur mieux pour exécuter les reconduites à la frontière (des gens qui, je tiens à le dire, ont des attitudes tout à fait correctes) et nous avons entendu dire qu'il fallait améliorer notre dispositif de coopération. Mais, en dehors de la répression, nous ne voyons pas un traitement de ces populations qui sont en grand nombre sur le territoire, et je pense en particulier à Mayotte. C'est d'ailleurs une constante de la politique de la France en matière d'immigration clandestine. On pose les deux problèmes : coopération avec les pays d'origine, répression (on pourrait d'ailleurs trouver d'autres mots) et reconduites à la frontière, mais on ne dit pas ce que l'on fait de la masse des sans-papiers qui sont sur le territoire depuis des années.

A Mayotte, on est frappé par tous ces bidonvilles qui mitent tout l'environnement de Mamoudzou. Votre ministère a-t-il un projet sur ce point ? Nous avons vu des réalisations, y compris dans ces zones de bidonvilles, en particulier en ce qui concerne des écoles et l'hôpital, qui jouent un rôle absolument déterminant, ce qui dénote une certaine prise en charge collective. En revanche, on peut s'étonner du laisser-faire apparent en matière d'urbanisme. Ce n'est sans doute l'intérêt ni des Mahorais, ni des Comoriens qui débarquent de laisser se multiplier ces quartiers qui sont dans une situation sanitaire catastrophique.

Avant que la politique de coopération puisse porter ses effets, comment traite-t-on ces populations qui sont sur notre territoire, puisqu'on n'envisage pas de les rejeter à la mer en bloc, même si on essaie d'en faire repartir quelques-uns ? Je trouve que c'est une lacune de notre politique face à l'immigration.

M. Richard Samuel .- Je pense que l'on peut être plutôt optimiste dans la réponse aux différentes questions que vous posez, madame le ministre.

Mme Catherine Tasca .- Permettez-moi d'ajouter, monsieur le préfet, que l'on constate un racisme montant très explicite, comme le disait monsieur le rapporteur, des populations autochtones à l'égard de leurs frères, cousins ou voisins.

M. Richard Samuel .- En outre-mer comme ailleurs, la République reste bonne mère. Cela veut dire que, bien que les gens soient en situation illégale ou irrégulière, ils sont soignés et leurs enfants sont scolarisés. Une partie de la réponse est celle là : en règle générale, la République reste la République et traite les gens humainement, même quand ils sont en situation irrégulière. C'est le cas aussi en outre-mer.

Maintenant, qu'en est-il de l'habitat ? C'est probablement le sujet le plus délicat que nous ayons à traiter en outre-mer parce que, à Mayotte, la situation de droit foncier reste à préciser. Paradoxalement, malgré les différents aménagements normatifs en outre-mer, une bonne partie de la population est installée sur le littoral, c'est-à-dire sur le domaine public maritime : ce qu'on appelle, en Guadeloupe ou en Martinique, les cinquante pas géométriques et, en Guyane, « les cinquante pas du roi ».

Quant à Mayotte, nous sommes dans une phase dans laquelle nous cherchons à mettre un peu d'ordre dans cette difficulté foncière. La piste que nous devrons explorer consistera probablement à la fois à régulariser les occupations du domaine public maritime et, par effet de ricochet, à créer une ressource pour les collectivités locales, les communes étant très pauvres et ayant très peu de ressources fiscales. En même temps, en faisant des gens des contribuables, on leur donne une reconnaissance communautaire évidente.

Enfin, au-delà de la mise en ordre dans les régimes fonciers, les collectivités d'outre-mer (principalement les DOM, Mayotte n'étant pas concernée pour l'instant) font l'objet d'importants programmes de rénovation urbaine. Les principales collectivités que sont Fort-de-France, Pointe-à-Pitre et Cayenne vont connaître des opérations prises en charge par l'Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) avec des taux de financement améliorés que nous avons réussi à obtenir et qui vont permettre d'aborder ces questions de bidonvilles qui sont une caractéristique générale de l'outre-mer.

Je dois ajouter, pour rester humble sur ce champ, que les opérations de rénovation urbaines sont constamment à renouveler du fait même de l'arrivée massive d'immigrants. Des programmes ont été conduits en Guadeloupe, il y a environ quarante ans. Nous en sommes à la deuxième génération de rénovation urbaine à Pointe-à-Pitre et nous aurons probablement à recommencer dans vingt ou trente ans parce que l'immigration recrée des difficultés au fur et à mesure.

Mme Catherine Tasca .- A Mayotte, cela est urgent, monsieur le préfet.

M. Louis Mermaz .- La République est bonne mère et je vois ce que vous voulez dire : heureusement, nous ne sommes pas les plus mauvais sur terre, bien entendu. Pour autant, voyons ce qui se passe à Mayotte. Les gens que nous avons trouvés dans le centre de rétention administrative sont débarqués au risque de leur vie dans les kwassa-kwassa, victimes des passeurs et, surtout, des commanditaires (parce que les passeurs sont le dernier maillon), mais il y a aussi des contrôles aléatoires : ces gens qui sont là depuis des années sont à la merci d'un contrôle routier parce qu'ils travaillent clandestinement. Comme nous l'a confié le directeur du travail, beaucoup de Mahorais disent : « Les étrangers, dehors, sauf celui que j'emploie clandestinement », hélas. « Humains trop humains », comme le dirait Nietzsche !

C'est un problème dramatique. Vous avez parlé des bidonvilles et je ne nie pas que le ministère de l'outre-mer veuille faire des choses, mais que fait-on quand on peut être retiré de la circulation du jour au lendemain ? Ce matin, dans le centre de rétention administrative, on a trouvé un Marocain qui était depuis de nombreuses années en situation irrégulière (je suis d'accord : la loi doit être respectée), mais il était dans un restaurant dans lequel il y a eu une autorisation de perquisition pour des raisons qu'on ne nous a pas expliquées et il s'est retrouvé dans le centre de rétention administrative parce qu'il était en situation irrégulière alors que toute sa famille est en France. Ce sont des situations humaines abominables.

Enfin, comme je l'ai dit à M. Douste-Blazy (je pense qu'entre le ministère de l'intérieur et celui des affaires étrangères, vous devez parfois vous parler), il y aura bientôt des élections aux Comores et, comme c'est à un Anjouanais d'être candidat, on craint le succès d'un candidat que l'on appelle « l'Ayatollah ». Cependant, l'ambassadeur de France à Maroni, M. Christian Job, souhaite au moins que l'on arrête les éloignements en ce moment parce que cela nourrit la campagne de « l'Ayatollah » auprès des habitants d'Anjouan qui voient retourner des compatriotes.

Je ne dis pas qu'il faut reprendre les expulsions ensuite, mais le minimum serait déjà d'avoir un comportement politique, parce que cela n'arrangera pas nos perspectives de coopération si, demain, nous avons des intégristes à la tête de l'Union des Comores. C'est un problème angoissant.

M. Richard Samuel .- Il y a effectivement des ponts entre les ministères des affaires étrangères et de l'intérieur, monsieur le ministre, et vous le savez...

M. Louis Mermaz .- Je ne le sais pas pour le gouvernement actuel...

M. Richard Samuel .- Je voudrais par ailleurs répondre à une question que vous n'avez pas posée. Pour avoir été préfet territorial et sous-préfet à Vienne ou au Havre, je peux dire que, lorsque nous sommes amenés à gérer ces affaires de reconduites à la frontière, nous sommes mis dans des situations qui, humainement, sont extrêmement difficiles. La loi est la loi et la reconduite d'un homme ou d'une femme, parfois accompagnés d'enfants en bas âge, n'est jamais une décision très agréable, mais nous devons toujours nous rappeler que cette personne que vous évoquiez et qui était dans l'arrière-cour de ce restaurant se trouve parfois dans des formes de travail qui s'apparentent à de l'esclavage.

M. Louis Mermaz .- En l'occurrence, c'était un client et non pas un travailleur.

M. Richard Samuel .- En tout cas, nous avons à gérer cet aspect des choses et à considérer, derrière ces organisations, non seulement des personnes en situation irrégulière mais aussi de véritables réseaux d'esclavage. Rappeler la loi républicaine revient parfois, même si cela ne paraît pas évident, à protéger ces personnes de situations extrêmement difficiles.

A l'occasion des opérations de régularisation de décembre 2003, j'ai reçu des gens en situation irrégulière qui racontent des choses qui paraissent incroyables ou invraisemblables sur notre territoire hexagonal. Porter atteinte ou développer les opérations de lutte contre le travail clandestin est une vraie nécessité si on veut améliorer leur sort.

Pour la boutade, sachez que, dans le cadre de nos opérations de lutte contre le travail clandestin à Mayotte, nous étions parfois fortement poussés par une organisation professionnelle. Or la première opération nous a conduits à arrêter un taxi appartenant à celui qui nous demandait de réaliser d'une manière plus incisive ces opérations de lutte contre le travail clandestin...

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Saint-Laurent du Maroni compte 19.000 habitants selon l'INSEE et un peu plus de 35.000 dans la réalité. Dans leur majorité, les élus réclament que la DGF prenne en compte cette présence importante sur le territoire, arguant du fait que, budgétairement, ils ne peuvent plus tenir. Quel est votre point de vue sur ce point ?

M. Richard Samuel .- Cela paraît souhaitable mais difficile à mettre en oeuvre parce que, souvent, pour le recensement, il faudrait que ces populations acceptent de remplir des imprimés et de se faire connaître, ce qui n'est pas leur réflexe naturel, bien entendu.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une dernière question relative à l'état-civil, notamment à Mayotte, et à toute la procédure qui est actuellement engagée sur sa remise en ordre, en particulier tout ce qui touche au droit local avec la dation du nom patronymique, voire la reconnaissance d'enfants. Pensez-vous qu'il faille aller plus loin pour essayer de mettre un peu d'ordre ?

M. Richard Samuel .- Je répondrai très simplement que nous faisons au mieux avec la situation locale. Les opérations relatives à la tenue des fichiers d'état-civil sont normalement confiées aux mairies.

Nous avons par ailleurs une Commission de révision de l'état-civil (CREC) comprenant quatre secrétaires et 41 rapporteurs, ces derniers étant très préoccupés par leur statut et nous ayant donné bien des soucis pendant le courant de l'année 2005 : ils avaient des statuts de contractuels et ils étaient à mi-chemin de la grève pour obtenir soit une amélioration de leur rémunération, soit une meilleure connaissance de leur statut. En 2005, nous avons à la fois prorogé la durée de cette Commission et donné quelques garanties à ces rapporteurs quant à leur sort pour l'avenir. Ils seront considérés comme des agents publics, c'est-à-dire qu'au-delà de deux contrats de trois ans, ils seront des agents bénéficiant de contrats à durée indéterminée de droit public.

Les choses sont-elles faites de manière parfaite ? A l'évidence, non. Nous sommes en train d'améliorer les logiciels permettant la tenue de ces registres d'état-civil et d'y porter un regard plus attentif, au ministère de l'outre-mer, en poussant nos collègues de la justice à effectuer une évaluation plus suivie de ce qui est fait en matière d'état-civil, car c'est une compétence qui relève traditionnellement du ministère de la justice.

Mme Catherine Tasca .- Sur ce point, les fonctionnaires de la CREC ont déploré le manque de moyens et ont insisté sur le fait que la double tutelle du ministère de l'outre-mer et du ministère de la justice compliquait toutes les décisions d'affectation de personnel. Je souhaite donc appeler votre attention sur ce point. Il est évident qu'un pilotage unique -et je ne fais pas de choix- faciliterait les choses. Par ailleurs, on constate qu'il y a un manque d'effectifs.

M. Richard Samuel .- Il est probablement nécessaire de coordonner et de mieux suivre ce que font les membres de cette commission. Le pilotage logique devrait être celui du ministère de la justice. En tout cas, nous gardons aujourd'hui un oeil attentif sur ces questions, puisque nous avons à gérer une situation qui nous semble inadmissible, un certain nombre de Français étant sans papiers : des Mahorais qui sont à La Réunion ou en attente de documents établissant leur état-civil à Mayotte. Ce sont des situations qui demandent que nous incitions nos collègues de la justice à être vigilants et à suivre plus nettement qu'ils ne le font les travaux de cette commission.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, avant de terminer, je tiens à vous donner mon sentiment sur les problèmes que nous rencontrons outre-mer. Il est vrai que la coopération peut être l'une des solutions qui pourrait éviter que nos voisins du Surinam, du Brésil, des Comores, d'Haïti et de la République dominicaine viennent gêner la vie quotidienne de personnes qui sont de la même ethnie que nous et, parfois, ont la même religion.

Au lendemain de l'indépendance de l'Afrique, la France avait mis en place le système des volontaires à l'aide technique. Ne pourrait-on pas imaginer, dans le cadre non seulement de la France, mais également de l'Europe, la possibilité d'envoyer dans ces pays, qui sont voisins de la Guyane, la Guadeloupe, Saint-Martin (qui aura un statut nouveau prochainement) et Mayotte, des volontaires à l'aide technique pour construire avec eux et participer à l'éducation, sans pour autant les dépeupler de leurs élites, et ne pourrait-on pas donner à ces élites la possibilité de travailler dans leur pays en leur accordant éventuellement le salaire qu'aurait un volontaire à l'aide technique normal s'il était allé en Afrique ?

Je vous le dis avec beaucoup de force pour que vous puissiez bien le comprendre : il n'est pas normal aujourd'hui que le Guyanais n'accepte pas le Brésilien chez lui ou que le Surinamien, le Guyanien ou le Haïtien ne soit pas accepté en Guyane. Je ne peux pas non plus le tolérer en Guadeloupe ou entre Mahorais et Comoriens, ou soi-disant Comoriens, qui ont parfois la double nationalité, ce qui pose problème.

Aujourd'hui, alors que nous devons apprendre à vivre ensemble, la France ne peut-elle pas être le fer de lance d'une idée novatrice pour arriver à un autre comportement entre les hommes de toutes les races ?

Cela me paraît être une évidence. J'ai connu l'indépendance africaine, j'ai connu également le rôle joué par les volontaires à l'aide technique et j'ai vu, dès lors que les volontaires à l'aide technique ne pouvaient plus aller en Afrique, la dégradation du tissu éducatif, sanitaire, etc. Les infrastructures dont ces pays ont besoin ne peuvent être réalisées que si nos ingénieurs et nos techniciens s'y rendent. Vous l'avez dit avec plus d'élégance, mais il s'agit en fait de la même chose. En effet, nous avons subodoré ce qui se passe à Mayotte pendant un certain temps et on attend là-bas que la France envoie un million d'euros pour préparer les élections. Au nom de la dignité de ces pays qui ont voulu accéder à la souveraineté, il serait bon que nous puissions leur donner le sens de cette souveraineté.

M. Richard Samuel .- Je suis parfaitement d'accord avec les propos que vous avez tenus, monsieur le président. J'ajouterai qu'ayant été à La Réunion la semaine dernière, j'ai été séduit par un projet que m'a exposé le général commandant des forces armées de la zone sud de l'Océan indien, qui se demandait s'il ne fallait pas utiliser cette réussite qu'est le service militaire adapté (SMA), qui, comme chacun le sait, est une forme de prise en charge des jeunes en difficulté ou sans qualification, pour les former à des métiers et faciliter leur insertion immédiate sur le marché du travail. Il préconisait d'utiliser une partie de l'effectif du SMA pour développer et former des jeunes à Madagascar dans les secteurs du bâtiment et des travaux publics. Il souhaitait que nous nous l'aidions pour cela, ce qui me paraît évident et tout à fait normal.

Si cette opération réussit, nous devrons nous en servir comme d'une expérimentation susceptible d'être utilisée dans les Comores et peut-être ailleurs.

M. Georges Othily, président .- Il existe une prétendue politique de coopération transfrontalière entre les collectivités régionales et les pays voisins, mais nous ne ressentons pas aujourd'hui le rôle que jouent vraiment les collectivités régionales et l'Etat dans une politique de coopération volontariste permettant au PIB de ces pays, comme vous l'avez dit, de se rapprocher du nôtre afin de réduire l'attractivité des régions d'outre-mer.

En ce qui concerne le logement, aussi bien à Mayotte qu'en Guyane ou au Brésil, nous pourrions également voir comment adapter les politiques régionales pour avancer dans la résorption de l'habitat insalubre, encore qu'il faille faire une évaluation de l'objectif que nous nous étions fixé dans le cadre de cette politique en outre-mer. Là aussi, il faudrait revoir et réformer un certain nombre de choses. Bien que la ligne budgétaire unique d'autrefois ait permis d'alimenter une partie de cette action, je pense qu'elle n'a pas joué suffisamment son rôle, aussi bien en Guyane qu'ailleurs.

Nous n'avons pas d'autres questions à vous poser, monsieur le directeur, et nous vous remercions des propos que vous avez tenus.

Audition de M. Philippe JEANNIN,
président du tribunal de grande instance de Bobigny
(28 février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le président, merci d'avoir répondu à notre convocation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Philippe Jeannin prête serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Nous allons écouter votre exposé liminaire, après quoi le rapporteur et nos collègues vous poseront quelques questions.

M. Philippe Jeannin .- Merci, monsieur le président. Parler de l'immigration clandestine quand on est le président du tribunal de grande instance de la Seine-Saint-Denis n'est évidemment pas un sujet totalement inconnu à trois titres.

Nous le sommes tout d'abord parce que, dans ce département de 1.400.000 habitants, nous sommes la juridiction de l'aéroport Roissy Charles-de-Gaulle et que, bien évidemment, cette situation nous place de plein fouet face au problème de l'immigration clandestine pour ce qui est du traitement des situations au titre des articles 221-1 et 552-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Nous le sommes ensuite sur le terrain pénal, puisque, au titre de la juridiction pénale, nous sommes saisis d'un certain nombre de faits délictueux qui sont, directement ou non, liés à cette immigration clandestine.

Nous le sommes enfin -je vous dirai également un mot sur cette partie civile de notre action- du fait de la situation des mineurs étrangers isolés, qui est liée à la zone aéroportuaire et qui pose des difficultés.

La Seine-Saint-Denis, avec ses 1.400.000 habitants, a la réputation sulfureuse d'être le lieu central où sont hébergés de très nombreux clandestins. Il faut savoir que l'on évalue à environ 19 % la population étrangère, mais il faut ensuite se méfier des évaluations qui sont faites et de la partie fantasmatique qu'elles peuvent revêtir. On dit parfois qu'il y a 150.000, 200.000 ou même 300.000 clandestins dans ce département. Il y en a assurément, mais, en réalité, nous disposons d'assez peu de sources précises pour le déterminer.

L'activité judiciaire peut être l'un des éléments de cette détermination, mais ce n'est qu'un paramètre, car nous allons voir que la façon dont nous traitons l'ensemble de ces affaires ne donne finalement qu'un éclairage partiel sur la situation réelle.

Je dirai tout d'abord un mot de la situation liée à l'activité civile de la juridiction, une activité en prise directe avec les décisions de non-admission sur le territoire français.

Il faut savoir que, depuis 2001, la situation a considérablement évolué au titre de l'activité judiciaire. En ce qui concerne l'activité de maintien en zone d'attente aéroportuaire, nous avons atteint, en 2001, une crête qui n'a jamais été dépassée où la justice avait dû examiner 12.715 situations au titre de ce qui était encore l'article 35 quater de l'ordonnance de 1945. Il faut se représenter combien une telle masse, au niveau d'une juridiction, peut avoir d'impact sur le traitement des affaires ordinaires, puisque cette situation nécessitait, dans un contentieux qui relève du juge des libertés et de la détention, de mobiliser la quasi-totalité des vice-présidents de cette juridiction. Nous étions face à un véritable problème de traitement de masse qui ne permettait guère de développer des jurisprudences cohérentes et qui, finalement, donnait lieu à de très graves dysfonctionnements.

Depuis 2002, nous avons eu une décrue de ces saisines qui peut s'expliquer par un changement de politique au niveau du traitement initial de l'arrivée en zone d'attente. En effet, depuis 2002, les chiffres ont brutalement chuté : ils étaient de 10.43 affaires en 2002 et ils sont passés brutalement à 2.696 en 2003 et à 2.122 en 2004, et nous avons des chiffres à peu près similaires, de l'ordre de 2.400, en 2005.

Que s'est-il passé sur ce terrain ? Manifestement, la direction de la police aux frontières pratique désormais à grande échelle le refoulement des personnes ne présentant pas les titres nécessaires au niveau des passerelles et a engagé une action de lutte contre le transit irrégulier. Par ailleurs, quelques conventions bilatérales et quelques négociations avec certains pays sont venues évidemment peser sur cette activité.

En ce qui concerne l'activité de rétention administrative, sur laquelle le juge des libertés statue également, comme nous sommes en dehors de la zone aéroportuaire, c'est-à-dire dans la situation d'étrangers interpellés dans le département comme étant soit en séjour irrégulier, soit dans des situations pouvant donner lieu à poursuites pénales qui font l'objet d'arrêtés de reconduite à la frontière, nous ne sommes pas dans une situation qui déroge à ce qui peut être observé dans les grands départements de zones urbaines similaires.

En effet, en ce qui concerne les cas portés à la connaissance de la justice pour des prolongations de rétention administrative, les chiffres sont tout à fait constants puisqu'ils se situent aux alentours de 1.500 à 2.000 cas par an (1.226 en dernier lieu).

Sur ces deux types d'activité des juges des libertés et de la détention, on peut signaler deux particularités.

La première, c'est que le chiffre qui avait été atteint par le traitement du maintien en zone d'attente avait conduit à envisager, au tribunal de Bobigny, l'application des dispositions sur la délocalisation du traitement de ces contentieux sur le lieu même de la zone d'attente aéroportuaire. Ce projet, qui a fait couler beaucoup d'encre et qui a suscité bien des réticences, notamment parmi les associations de défense des droits de l'homme, les associations s'occupant des étrangers, les avocats, voire les magistrats à l'époque, a donné lieu à une intense négociation qui a abouti à un projet dans lequel les magistrats étaient très attachés essentiellement à la préservation de deux critères : d'une part, une défense suffisante et tout à fait nécessaire dans le cadre d'une procédure dont, il faut bien le dire, la justice judiciaire n'a connaissance que sur un dossier très parcellaire ; d'autre part, une publicité suffisante au débat judiciaire portant sur ces deux types d'intervention : maintien en zone d'attente et rétention administrative.

A l'heure actuelle, ce projet n'est que partiellement réalisé. Une salle d'audience a été édifiée, une deuxième salle d'audience devrait l'être sur la base de critères permettant un accueil du public et les conditions d'exercice ont paru en définitive relativement satisfaisantes, sous réserve de considérer l'éloignement de la zone aéroportuaire, mais, à l'heure actuelle, ce projet n'est pas réalisé.

La deuxième caractéristique, c'est que l'intervention judiciaire actuelle a pu être recentrée dans ce domaine sur les cinq juges des libertés et de la détention, c'est-à-dire que nous sommes passés, compte tenu du plus petit nombre d'affaires traitées, sur des conditions qui permettent de mieux développer une jurisprudence cohérente, puisque, comme vous le savez, les deux secteurs de contrôle du juge judiciaire en la matière sont, en ce qui concerne la rétention administrative, les conditions d'interpellation préalables à la rétention administrative, le contrôle des droits prévus par la législation propre au code de l'entrée et du séjour et, évidemment, les conditions de prolongation de la rétention et du maintien en zone d'attente sur lesquelles, paradoxalement, l'intervention du juge est devenue plus importante dès lors que les possibilités de maintien en zone d'attente ou de rétention ont été augmentées dans les deux cas, notamment par la dernière loi de 2003.

Voilà ce qu'on peut dire sur ce premier point qui a trait aux grandes lignes de notre intervention.

Certes, on peut se féliciter, d'un côté, de constater que l'autorité judiciaire sur ce type de contentieux soit amenée, par la réduction du nombre des personnes déferrées, à exercer un contrôle plus efficace, plus précis et plus cohérent sur les dossiers qui lui sont soumis, mais, dans la spécificité des arrivées de ressortissants étrangers mineurs isolés, nous rencontrons encore certaines difficultés qui n'ont été totalement atténuées ni par les dispositions prises en 2002 sur l'exigence d'un administrateur ad hoc pour assister les mineurs, ni par les améliorations apportées par une circulaire du 2 mai 2005 qui permet, au cas où le mineur doit être accueilli sur le territoire français au terme de la procédure, de lui assurer une existence pouvant inclure une formation et, du moins durant sa minorité, un séjour au cours duquel il peut travailler sur des acquis ou une formation pendant sa période d'accueil.

La problématique en ce qui concerne les mineurs est la suivante : certes, les étrangers mineurs qui arrivent sur le territoire dans des conditions où ils pourraient être refoulés sont actuellement inclus dans le droit commun de cette législation. De ce fait, ce qui s'est trouvé modifié dans l'attitude de la police aux frontières en ce qui concerne les ressortissants majeurs leur est aussi appliqué. Or il est vrai que l'on peut avoir des hésitations plus grandes en ce qui concerne les mineurs car nous sommes pris entre deux soucis.

Le premier est qu'évidemment, il y a danger à accueillir n'importe comment des mineurs qui deviendraient des clandestins sur le territoire français. En effet, nous avons vu il fut un temps au tribunal de Bobigny, à l'époque où il y avait ce mouvement de masse d'étrangers venant de l'aéroport de Roissy, des décisions qui, en droit, pouvaient paraître tout à fait fondées, mais qui pouvaient soit déboucher sur la remise de jeunes gens à des filières clandestines mêlées au travail clandestin et à la prostitution, soit mettre en danger les personnes qui, apparemment, bénéficiaient d'une mesure présentée par leurs défenseurs comme leur étant favorable mais qui, évidemment, pouvait les entraîner à de très graves conséquences sur le plan humain.

D'un autre côté, lorsqu'on est face à un mineur, outre les difficultés à établir formellement sa minorité lorsqu'il est démuni de tout titre et document, il est à mon avis nécessaire de vérifier suffisamment son origine pour voir s'il n'a pas cherché à fuir une réelle situation de danger au-delà de nos frontières et, parfois, s'il ne vient pas à travers une filière dans le cadre de ce que nous appelons trop souvent le regroupement familial occulte. En réalité, il y a, derrière ces opérations, des personnes majeures qui peuvent être parfois les représentants légaux du mineur et qui sont déjà eux-mêmes sur le territoire mais qui, ne pouvant remplir les conditions du regroupement familial, ont recours à des filières pour faire venir des mineurs.

Tous ces cas revêtent des situations extrêmement complexes, et on peut se demander s'il ne faudrait pas, pour les mineurs étrangers isolés, distinguer la minorité du traitement général de ce type de situation pour en arriver à l'existence d'une sorte de pôle, en zone d'attente, avec des représentants de différentes administrations et ministères pour essayer de déterminer, premièrement, l'origine de ce mineur, et deuxièmement, s'il a un représentant légal dans son pays ou dans le pays qu'il a cherché à rejoindre. Ce serait une situation qui présenterait moins de risques que les situations de grande incertitude dans lesquelles nous sommes amenés parfois à statuer.

Il s'agirait ainsi d'une plate-forme minimale qui permettrait au moins d'obtenir des renseignements sur ce mineur.

La deuxième difficulté que nous rencontrons avec les mineurs, lorsqu'on arrive dans le temps judiciaire de la prolongation du maintien en zone d'attente, c'est que le mineur voit son placement en zone d'attente non renouvelé.

Je précise tout d'abord qu'au-delà de cette problématique, une autre difficulté peut surgir : il peut arriver (cela s'est déjà produit dans des situations particulières au tribunal pour enfants de Bobigny) qu'un administrateur ad hoc désigné saisisse directement le juge des enfants d'une situation en concurrence avec l'administration, qui a ses droits à faire valoir et qui peut considérer que ce jeune n'a aucun titre pour venir chez nous et qu'il devrait être reconduit. Il peut même se trouver en concurrence avec le juge des libertés et de la détention qui va être saisi de la problématique du maintien en zone d'attente tandis que le juge des enfants peut s'estimer saisi au titre de l'assistance éducative, puisqu'il peut se saisir d'office, en considérant que la zone d'attente relève de sa compétence, puisqu'elle appartient à la zone aéroportuaire, et qu'il est compétent pour statuer.

Voilà un point sur lequel il faudrait clarifier les choses quant aux possibilités multiples d'intervention judiciaire.

J'ajoute que l'administrateur ad hoc est actuellement une prise en charge qui constitue un incontestable progrès, du moins quand le temps de cette prise en charge peut être réalisé. Grâce aux éléments qu'on m'a communiqués, je constate que, sur l'année 2004, sur 650 cas qui ont pu se présenter, il semble qu'environ 220 à 250 aient pu faire pleinement l'objet d'une prise en charge par l'administrateur ad hoc . Cela veut dire que, dans certains cas, l'intervention de l'administrateur ad hoc va être extrêmement légère : il aura à peine le temps d'avoir un contact avec le mineur pour prendre le pouls de sa situation. Je précise qu'actuellement, dans ces situations, la mission d'administrateur ad hoc est confiée de façon monopolistique, après une période de tâtonnement, à la Croix Rouge.

Il reste une difficulté pour les mineurs à partir du moment où nous sommes chez le juge des enfants : les structures qui peuvent prendre le relais au cas où le mineur va devoir entrer sur le territoire français. A partir du moment où il est entré, il est inexpulsable, du moins jusqu'à sa majorité. A cet égard, nous avons des conflits juridiques qui subsistent entre la compétence du juge des enfants, celle du juge des tutelles et certains départements où l'on considère que c'est à l'aide sociale à l'enfance de se saisir dans le cadre de sa compétence générale de protection administrative, quitte ensuite à ressaisir le juge des enfants.

A cet égard, nous avons des situations diverses, complexes et maîtrisées plus par les pratiques locales que par des filières bien déterminées dans un processus légal et procédural bien défini et facilité par les dernières circulaires, notamment celle du 2 mai 2005, qui permet de donner aux mineurs de 16 ans, dès lors que l'on justifie d'un placement, des conditions qui leur permettent d'acquérir des autorisations d'emploi dans le cadre de l'apprentissage et du maintien sur le territoire pour exercer des formations. C'est un incontestable progrès qui précarise moins ces jeunes, étant entendu que cette mesure ne préjuge pas de l'accès ou non (c'est en effet toujours la question qui se pose en arrière-plan) à la nationalité française, à terme, d'une personne qui était un clandestin au départ, dans la mesure où la loi de 2003 a fixé désormais à trois années, à partir du moment où le jeune est recueilli par une institution, le moment où il peut obtenir la nationalité française sur simple déclaration.

On voit bien que, par rapport à la notion de minorité, l'acquisition automatique par déclaration va jouer plutôt pour des enfants jeunes pour lesquels nous aurons eu le temps de mettre en place un processus plus durable de stabilisation dans ce pays qui devient un pays d'accueil par la force des choses.

Par conséquent, de nombreux problèmes subsistent sur cette minorité, étant entendu que l'on peut se demander si, pour ces mineurs, non seulement en ce qui concerne la politique de refoulement au niveau de la passerelle des avions, mais aussi le jour suivant leur arrivée sur le territoire, la renonciation au jour franc qui existe au moment où on les place en zone d'attente n'est pas un dispositif qui fait l'unanimité. C'est du moins le cas du commissaire européen aux droits de l'homme qui est venu récemment nous interviewer sur cette question, même si, en ce qui concerne le tribunal de Bobigny, il s'est trouvé finalement assez satisfait parce que nous avons beaucoup progressé, au cours des cinq dernières années, sur la qualité des lieux de rétention, y compris grâce aux travaux qui ont été effectués au dépôt du palais de justice de Bobigny, qui ont coûté fort cher mais qui ont amélioré la situation. Nous disposons maintenant de conditions très correctes, étant entendu que nous avons également une salle spéciale d'accueil pour les étrangers en dehors du dépôt de police.

Je tiens à vous dire également quelques mots de l'activité pénale du tribunal de Bobigny. Nous rendons entre 12.000 et 13.000 jugements correctionnels par an, mais je me méfie toujours de la statistique judiciaire qui s'appuie sur des moyens informatiques parfois un peu difficiles ou des enregistrements dont la rigueur est toujours un peu approximative. Sur ces décisions, 1.400 à 1.500 concernent une infraction à la législation sur les étrangers, ce qui est important, étant entendu que je considère les infractions dans lesquelles le fait d'être étranger a été déterminant pour les enregistrer.

Malheureusement, en voulant faire des recherches plus approfondies, je me suis rendu compte que, si vous me demandez, dans l'immigration clandestine, quelle est la part des individus qui, par exemple, ne serait-ce que pour des raisons de subsistance, vont être enrôlés par des gangs qui se livrent au trafic de stupéfiants, je répondrai évidemment qu'il y en a parce que nous savons que cela existe, mais je ne vais pas pouvoir vous donner un chiffre précis de ce type de situation parce que l'on va enregistrer cette infraction sous le critère « infraction à la législation sur les stupéfiants » et que le critère « personne étrangère » sera complètement gommé, étant entendu que l'on peut se demander si nous aurions le droit, au regard de la CNIL, d'enregistrer ce type de comportement délictueux par la qualité étrangère ou nationale des personnes qui y participeraient.

C'est donc à partir des infractions elles-mêmes à la législation sur les étrangers que l'on peut faire ces recoupements.

Il est également intéressant de savoir que, sur ces 12.000 à 13.000 décisions, nous en rendons 3.800 à 4.000 par la procédure de comparution immédiate, nos anciens flagrants délits, dont  1.200 procédures « étrangers ». C'est dire que cette procédure de comparution immédiate devient très importante par rapport à l'occupation de la juridiction.

A ces 1.200 infractions à la législation sur les étrangers, il faut d'abord exclure les séjours irréguliers simples, c'est-à-dire le clandestin qui est interpellé sans avoir commis d'infractions connexes. C'est celui qui va faire l'objet d'un contrôle sur la voie publique, dans le cadre des dispositions de l'article 78-2 du code de procédure pénale, ou qui, à l'occasion d'une procédure, va se trouver pris dans un coup de filet parce qu'on cherche une infraction à la législation sur les stupéfiants, sans qu'il soit pour autant impliqué, et dont on découvre ainsi qu'il est en séjour irrégulier.

Toutes ces procédures représentent, en plus des 1.400 que je vous ai indiquées, 2.700 procédures qui font l'objet d'un classement sans suite par le parquet, après quoi la personne est remise à l'autorité administrative à la fin de sa garde à vue : on prend alors un arrêté de reconduite et on se retrouve dans le mécanisme de la rétention administrative.

Les procédures en comparution immédiate dont je vous parle sont donc, pour l'essentiel, des soustractions à des mesures de reconduite, des pénétrations en violation d'une interdiction du territoire français, des infractions à un arrêté d'expulsion, des séjours irréguliers plus infractions connexes (en général des faux documents administratifs) ou des récidivistes du séjour irrégulier.

En Seine-Saint-Denis, beaucoup de vieilles dames se font agresser sur la voie publique et beaucoup de magasins se font cambrioler ou agresser. Cela fait l'objet de choix de politique pénale. C'est pourquoi on peut dire que, plus la reconduite ab initio des étrangers en situation irrégulière, tout en correspondant à ces critères de dignité et de qualité humaine qui peuvent être celles que l'on attend d'une démocratie, est efficace, plus la part de l'activité pénale que l'on va consacrer à des infractions dont on va voir que les suites sont parfois extrêmement minces sur le plan des résultats peut se recentrer sur d'autres infractions. Parfois, ce sont des priorités qu'il faut déterminer et des choix qu'il faut faire.

On constate également que, lorsque ces personnes sont poursuivies, elles sont condamnées à des peines qui se situent entre l'interdiction du territoire prononcée à titre de peine principale, qui renvoie immédiatement la personne en question dans le circuit de la rétention administrative, soit à des peines d'emprisonnement fermes de courte durée qui sont prononcées en général pour pouvoir se mettre dans les conditions de réenclencher une procédure de placement en rétention administrative.

Cela peut se cumuler avec des difficultés d'identification des personnes, malgré des améliorations certaines au niveau des parquets qui, dans une meilleure coordination avec la préfecture, s'attachent à centraliser toutes les pièces administratives qui sont récupérées afin de mieux identifier le pays d'origine de la personne ou d'avoir des renseignements sur son identité réelle, notamment tous les recoupements d'empreintes digitales et de fichiers, et malgré l'accroissement de la durée de la rétention administrative, quand celle-ci va jusqu'au bout, c'est-à-dire quand nous avons évité tous les écueils qui peuvent procéder d'une nullité de procédure ou d'un refus du juge de prolonger la rétention. On constate alors que, selon les pays et les relations que la France peut avoir avec eux, on a parfois du mal à identifier l'origine des personnes et que l'on repart dans un circuit administratif et pénal dans lequel on retrouve des personnes qui reviennent régulièrement car elles se font arrêter sous d'autres identités.

Par conséquent, sur une juridiction comme la nôtre, malgré l'amélioration de nos rapports avec certains consulats et les conventions qui ont pu être mises en oeuvre, notamment avec des pays comme la Roumanie ou la Chine (pendant très longtemps, les Chinois ont déferlé sur le tribunal de grande instance de Bobigny dès lors que l'on prenait des mesures pour les intercepter et pour éviter que, profitant de leur transit par l'aéroport de Roissy, ils débarquent sur le territoire national), nous sommes plus efficaces à l'égard de certaines pratiques, même s'il subsiste évidemment des difficultés.

J'en arrive au dernier point de ma présentation générale. Il s'agit de l'incidence que peut avoir le statut de clandestin sur la délinquance constatée ou sur l'exploitation de ces personnes qui, sur le territoire, génèrent elles-mêmes une délinquance par des gens qui sont très bien organisés et qui profitent de ces situations. C'est évidemment un élément statistique difficile à chiffrer.

Si on considère le travail clandestin, nous avons, sur une juridiction comme la nôtre, des affaires assez nombreuses mais non pas significatives. Il s'agira de l'emploi d'une personne en séjour irrégulier par un particulier pour des travaux ménagers comme la réfection d'un mur ou la réparation de sa maison. Le seul problème, c'est que toutes ces affaires n'ont pas une très grande signification en matière de révélation, puisque nous savons que cela existe, et ne nous renseignent pas beaucoup sur des filières.

En revanche, les activités policières liées au maillage intérieur à l'aéroport nous permettent parfois de déboucher sur des affaires plus intéressantes, bien que souvent parcellaires, de filières d'aide à l'entrée ou au séjour régulier qui nous permettent de nous rendre compte qu'à l'intérieur même des aéroports, des filières venant de certains pays ont organisé des systèmes de recueil de personnes qui, par groupe, sont expédiées de divers pays pour débarquer et être récupérées, moyennant finances, sur la zone aéroportuaire ou ses environs.

Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, c'est d'ailleurs là que réside la perversité du système et la difficulté de dépister ce qui peut se passer exactement. Evidemment, alors que les jurisprudences consistaient au départ à considérer que, par principe, le mineur devait être protégé sur le territoire, quand on constate parfois que ces mineurs ou ces jeunes adultes ont un environnement adulte et que leur arrivée a été programmée, on fait en sorte que la mesure de reconduite à l'égard des majeurs puisse s'appliquer et, à l'égard des mineurs, on se garde bien de dire qu'ils sont en danger au sens de l'article 375 du code civil. On se dit en effet que, puisqu'ils ont des référents, on ne peut pas considérer qu'ils sont en danger puisque, si on le dit à ce moment-là, on alimente, avec des mesures qui se veulent d'une grande générosité, des filières qui peuvent être extrêmement dangereuses.

Nous avons des spécificités aéroportuaires avec ce que nous appelons les « bouletteux ». Il s'agit en général de ressortissants étrangers (mais on voit aussi parfois quelques Européens désoeuvrés qui se lancent dans ce genre d'aventure) qui viennent le plus souvent des pays d'Amérique du Sud avec une ingestion de 500 à 600 grammes de cocaïne intra corpore. C'est une industrie très répandue maintenant qui nous oblige, alors que nous n'avons pas pour l'instant de site hospitalier adéquat pour les gardes à vue, à transporter nos juges des libertés et de la détention, à l'Hôtel-Dieu, pour s'occuper de toutes ces situations qui ne débouchent pas sur grand-chose au point de vue des filières puisque, lorsque ces gens ont été débarrassés de leurs boulettes, ils sont poursuivis en comparution immédiate dans le cadre des trafics de stupéfiants. Il s'agit d'un élément très spécifique à la Seine-Saint-Denis qui mobilise beaucoup de monde.

En dehors de ce trafic diffus, nous parvenons à démanteler chaque année vingt à trente ateliers clandestins qui emploient en général entre quatre et cinquante clandestins. Là encore, nous ne recueillons que des renseignements parcellaires, mais nous avons quand même affaire à des organisations. De notre côté, nous sommes confrontés à une insuffisance de moyens pour traiter ces types d'infractions, peu de moyens de contrôle et, malgré une coordination des services, quelques difficultés dans l'approche de ce type d'affaires. Il en est de même pour le blanchiment et pour ces infractions de grand profit.

Il est vrai qu'en matière de trafic de drogue, les policiers savent trouver la marchandise et les filières alors que nous avons beaucoup de mal à entrer dans ces logiques de coopération entre les services et les administrations. Certes, des avancées ont eu lieu, mais Dieu sait si nous avons encore des progrès à faire.

Voilà ce que je peux dire en ce qui concerne ma présentation générale, même si nous pourrions disserter sur le sujet pendant un certain temps.

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie, monsieur le président, de votre exposé très clair et exhaustif. Je donne la parole à M. le rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je n'aurai pas beaucoup de questions parce que vous avez été très complet, monsieur le président.

Sur un aspect purement matériel, la loi permet aujourd'hui l'utilisation de la vidéoconférence. Est-ce une chose qui est utilisée ?

M. Philippe Jeannin .- Le projet de délocalisation à Roissy dont je vous ai parlé inclut un projet de visioconférence. Le tribunal vient d'être équipé d'un matériel de visioconférence (il faudrait vraisemblablement le doubler dans l'absolu, mais un progrès a été fait de ce côté) qui permet pour l'instant de correspondre avec mes chefs de cour. Le site de Roissy lui-même n'est pas encore équipé, mais c'est inclus dans le programme d'investissement qui doit être fait.

Evidemment, il reste le problème du consentement de la personne à participer à un système de visioconférence. On peut discuter, mais je pense que, sur ce plan, le législateur pourrait intervenir. Dans un tel sujet, le fait de dire que l'on peut y recourir avec l'accord de l'avocat, les étrangers étant tous assistés au moins par le système de la commission d'office, serait-il une grande violation des droits de l'homme ? Je pense que l'on pourrait d'office permettre l'emploi de la visioconférence qui a déjà été expérimentée en matière pénale pour les procès entre la juridiction de Saint-Pierre-et-Miquelon et celle de Paris. Finalement, on se rend compte que l'on peut avoir un débat de qualité, surtout dans de telles situations.

Aujourd'hui, avec 2.500 situations sur la zone d'attente par an, on arrive à gérer les choses dans des conditions qui sont à peu près satisfaisantes et qui permettent aussi d'avoir une cohérence de la décision judiciaire, si on veut bien s'en donner la peine, parce que nous avons un petit nombre de magistrats qui vont prendre en charge ce contentieux.

Cela pose d'ailleurs tout le problème du juge des libertés et de la détention. Je pense ici à une autre commission d'enquête parlementaire (vous voyez sans doute laquelle). Le problème des juges des libertés et de la détention est celui-là. La loi du 15 juin 2000 a réalisé une chose qui devait être réalisée à ce moment-là : la séparation, pour le juge d'instruction, du problème des mesures coercitives confiées à une personne extérieure à l'enquête. Si on avait voulu s'acharner dans cette voie, je pense que l'on aurait eu des problèmes avec la Cour européenne. Il fallait donc trancher le cordon ombilical.

Maintenant, il est vrai que le juge des libertés et de la détention a le défaut d'être une sorte de papillon, en plus intelligent bien sûr. En effet, malgré toute sa matière grise, il est confronté, sur une journée, aux déférés de l'instruction, aux demandes de mise en liberté et aux contentieux des étrangers dans des conditions où il n'a à chaque fois qu'une vue parcellaire des choses. Il a effectivement tout le dossier, mais il lui est difficile d'assimiler tout ce que contiennent les dossiers d'instruction.

Le juge d'instruction, dont on peut dire qu'il est partie et juge, a la connaissance et la pression constante de la défense. J'ai été très longtemps juge d'instruction et les avocats me pilonnaient sans cesse pour me signaler tel ou tel problème dans le dossier. Un bon juge, finalement, est un juge qui est remis sans arrêt en cause et qui accepte d'être malmené. Il faut être à la fois humble dans l'approche des réalités humaines et ne jamais croire, même quand on a solutionné une affaire, que l'on détient la vérité car tout individu a sa part de secret qu'il conservera jusqu'au bout. Il faut aussi que l'on ait la possibilité de le remettre en cause. Le juge des libertés débarque et, dans la durée, il n'a pas cette confrontation. Je crois que cela manque. En ce sens, la collégialité aurait évidemment un certain bénéfice, mais c'est un choix qui coûte cher dans ce domaine.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une dernière question au sujet du contentieux lié à la fraude documentaire, en particulier les fraudes au mariage et toutes celles qui sont liées aux actes d'état-civil. Cela représente-t-il quelque chose d'important dans le volume des affaires pénales ?

M. Philippe Jeannin .- Non, mais un parquetier vous le dirait mieux que moi. J'ai été procureur dans le temps dans un ressort voisin, mais il est certain qu'à Bobigny, on constate une liaison effective entre les communes, c'est-à-dire les services d'état-civil, et le parquet civil sur la production de documents préalables. Bien souvent, avant que l'on arrive à la problématique du mariage, on débouche sur des problèmes de faux papiers.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- D'accord, mais il n'y a pas de contentieux.

M. Philippe Jeannin .- Il y a un contentieux pénal préalable sur des fournitures de faux documents ou des choses de ce genre.

M. Georges Othily, président .- Monsieur le président, je vous remercie de ces renseignements dont nous ferons bon usage.

M. Philippe Jeannin .- Je vous remercie d'avoir pensé au tribunal de Bobigny qui, dans ce domaine, est un peu particulier.

Audition de M. François BARRY DELONGCHAMPS,
directeur des Français à l'étranger et des étrangers en France,
M. Alain LE SEAC'H, sous-directeur de la circulation des étrangers,
et Mme Isabelle EDET, chargée de mission pour l'asile
au ministère des affaires étrangères
(28 février 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, je vous remercie d'avoir répondu à notre convocation, et nous sommes heureux de vous accueillir, ainsi que vos collaborateurs.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. François Barry Delongchamps, M. Alain le Seac'h et Mme Isabelle Edet prêtent serment

M. Georges Othily, président .- Nous allons organiser notre débat de la manière suivante : vous nous ferez un exposé liminaire, après quoi le rapporteur et nos collègues vous poseront des questions.

M. François Barry Delongchamps .- Monsieur le président, je vous remercie, ainsi que les membres de cette commission, de me donner l'occasion de m'exprimer sur un sujet qui est au centre des préoccupations de ma direction : l'immigration clandestine. Il est en effet très important, à un moment où l'exécutif doit prendre un certain nombre de décisions, que les choix du gouvernement s'inscrivent dans le respect du débat démocratique. A cet égard, les conclusions à venir de la commission d'enquête seront très utiles à la fois au gouvernement et à l'administration.

Je souhaite replacer mon intervention dans la suite de celle que le ministre des affaires étrangères a eu l'occasion de faire devant cette commission, le 17 janvier dernier, et dire toute ma disponibilité pour répondre aux questions que les membres de la commission voudront poser, sans parler des réponses écrites déjà transmises au secrétariat de la commission par mes services.

Je mettrai l'accent, si vous le voulez bien, sur quatre points principaux qui illustrent l'action de la direction des Français de l'étranger dans la lutte contre l'immigration clandestine : le rôle des consulats ; le dialogue avec les pays d'origine de l'immigration ; la participation à la définition d'une immigration choisie ; la mise en oeuvre de la politique de l'asile.

Le premier point concerne donc le rôle du réseau diplomatique et consulaire dans la lutte contre l'immigration irrégulière.

Par définition, nous sommes aux avant-postes de la politique migratoire et il est donc logique que la direction des Français à l'étranger (DFAE), qui assure la gestion, l'animation et le contrôle de l'action de nos consulats, soit impliquée au premier chef dans la définition et la mise en oeuvre de cette politique. C'est d'ailleurs le sens de son rôle dans les textes qui la fondent. Plusieurs des mesures prises récemment relèvent de cette direction.

Dans le domaine de la politique des visas, depuis un an, des mesures importantes ont été prises en vue de la généralisation progressive de la biométrie. Cinq consulats ont été équipés en 2005 et 29 autres devraient l'être d'ici la fin de l'année 2006, pour autant que les moyens budgétaires seront rendus disponibles, et la généralisation de la biométrie est prévue pour 2008.

Le coût global de l'introduction de la biométrie dans les services consulaires est estimé, à ce stade, à 145  M€ entre 2006 et 2008, c'est-à-dire sur trois ans. Il se répartit entre l'équipement des postes en matériel, pour 13 M€, les dépenses en personnel -27 M€- et l'investissement immobilier, qui est considérable : 105 M€.

L'ensemble de ces dépenses pourrait être couvert par tout ou partie de la recette née de l'encaissement des frais de dossier des demandes de visa. J'appelle votre attention sur le fait qu'à ce jour, le ministère des affaires étrangères n'a toujours pas d'assurance claire du Budget sur ce financement. La généralisation de la biométrie reste donc suspendue à une incertitude financière.

Cela ne coûtera pas un centime au contribuable, étant donné que les recettes provenant des visas sont passées de 53 M€ en 2002 à 79 M€ en 2005 à la suite du paiement préalable des frais de dossier -on fait payer maintenant la même somme aux demandeurs de visa quel que soit le résultat de la demande- et du tarif unique Schengen de 35 €, qui s'est substitué aux 17 tarifs différents qui existaient jusqu'en 2003. Nous avons demandé à nos partenaires de l'espace Schengen un relèvement de ce droit de 35 à 60 €, sachant qu'il faut couvrir les coûts, ni plus ni moins, de la biométrie, c'est-à-dire ceux de l'instruction des demandes de visa. Je vous ferai observer que, pour les visas américains ou britanniques, les tarifs sont déjà beaucoup plus élevés.

L'objectif de la France est donc d'obtenir, lors du conseil Justice et affaires intérieures du 27 avril prochain, un relèvement à 60 € qui pourrait intervenir au 1 er janvier 2007, avec effet possible dès le 1 er octobre 2006 pour les pays qui le souhaiteraient.

La lutte contre la fraude documentaire et les détournements de procédure est également un objectif très important.

Le constat est clair : les filières d'immigration clandestine utilisent des procédures régulières, souvent avec la complicité des autorités locales et, dans certains pays d'Afrique, le trafic de vrais-faux documents est assez courant. J'ai eu l'occasion d'en parler ce matin à une commission de l'Assemblée nationale qui m'a interrogé à fond sur ce point dans la perspective du débat sur le projet de loi concernant les mariages.

Pour les services consulaires, le contrôle des actes d'état civil dressés ou transcrits hors de France constitue donc un aspect essentiel de la lutte contre l'immigration illégale. Les mariages célébrés à l'étranger entre un Français et un étranger sont passés de 13 000 en 1995 à 44 900 en 2004. Avant même le regroupement familial et avant l'immigration de travail, bien entendu, c'est le mariage qui est devenu la première source d'immigration légale dans notre pays. La fraude au mariage, qui entraîne une certaine forme de fraude à la nationalité, puisque c'est l'accès à la nationalité française qui est recherché, constitue donc un élément déterminant du phénomène de pression migratoire auquel nous sommes confrontés.

Pour faire échec à ces détournements de procédure, le ministère des affaires étrangères est à l'origine de la modernisation de certaines règles.

Premièrement, j'ai parlé tout à l'heure du projet de loi qui sera présenté prochainement au Parlement par le garde des sceaux. Il s'agit d'un nouveau dispositif selon lequel la transcription des actes de mariages conclus à l'étranger ne sera plus automatique mais subordonnée à des contrôles de l'autorité consulaire et, éventuellement, des autorités judiciaires françaises.

Est prévue, en deuxième lieu, une réforme de l'article 47  du code civil. Il s'agira d'une réforme d'ordre réglementaire destinée à donner à l'administration un délai de huit mois pour statuer sur la validité d'un acte d'état civil étranger et, en cas de refus, pour laisser au demandeur, concurremment avec l'administration, le soin de produire les éléments de nature à forger la conviction du juge.

La troisième orientation concerne le projet de loi sur l'immigration et l'intégration qui vient d'être présenté au cours de la réunion du 9 février du Comité interministériel de contrôle de l'immigration et qui contient plusieurs dispositions modifiant le code civil et relatives à l'acquisition de la nationalité française, notamment par l'allongement des délais au terme desquels les conjoints de Français peuvent acquérir la nationalité française par voie de déclaration.

Ces adaptations législatives seront-elles à la hauteur des enjeux ? C'est une question qu'il faut se poser au regard du naufrage de l'état civil que l'on observe dans bon nombre de pays à l'origine des flux de l'immigration irrégulière et qui pose un problème d'une ampleur exceptionnelle. Des voies nouvelles devraient donc être explorées comme l'utilisation des tests ADN, qui seraient utiles dans le cadre de procédures de regroupement familial, au bénéfice même des demandeurs de bonne foi.

En effet, combien de familles de réfugiés statutaires parfaitement réguliers attendent des mois et des mois un visa pour gagner la France simplement parce que nous ne sommes pas en mesure d'établir avec certitude le périmètre familial correspondant ? Les dossiers et les documents que nous avons ne concordent pas pour certaines familles qui ont quatre, cinq ou six enfants. Si nous disposions d'un instrument qui permette d'établir avec certitude la filiation ou l'appartenance à la famille, je pense que ce serait une très bonne chose. Cela aurait à la fois l'avantage de ne pas pénaliser les demandeurs de bonne foi et de permettre de déceler les fraudes.

Le deuxième cadre du travail de la DFAE est le dialogue avec les pays source d'immigration sur la mise en oeuvre d'accords de réadmission et le rappel à nos partenaires de leurs obligations en matière de délivrance des laissez-passer consulaires.

Pour nous, en liaison avec le ministère de l'intérieur, il s'agit de négocier des accords de réadmission et de suivre leur application. Les accords de réadmission sont des instruments très utiles pour encadrer les procédures d'éloignement et, notamment, la délivrance des laissez-passer consulaires, nécessaires pour l'éloignement des personnes en situation irrégulière démunies de documents d'identité et qui doivent donc être reconnues par leur pays d'origine.

A ce jour, la France a signé 37 accords bilatéraux de réadmission, dont l'application est satisfaisante, et notre pays est lié par quatre accords communautaires conclus par la Commission européenne.

Cependant, je ne suis pas certain qu'une généralisation de ces accords soit souhaitable, pour deux raisons principales.

La première, c'est que les pays avec lesquels la France pourrait souhaiter négocier ces accords n'en sont généralement pas demandeurs, leur opinion publique y étant particulièrement hostile. C'est pourquoi il faut souvent envisager des contreparties, notamment des mesures visant à faciliter la circulation des personnes. En fait, de façon contradictoire, on est parfois obligé de faciliter l'entrée en France à des ressortissants de pays avec qui, par ailleurs, on a besoin de conclure un accord de réadmission. Ce sont des situations paradoxales et, in fine , le remède peut être pire que le mal.

La deuxième raison de prudence, c'est que, bien souvent, des arrangements ad hoc , de simples procès-verbaux passés avec certains pays ou des arrangements entre services de police permettent d'arriver au moins au même résultat, sinon à un résultat meilleur, sans le détour par une négociation compliquée. C'est un diplomate qui vous le dit !

Je pense donc que le choix doit résulter d'un examen au cas par cas.

La DFAE et la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l'intérieur s'orientent vers une systématisation des accords de réadmission plutôt avec les pays d'Europe centrale et orientale ainsi qu'avec les pays de la zone Caraïbe, parce que cela nous paraît tout à fait approprié, mais non pas nécessairement avec tous les autres.

J'en viens à la question de la délivrance des laissez-passer consulaires par les pays que nous qualifions parfois de peu coopératifs. Je dresserai un bilan plutôt encourageant de la politique conduite par le gouvernement pour améliorer ce taux de délivrance. Sur les douze pays qui ont fait l'objet depuis quelques mois de démarches diplomatiques assez pressantes en vue de l'amélioration du taux de délivrance des laissez-passer consulaires par leurs consulats en France, je note que seuls deux d'entre eux posent toujours un problème : la Tunisie et l'Egypte.

Bien évidemment, la question de l'éventualité de sanctions à l'égard de tel ou tel pays relève d'une décision politique et je ne m'aventurerai donc pas sur ce terrain, mais, pour sa part, la direction des Français de l'étranger pourra proposer, le moment venu, une liste de sanctions possibles et graduées à l'encontre des pays toujours insuffisamment coopératifs dans ce domaine.

Mais, au total, tous pays confondus, le taux de délivrance des laissez-passer consulaires s'est effectivement amélioré : il est passé en 2005 à 46 % des demandes contre 35 % en 2004. C'est donc une amélioration de plus de dix points d'une année sur l'autre.

J'en arrive au troisième sujet que je souhaite développer : la participation de ma direction à la définition d'une immigration choisie, notamment par une meilleure sélection des étudiants étrangers.

Comme vous le savez, la France est devenue l'un des pays les plus ouverts avec plus de 50 000 nouveaux étudiants étrangers chaque année, juste derrière les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. L'attractivité de notre pays s'exerce, ou ne s'exerce pas, dès la prise de contact d'un étudiant avec l'une de nos ambassades ou l'un de nos services culturels à l'étranger. Il faut donc mieux accueillir les meilleurs étudiants, les plus motivés, ceux qui ont un projet d'étude de haut niveau, mais aussi mieux les contrôler, dès le pays d'origine, pour s'assurer du sérieux et de la réalité des projets d'études. C'est le rôle qui incombe désormais aux Centres pour les études en France (CEF).

Une évaluation que nous venons de faire montre que l'articulation entre les CEF, qui sont chargés de l'examen pédagogique et linguistique des dossiers, et les consulats, qui sont chargés de la délivrance des visas proprement dits, fonctionne de façon satisfaisante. Nous sommes très satisfaits de la manière dont les CEF se sont développés et nous permettent de nous concentrer sur le travail régalien de délivrance des visas, à partir de l'examen préalable des CEF. C'est une très bonne approche.

Cette nouvelle procédure permet en outre d'alléger le travail des agents qui peuvent consacrer le temps gagné à autre chose, notamment la lutte contre la fraude documentaire.

Je souligne un point important : la transmission de tous les dossiers par les CEF aux services consulaires, quel que soit leur avis pédagogique, laisse aux consulats le soin de conserver toute leur capacité d'appréciation et toute leur compétence. Autrement dit, il est parfaitement imaginable qu'un dossier individuel qui n'aurait pas été jugé satisfaisant par un CEF soit néanmoins admis par un consulat, et réciproquement.

Les conclusions que nous portons à ce stade de la campagne « étudiants » 2005-2006 que nous avons conduite dans les cinq pays où les CEF ont déjà été mis en place -la Chine, le Vietnam, la Tunisie, le Maroc et le Sénégal- nous permettent de considérer que cette expérience a un impact positif auprès des autorités locales, que le système est bien accueilli par le public étranger étudiant, que les rapports entre les services culturels, les services consulaires et les CEF sont constructifs et que la demande baisse, sauf en Chine, ce qui démontre le rôle de filtre qualitatif qui est joué par les CEF.

Il reste bien sûr des difficultés : le poids des interventions locales, qui sont de toute façon une réalité incontournable, les avis divergents entre les universités françaises et les Centres d'études en France -certaines universités françaises n'ont pas exactement les mêmes intérêts que nous parce qu'elles souhaitent avoir le plus possible d'étudiants pour obtenir plus de moyens- et les problèmes d'accès aux dossiers des CEF par les consulats, ceux-ci prétendant, pour pouvoir porter un jugement, avoir accès à la totalité des informations et des dossiers transmis par les étudiants.

Tout cela ne remet pas en cause le bien-fondé de la réforme à laquelle nous avons pris une grande part. Le projet de loi sur l'immigration et l'intégration intègre d'ailleurs bien cette démarche puisqu'il prévoit la délivrance de plein droit d'un premier titre de séjour pour certains étudiants, ceux qui auraient rempli justement un certain nombre de ces conditions.

Ma quatrième et dernière remarque concerne la mise en oeuvre d'une politique de l'asile conforme aux engagements internationaux de la France en contrôlant mieux que par le passé les détournements de procédure.

Comme vous le savez, la politique de l'asile relève essentiellement du ministère des affaires étrangères et non pas du ministère de l'intérieur, contrairement à ce qui se passe chez nos principaux partenaires européens. Au sein du ministère des affaires étrangères, c'est la DFAE qui est en charge de l'asile et qui assure le pilotage ou la tutelle de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). C'est aussi le programme budgétaire dont j'ai la responsabilité qui assure les moyens budgétaires de l'OFPRA.

Comme le ministre l'avait dit très clairement à la tribune du Parlement au moment du débat sur la loi sur l'asile, en 2003, la politique de l'asile ne relève pas du contrôle des migrations, mais encore faut-il que les procédures de l'asile ne soient pas détournées par des migrants dont les motivations peuvent être économiques. Par exemple, des durées d'instruction trop longues encouragent les déboutés à se maintenir sur notre territoire après avoir épuisé toutes les voies de recours.

Nous nous félicitons d'une évolution marquante de ces dernières années : la chute confirmée des délais d'instruction de l'asile et de la demande d'asile proprement dite.

Nous avons vu en 2005 une nouvelle baisse de la demande d'asile globale de l'ordre de 10 %. Il y avait 59.038 dossiers en 2005 contre 65.614 en 2004, après un pic enregistré en 2003, 93.540 demandes dont 31.547 au titre de l'asile territorial, et en 2002 (79.053 demandes dont 18.276 au titre de l'asile territorial).

L'une des remarques qui me font conclure au succès de la réforme de l'asile, c'est que, contrairement à certaines prédictions, l'asile territorial et l'asile conventionnel ne se sont pas additionnés, sans quoi nous aurions dû, en 2004 et en 2005, avoir 20.000 ou 30.000 demandes supplémentaires.

Cette tendance reflète deux réalités différentes : une diminution importante des premières demandes d'environ 15 % (elles passent sous la barre des 50.000), mais une augmentation importante (environ 34 %) des demandes de réexamen. La proportion des demandes de réexamen, c'est-à-dire des déboutés qui demandent un deuxième examen, s'effectue à un rythme moins soutenu en 2005 qu'en 2004, qui avait été marquée par un triplement par rapport à 2003. C'était probablement l'effet du passage d'une loi à une autre et d'un régime de l'asile à un autre.

En 2005, seules les demandes d'asile en provenance d'Haïti, qui ont augmenté de 61 %, et de Serbie-Monténégro sont en augmentation.

Le délai total de traitement des demandes l'asile était supérieur à 18 mois en 2003 et en 2004, et il est actuellement inférieur à huit mois : 2,5 mois à l'OFPRA et un peu plus de quatre mois à la CRR. L'objectif demeure évidemment de traiter les demandes en six mois, délai au-delà duquel il devient plus difficile d'éloigner les déboutés.

Nous constatons également une moins grande « attractivité » de notre pays après l'entrée en vigueur de la réforme de 2003. Les procédures sont plus efficaces et plus rapides et l'OFPRA est devenu le guichet unique avec la fin de l'asile territorial. De même, la mise en oeuvre, à partir de l'été 2005, de la liste des pays d'origine sûrs aboutit également à des procédures accélérées, étant rappelé que chaque demandeur voit sa demande examinée en tant que telle individuellement.

Enfin, on note la stabilisation politique de plusieurs zones de crise : les Balkans, les Grands Lacs, l'Algérie. Ce deuxième facteur plaide pour une certaine prudence parce que la baisse de la demande d'asile est également, pour une part, conjoncturelle.

Dans ce contexte, sans remettre en cause l'économie générale de la loi, il est peut-être encore nécessaire de réfléchir aux moyens possibles d'améliorer notre dispositif : le souhait exprimé par le ministère des affaires étrangères de compléter notre liste nationale des pays d'origine sûrs ; la décision, qui a été prise lors de la réunion du Comité interministériel de contrôle de l'immigration du 29 novembre 2005, de ramener le délai de saisine de la Commission des recours des réfugiés d'un mois à quinze jours, en suivant d'ailleurs l'exemple de nos principaux partenaires dans ce domaine.

Voilà les quatre points que je souhaitais présenter devant vous, monsieur le président, en vous demandant de me pardonner d'avoir été un peu long. Je voulais être aussi complet que possible avant, le cas échéant, de répondre à vos questions.

M. Georges Othily .- Merci, monsieur le directeur. Effectivement, les quatre points que vous avez soulevés nous intéressent à plus d'un titre. Je donne la parole à M. le Rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur, vous avez évoqué tout à l'heure l'expérimentation en matière de visas biométriques en cours dans cinq consulats et sa généralisation prévue en 2008. En pratique, avez-vous déjà un bilan de la mise en place des visas biométriques dans les cinq premiers consulats ?

M. François Barry Delongchamps .- Nous avons choisi les consulats par rapport aux problématiques essentielles qu'il nous semblait devoir prendre en compte.

La première est la comparution personnelle, sachant qu'actuellement, seuls 40 % des demandeurs de visas comparaissent personnellement dans les services consulaires alors qu'avec la biométrie, sauf preuve contraire -et je ne l'ai pas encore trouvée- il risque d'être nécessaire d'accueillir 100 % des demandeurs, à part quelques personnalités très exceptionnellement. C'est une problématique considérable qui explique d'ailleurs les chiffres que je vous ai donnés tout à l'heure en ce qui concerne les budgets immobiliers. Si on passe de 40 à 100 % de comparutions personnelles, on change complètement les données du problème.

Sur les premiers postes, nous avons voulu évacuer cet aspect et c'est pourquoi nous n'avons retenu que des postes dans lesquels il y avait déjà une comparution pratiquement à 100 %, sauf dans le cas du consulat de San-Francisco, que nous avons choisi parce qu'il pose un double problème : à la fois un problème de géographie et d'éloignement et un problème concernant la comparution personnelle, les deux étant liés.

Il en est de même à Minsk, dont la circonscription est très étendue. Quant à Annaba, l'expérience est moins probante dans la mesure où seules sont touchées les personnes qui sont déjà obligées de se déplacer, mais non pas les VIP ou les personnalités, qui n'ont pas à se déplacer et pour lesquelles on ne change rien : il n'est pas prévu de relevés ni de captures d'empreintes.

L'expérience est incontestablement positive du point de vue du matériel, qui est tout à fait convivial. J'en ai fait l'expérience moi-même : il est tout sauf traumatisant, cela se passe extrêmement simplement, en ne prenant que deux à trois minutes, et cela fonctionne bien. Le personnel est formé sans problème et cela demande simplement un peu plus d'efforts, de temps et de travail parce qu'il faut accompagner les personnes et apporter des explications. Cela pose surtout le problème de l'accueil des 60 % de personnes qui ne viennent pas aujourd'hui.

L'autre conclusion, mais c'est moins à moi d'en parler, c'est que cela a du sens sous deux conditions qui seront vérifiées en vraie grandeur, sachant qu'il ne s'agit ici que d'expériences pilotes destinées à voir comment les choses fonctionnent.

La première, c'est que le système suive à la frontière : ce n'est pas la peine de relever des empreintes pour qu'il n'y ait pas de résultat, dans la mesure où on le fait pour contrôler les gens à la frontière. Nous avons eu une campagne d'explication auprès des autorités étrangères des pays concernés, auxquelles nous avons indiqué que nous avions un véritable souci de contrôle de nos frontières, mais, maintenant que ce souci a été exprimé et compris, il faut qu'il se passe quelque chose à la frontière.

La deuxième, c'est que, dans la mesure où nous sommes dans le cadre de l'espace Schengen, il est évident qu'à terme, cela n'aura de sens que si tous nos partenaires en font autant. C'est d'ailleurs prévu : il y aura une banque européenne des données biométriques ainsi que des terminaux nationaux. Il est important de savoir que seuls 20 % des étrangers viennent en France avec un visa obtenu dans un consulat de France et donc que 80 % -ce n'est pas compliqué à calculer- y viennent avec un titre de voyage qui n'a pas été vu dans un consulat de France. Nous ne maîtrisons donc pas vraiment toute la réalité de la circulation de l'étranger vers la France. Cependant, nous n'avons pas de doute sur la nécessité d'aller de l'avant.

L'étape suivante fait actuellement l'objet d'un projet de décret, qui devrait aboutir dans les semaines qui viennent et qui nous permettra, dès cette année, comme je l'ai dit tout à l'heure, d'équiper un certain nombre de consulats supplémentaires.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Dans le prolongement de ces expériences, il apparaît que l'une des portes d'entrée de l'immigration clandestine est le visa de tourisme de trois mois : la personne rentre de façon tout à fait régulière et ne repart pas. L'une des questions que se pose la commission d'enquête porte donc sur les moyens de contrôler les retours. De ce point de vue, le système du visa biométrique ou un autre système vous paraît-il efficace pour contrôler la sortie du territoire ?

M. François Barry Delongchamps .- Je ne suis pas tout à fait convaincu que le problème se pose à partir du visa de tourisme. Nous avons fait des enquêtes auprès de nos ambassades pour savoir combien de personnes reconduites avaient obtenu un visa touristique dans nos postes et cela nous a permis de constater que, parmi les reconduits, une population qui est supposée composée d'immigrants illégaux, ils étaient peu nombreux à avoir eu un visa. Nous avons donc un phénomène important d'entrées en France irrégulièrement et sans visa.

Evidemment, certaines personnes ont eu un visa et en ont abusé, c'est-à-dire qu'elles sont restées plus longtemps, mais, en moyenne, avec une marge d'erreur assez faible d'un pays à l'autre, on s'aperçoit qu'environ 20 % des étrangers qui sont reconduits dans leur pays ont eu un visa de tourisme et que les autres n'en ont pas eu. 80 % de l'immigration irrégulière ne vient donc pas des visas.

Je vais laisser la parole au sous-directeur de la circulation des étrangers pour qu'il vous parle du dispositif de rendez-vous au retour que nous avons mis en place, alors qu'aucun texte français ou communautaire ne nous y autorise, pour « encourager » les titulaires de visa à se présenter et à montrer leur bonne foi au retour. Je l'ai dit, aucun texte ne nous y autorise et il ne faut pas oublier un petit détail : aucun étranger n'est obligé de revenir dans son pays ou sa ville d'origine après avoir eu un visa français. Il a parfaitement le droit d'aller à l'autre bout du monde. Il sera peut-être pénalisé, mais c'est difficilement défendable devant un tribunal. Simplement, c'est une pratique que nous nous sommes imposée pour aller dans le sens de ce que vous dites.

M. Alain Le Seac'h .- Cette année, nous avons lancé une expérimentation dans une dizaine de postes qui nous avaient semblé plus significatifs en la matière : Bamako, Douala, Kinshasa, Nouakchott, Tunis, Le Caire, Yaoundé, Dakar, Islamabad et Tbilissi. Ce sont des postes dans lesquels les chiffres montrent qu'il y a un risque plus important qu'ailleurs.

Nous avons décidé de procéder au contrôle des retours sans le faire sur une base systématique, parce que c'était trop compliqué au stade actuel, en nous contentant de sélectionner les catégories cibles qui présentaient le plus de risques. En effet, on ne va pas demander aux VIP de se présenter.

Nous sélectionnons en particulier les primo-demandeurs, les bénéficiaires de visas touristiques, qui sont moins faciles à justifier que les visas d'affaires, et les demandeurs de certaines catégories que nous avons identifiées comme étant particulièrement à risques : les ascendants non à charge et les enfants d'âge scolaire.

Le contrôle s'effectue uniquement sur la base de la comparution personnelle, parce que l'expérimentation a montré que, si on voulait faire un contrôle par voie postale en demandant aux gens de produire des documents comme un passeport avec le cachet de sortie, celui-ci n'était pas sûr du tout. La seule façon d'effectuer le contrôle est donc que les gens se présentent eux-mêmes.

Certains de nos postes, pour faciliter les opérations, ont créé une base de données informatique.

Certaines catégories, comme vous l'imaginez, ne se présentent pas à ce type de contrôle : les personnes qui demandent des visas dits de circulation qui permettent à celles qui sont favorablement connues de faire plusieurs séjours pendant une durée déterminée à l'avance. Il est évident qu'elles ne feront pas l'objet de contrôles, mais il s'agit de catégories moins risquées que d'autres a priori.

L'expérimentation est en cours : nous n'avons pas les chiffres définitifs, mais je pense que, dans les prochaines semaines, nous aurons des chiffres plus précis qui nous permettront de voir si nous devons étendre l'expérimentation à d'autres postes ou si les postes qui ont été choisis jusqu'à présent sont suffisants.

M. Jean-Pierre Cantegrit .- Je voudrais d'abord me féliciter que la commission d'enquête entende M. Barry Delongchamps et ses adjoints. J'ai le plaisir, au sein de l'Assemblée des Français de l'étranger, de collaborer avec M. le directeur qui est en charge de l'assemblée de nos compatriotes expatriés, et nous avons beaucoup de séances de travail en commun.

Je voudrais aborder un sujet extrêmement délicat que j'ai déjà évoqué devant cette commission et aussi lorsque, en présence de M. Barry Delongchamps, M. Philippe Douste-Blazy a fait l'ouverture de l'assemblée générale de l'Assemblée des Français de l'étranger : l'accueil dans certains de nos consulats. Je serai très prudent dans mes propos car je sais combien il faut l'être dans ce domaine, mais j'ai fait part au ministre d'un certain nombre de plaintes, dont nous étions destinataires, sur l'accueil du personnel de certains consulats, j'ai cité notamment des consulats d'Afrique centrale, qui ne font aucune distinction entre les demandes et qui créent ainsi des incidents parfois regrettables avec des personnalités africaines, des étudiants qui veulent poursuivre leurs études en France et des hommes d'affaires qui se heurtent à certains problèmes de visas de circulation.

Je sais qu'il ne s'agit que de cas très particuliers, mais ils ont parfois un certain retentissement. Mon attention, en tant que sénateur des Français établis hors de France, est attirée sur ce genre d'incident. Elle l'a été tout récemment sur une demande de visa à Alger d'un homme d'affaires algérien très important, qui fait des investissements en France dans la région de Nîmes et qui ne pouvait pas obtenir de visa pour venir signer un contrat extrêmement important et favorable à notre pays.

Ma question n'est sans doute pas commode, monsieur le directeur, mais je voudrais savoir si, dans les instructions qui sont données par la DFAE, on pourrait demander au personnel non seulement un accueil courtois, ce qui est la moindre des choses, mais aussi un jugement un peu plus affiné en faisant une distinction, dans les demandes qui sont faites, entre celles qui correspondent à l'intérêt de notre pays et celles qui peuvent très normalement nécessiter certaines vérifications.

Voilà le sujet difficile que je souhaitais aborder, monsieur le président.

M. François Barry Delongchamps .- Je vais répondre assez longuement à cette question, monsieur le sénateur, parce qu'elle est effectivement à la jointure de toute la politique des visas. En effet, il ne s'agit pas seulement d'empêcher les étrangers de venir en France ; il s'agit aussi de les aider à venir en France, étant entendu simplement qu'il ne faut pas se tromper. Il faut arrêter les flux migratoires illégaux ou non souhaitables, mais il faut de toute façon accueillir tout le monde de manière convenable et digne.

L'accueil est effectivement une priorité dans tous les cas de figure. Il en est ainsi de la qualité de l'accueil, de la courtoisie et aussi d'une politique systématique visant à éviter les files d'attente dans la rue qui font du tort à l'image de la France et qui, de plus, donnent lieu à toutes sortes de trafics. Quand la demande excessive n'est que ponctuelle ou saisonnière, il faut la gérer dans le temps.

C'est pourquoi j'ai encouragé depuis trois ans les méthodes de prises de rendez-vous par téléphone. Il s'agit de directives non seulement pour les postes, qui n'en ont pas toujours l'habitude et qui voudraient pouvoir traiter les demandes selon les flux, mais aussi pour les personnes concernées, à qui on impose des rendez-vous à certaines heures en leur assurant que, ce jour-là, elles pourront être reçues convenablement, ce qui ne serait pas le cas la veille ou le lendemain. Cela impose à tout le monde une certaine discipline pour le bien commun.

A ce jour, quarante postes ont été dotés d'un système de rendez-vous par téléphone, souvent de façon informatisée, et cela a changé la vie d'un certain nombre de postes, à commencer par celui de Londres, sachant que c'est entre Londres et Moscou que la plus forte demande s'exerce.

Quant à votre deuxième question concernant l'accueil et l'instruction, il ne faut pas oublier que nous avons un problème de personnel. La Cour des comptes, il y a quelque temps, a identifié un déficit de 114 emplois dans les réseaux visas. Les restrictions budgétaires que nous gérons n'échapperont pas à ces considérations. Nous avons mis au point des ratios il y a quelques années : dans les pays à forte pression migratoire, le ratio est de 3 000 visas par agent et par an alors que, dans les pays plus faciles, il est de 4 500 visas par agent et par an.

Le nombre d'agents ne variant pas, il faut savoir qu'avec la loi sur la réduction du temps de travail, nous avons perdu d'un seul coup 9 % de notre force de travail, ce qui représente un certain nombre d'agents.

Cela n'a pas fait diminuer la demande de visas et cela a provoqué une pénurie qui ne peut se traduire que par une seule variable : le temps d'attente. Je n'ai pas l'intention de faire varier la vigilance ou la qualité du travail d'instruction et il n'est pas facile de jouer sur la demande elle-même, même si nous l'avons fait baisser. Nous avons fait baisser la demande, et non pas le nombre de visas délivrés, par l'instauration des droits de frais de visa en 2003. Cela dit, refuser ou accorder un visa prend autant de temps. Par un certain nombre de moyens, nous avons ainsi réussi à gérer ce passage à la RTT, sachant que nous avons eu moins d'emplois et non pas plus.

L'autre voie est une politique générale de l'accueil qui vient de Paris et qui passe par des instructions, des explications et une conception générale. Toute politique doit pouvoir s'exprimer et non pas être cachée et cette politique est donc claire : il y a deux catégories de demandeurs de visa.

La première regroupe ceux dont nous souhaitons encourager la venue en France. La biométrie permettant une procédure accélérée, il faut que nous soyons beaucoup plus généreux que nous ne le sommes en matière de visas de circulation qui, comme l'a dit M. Le Seac'h, n'ont pas à être renouvelés tous les trois mois mais qui permettent, pendant une période de deux, trois, quatre, voire cinq ans de circuler, et non pas de s'établir, aussi souvent qu'on le souhaite, avec des séjours qui ne doivent pas durer plus de quelques semaines d'affilée.

Pour ce faire, il faut que tous les services de l'ambassade, les grandes entreprises et tous les partenaires du poste jouent le jeu en fournissant des listes d'attention positive, parce que le consulat tout seul ne peut pas inventer les noms des gens qu'il faut traiter de façon privilégiée.

Je dis aux hommes d'affaires et à tous les gens que je vois qu'au lieu de se plaindre a posteriori sur les conditions dans lesquelles telle personne a été accueillie, ils auraient été bien inspirés de prévenir le consulat de son arrivée et de s'en porter garant, ce qui aurait fait gagner du temps à tout le monde. Il faut donc absolument que ces listes d'attention positive soient établies et régulièrement mises à jour.

En Afrique, à la suite du discours du président de la République à Bamako, notre politique s'inscrit dans ce cadre. Ceux que nous appelons les acteurs de nos relations et de nos échanges doivent bénéficier de conditions d'accueil et d'attribution de visas satisfaisantes, étant entendu que l'on fait entrer dans cette catégorie tous les artistes, étudiants, professeurs et chercheurs, mais qu'il ne faut évidemment pas se tromper : ce sont forcément des personnes qui sont identifiées comme des acteurs réels de nos relations.

Quant à la deuxième catégorie de demandeurs, ce n'est pas nous qui souhaitons favoriser leur venue en France mais eux -c'est tout à fait légitime et nous n'avons pas à porter de jugement sur ce point- qui veulent venir en France pour telle ou telle raison. Bien entendu, il faut instruire ces demandes avec toute l'équité et la rigueur que les textes nous demandent. Il ne faut pas oublier que les instructions consulaires communes de Schengen prévoient très clairement qu'en cas de doute sur le risque migratoire, on refuse le visa alors qu'il n'est pas vraiment dans la tradition de l'administration française que le doute joue contre et non pas en faveur d'une demande ; j'ai parfois du mal à convaincre certains fonctionnaires sur ce point. Là aussi, il faut gérer l'attente et l'accueil de manière convenable par un système de prises de rendez-vous dont j'ai parlé.

Cette politique fait l'objet d'instructions écrites et de circulaires. Comme dans toute matière humaine, cela prend quelques mois et c'est délicat, notamment du point de vue des relations internationales : on ne peut pas toujours agir de manière systématique et brutale, il faut s'adapter aux réalités locales et à nos intérêts diplomatiques et commerciaux qui exigent parfois des ménagements et des examens au cas par cas, mais c'est notre politique. Elle fait l'objet de circulaires de ma direction que j'ai signées et j'ai aussi rencontré les chefs de poste principalement concernés.

Je résume notre politique : un accueil très important qui est lié à des difficultés en termes de moyens, en particulier humains, une vigilance en matière de sécurité et une distinction assez claire entre un certain nombre de catégories de personnes que nous voulons favoriser ou que nous voulons traiter convenablement.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai deux questions supplémentaires à vous poser.

En ce qui concerne tout d'abord les accords de réadmission conclus par la France avec les pays voisins de collectivités ou départements d'outre-mer, je pense en particulier au Brésil, au Surinam et au Guyana, mais nous pouvons évoquer aussi les Comores, les choses sont-elles enclenchées, comment fonctionnent-elles et avez-vous des éléments particuliers à nous indiquer sur ce point ?

Ma deuxième question concerne la Guyane. Lorsque nous y étions, il nous a été dit qu'un consul ou un consul honoraire du Guyana devait s'installer prochainement à Cayenne. Où en est-on à ce sujet ?

M. François Barry Delongchamps .- Je vais donner la parole à Mme Edet pour qu'elle vous réponde sur le fond, mais sachez qu'en ce qui concerne la présence d'un consul du Guyana à Cayenne, nous sommes intervenus auprès de la préfecture pour faciliter cette opération qui nous paraît une très bonne chose.

Mme Isabelle Edet .- Un accord a été signé avec le Brésil et il est en vigueur depuis le 28 mai 1996. Cet accord fonctionne et il donne satisfaction.

En ce qui concerne le Guyana, l'accord n'est pas encore signé, mais la visite du ministre délégué au tourisme, M. Léon Bertrand, en novembre 2005, avait pour objectif d'établir un climat de confiance afin de conclure cet accord et de faire comprendre à la partie guyanaise que l'absence de signature de cet accord n'empêchait pas de coopérer en matière de reconduites.

Des fonctionnaires de police français et guyaniens se sont rencontrés récemment pour mettre au point le protocole d'application du futur accord afin que tous les points soient déblayés et négociés avant la signature formelle.

En ce qui concerne l'accord de réadmission avec la Dominique, le projet a été transmis à la partie dominiquaise. Les Dominiquais demandaient des contreparties en matière de facilités d'entrée pour leurs ressortissants et il y avait des réticences du ministère de l'intérieur. Finalement, celles-ci ont été levées et il a été accepté que, pour des séjours très courts, les Dominiquais entrent sans visa. C'est une contrepartie et, comme monsieur le directeur le disait tout à l'heure, le problème de ces accords de réadmission, c'est que, bien souvent, l'autre partie n'est pas demandeuse et qu'il faut un peu l'appâter, d'une certaine façon.

Cela présente donc des difficultés, mais on peut le faire en étant très strict sur les facilités qui sont données. Ce seraient des visas de très court séjour, de l'ordre d'une quinzaine de jours, ciblant des populations très particulières, telles que les groupes scolaires qui participent à des échanges. Il y a donc moyen d'obtenir des contreparties qui ne sont pas trop coûteuses.

Nous avons la même demande de contrepartie de la part de Trinité-et-Tobago et de la Barbade.

En ce qui concerne la mise en oeuvre des accords et le projet d'ouverture d'un consulat du Guyana, les choses progressent puisqu'une personne a été identifiée pour tenir ce rôle de consul honoraire. Cette personne possède la double nationalité, elle agrée aux deux parties et nous n'attendons plus que la présentation formelle d'une demande officielle du gouvernement du Guyana pour ouvrir le consulat.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Merci, madame. Nous n'avons pas évoqué le problème du co-développement et de nos relations avec l'ensemble des territoires qui entourent nos collectivités d'outre-mer. Vous avez sans doute un rôle important à jouer dans ce domaine. Pouvez-vous nous en parler, notamment en ce qui concerne les Comores, la pression sur Mayotte étant très forte, et aussi en ce qui concerne le Surinam ?

M. François Barry Delongchamps .- Le co-développement est souvent l'une des solutions à terme. Au départ, nous avons une immigration économique suscitée par la pauvreté, les personnes cherchant non seulement du travail, mais aussi des soins et toutes sortes de choses. Il est certain que le développement est la réponse la plus intelligente et, à terme, la seule qui devrait être satisfaisante, plutôt que d'ériger des frontières. Avec Melilla, on a franchi un cap : nous avons tous senti, devant ces grillages, que nous étions arrivés à un moment nouveau et décisif.

Pour les Comores, il ne s'agit pas seulement d'un développement économique ou même sanitaire. Comme je l'ai dit quand j'ai été auditionné par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le cas de Mayotte, nous assistons à une francisation rampante de la population de l'archipel, entre la population de l'archipel qui vit en France et qui est considérable et la population du pays : imaginez qu'un tiers de la population française s'installe dans un seul autre pays ! Du fait du droit du sol, nous allons déjà, à terme, vers une francisation d'un tiers à un quart de la population de l'archipel.

La fraude ou les dysfonctionnements locaux de l'état civil aboutissent également à une francisation et on voit bien qu'aller à Mayotte, étant donné les risques considérables que courent les gens qui traversent le bras de mer pour s'y rendre est, pour les Comoriens, presque un pis-aller par rapport à un projet d'immigration en métropole.

Dans le cas des Comores, c'est tout le problème de l'état civil qui se pose. En fait, il se pose non seulement pour les Comores mais pour nous. Etant donné le nombre de mariages, la multiplication des échanges et la mondialisation, je me pose des questions, alors que notre service central de l'état civil est un modèle du genre à l'échelle mondiale. De façon indirecte, je suis chargé probablement de la plus grande mairie du monde avec ce service central, sans parler des actes historiques. Nous pouvons être fiers de notre système et je crois qu'en plus, il s'y attache une grande partie de la citoyenneté française.

Cela dit, nous ne pouvons que nous interroger sur les risques, pour notre propre état civil, de la dégradation de l'état civil d'un très grand nombre de pays partenaires. C'est une question que l'on ne s'est pas encore sérieusement posée. Il y a deux solutions.

Dans une première hypothèse, on peut décider de baisser les bras en se disant que ce n'est pas tenable ou, au contraire, on s'occupe d'organiser et de réformer l'état civil de nos partenaires les plus fragiles. C'est le cas, bien entendu, des pays que vous avez cités.

Le co-développement ne consiste pas seulement à creuser des puits ou à s'occuper des pays de rebond qui, eux-mêmes, souffrent de l'immigration de pays plus pauvres qu'eux ou qui sont sur le trajet d'une immigration tournée vers l'Europe. C'est aussi dans le cadre de la gouvernance de ces pays que se joue une grande partie de la problématique. Cela va donc très loin.

En dernière analyse, une fois que nous avons dit tout ce que nous disons depuis une heure sur les visas, les contrôles et la réforme de telle ou telle législation, tout ce qui relève d'une attitude défensive, il faut trouver une contre-offensive.

C'est un peu le phénomène de la physique des fluides : si on est efficace sur les visas, la pression va augmenter, pour contourner cette efficacité, sur les mariages ou un autre maillon.

Comme, finalement, l'efficacité du dispositif se vérifiera à la solidité du maillon le plus faible, nous allons passer notre temps, comme le petit Hollandais, à aller d'un trou à l'autre de la digue.

A terme, on sent bien que la réponse est là-bas. Il faut que ces pays trouvent en eux-mêmes une gouvernance, un développement et des raisons de fixer les populations qui ne viennent chez nous que parce que, à titre individuel, elles imaginent que c'est leur salut. Je pense d'ailleurs que nous aurions probablement le même raisonnement si nous étions à leur place.

Il faut donc un co-développement bien compris et bien construit, non pas de manière homéopathique, en pensant à la gouvernance. Je pense beaucoup à l'état civil, évidemment, parce que c'est l'une des difficultés actuelles et que la solution ne passe pas par une simple mesure défensive. C'est plus facile à dire qu'à gérer, mais ce n'est pas la direction des Français de l'étranger qui peut maîtriser cet extraordinaire chantier.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je sais, monsieur le directeur, que vous êtes également en charge des étrangers en France. Je vais donc approfondir la question : quel est le sentiment, aujourd'hui, de l'importante communauté comorienne, qui se situe à Marseille ou sur le territoire national, à l'égard de ce qui se passe sur son propre territoire ?

M. François Barry Delongchamps .- Je ne suis ni le directeur de la population et des migrations, ni le représentant du ministère de l'intérieur. Nous ne nous occupons des étrangers en France que sous l'angle d'un certain nombre de problématiques : en cas de crises, d'élections, d'éloignements ou de catastrophes, nous assurons la liaison avec les autorités françaises concernées. Il en est de même, bien sûr, pour la circulation et l'asile. Nous sommes au contact des représentations diplomatiques et consulaires et, à ce titre, nous pourrions très bien nous interroger par l'intermédiaire de leurs consulats, mais nous n'avons pas d'antennes sur le territoire français qui relève du rôle des ministères.

Je n'ai donc pas de réponse à votre question.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je souhaiterais faire une dernière réflexion au sujet des gens qui entrent en situation régulière avec un visa de tourisme et qui restent sur le territoire, ce que vous nous avez dit étant en contradiction avec ce que nous avons entendu jusqu'à maintenant. Cela « interpelle » la commission d'enquête et si vous aviez, de ce point de vue, une étude ou un document qui puisse nous éclairer, cela nous serait tout à fait utile.

M. François Barry Delongchamps .- Le ministre vous avait déjà donné des indications en ce sens lors de son audition. Il est effectivement un peu rapide de considérer que seule la politique des visas peut être invoquée, et ce dans les deux sens, sachant que ce n'est pas la seule qui est pertinente, ce qui se passe à la frontière ayant une certaine importance dans l'arrivée ou la non-arrivée des étrangers en France. Nous vous fournirons ces chiffres. Cela dit, il faut être prudent car nous les établissons en ce moment petit à petit et poste par poste. Il s'agit, par rapport aux personnes qui sont éloignées du territoire, de vérifier localement combien ont reçu un visa dans un consulat de France.

Merci beaucoup de votre accueil, monsieur le président.

M. Georges Othily, président .- C'est nous qui vous remercions, monsieur le directeur.

Audition de M. Philippe ETIENNE,
directeur général de la coopération internationale
et du développement au ministère des affaires étrangères,
M. Jean-Christophe DEBERRE, directeur des politiques de développement, M. Jean-Claude KOHLER, en charge du bureau Afrique-Océan indien,
et Mme Sarah LAHMANI, chargée de mission à la direction
des politiques de développement
(1er mars 2006)

Présidence de M. Christian DEMUYNCK, secrétaire

M. Christian Demuynck, président .- Mesdames et messieurs, vous allez être entendus par la commission d'enquête sur l'immigration clandestine.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Philippe Etienne, Jean-Christophe Deberre et Jean-Claude Kohler et Mme Sarah Lahmani prêtent serment.

M. Christian Demuynck, président .- Je vous propose que nous commencions cette audition par un exposé liminaire, après quoi le rapporteur vous posera un certain nombre de questions et mes collègues seront amenés à vous demander des précisions sur votre intervention.

M. Philippe Etienne .- Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, je sais que vous avez déjà auditionné beaucoup de personnalités et je m'efforcerai donc d'être assez bref dans mon propos liminaire qui portera sur l'aide au développement et sur ses liens avec l'immigration. Vous avez déjà reçu par écrit les éléments de réponse aux questions que vous avez bien voulu me poser. En tant que directeur général de la coopération internationale et du développement, j'ai la responsabilité du programme LOLF « Solidarité à l'égard des pays en développement », qui fait partie de la mission interministérielle « Aide publique au développement ».

Je suis accompagné de M. Jean-Christophe Deberre, directeur des politiques de développement, et de sa collaboratrice, Mme Sarah Lahmani, chargée du dossier immigration et développement, ainsi que de M. Jean-Claude Kohler, coordonnateur géographique pour la coopération avec l'Afrique du sud-est, puisque cette région nous intéresse particulièrement.

En matière d'aide au développement, la France joue un rôle directeur, comme nous l'avons vu encore ce matin avec la conférence sur les financements innovants du développement organisée à l'initiative du Président de la République. La France est effectivement le premier pays en pourcentage de son revenu national brut consacré à l'aide au développement parmi les pays du G8, mais cela ne veut pas dire que nous avons trouvé les meilleures recettes en matière de conciliation entre politique migratoire et politique d'aide au développement. Cela veut dire en revanche, parce que la France a une forte expérience et une grande ambition pour l'aide au développement de l'Afrique, que nous avons déjà exploré depuis de nombreuses années ce lien entre migrations et développement.

Les événements des derniers mois, notamment ce qui s'est passé autour des présides espagnols de Ceuta et Melilla, ont de nouveau focalisé l'attention de l'opinion publique sur ce thème. D'où une série de conférences et d'exercices cette année. Nous avons nous-mêmes relancé, au sein de notre direction, un réseau d'experts sur le thème « migrations et développement », mais cela fait déjà des années que la coopération française s'est demandée comment, en favorisant le développement des pays de départ des migrants, nous pouvions travailler de manière plus efficace sur ce lien.

La réponse la plus concrète qui a été apportée depuis une dizaine d'années, c'est-à-dire depuis la table ronde réunie à Kayes sous la présidence de M. Godfrain, alors ministre de la coopération, est ce qu'on appelle le co-développement, dans lequel la France a joué un rôle pilote qui intéresse de plus en plus de pays et qui a d'abord donné lieu à un projet du fonds de solidarité prioritaire au Mali, lui-même récemment doublé de nouveaux projets du fonds de solidarité prioritaire aux Comores et au Sénégal.

Des projets ont également été lancés avec l'Agence française de développement au Maroc. Plus récemment, nous avons ouvert un nouveau projet du fonds de solidarité prioritaire concernant, cette fois, les pays d'Afrique sub-saharienne, les zones de solidarité prioritaire, ainsi que le Vanuatu, Haïti et l'Ethiopie.

Ces projets, dont le bilan et les budgets figurent dans le dossier qui vous a été remis, ont permis en particulier de travailler sur le développement local des régions de départ en mobilisant les différentes diasporas (par exemple la diaspora malienne, qui est très active en France), qui sont organisées sous la forme d'associations. Nous avons donc pu financer des projets de développement local et des projets de réinsertion professionnelle de migrants revenus au pays avec une structure d'accompagnement et de conseil pour le développement de ces petits investissements.

Dans un deuxième temps, nous avons commencé à travailler sur le concept des diasporas scientifique, technique et éducative, c'est-à-dire sur le retour de l'intelligence et non pas seulement des personnes, en utilisant la compétence des communautés, notamment africaines, qui sont en France pour aider le développement de leur pays d'origine. Nous venons de lancer un programme sur ce thème et nous réfléchissons notamment à la multiplication de la technique dite des doubles chaires qui permet à un Français d'origine africaine, par exemple, ou à un Africain établi en France et disposant d'un haut niveau de formation d'occuper simultanément une fonction en France et une fonction dans son pays d'origine et, ainsi, de contribuer de manière très efficace à la montée en puissance des capacités scientifiques et technologiques dans son pays d'origine afin de développer plus généralement la capacité de développement économique et social de ce pays.

Nous avons également multiplié les coopérations universitaires avec les pays d'Afrique. Les résultats en sont mitigés, mais nous avons réussi à créer des lieux d'excellence, notamment des écoles de formation technologique entre les Etats comme les écoles du groupe Eier-Etsher à Ouagadougou, qui forment des spécialistes de génie hydraulique et de développement rural afin de promouvoir le développement sur place à partir de compétences et d'élites locales universitaires et économiques. J'évoque ces initiatives parce que nous envisageons de les relancer et de les moderniser.

Comme je l'ai dit, le co-développement est désormais l'objet d'une véritable curiosité et d'un grand intérêt de la communauté des donneurs occidentaux. Nous sommes souvent interpellés pour faire part de notre expérience et pour la partager avec d'autres pays et cette notion de co-développement sera certainement l'une des plus regardées lors des conférences dont je parlais et qui auront lieu cette année, soit dans le cadre des Nations-Unies, soit dans des cadres ad hoc comme la conférence que le gouvernement belge a prévu de réunir à la mi-mars et à laquelle se rendra Mme Brigitte Girardin, ministre déléguée à la coopération.

Aujourd'hui, nous devons concentrer notre action dans trois domaines en liaison avec la problématique des migrations : la question du transfert des économies des migrants, la question du retour des compétences et celle du développement local des régions d'émigration.

Le transfert des migrants représente, à l'échelle du monde entier, comme nous l'avons encore entendu ce matin dans le cadre de la conférence de Paris, une somme d'environ 100 milliards de dollars par an, autant que l'on puisse le mesurer parce que les évaluations sont assez divergentes, c'est-à-dire à peu près trois fois le montant total de l'aide publique au développement. Ce sont des ressources dont seule une petite partie est affectée au développement économique et social au sens strict.

Dans le monde, toute une série d'expériences sont tentées pour mobiliser ce capital d'une manière plus efficace. Nous l'avons fait nous-mêmes à une petite échelle dans le cadre des projets de co-développement que j'ai déjà mentionnés, mais on peut citer d'autres expériences très intéressantes comme celles qui sont menées entre l'Espagne et l'Equateur ou entre le Mexique et les Etats-Unis. Ainsi, les autorités mexicaines, pour un dollar réinvesti par émigré mexicain aux Etats-Unis, se sont engagées à verser deux autres dollars, un dollar des autorités fédérales mexicaines et un dollar des autorités locales ou régionales mexicaines. Les Espagnols, de leur côté, travaillent sur des systèmes de coopération entre organismes de crédit. En France aussi, plusieurs études ont été faites, y compris au sein du Parlement français, comme vous le savez sans doute, et plusieurs propositions ont été avancées.

Même si ce n'est pas de l'aide au développement au sens strict puisqu'il s'agit de flux privés et non pas publics, c'est-à-dire que ce n'est pas de l'aide publique au développement, c'est un domaine extrêmement important qu'il faut creuser. Il ne s'agit pas de dire à une personne privée d'investir son argent d'une manière ou d'une autre puisque cela reste son choix personnel, mais on peut faciliter ces transferts, en abaisser les coûts, mobiliser cette épargne dans des dispositifs de co-financement, faciliter l'accès des personnes concernées à l'intermédiation bancaire, etc. On voit bien là tout ce que l'on peut mettre en place.

Le retour des compétences que nous avons déjà commencé à mettre en place est aussi une piste à explorer pour l'avenir. Je me situe ici dans la suite de ce que nous avons déjà commencé à développer au plan de la coopération française. Je mentionnerai l'initiative qui a été prise autour de l'Institut de la Banque mondiale par un certain nombre de personnalités de la diaspora africaine. Il s'agit de créer sur le continent africain, à l'exemple de ce qui s'est fait en Inde, des instituts de sciences et de technologie. Cette initiative a été baptisée du nom de Nelson Mandela et nous avons décidé d'y participer, dans la mesure du possible et de nos moyens, en partant des écoles régionales inter-Etats qui sont déjà anciennes, mais qui sont des pôles régionaux d'excellence et dont j'ai déjà parlé en citant l'exemple des écoles de Ouagadougou.

L'apport positif, en la matière, est évidemment le réseau international et l'adaptation des formations, mais aussi la possibilité d'aider les étudiants sortant de ces écoles à créer des entreprises, c'est-à-dire à créer sur place directement de la plus-value. De ce point de vue, les compétences, par exemple africaines, qui existent en France sont extrêmement précieuses sous forme de doubles chaires, par exemple, pour assurer, par des allers-retours entre les pays d'origine et la France, une fonction d'encadrement et d'élévation du niveau des études et de la recherche.

Dans le même ordre d'idée, nous sommes en train d'expérimenter des téléformations et des formations supérieures à distance, notamment dans le domaine médical, puisque l'un des domaines les plus sérieux qui, dans certains cas précis, expliquent une partie des migrations des cerveaux est le domaine de la santé, avec en particulier le manque de médecins et d'infirmières.

Pour ces différentes pistes, qui sont tantôt des projets déjà en cours, tantôt des projets auxquels nous réfléchissons, nous nous appuyons en particulier sur un opérateur, même s'il s'agit aussi parfois de projets bilatéraux : l'Agence universitaire de la francophonie, qui a développé une expérience intéressante en matière de développement des pôles régionaux et de campus numériques.

Le troisième domaine fondamental, c'est le développement local. C'est également une chose que nous faisons déjà, à la fois dans l'aide au développement général et dans le co-développement, à travers le développement de régions comme Kayes, au Mali, Anjouan aux Comores ou la région des Nippes dans le sud-ouest d'Haïti, régions d'où nous proviennent sinon le plus grand nombre, du moins un très grand nombre de migrants vers Mayotte, la Guadeloupe, la Guyane ou la métropole. Manifestement, nous n'avons pas encore trouvé des solutions puisque nous continuons d'observer ce phénomène, mais nous sommes décidés à multiplier les moyens, autant que notre situation budgétaire nous le permettra, et les projets de plus en plus ciblés sur les secteurs qui nous paraissent les plus importants à cet égard.

Ces projets concernent les trois secteurs fondamentaux suivants :

- le développement de productions locales, notamment agricoles, et d'activités ;

- la santé et l'éducation ;

- la formation professionnelle.

Nous poussons ainsi un certain nombre de projets avec l'Agence française de développement, notamment au Mali et aux Comores, mais nous aurons peut-être l'occasion d'en reparler si vous souhaitez poser des questions plus précises sur ces sujets.

Voilà les quelques indications que je tenais à vous apporter. Je ne sais pas du tout si j'ai réussi à situer mon propos introductif dans le champ de l'intérêt de votre commission, mais cela permettra peut-être d'amorcer quelques échanges.

M. Christian Demuynck, président .- Merci. Cela va tout à fait dans le sens que nous souhaitions. Je vais demander au rapporteur s'il a quelques questions à vous poser.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur, c'est surtout sur le troisième point que vous avez évoqué que je souhaite insister : le développement local. Notre sujet concerne l'immigration clandestine. Notre territoire est attractif en métropole et en outre-mer de par la qualité de ses services, de son fonctionnement et de son niveau de vie, pour simplifier les choses, et nous avons constaté très clairement, singulièrement à Mayotte, que les grands Comoriens et les Anjouanais, notamment, venaient en France parce que c'était beaucoup mieux que chez eux, ce qui n'est pas difficile.

Indépendamment du traitement de l'immigration clandestine en tant que telle, le co-développement est inévitablement la piste qui doit être approfondie pour les années qui viennent. Pouvez-vous nous dire de façon pratique et en détails comment celui-ci est envisagé sur l'Océan indien ? Avez-vous participé à la conférence des bailleurs de fonds avec les engagements pris par l'Etat français pour la période 2006-2009 ? Comment les choses peuvent-elles se faire concrètement et dans quel délai ? Je pose cette question car nous sentons une urgence pressante.

Cela peut être vrai aussi, dans des conditions différentes, en Guyane avec les voisins du Surinam et, bien sûr, d'Haïti, où la pression est très forte.

J'aurais aimé avoir des explications plus précises sur la façon de faire et sur les délais dans lesquels cela va s'engager. Je ferai une observation pour terminer : un certain nombre de nos collègues ont avancé l'idée que la coopération aille assez loin, à l'instar de ce que font les Chinois dans les Comores, où ils font eux-mêmes les choses et donnent les clefs une fois que tout est terminé afin d'être certain qu'il se passe quelque chose. Quel est votre point de vue sur cette idée qui a traversé la commission à un certain moment ?

M. Philippe Etienne .- Je répondrai à votre dernière question à la fin de ma réponse pour me laisser le temps d'y réfléchir parce qu'elle n'est pas facile.

En ce qui concerne ce que nous envisageons en particulier dans l'Océan indien (vous avez raison de dire que la chose peut aussi se présenter vis-à-vis du Surinam et d'Haïti, mais il est vrai que l'attention s'est focalisée ces derniers temps sur les Comores, et en particulier sur Anjouan), nous avons décidé d'accélérer les projets et de les augmenter. Je n'étais pas moi-même à la conférence des bailleurs de fonds, mais nous y étions représentés et notre ambassadeur, M. Christian Job, était évidemment présent. Nous avons un plan bilatéral et européen très ambitieux, même s'il est à l'échelle du pays.

En fait, il ne suffit pas d'apporter de l'argent, comme vous l'avez bien rappelé dans votre dernière question, mais de réaliser les projets et de vérifier que la capacité « d'absorption », comme on dit, aboutit à la réalisation des projets qui ont été mis au point au début.

Nous avons demandé à l'Agence française de développement (AFD) de développer en priorité un projet « santé », compte tenu de la pression sur notre hôpital à Mayotte. En particulier, nous avons décidé de développer les capacités sanitaires à Anjouan. Nous aurons aussi l'occasion de développer très rapidement des projets tournant autour de la capacité de productions agricoles, notamment sur l'île d'Anjouan. Nous avons prévu, essentiellement sous forme de dons, pour l'aide bilatérale, une somme de 40 millions d'euros sur cinq ans, soit une augmentation très importante des concours de l'Etat français au Comores ces dernières années.

Jean-Claude Kohler va vous apporter des précisions complémentaires.

M. Jean-Claude Kohler .- Vous avez demandé des précisions sur l'ensemble de ce qu'on peut faire, en particulier aux Comores, pour lutter contre les phénomènes de flux migratoires en direction de Mayotte, mais une partie de votre question concerne également ce que nous nous apprêtons à faire dans l'immédiat.

Dans l'immédiat, c'est par le biais de l'intervention de l'AFD que nous allons intervenir dans deux secteurs, plus particulièrement à Anjouan : le secteur de la santé et celui du développement rural.

Dans le secteur de la santé, un appel d'offres a été passé le 27 février dernier pour faire livrer en juin l'étude de faisabilité d'un programme « santé » au bénéfice des Comores pour un montant de 10 millions d'euros. Ce programme fera ensuite l'objet d'une décision de l'AFD dans le courant du dernier trimestre 2006 en Comité des Etats étrangers. C'est le projet le plus important qui se met en place en matière de santé.

J'ajoute qu'à la fin du mois de mars, un médecin de la DDASS de Mayotte est requis pour compléter une mission d'identification à Anjouan, sachant qu'à la suite de cette mission, l'AFD prendra une décision de faible montant, ce qui permettra, dans les mois qui viennent et, en tout état de cause, avant le mois de juin, d'affecter un médecin à l'hôpital de Domoni, sur Anjouan, et de participer à l'équipement en matériel des structures sanitaires de l'île.

Quant au développement rural, en novembre 2005, toujours au Comité des Etats étrangers, une décision de l'AFD a entériné un projet de renforcement et de diversification agricole pour un montant de 3 750 000 euros. Une convention de financement a été transmise la semaine dernière aux autorités comoriennes qui ont répondu et elle devrait être signée la semaine prochaine, au retour de notre ambassadeur en poste à Moroni. Ce projet va donc démarrer.

M. Philippe Etienne .- J'en viens à votre seconde question, monsieur le rapporteur (sur laquelle, si vous en êtes d'accord, M. Deberre pourra apporter aussi un complément), qui porte sur le mode de coopération et sur la manière de s'assurer que les projets que l'on développe se réalisent bien dans les délais et avec les suites concrètes qu'on en espère.

C'est une question un peu délicate pour nous parce que, traditionnellement, la coopération française était connue pour faire trop de substitutions, une critique qui est apparue au fil des ans. Il est vrai que nous avons abandonné petit à petit cette façon de faire et que, d'une certaine manière, la réforme de la coopération française décidée en 2004 en confiant à l'Agence française de développement la gestion de l'aide française à des projets entrant dans des domaines comme la santé, l'éducation ou le développement rural a consacré l'« abandon » de la technique de substitution, puisque l'AFD passe désormais systématiquement par le gouvernement bénéficiaire ou ses représentants qui passent eux-mêmes des appels d'offres. Les contrôles nécessaires sont évidemment effectués par l'Agence et les autorités françaises, notamment les ambassadeurs, qui ont un rôle de surveillance, de coordination et d'animation de toute l'équipe française pour l'aide au développement.

Malgré tout, nous donnons la main -c'est la vulgate de l'aide au développement de toute la communauté occidentale et de toutes les institutions multilatérales- aux pays bénéficiaires. C'est ce qu'on appelle l'appropriation et cela a fait l'objet, au Forum de Paris sur l'aide au développement, qui s'est réuni en mars 2005, de toute une série de déclarations.

Cela étant, cela ne signifie malheureusement pas que la question ne se pose pas. On le voit bien dans des domaines comme la santé. Moi-même, lors d'un bref passage à Moroni, il y a quelques mois, j'avais noté combien il était absolument essentiel de maintenir une coopération directe et non pas seulement d'assistance aux pays bénéficiaires dans le domaine, par exemple, de la formation des infirmières et la formation médicale. Si ma mémoire est bonne, c'était une Française qui assurait l'unique ou l'une des rares formations d'infirmières non pas à Anjouan mais sur la grande Comore. Il en est de même, dans l'exemple mentionné par M. Kohler, pour les médecins que nous devons impérativement maintenir dans les structures hospitalières.

Ce n'est pas tellement dans les cadres de notre coopération d'aujourd'hui et il faudra donc que nous trouvions des modes de travail qui nous permettent de maintenir une certaine présence permanente, notamment dans le domaine de la santé, mais on pourrait le dire dans d'autres domaines.

Faut-il aller jusqu'à la manière de faire de la Chine, qui est le nouvel acteur, avec quelques autres, du développement africain, qui est très présente et qui livre clef en main des bâtiments ? Le fait de livrer clef en main un bâtiment n'assure pas qu'il fonctionne bien ensuite...

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Nous sommes d'accord.

M. Philippe Etienne .- Je vous donne ici une description empirique et une impression plus qu'une statistique, mais il semble que beaucoup de Chinois viennent en Afrique pour les chantiers et en repartent tous immédiatement après. Il faudra donc voir ce que cela donne dans la durée.

Quant à la bonne réalisation puis la maintenance, y compris humaine, c'est-à-dire la maintenance matérielle des équipements mais aussi la formation continue des personnels affectés à ces équipements ou à ces services que nous ouvrons grâce à notre aide au développement, ce sont effectivement des questions très importantes et pas forcément très faciles.

M. Jean-Christophe Deberre .- Sur les Comores, nous avons une expérience intéressante de modification de l'aide, à la fois parce que toutes les leçons ont été tirées du fait que la situation s'affaissait sérieusement à partir du moment où l'environnement politique et la gouvernance générale de l'archipel étaient dégradés et parce qu'au fond, l'effort renouvelé que nous pouvons faire se situe dans un contexte politique et diplomatique visant à reconstituer une vie homogène au sein de l'archipel, malgré les aléas que le processus pourra connaître, avec un aval de la communauté internationale qui a été marqué lors de la conférence de Maurice, dans laquelle la France a pris toute sa part.

Par ailleurs, comme l'a dit monsieur le directeur général, deux éléments montrent que le succès pourrait être un peu mieux garanti.

Le premier est une approche géographique intégrée : nous travaillons sur Anjouan, l'île d'émigration, puisqu'elle est la plus proche de Mayotte, sur les questions d'emploi, de santé et d'éducation, ces dernières étant suspendues à l'accord que nous avons avec la communauté internationale sur le sujet.

Le deuxième, c'est qu'il s'agit bien d'un pays où la prévisibilité de l'aide française peut s'appliquer le mieux puisque les engagements que nous avons pris ne sont pas immédiatement suspendus au temps des projets. Par exemple, l'engagement est pris de continuer jusqu'en 2009 l'effort qui sera engagé sur la santé dès la fin de 2006, et ce avec des engagements financiers chiffrés puisque, au-delà des 10 millions d'euros, ce sont 7 millions d'euros de plus qui sont prévus.

Il reste évidemment qu'il est nécessaire d'avoir un dialogue plus précis et plus nourri sur la question migratoire elle-même.

M. Philippe Etienne .- Pour conclure notre réponse à cette question, je rappelle que, dans un pays comme les Comores (mais c'est valable dans d'autres pays moins concernés par la question migratoire, comme la République centrafricaine ou le Tchad, par exemple), vous savez que la France est quasiment le seul bailleur de fonds occidental, avec les multilatéraux, et des nouveaux intervenants comme la Chine.

Pour nous, l'Union européenne est un autre acteur extrêmement important parce que nous finançons largement le Fonds européen de développement. Dans un pays comme les Comores, une bonne application des projets européens et une bonne complémentarité entre les projets bilatéraux et les projets européens sont extrêmement importantes. Ces dernières années, suite aux critiques émises contre le Fonds européen de développement, celui-ci s'est orienté vers des projets importants et à décaissement rapide, notamment en matière d'aide budgétaire et de travaux d'infrastructures, et on voit bien qu'il y a des complémentarités possibles, y compris au Comores, entre ce que nous faisons directement et ce que nous faisons par l'Union européenne, sachant qu'ensuite, peu de pays s'intéressent au développement des Comores. Je pourrais citer certaines communautés islamiques ou certains pays musulmans et la Chine, bien sûr, mais la communauté occidentale est peu représentée.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- J'ai été très intéressée par ce que vous nous avez dit. Je pense en effet que la politique de développement a un lien important avec les questions d'immigration et en porte beaucoup de responsabilités. Certes, ce n'est pas le développement qui, à lui tout seul, va enrayer l'immigration, mais le lien est incontournable.

Cependant, je me demande pourquoi les aides au développement et les aides au retour qui ont été données notamment aux travailleurs migrants dans le cadre de certains projets ont toujours échoué, quelles que soient les politiques et les gouvernements en place. Nous l'avons vu à l'époque où M. Chevènement avait mis en place des systèmes d'aide au retour, mais aussi ensuite : il n'y a jamais eu un bilan positif des aides au retour pour les migrants qui souhaitaient rentrer et les associations villageoises, que j'ai rencontrées à plusieurs reprises, nous ont dit franchement qu'elles n'avaient pas besoin de cette aide pour s'organiser autour de leurs propres projets, puisque les associations villageoises, du moins celles d'Afrique, sont très souvent déjà organisées en France.

Ma deuxième question concerne les programmes européens dont vous avez parlé. Les ONG locales se plaignent souvent d'être exclues des programmes, sachant que l'on parachute régulièrement un certain nombre d'infrastructures non seulement avec l'encadrement, qui est peut-être nécessaire, mais aussi la petite maintenance et tout ce qui l'accompagne. Or, en excluant tout ce qui est local, la population elle-même se sent exclue.

J'ai une troisième question sur les discours que j'entends et que j'ai du mal à comprendre parce qu'ils me semblent contradictoires. D'un côté, on nous dit que l'aide au développement est très importante parce qu'elle va permettre à l'immigration de diminuer et, d'un autre côté, dans toutes les conférences internationales, on voit que le chiffre de cette aide ne fait que diminuer. Dans le dernier rapport qui a été établi, j'ai constaté par exemple que l'aide au développement donnée aux Maliens par les Etats est cent fois inférieure à ce que les Maliens envoient chez eux par mandat, ce qui est énorme.

M. Philippe Etienne .- A ces trois questions, je ferai trois tentatives de réponse.

Peut-on parler d'échec des aides à la réinsertion ? Tout d'abord, il faut bien distinguer, dans la situation actuelle, le système des aides au retour et les aides à la réinsertion qui font partie des projets de co-développement. Je ne peux que vous parler de la deuxième sous-catégorie parce que je ne suis pas responsable de la première.

En ce qui concerne la deuxième catégorie, nous commençons à avoir une certaine lisibilité parce que le projet du fonds de solidarité prioritaire pour le co-développement au Mali a permis de financer, d'après les chiffres que nous vous donnons, 330 projets de réinsertion économique plus 22 projets de développement local dans la région de Kayes pour 625.000 euros de co-financement. Il faut en effet distinguer deux modalités : l'argent des migrants qui restent en France et qui co-financent des projets avec notre argent public, et l'aide à la réinsertion avec un projet, en général la création d'une PME. Je peux citer à cet égard l'exemple du Malien qui rentre de France pour créer un garage ou ouvrir une boutique.

Premièrement, il est vrai que cela peut apparaître comme une goutte d'eau dans l'océan, mais ce n'est pas pour autant que ce sont des échecs. Nous avons constaté un certain nombre de réussites.

Deuxièmement, cela ne peut fonctionner qu'en cas d'accompagnement méthodologique, sur place, de ces gens qui reviennent (c'est une leçon que nous avons tirée de nos expériences non seulement au Mali mais aussi dans des pays très différents), parce qu'il n'est pas évident de monter une petite entreprise. C'est pourquoi il est prévu une structure locale de conseil.

Troisièmement, même si tout cela est réussi, si la motivation est là et s'il y a une aide et un conseil, il reste que nous n'avons pas directement d'influence sur certains facteurs exogènes, notamment ce qu'on peut appeler la gouvernance locale, c'est-à-dire tout l'environnement que la personne va retrouver, qui peut être malheureusement décourageant et qui peut parfois empêcher l'aboutissement du projet.

Il est vrai que le succès ou l'échec de ces projets ne peut pas être vu indépendamment de l'ensemble du développement économique, de la gouvernance, de la réussite de la décentralisation dans ces régions et du fait que les gens ont l'impression de s'approprier leur développement local. Tout cela va ensemble.

Pour résumer les choses, nous n'avons pas encore fait beaucoup d'aides à la réinsertion économique parce que nous n'avons pas eu les moyens budgétaires d'en faire plus, mais il n'y a pas que des échecs et il faut reconnaître que cela dépend de beaucoup d'autres éléments.

J'en viens à votre question sur les ONG locales. Pour ce qui est des fonds bilatéraux, même si, là encore, nos budgets ne sont pas aussi élevés que nous le souhaiterions, nos ambassades, dans beaucoup de ces pays, disposent de ce qu'on appelle le Fonds social de développement (FSD), qui permet de financer des petites opérations pour les ONG locales en liaison si possible avec des ONG françaises implantées localement et spécifiquement axées sur le renforcement de la société civile. Nous avons de très bonnes expériences de ce FSD, qui est d'autant plus utile aujourd'hui que les gros projets sont pris en charge par l'Agence française de développement. Il faut donc maintenir cet instrument pour les plus petits projets car nos ambassades nous réclament beaucoup de moyens pour les reconstituer ou en créer de nouveaux.

Quant à la critique qui est adressée aux fonds européens, ou autres, qui parachuteraient l'ensemble et laisseraient de côté la société et les acteurs locaux, elle est à mon avis très fondée. Je ne peux pas dire si elle est totalement justifiée parce que seul pourrait répondre sur ce point un représentant de la Commission européenne, mais il est vrai (et je rejoins en cela la question que posait monsieur le rapporteur tout à l'heure sur les conditions de succès d'un projet, qu'il soit important ou non) que cela ne n'est opérant que si on dispose des gens qui vont faire fonctionner ce projet et qui sont à la fois motivés et formés pour ce faire. L'une des réponses à cela appartient à la société civile locale, qui commence à apparaître dans ces pays. C'est une chance que nous devons savoir saisir.

Enfin, quand vous dites que l'APD diminue, je serai moins d'accord avec vous. En effet, du côté français, l'aide publique au développement passe à 0,47 % du revenu national brut français pour l'année 2006 et le président de la République a fixé un objectif de 0,50 % pour 2007, ce qui représente des augmentations importantes. Celles-ci sont visibles différemment. Evidemment, on n'augmente pas tout de la même manière, mais l'aide multilatérale, qui a beaucoup augmenté cette année, continuera à le faire l'année prochaine sous plusieurs formes.

La France a fait des contributions majeures aux fonds de la Banque mondiale, au Fonds africain de développement, au Fonds européen de développement (24,3 % des financements proviennent de la France, soit plus de 700 millions d'euros sur le budget de la coopération française cette année et peut-être plus de 800 millions l'année prochaine) et elle a annoncé le doublement de sa contribution au Fonds global contre le sida, la tuberculose et le paludisme, ce qui représente 300 millions d'euros en 2007 sur le budget de la coopération française et 225 millions cette année. Ce sont donc des augmentations réelles dont on voit les effets en nombre de malades traités contre le sida.

L'aide au développement mondial augmente. Ce matin, la conférence de Paris sur les financements innovants du développement a été un vrai succès. Le groupe pilote qui a été constitué à l'issue de cette conférence rassemble une quarantaine de pays, dont une douzaine (des pays du Nord, des pays émergeants et des pays moins avancés ou en développement) ont annoncé la mise en place d'une contribution de solidarité sur les billets d'avion. Ce sont des résultats très positifs et il a été question de toutes sortes de financements innovants.

Les transferts des migrants, dont j'ai parlé tout à l'heure, vont dans le sens que vous dites : ils sont beaucoup plus importants, au Mali ou dans d'autres pays, que l'aide publique au développement et il faut donc savoir mieux mobiliser et accompagner. On a parlé de projets de loterie humanitaire, de projets du programme alimentaire mondial, du partenariat public/privé, de la manière dont certaines grandes entreprises occidentales essaient de développer leurs projets, de la coopération décentralisée et de la loi dite « Oudin », votée par le Parlement français à l'unanimité, sur l'accès à l'eau et à l'assainissent. On a parlé aussi des initiatives de personnalités médiatiques comme Bono et le groupe U2 qui ont lancé le réseau « Red » et les produits labellisés dont les réseaux de commercialisation et les producteurs garantissent qu'une partie ira à la lutte contre le sida.

Cela a vraiment donné l'impression d'une mobilisation. Il faut voir ce que cela donnera par la suite, mais nous sommes heureusement dans une phase de mobilisation des financements de nature à la fois privée et publique. Les promesses seront-elles tenues ? Nous le verrons dans les années qui viennent, mais notre Parlement a déjà voté, à la fin de l'année dernière, l'introduction de la taxe sur les billets d'avion en France, de même que le Chili, le Brésil, la Norvège et Madagascar ont annoncé qu'ils allaient le faire. Nous avons donc un certain nombre de signaux positifs.

M. Louis Mermaz .- Monsieur le directeur général, vous avez commencé à répondre à la question que je voulais vous poser sur l'évolution des budgets que vous gérez au titre de la coopération et de l'aide, mais avez-vous une idée de la progression de ces dernières années ?

J'ai une deuxième question : par quels traités internationaux sont régies actuellement les relations entre la France et l'Union des Comores ?

Troisièmement, nous sommes plusieurs ici à nous être rendus récemment à Mayotte et dans l'Union des Comores, où l'ambassadeur a attiré notre attention sur le fait que les Comoriens attendaient l'arrivée d'une subvention pour l'organisation des élections qui doivent en principe avoir lieu en avril. Va-t-elle arriver ?

M. Philippe Etienne .- Ce sont des questions très importantes parce que, comme l'a rappelé M. Deberre, la stabilisation est indispensable au développement.

M. Louis Mermaz .- Si les élections ont lieu.

M. Philippe Etienne .- Espérons qu'elles auront lieu et qu'elles se dérouleront bien. Effectivement, monsieur le ministre, la subvention du budget français au processus électoral a bien été décidée. Je ne peux pas dire si elle a été versée, mais elle est en cours.

M. Louis Mermaz .- Il ne faudrait pas que les autorités comoriennes prennent prétexte du fait que la subvention n'arrive pas pour annuler les élections...

M. Philippe Etienne .- C'était l'urgence en janvier. Vous savez que nous sommes encore dans l'annualité budgétaire. La première réunion de janvier a été faite pour prendre cette décision et il est possible que cette subvention soit déjà arrivée.

M. Louis Mermaz .- J'ai une dernière question. Vous avez parlé du retour des compétences, qui est un sujet très fécond. Quelle est actuellement la politique des visas ? Nous entendons dire des choses très diverses sur la façon dont les consulats gèrent les visas et les difficultés que rencontrent les gens pour les obtenir. Avez-vous des possibilités d'intervention pour qu'il y ait plus de souplesse dans les allers-retours ? On s'aperçoit en effet souvent que, lorsqu'il n'y a pas de retour, c'est parce que, si jamais on a obtenu un retour, on est trop content de l'avoir pour prendre le risque de rentrer. Y a-t-il des possibilités d'assouplissement ? Je sais que des gens qui sont venus se faire soigner ont pu avoir des visas et sont repartis.

M. Philippe Etienne .- Excusez-moi, monsieur le ministre, de vous avoir interrompu dans vos quatre questions. Cela m'aura permis au moins de répondre à l'une d'elles. Il me reste à répondre sur les trois autres : l'une qui portait sur l'augmentation de l'aide, une autre sur les textes entre les Comores et la France et cette question sur l'aide au retour, les compétences et le lien avec la politique des visas.

L'augmentation de l'aide suit la comptabilisation faite auprès de l'OCDE et les engagements internationaux sont pris par rapport aux pourcentages du revenu national brut. Pour 2004, nous avons déclaré 0,41 % du revenu national brut et, pour 2005, nous n'avons pas encore les chiffres, mais nous pensons être nettement au-dessus de la cible que nous avions prévue, tout simplement parce que des annulations de dette ont été décidées au milieu de l'année dernière : à la fois la dette multilatérale au profit des pays pauvres très endettés, c'est-à-dire les dettes vis-à-vis de la Banque mondiale, du FMI et de la Banque africaine de développement, et une dette importante au bénéfice du Nigeria. Les pourcentages seront donc sans doute très importants en 2005, au-dessus de 0,45 %, et je répète que nous devrions atteindre 0,45 % en 2006 et 0,50 % l'année prochaine.

Les critiques des ONG et de certains commentateurs portent sur la composition de l'aide publique au développement en général, et non pas seulement française, en particulier sur le poids des annulations de dette, mais il faut savoir que les annulations de dette sont en même temps réclamées souvent par les mêmes ONG car elles sont aussi une aide au développement.

Mme Catherine Tasca .- Elles parlent souvent de « dettes odieuses ».

M. Philippe Etienne .- Je peux en tout cas répondre que l'aide strictement budgétaire augmente et que les programmes du ministère des affaires étrangères et du ministère de l'économie et des finances de la mission « Aide publique au développement », que vous avez votée l'année dernière au titre du budget 2006, marquent des augmentations significatives. Mais je reconnais -je l'ai dit tout à l'heure- que ces augmentations concernent essentiellement les engagements multilatéraux de la France en 2006.

L'augmentation de l'aide bilatérale est plus modeste, mais notre ambition (je pense à l'intervention que Mme Tasca avait faite lorsque j'étais venu devant la commission des finances du Sénat, puis en séance publique) est de donner plus de moyens à nos ONG et cela fait partie de nos cibles.

Quant aux textes qui régissent les relations franco-comoriennes, je ne les connais pas forcément parce que je ne suis pas chargé des relations politiques, mais nous avons un accord de coopération qui prévoit des commissions mixtes. La commission mixte s'est donc réunie en avril 2005 : je m'en souviens parce que j'y étais.

En revanche, je ne peux pas vous répondre sur les autres textes.

M. Louis Mermaz .- Pourrons-nous avoir une note sur ce point ?

M. Philippe Etienne .- Bien sûr. Nous demanderons à nos collègues de l'établir et nous vous la fournirons le plus rapidement possible.

Il me reste à répondre à votre question sur le retour des compétences et le lien avec la politique des visas. Quand vous dites que l'une des raisons de non-retour est la crainte de ne pas pouvoir repartir, c'est incontestable, même si d'autres raisons peuvent tenir à la sécurité ou au manque d'accueil professionnel. On étudie particulièrement cette question actuellement dans le domaine médical et dans celui de la santé, comme je l'ai dit, parce que c'est vraiment le domaine dans lequel les retours des compétences est le plus important.

Je pense que les visas les plus efficaces, de ce point de vue, sont les visas de circulation, qui donnent une certaine sécurité aux spécialistes issus de ces pays qui travaillent chez nous afin qu'ils puissent participer à des projets de coopération, puis revenir en France. Bien que je ne sois pas le directeur des Français à l'étranger et des étrangers en France au ministère des affaires étrangères, qui a compétence pour les visas, je peux vous dire que nos services de coopération à l'étranger ont pour mission de dire aux consulats que telle ou telle personne doit être considérée comme prioritaire pour l'attribution de visas parce qu'elle joue un rôle important dans la coopération bilatérale. Mon collègue Jean-Christophe Deberre, qui rentre d'un poste de coopération très important au Maroc et à Madagascar, pourra certainement le confirmer.

Il y a parfois des problèmes et des visas qui ne sont pas donnés, mais si nous développons les programmes de doubles chaires dont je parlais tout à l'heure, il faudra être clair par rapport à un professeur d'université ou à un chercheur de l'Inserm qui est issu de ces pays, même s'il n'a pas la nationalité française.

Mme Catherine Tasca .- Je souhaite prolonger quelque peu ce que vous venez de dire, monsieur le directeur général, en évoquant la situation des étudiants en provenance de cette zone du monde qui est assez largement francophone. A-t-on à cet égard une politique de traitement spécifique des demandes de titres de séjour pour les étudiants ? Il se trouve que, dans les visites que nous avons effectuées dans les centres de rétention administrative, nous avons trouvé des personnes qui disent être en cours d'études en France et qui, n'ayant pas eu le renouvellement de leur titre de séjour, se trouvent éloignées. Pensez-vous que, dans ce domaine précis des études, l'évolution est possible ?

M. Philippe Etienne .- Oui, madame la ministre. Il se peut que les personnes que vous avez vues ne soient pas venues en France avec des visas étudiants et qu'elles aient entrepris des études avant de devoir être reconduites. En tout cas, il existe, pour les visas étudiants, une procédure que doivent emprunter tous les étudiants étrangers qui veulent étudier dans les universités françaises.

Cependant, il est vrai qu'il y a une évolution dont nous avons déjà parlé ces derniers temps et qui est un sujet très intéressant. En effet, alors que nos universités et nos grandes écoles souhaitent attirer nos meilleurs étudiants, autant il n'y a pas de problèmes quand il s'agit de pays développés, autant, quand il s'agit de pays en développement, on ne veut pas les priver de leurs compétences. Cela rejoint ce que je disais tout à l'heure sur le retour des compétences. Nous avons favorisé, avec l'Agence universitaire de la francophonie et la coopération française bilatérale, les coopérations universitaires qui prévoient justement la formation d'étudiants en France, notamment des doctorants et des formations à la recherche de 2 ème ou 3 ème cycle, qui ne coupent pas les ponts avec le pays d'origine.

En France, nous avons récemment introduit une réglementation qui est très bonne parce qu'elle permet notamment ce qu'on appelle les co-tutelles. Cela vaut avec le monde entier, mais cela peut être très utile pour ne pas couper un étudiant de son université d'origine et, au contraire, pour permettre à deux équipes de recherche ou deux équipes universitaires de travailler ensemble, l'une en France et l'autre dans le pays partenaire, grâce à de jeunes doctorants, par exemple.

Pour en revenir aux visas, nous avons une procédure de visas étudiants que nous avons précisée ces derniers temps. Le comité interministériel qui s'est réuni à la fin de l'année dernière a notamment décidé de faciliter, pour les étudiants ayant régulièrement un visa étudiant et qui arrivent en France, l'obtention du titre de séjour, ce qui est une amélioration. Il reste en effet difficile pour les étudiants étrangers d'avoir leur titre de séjour, même quand ils ont leur visa étudiant, du fait des queues et des procédures administratives à poursuivre.

Nous avons aussi introduit ce que nous appelons des centres pour les études en France, mais seulement dans quelques pays (pour l'instant, il y en a en Chine, au Vietnam, dans les trois pays du Maghreb et au Sénégal mais leur nombre va être augmenté), pour fournir un meilleur service aux étudiants qui veulent venir en France et pour donner de notre pays une image plus moderne : ils peuvent tout simplement s'inscrire par Internet et ils doivent venir au moins une fois pour avoir un entretien. C'est ce qui permet à nos services de coopération d'accueillir les candidats à un visa étudiant, d'examiner leurs motivations, de vérifier que les conditions sont remplies et de leur donner des informations beaucoup plus rapides. C'est très bien perçu au Sénégal, par exemple.

J'ajoute que nous sommes en train de mettre des universités et des grandes écoles directement en ligne pour que les étudiants étrangers puissent, par Internet, procéder très facilement aux préinscriptions, puis à la délivrance du visa et, enfin, aux inscriptions. C'est le schéma idéal. Cela va se faire par étape et non pas du jour au lendemain ni avec toutes les universités, mais nous essayons de le développer.

M. Christian Demuynck, président .- Monsieur le directeur général, nous vous remercions d'avoir répondu à nos questions.

Audition de M. Alain LECOMTE,
directeur général de l'urbanisme, de l'habitat et de la construction,
et de Mme Dominique de VEYRINAS, chef du service de l'habitat,
placés sous l'autorité du ministre de l'emploi, de la cohésion sociale et du logement
et du ministre des transports, de l'équipement, du tourisme et de la mer
(1er mars 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation à être auditionnés par notre commission.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Alain Lecomte et Mme de Veyrinas prêtent serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Vous allez nous faire un exposé liminaire d'une dizaine de minutes, après quoi le rapporteur et nous-mêmes vous poserons des questions.

M. Alain Lecomte .- Merci, monsieur le président. En tant que directeur général de l'urbanisme, de l'habitat et de la construction, je suis placé sous la double autorité de M. Jean-Louis Borloo au titre du logement et de M. Dominique Perben au titre de l'urbanisme. J'évoquerai donc les deux aspects que sont le logement et l'urbanisme, mais je traiterai plus généralement celui du logement.

Je vais tout d'abord vous parler de l'accès au logement, qui est un point très important, après quoi je vous dirai un mot des aides personnelles au logement, puis je vous indiquerai un certain nombre d'éléments sur des situations d'habitat qui peuvent poser problème en termes d'immigration clandestine.

Je commencerai par l'accès au logement en distinguant les différentes catégories de logement.

Sur le parc privé, il apparaît clairement que les étrangers jouissent en France de tous les droits privés qui ne leur sont pas refusés par des dispositions expresses de la loi, selon les jurisprudences de la cour de cassation, et qu'ils ont donc a priori la possibilité de conclure un contrat de bail. En revanche, le bailleur qui, en toute connaissance de cause, signerait un contrat de bail avec un immigré clandestin pourrait être sanctionné dans la mesure où il a facilité ou tenté de faciliter le séjour irrégulier d'un étranger en France, avec les peines que vous connaissez : un emprisonnement de cinq ans et une amende de 30 000 euros.

Sur le parc social, constitué pour l'essentiel par les logements HLM, mais aussi par les foyers de travailleurs migrants (c'est ce qu'on appelle les logements ordinaires par rapport aux foyers logements), la réglementation est très claire : l'article R 441-1 du code de la construction prévoit que l'on attribue des logements aux personnes physiques admises à séjourner sur le territoire français dans des conditions de permanence définies par arrêté. Il s'agit de l'arrêté du 25 mars 1998 qui donne la liste, qui n'a pas été modifiée depuis, des différents titres de séjour pris en compte.

Cela pose des problèmes parce que les réfugiés ou les bénéficiaires de la protection subsidiaire, qui n'ont qu'un récépissé de demande de titre de séjour qui équivaut à une autorisation de trois mois, n'ont pas en principe de titre correspondant à ce qui est prévu dans l'arrêté. Sur ce point, la réglementation est donc très restrictive et nous assure qu'il n'y a pas de possibilité d'attribuer un logement à une personne qui n'est pas en situation régulière.

J'ajoute que les contrôles de la mission d'inspection interministérielle du logement social ne nous ont pas fait remonter de cas particuliers pour lesquels il aurait pu y avoir des abus. Cette mission d'inspection a un programme très complet de contrôle des organismes HLM chaque année.

Comme il faut par ailleurs se conformer à des conditions de ressources pour entrer dans un logement HLM, l'article 4 de l'arrêté du 29 juillet 1987 exige la production d'un avis d'imposition, lequel pose des problèmes pour les étrangers, y compris en situation régulière. Dans ce cas, il peut y avoir un avis favorable pour l'attribution, émis soit par la CADA, soit par la préfecture pour les étrangers arrivés sur le territoire français depuis moins de deux ans, ou une attestation des services fiscaux de non déclaration au titre de l'année n - 2. Sur la partie HLM, il s'agit donc d'un système complet, si je puis dire.

Nous retrouvons la même situation pour les foyers de travailleurs migrants, étant précisé que, lorsque ce sont des foyers de travailleurs, il faut une carte de séjour pour exercer une activité professionnelle.

Nous rencontrons une autre difficulté : à l'entrée dans les lieux d'un logement HLM, la vérification du titre est faite tout à fait normalement, mais nous ne sommes évidemment pas complètement assurés qu'il y ait une vérification du devenir du titre, ce qui peut être un problème. Vous savez qu'il y a une garantie de maintien dans les lieux dans les organismes HLM mais que nous n'avons pas un système de contrat de bail, comme dans le parc privé.

Le troisième point que je souhaite aborder concerne l'hébergement sous toutes ses formes. Il y a, bien sûr, l'hébergement tout à fait classique d'une personne privée. Il nous semble que le droit offre peu de possibilités pour refuser à une personne d'héberger quelqu'un chez elle, sous réserve, bien entendu, des dispositions concernant l'attestation d'accueil.

En ce qui concerne l'hébergement dans les centres prévus à cet effet, il n'y a pas d'exigences au titre des centres d'hébergement et de réinsertion sociale. Les textes ne prévoient pas une exigence de titre de séjour. Quant aux centres d'hébergement d'urgence, la situation est encore plus claire puisqu'on accueille tous ceux qui ont un besoin, sans justification de l'état civil a priori.

Voilà ce que je peux dire sur les différents types de parc.

Certes, nous pouvons rencontrer quelques situations anormales en matière d'habitat qui, d'ailleurs, ne conduisent pas nécessairement à dire qu'il y a des clandestins mais qui peuvent être des lieux où il y a des immigrés clandestins. Il s'agit bien sûr des foyers de travailleurs migrants, dans lesquels on observe un phénomène très important de sur-occupation. Nous avons des estimations qui vont jusqu'à 20 000 personnes, mais il faut les prendre avec beaucoup de prudence. Bien entendu, il y a des contrôles d'identité par les forces de police et un règlement intérieur du foyer, puisqu'on ne peut pas accueillir des gens dans les foyers de travailleurs migrants dans n'importe quelles conditions. Cela dit, cette sur-occupation couvre toutes sortes de cas : à la fois des gens en situation régulière et un certain nombre d'immigrés clandestins.

A cet égard, le projet de loi concernant l'engagement national pour le logement qui est en cours d'examen par le Parlement et qui a été voté en première lecture par les deux assemblées, prévoit qu'un décret encadrera l'hébergement en foyer, notamment l'accueil de personnes dans les foyers chez les résidents.

Le deuxième problème est ce qu'on appelle classiquement l'habitat indigne, c'est-à-dire tous ces logements qui sont en dessous des normes de confort, souvent insalubres ou en situation de péril. Par définition, comme nous sommes en dehors de la légalité, nous avons très probablement un bon nombre d'étrangers en situation irrégulière mais aussi toutes sortes de situations : des Français ou des étrangers en situation régulière.

Cela pose un problème aux préfets parce que, lorsqu'on évacue ce type d'habitat dans des situations extrêmes, notamment pour salubrité irrémédiable ou péril, on a évidemment d'énormes difficultés à reloger les personnes en situation irrégulière.

Je dirai enfin un mot sur le regroupement familial. A l'article 9 du décret du 17 mars 2005, une disposition prévoit des conditions pour accueillir des gens dans le cadre du regroupement familial : 16 mètres carrés pour deux personnes plus 9 mètres carrés par personne supplémentaire et des conditions de décence du logement. Cette norme est à peu près la même que celle qui prévoit la superficie minimale pour bénéficier de l'allocation de logement au titre de l'article D. 542-14 du code de la sécurité sociale, puisqu'il est prévu aussi 16 mètres carrés pour deux personnes plus 9 mètres carrés par personne supplémentaires, dans la limite de 70 mètres carrés pour huit personnes. C'est une référence qui peut être intéressante pour vous.

Au titre du règlement de construction, on prévoie des superficies minimales en termes de construction, et non pas en termes d'occupation de logement : les logements neufs doivent prévoir 14 mètres carrés par personne pour les quatre premières, puis 10 mètres carrés par personne supplémentaire. C'est une norme générale qui est prévue par l'article R 111-2 du code de la construction et de l'habitation.

J'en viens aux aides au logement. On distingue trois types d'aides qui sont très proches les unes des autres, qui ont le même barème, sauf dans le cas du logement en foyer, et qui relèvent du code de la construction et du code de la sécurité sociale : l'allocation de logement sous deux formes (à caractère familial et à caractère social) et l'aide personnalisée au logement.

Les choses sont très claires : le code de la sécurité sociale prévoit la nécessité d'un titre de séjour pour bénéficier des prestations familiales (article L. 512-2). Quant à l'aide personnalisée au logement, qui est du même type, elle est sous condition de ressources en fonction du loyer et de la taille de la famille et elle est prévue par l'article L. 351-2-1 du code de l'habitation.

La Caisse nationale d'allocations familiales nous indique qu'elle effectue des contrôles rigoureux qui ne portent pas seulement sur cette exigence et qu'elle vérifie, lorsqu'un titre vient à expiration, qu'il est bien renouvelé. Il est vrai que l'exigence du titre de séjour n'est opposée, si j'ose dire, qu'au seul bénéficiaire et non pas à l'ensemble du foyer qui va constituer les habitants du logement, mais je pense que le risque de détournement des aides au logement est limité, dans la mesure où il faut se déclarer en tant que tel, puisque l'aide est fonction de la taille de la famille, et où cette déclaration constitue à l'évidence un risque. A priori, il y a peu de chances qu'il y ait un détournement des aides indirectes à la personne pour majorer le montant de l'aide à ce titre.

Mon troisième point concerne le traitement de certains types d'habitat à problème. J'ai déjà évoqué les foyers de travailleurs migrants et l'habitat indigne. Il est important que vous sachiez que c'est un sujet que nous traitons en termes de rénovation et de réhabilitation parce qu'il peut constituer des trappes à problèmes de salubrité, de délinquance et, évidemment, d'immigration clandestine.

Nous avons en France 650 foyers de travailleurs migrants (dont 40 % en Ile-de-France) et 120.000 lits (dont 45 % en Ile-de-France). Ils sont très centrés sur l'Ile-de-France et les deux ou trois autres principales régions.

Par ailleurs, un grand plan de traitement et de restructuration des foyers de travailleurs migrants a été lancé depuis quelques années. Il s'agit de les rendre plus confortables et de mieux adapter les espaces de vie aux habitants. Sur les 327 foyers qui le nécessitaient, nous en avons traité environ la moitié. Il reste donc beaucoup de travail à faire. Ces réhabilitations sont faites grâce à des subventions classiques de l'Etat, les aides à la pierre, mais aussi, à hauteur de près de 50 %, par une partie du 1 % logement, que l'on appelle maintenant « 10 % sociaux » et qui est en réalité la forme contractualisée avec les partenaires sociaux du vieux 1/9 ème qui était destiné en priorité au logement des immigrés.

J'ajoute que, sur les foyers de travailleurs migrants, une opération ponctuelle et urgente de 7 millions d'euros sur un montant total de 50 millions d'euros est débloquée par le premier ministre pour résoudre les problèmes de sécurité.

Si j'évoque ce programme de réhabilitation des foyers de travailleurs migrants, c'est que cela peut être l'occasion, même si ce n'est pas complètement de ma compétence, de mettre un peu d'ordre dans le cadre de ces foyers de travailleurs migrants qui sont évidemment extrêmement difficiles à gérer par les gestionnaires, compte tenu de ce phénomène de sur-occupation. La réhabilitation peut être sans doute aussi un moyen d'améliorer les choses.

Toujours sur l'habitat indigne, nous avons deux procédures assez complexes : d'une part, l'insalubrité au titre du code de la santé et, d'autre part, la procédure de péril au titre du code de la construction et de l'habitation qui ont été réformés par la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain (SRU) du 13 décembre 2000. Par exemple, on a inclus les hôtels meublés, des obligations et sanctions à l'égard des propriétaires, des modalités de récupération des créances à l'égard des propriétaires qui doivent faire des travaux et qui ne les font pas et une protection des occupants améliorée.

Cela a eu de l'effet puisque, en matière de salubrité, qui relève du préfet, nous avons eu 750 arrêtés préfectoraux en 2004, un montant très supérieur à ce que nous pouvions connaître il y a quelques années.

Nous avons franchi une étape supplémentaire dans ce domaine avec l'article 122 de la loi de programmation pour la cohésion sociale, qui a accordé au gouvernement une habilitation législative pour prendre deux ordonnances.

La première date du 15 décembre 2005 et elle devrait être prochainement proposée à la ratification du Parlement. Elle a pour objectif d'améliorer ce qui avait été prévu dans la loi SRU selon un système complexe -il faut bien le dire- consistant à considérer à la fois les deux types de procédure : péril et insalubrité.

La deuxième ordonnance pour laquelle le gouvernement a une habilitation est un système assez puissant que l'on peut appeler « séquestre immobilier spécial » et qui permettrait à des communes de récupérer les travaux qu'elles font en substitution des propriétaires indélicats qui ne font pas les travaux et qui ont disparu dans la nature un certain temps. Le bien étant séquestré, les loyers peuvent venir compenser le coût des travaux effectués par la commune. Bien entendu, une fois que la créance de la commune vis-à-vis du propriétaire se trouve de ce fait complètement honorée, le séquestre s'arrête et il n'y a pas d'expropriation. Il y a une limitation provisoire du droit de propriété au niveau du fructus, si j'ose dire.

Je pense que c'est une mesure assez puissante, parce que les maires hésitent souvent à se lancer dans ce type de procédure, tout simplement, parce qu'ils craignent pour les finances locales : les travaux sur ce type de logement coûtent très cher.

J'en viens à un dernier point que je souhaite évoquer sur les situations à problème pouvant, mais non pas toujours, se traduire par des refus pour les immigrés clandestins. Il s'agit d'un sujet que nous gérons de plus loin, puisque c'est le ministère de l'outre-mer qui est évidemment en première ligne dans la mesure où il gère la ligne budgétaire unique qui regroupe les aides à la pierre en outre-mer, et nous nous y sommes intéressés au titre de l'urbanisme. Il s'agit notamment du problème des constructions illicites que l'on peut trouver en Guyane ou à Mayotte, sachant qu'en Guyane, un certain nombre de mesures ont été prises pour en démolir certaines, sous le crédit de ma direction générale. Cela ne remet pas en cause toute la compétence au titre de la ligne budgétaire unique, mais c'est un sujet qui est évidemment important et difficile.

Il est prévu également un certain nombre de sanctions au titre des constructions illicites, mais cela va de soi.

Enfin, nous n'avons aucune donnée statistique sur l'immigration clandestine. Nous avons bien sûr, régulièrement, les résultats du recensement et, entre les recensements, nous avons des enquêtes nationales sur le logement, la dernière datant de 2001-2002. Cela nous permet d'avoir une connaissance des conditions de logement des ménages étrangers, mais il est évident qu'à cette occasion, nous n'avons aucun moyen de déterminer quels sont les clandestins parmi les groupes d'étrangers.

Voilà ce que je voulais vous dire le plus brièvement possible, monsieur le président.

M. Georges Othily .- Nous vous remercions. Je me tourne vers M. le Rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur, vos propos ont été complets. Nous avons constaté tout de même une difficulté, en particulier outre-mer, et singulièrement à Mayotte, lorsque des personnes en situation irrégulière s'appropriaient des terrains appartenant à l'Etat pour y établir leurs constructions, qu'elles soient de fortune ou même parfois solides. La commission s'est demandée comment l'Etat pouvait laisser se pérenniser des situations de cette nature. Je suppose qu'il doit y avoir plusieurs explications. En avez-vous une sur ce point ?

M. Alain Lecomte .- Je n'ai pas de réponse complète. Je peux quand même vous indiquer qu'une ordonnance du 28 juillet 2005, relative à l'actualisation et à l'adaptation du droit de l'urbanisme à Mayotte, présente très clairement les dispositions relatives à l'acte de construire et à divers modes d'occupation des sols. Je vous signale notamment une disposition qui figure à la fin de l'article 4 de l'ordonnance et qui prévoit des conditions d'entrée et de séjour réguliers pour la protection des occupants dans les hypothèses d'expropriation à l'occasion d'opérations d'aménagement.

Il me semble donc que la sortie de cette ordonnance est aussi un moyen d'avoir une politique plus active en matière d'urbanisme, qui reste de la responsabilité des collectivités territoriales, bien entendu. En l'occurrence, je suppose qu'il s'agit de la collectivité unique de Mayotte.

M. Georges Othily, président .- Nous n'avons plus d'autres questions à vous poser, monsieur le directeur. Je vous remercie donc de ces renseignements, sachant que, si nous en avons besoin, nous vous demanderons des compléments.

Audition de M. Stéphane DIÉMERT,
sous-directeur des affaires politiques
au ministère de l'outre-mer
(1er mars 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Stéphane Diémert prête serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Vous allez nous faire un exposé liminaire d'environ dix minutes et nous vous poserons ensuite quelques questions pour préciser un certain nombre de choses.

M. Stéphane Diémert .- Monsieur le président, mesdames et messieurs, compte tenu de l'audition, hier, devant votre commission, du directeur des affaires politiques, administratives et financières qui vous a exposé un certain nombre de questions administratives, financières et logistiques dont le ministère de l'outre-mer a à connaître en matière d'immigration clandestine, je limiterai mon propos, si vous le voulez bien, aux aspects juridiques que pose la question de l'immigration clandestine outre-mer, en évoquant dans un premier temps les possibilités d'adaptation du droit, en particulier en matière d'entrée et de séjour des étrangers et en matière de nationalité, en m'efforçant d'évoquer, dans un deuxième temps, les possibilités d'association des collectivités ultramarines à la politique de l'immigration et en terminant par les éventuelles possibilités d'évolution du statut civil personnel de droit local ouvertes par l'article 75 de la Constitution, notamment à propos de Mayotte.

En propos liminaire, je ferai quelques brefs rappels qui sont des évidences mais qu'il ne faut pas perdre de vue.

Le « bloc de constitutionnalité » et les principes à valeur constitutionnelle ont vocation, naturellement, à s'appliquer sur l'ensemble du territoire de la République, notamment en matière de protection des droits fondamentaux des individus. Le principe d'égalité entre Français et étrangers en situation régulière, notamment en matière de droits sociaux, a également vocation à s'appliquer sur l'ensemble du territoire de la République et seules des dispositions constitutionnelles expresses permettent d'y déroger le cas échéant. Je pense en particulier au régime d'accès préférentiel à l'emploi local au profit de personnes justifiant d'une certaine durée de résidence dans certaines collectivités d'outremer, notamment en Nouvelle-Calédonie.

Toujours à titre liminaire, je vais rappeler les conséquences des articles 73 et 74, ainsi que de l'article 77 de la Constitution pour la Nouvelle-Calédonie, en matière d'adaptation du fond du droit.

L'article 73 permet, comme vous le savez, des dérogations à la règle de l'identité législative à condition de les justifier par les « contraintes et caractéristiques » locales, sous le contrôle du juge constitutionnel, que l'on peut qualifier de contrôle de proportionnalité.

Dans le cadre de l'article 74 pour les collectivités d'outre-mer, et de l'article 77 pour la Nouvelle-Calédonie, le législateur bénéficie d'une marge de manoeuvre beaucoup plus étendue puisque, finalement, il ne se voit opposer que la Constitution, ce qui est déjà beaucoup, et non pas les règles de droit commun en vigueur en métropole ou dans les départements d'outre-mer.

Enfin, on ne peut pas totalement négliger les contraintes du droit international et du droit communautaire, en faisant une distinction selon que nos territoires ultramarins sont soumis ou non au régime d'association. Pour les pays et territoires d'outre-mer et associés, c'est-à-dire les territoires du Pacifique, la collectivité de Mayotte et Saint-Pierre-et-Miquelon, le régime d'association qui s'applique permet à l'Etat central et aux autorités centrales de n'appliquer pratiquement aucune règle du droit communautaire en matière de circulation et de statut des étrangers.

La Convention européenne des droits de l'homme, de son côté, s'applique dans les collectivités qui ne sont pas des départements ultramarins en tenant compte des nécessités locales, sachant que la jurisprudence, sur ce plan, est à peu près inexistante, sauf sur un ou deux points très précis, tandis que, dans les départements d'outre-mer, s'applique en principe le droit communautaire, avec cette exception notable que ces départements sont hors zone « Schengen », ce qui permet à l'Etat central de disposer d'une plus grande marge de manoeuvre.

Après ces propos liminaires, j'en viens au premier temps de mon exposé, qui concerne les marges d'adaptation du fond du droit, qu'il s'agisse du droit de l'entrée et du séjour des étrangers, du droit de la nationalité ou de l'accès aux droits sociaux.

Sur le droit de l'entrée et du séjour des étrangers, je me permettrai de passer assez vite car je sais que votre commission a déjà entendu un certain nombre d'exposés sur le sujet. Je rappellerai rapidement qu'historiquement, le droit de l'immigration a été très longtemps distinct, outre-mer, du droit commun et qu'il faut attendre la loi dite « Bonnet » de 1980 pour que l'ordonnance du 2 novembre 1945 s'applique dans les DOM et, à l'époque, à Saint-Pierre-et-Miquelon.

Par ailleurs, il faut attendre le 26 avril 2000, puis 2002 pour la Nouvelle-Calédonie, pour passer dans ces territoires d'une loi de 1849, qui se limitait, en gros, à un article permettant au gouverneur d'éloigner toute personne dont la présence lui était indésirable, au statut moderne de l'immigration issu ou inspiré de l'ordonnance de 1945. Historiquement, il s'agit donc d'une différenciation très nette.

Sur les marges de manoeuvre reconnues par la jurisprudence, vous connaissez celles que l'article 73 de la Constitution autorise. Je les rappelle rapidement :

- suppression du caractère suspensif des recours contre les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière en Guyane et à Saint-Martin ;

- possibilité de pratiquer certains contrôles sommaires des véhicules et d'identité, en particulier en Guyane, notamment sur la bande littorale et frontalière pour les personnes et sur la bande frontalière pour les véhicules n'appartenant pas à des particuliers.

Le Conseil constitutionnel a également jugé conforme à la Constitution la non-inclusion des départements d'outre-mer dans l'espace « Schengen », mais il n'a jamais été appelé, à ma connaissance, à se prononcer sur le droit de l'immigration dans les collectivités d'outre-mer de l'article 74. Seul le Conseil d'Etat s'est intéressé au sujet, notamment dans ses formations consultatives, et son rapport de 2005 fait état de son opposition au report de l'entrée en vigueur, à Mayotte, des dispositions sur les conditions d'exercice du droit au regroupement familial.

De façon générale, nous notons une marge d'adaptation déjà certaine dans le cadre de l'article 73 et, probablement, une marge de manoeuvre encore plus grande dans le cadre de l'article 74, même si la jurisprudence n'existe pas à ce jour.

Dans le cadre de l'article 73, cette marge de manoeuvre trouve également un fondement qu'on néglige souvent : l'inégalité de droit entre les ressortissants français et les ressortissants étrangers, lesquels ne bénéficient d'aucun droit absolu au séjour sur le territoire de la République.

C'est pourquoi il faut bien distinguer, lorsqu'on évoque les marges d'adaptation de l'article 73, ce qu'il est possible de faire s'agissant de mesures de droit ordinaire ou de droit civil qui peuvent concerner des citoyens français et des étrangers en situation régulière dans leur vie quotidienne, auquel cas le principe d'égalité peut être invoqué le cas échéant, du régime spécifique des étrangers, qui est un régime constitutionnel particulier. Lorsqu'on légifère sur l'entrée et le séjour des étrangers, il me semble que l'on est, dans l'article 73, un peu plus délié de l'obligation de respecter le principe d'égalité.

Finalement, un étranger qui arrive en Guyane ou en Guadeloupe n'est pas forcément dans la même situation, de fait, qu'un étranger qui arrive en métropole, et nul n'est obligé de traiter également des situations différentes. Cette marge de manoeuvre est assez importante et il ne faut pas négliger cette différence dans l'application du principe d'égalité.

J'en viens au droit de la nationalité. Là aussi, contrairement à une idée trop souvent répandue, le droit ultramarin de la nationalité a longtemps fait l'objet de dispositions spécifiques et tout à fait substantielles pour l'outremer, en particulier pour l'outre-mer non départementalisé.

Jusqu'en 1993, pour simplifier -et les exemples que je pourrai communiquer aux collaborateurs de la commission d'enquête sont assez nombreux-, un certain nombre d'interventions du législateur (en 1953, en 1976 à Djibouti, plusieurs textes de 1993 et une ordonnance de 1998 ratifiée en 1999 pour Mayotte, par exemple) ont posé des règles spécifiques. En particulier, s'agissant de la fameuse question du double droit du sol, il existait jusqu'en 1993 une condition de « nationalité de l'un des parents » pour l'acquisition de la nationalité aux enfants eux-mêmes nés en France.

L'uniformité du droit de la nationalité n'a été acquise sur l'ensemble du territoire de la République qu'en 1993 et en 1996 pour Wallis. De façon générale, sur le droit de la nationalité, il convient d'être très prudent puisque la jurisprudence du Conseil constitutionnel est peu importante. Nous pouvons simplifier en disant que le Conseil constitutionnel a tiré les conséquences du silence presque complet de la Constitution sur la question du droit de la nationalité et qu'il a donc entendu réserver au Parlement une large marge d'appréciation.

Cela dit, d'après la décision de 1993 du Conseil constitutionnel et la décision de 2004, moins connue, sur le statut de la Polynésie française, on constate que le droit de la nationalité semble bien appartenir à la notion d' « organisation particulière » de l'article 74 pour les collectivités d'outre-mer et donc que des dispositions législatives spécifiques peuvent y être adoptées.

Cependant, il convient d'adopter ces dispositions législatives dans certaines limites. En invoquant sur ce point le principe d'égalité, qui me paraît devoir l'être, on peut en effet admettre que le législateur ne peut pas tout faire. On imagine mal, par exemple, que la transmission de la nationalité des parents français vers leur enfant soit différente selon que l'on se trouve dans un territoire de l'article 74 ou en droit commun. Les Français, me semble-t-il, doivent être traités de manière égale sur tout le territoire national quant à la transmission de leur nationalité à leurs enfants et, probablement, à leurs conjoints.

En revanche, s'agissant des étrangers, dès lors qu'il n'existe pas de droit absolu à l'accès à la nationalité, il me semble que, faute de l'existence d'un tel droit, les situations peuvent être différentes selon que l'étranger naîtra dans une collectivité de l'article 74, dans une collectivité de l'article 73 ou sur le territoire métropolitain.

Cela paraît relever clairement du principe général de souveraineté nationale, qui semble pouvoir être interprété comme laissant à l'Etat la maîtrise de sa population de la façon la plus large possible, notamment celle de la définition légale de sa population et de sa propre citoyenneté.

Le principe d'indivisibilité de la République, qui est invoqué parfois, me paraît inopérant en la matière, dès lors que, naturellement, le droit de la nationalité est décidé et fixé par l'Etat central, sachant que la Constitution empêche qu'il en soit autrement.

De façon générale, on peut estimer qu'aucun grand principe constitutionnel ne s'oppose à des différenciations en matière de droit à la nationalité, étant entendu que le droit applicable en métropole, c'est-à-dire le droit commun de la nationalité, prévoit déjà des différences : le droit du sol ne s'applique pas aux enfants de diplomates, par exemple, et certains étrangers -je pense aux Algériens- bénéficient de modes d'accès particuliers à la nationalité française. Il n'y a donc pas de raison que ces différences applicables en métropole ne puissent pas être applicables ou amplifiées outre-mer.

S'agissant du cas particulier de l'île de Mayotte, nous entendons dire souvent que l'évolution vers le droit commun de cette collectivité prohiberait toute évolution différenciée du droit à la nationalité dans cette collectivité. Je ne peux que rappeler que, pour l'instant, Mayotte est une collectivité de l'article 74 (cela résulte de l'article 72-3 alinéa 2 de la Constitution révisée en 2003), qu'elle ne peut devenir département d'outre-mer que selon une procédure bien précise, qui implique notamment une décision du chef de l'Etat convoquant les électeurs, le consentement de ces derniers et l'adoption d'une loi organique.

Par conséquent, si l'objectif politique de rapprochement de Mayotte du droit commun existe et se trouve partagé assez largement, aussi bien localement qu'au niveau métropolitain, en l'état du droit, Mayotte demeure une collectivité de l'article 74 et rien ne s'oppose à ce que des règles spécifiques y soient édictées.

J'en arrive au point sur l'accès aux droits sociaux, sur lequel je serai assez bref. Il me semble en effet que, compte tenu, d'une part, de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui consacre comme un droit fondamental l'accès aux régimes de protection sociale des étrangers en situation régulière et, d'autre part, de l'existence de certains principes (l'obligation de scolarisation des enfants, par exemple, ou le principe de dignité de la personne humaine, principes qui semblent s'appliquer à tous les étrangers quelle que soit leur situation), on ne peut pas traiter l'outre-mer de façon différente de la métropole, sauf à réviser la Constitution.

Autrement dit, toute possibilité d'évolution, s'agissant de la matière des droits sociaux, me paraît extrêmement limitée à droit constitutionnel constant.

J'en viens au deuxième aspect de mon exposé, qui concerne les possibilités d'association des collectivités ultramarines à la politique d'immigration.

Il faut savoir que de nombreux dispositifs existent déjà.

S'agissant tout d'abord de la consultation des collectivités sur la délivrance des titres individuels de séjour, les statuts de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie française prévoient la consultation des exécutifs locaux ; l'avant-projet de loi organique portant statut de Saint-Barthélémy et de Saint-Martin en disposera de même pour ces deux collectivités d'outre-mer.

C'est la contrepartie et la conséquence normales de l'exercice, par ces collectivités, d'une compétence en matière de fixation des règles relatives à l'accès au travail des étrangers qui relèvent, en Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et, bientôt, à Saint-Barthélémy et à Saint-Martin, de la compétence locale, y compris pour la fixation des règles intervenant au niveau législatif et au niveau réglementaire dans ces territoires.

On peut également relever l'obligation de consulter les autorités locales sur la réglementation édictée par l'Etat, qu'il s'agisse de projets et de propositions de loi ou de projets d'ordonnance ou qu'il s'agisse des procédures classiques et normales.

J'ajoute que le gouvernement de la Polynésie française, par exemple, doit être « informé » des projets d'engagements internationaux relatifs à la circulation des personnes entre la Polynésie française et les Etats étrangers.

Enfin, je rappellerai, au titre des dispositifs qui existent déjà, la possibilité, pour une collectivité de l'article 74 dotée d'autonomie, de participer aux compétences régaliennes que l'Etat conserve, notamment les compétences liées à l'immigration au titre de la sécurité et de l'ordre public. La Polynésie française est déjà dotée d'un tel dispositif prévu par les articles 31 à 33 de la loi organique de 2004. Elle peut ainsi, sous le contrôle de l'Etat (contrôle de légalité comme d'opportunité), fixer un certain nombre de règles de niveau législatif ou réglementaire.

Elle peut également, dans le cadre de cette réglementation spécifique qu'elle édicte, délivrer des titres de séjour, mais sous le contrôle du haut commissaire de la République, et il faut bien avoir à l'esprit que ces pouvoirs spécifiques ont été prévus pour la Polynésie française afin d'assouplir le régime d'entrée des étrangers, notamment des touristes, les autorités polynésiennes de l'époque évoquant en particulier une rigidité sans doute excessive des conditions d'entrée des étrangers dans ce territoire du Pacifique. Naturellement, un tel assouplissement ne se conçoit pas sans une approbation implicite ou explicite de l'Etat.

Au titre des perspectives d'évolution, on peut envisager plusieurs pistes.

S'agissant de ce qui pourrait être prévu dans les départements d'outre-mer, il ne me paraît pas contraire à la Constitution que les exécutifs locaux -il reste à savoir lequel en présence de deux assemblées- puissent être consultés sur la délivrance de titres de séjour et de titres de travail. Cela peut naturellement entraîner des complications et des problèmes purement administratifs.

On peut imaginer également, dans le cadre de l'article 73, que les autorités locales adaptent la réglementation dans le domaine du droit du travail des étrangers, soit au titre de l'adaptation du deuxième alinéa de l'article 73, soit au titre du pouvoir ouvert par le troisième alinéa, qui permet de légiférer dans un nombre limité de matières, sous réserve d'un certain nombre de contraintes. Il me semble que les spécificités de la Guyane, en particulier, pourraient justifier ce type de réglementation locale.

Dans le cadre de l'article 74, on peut naturellement imaginer qu'une collectivité dotée d'autonomie puisse bénéficier des mêmes pouvoirs que ceux déjà octroyés à la Polynésie française. C'est une demande des élus de Saint-Martin, mais je note tout de même qu'ils ont toujours invoqué un tel principe de participation sans jamais avancer ni présenter de propositions concrètes qui traduiraient ce principe.

En outre, pour des raisons géographiques évidentes, on voit mal comment la législation applicable à Saint-Martin pourrait être encore renforcée par les autorités locales alors même que le dispositif va plutôt dans le sens d'un assouplissement.

J'en arrive à mon troisième et dernier point, qui concerne les possibilités d'évolution du statut personnel civil de droit local à Mayotte dans le cadre de l'article 75. Comme le professeur Gohin, que vous avez déjà entendu, vous en a beaucoup parlé, je serai assez rapide.

L'article 75 de la Constitution consacre l'existence d'un statut civil personnel de droit local qui ne peut pas être vidé de sa substance. Il n'est possible ni de le rendre inopérant, ni de le supprimer de façon autoritaire. Seule une renonciation expresse et donc volontaire et libre des personnes qui y sont soumises est valable, cette renonciation pouvant, par exemple, résulter du mariage avec une personne soumise au droit commun.

Ce statut, on le sait, a vocation à voir son application restreinte au fil du temps puisque les renonciations sont définitives et que les enfants issus d'éventuels couples « mixtes » au regard du droit civil, sont à leur tour régis par le droit commun.

Ce statut peut toutefois évoluer, comme le Conseil constitutionnel l'a jugé sur les amendements adoptés à l'initiative du député Mansour Kamardine, à propos de la suppression de la polygamie.

J'ajoute que ce statut -c'est un point important pour Mayotte- ne concerne pas les étrangers mais uniquement les Français qui y sont soumis. On peut, dans ce cadre, explorer certaines pistes de réflexion comme, par exemple, un mariage soumis au régime de droit local mais néanmoins célébré devant une autorité civile et non pas seulement religieuse. On peut aussi envisager des procédures de reconnaissance d'enfants, lorsque ce droit local ne les prévoit pas, encadrées et adaptées aux circonstances locales afin de lutter notamment contre les reconnaissances frauduleuses.

Voilà, monsieur le président, les considérations générales que je souhaitais vous apporter. Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos éventuelles questions.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur, j'ai une question sur le dernier point que vous venez d'évoquer. En indiquant qu'on ne peut pas, d'autorité, si j'ai bien compris, faire évoluer le droit local pour aboutir au droit commun, que se passerait-il si Mayotte devenait un département français ?

M. Stéphane Diémert .- C'est le problème. Tout d'abord, il y a des précédents, notamment l'Algérie, sur lequel il y aurait beaucoup à dire. L'article 73 de la Constitution de 1946, qui était finalement à peu près le même que celui de 1958, n'était semble-t-il pas incompatible avec l'existence d'un statut civil de droit local.

Il est évident que plus le statut civil de droit local se modernisera, notamment avec la suppression de la polygamie, la suppression du demi-héritage des filles et la suppression de la répudiation unilatérale, transformée en divorce, il sera beaucoup moins incompatible qu'auparavant.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Il y a aussi la question de la dation du nom.

M. Stéphane Diémert .- Parmi les pistes que nous explorons dans le cadre du projet de loi sur l'immigration, la dation de nom pourrait être transformée en reconnaissance de paternité avec -c'est une spécificité mahoraise- l'accord de la mère, ce qui permettrait de l'encadrer et de la soumettre à certaines procédures, comme l'encadrement des procédures de mariage dans le cadre du droit commun.

Ces évolutions ponctuelles ne sont pas incompatibles avec l'article 75. Ce qui serait vraiment inconstitutionnel, à mon avis, c'est une loi qui déciderait de supprimer purement et simplement l'article 75 ou la reconnaissance d'enfants, par exemple. On voit mal au nom de quoi le principe de la reconnaissance d'enfants serait contraire à la Constitution.

En tout cas, l'instauration de mécanismes de contrôle et de lutte contre les fraudes me paraît tout à fait acceptable au regard de l'article 75.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une autre question à vous poser sur la problématique dite du « droit du sol ».

Le professeur Gohin, que nous avons auditionné, nous a indiqué qu'en l'état, le droit de la nationalité ne pouvait être modifié que pour l'ensemble du territoire de la République. Votre propos est quelque peu différent. Est-il possible quand même, tout en conservant le principe du droit du sol, de modifier les conditions dans lesquelles la nationalité française peut être acquise par les étrangers sans remettre en cause l'ensemble du dispositif ?

M. Stéphane Diémert .- Pour l'outre-mer, la réponse est positive. Alors que le droit du sol dit simple, c'est-à-dire la naissance sur le territoire français de parents même étrangers, quelle que soit leur situation, ouvre l'accès à la nationalité au bout de quelques années seulement, à la fois pour les COM de l'article 74 et les DOM, si la situation le justifie (on pense à la Guadeloupe, à Saint-Martin et à la Guyane), on peut à mon sens imaginer l'ajout de la condition du séjour régulier. Je n'arrive pas à concevoir comment cela pourrait être contraire à la Constitution, compte tenu des principes, que nous avons rappelés, de niveau international, des principes tirés de l'intérêt général qui s'attache à la maîtrise de cette population et de la lutte contre la fraude.

Je n'arrive pas à concevoir comment on peut soutenir le contraire. En matière législative, les interventions de 1963 et de 1972 ont confirmé des projets de loi qui étaient à l'époque examinés par le Conseil d'Etat et nous n'avons pas trouvé la trace d'une proposition du Conseil d'Etat sur ce sujet. Les interventions du législateur ont eu lieu à plusieurs reprises, en 1993, 1998 et 1999, et ont conduit à l'édiction de règles spécifiques. Je n'ai donc aucun doute sur le sujet.

M. Georges Othily, président .- S'agissant du droit du travail pour la Guyane et la Guadeloupe, le législateur peut prévoir la possibilité, pour la collectivité départementale et régionale, d'adapter le droit commun au droit du travail. Est-ce possible pour l'ensemble du droit social ?

M. Stéphane Diémert .- Cela me paraît délicat compte tenu du principe de valeur constitutionnelle que j'évoquais précédemment. On peut en penser ce qu'on veut, mais la décision du Conseil constitutionnel de 1993 explique clairement que, certes, les étrangers n'ont pas le droit général et absolu d'être sur le territoire national, mais qu'ils disposent tout de même de droits fondamentaux, notamment les libertés individuelles et le droit à la protection sociale.

M. Georges Othily, président .- La dignité par le travail n'est-elle pas non plus un droit constitutionnel ?

M. Stéphane Diémert .- C'est vrai.

M. Georges Othily, président .- S'ils viennent chez nous, ce n'est pas spécialement pour travailler, mais pour pouvoir bénéficier de prestations sociales et c'est là que le bât blesse.

M. Stéphane Diémert .- Le Conseil constitutionnel a posé ce principe pour les étrangers en situation régulière, en l'assortissant d'un bémol pour les étrangers en situation irrégulière qui peuvent être privés d'un certain nombre de droits sociaux, mais il reste des sujets comme l'aide médicale d'urgence et la scolarisation, pour lesquels il n'est sans doute pas possible de le faire.

M. Georges Othily, président .- Comment pourrait-on modifier cet aspect ? Faudrait-il changer la Constitution ?

M. Stéphane Diémert .- Si on veut se limiter à l'outre-mer, on peut toujours trouver quelque chose entre les articles 73 et 74, mais si on veut généraliser, ce sera plus difficile...

M. Georges Othily, président .- Je parle seulement de l'outre-mer.

M. Stéphane Diémert .- Sur le plan purement formel, on peut insérer quelques dispositions autour des articles 73 et 74 sur le droit social, étant entendu qu'il y a deux précédents d'atteinte aux grands principes : le statut de la Nouvelle-Calédonie et le statut des COM de l'article 74 dotées d'autonomie, qui portent finalement atteinte au principe d'égalité, y compris entre Français, en prévoyant un mécanisme préférentiel d'accès à l'emploi local. Il y a donc déjà eu ces deux précédents qui visent en plus des citoyens français.

M. Georges Othily, président .- En matière de prestations familiales, nous avons appris que, souvent, lorsque les parents sont en situation irrégulière et que les enfants vivent sur le territoire français, c'est quelqu'un d'autre qui, à cause de la notion de prise en charge effective, permet à cet enfant de bénéficier de prestations qui seront touchées par cette personne et qui seront ensuite données aux parents en situation irrégulière. Comment régler juridiquement ce problème ?

M. Stéphane Diémert .- Au-delà des contrôles et d'un éventuel renforcement des sanctions pénales et de l'effectivité de la norme, je crains que, si on veut mettre en place un dispositif restrictif touchant éventuellement des étrangers en situation régulière qui, comme vous l'avez dit, agissent pour le compte d'étrangers en situation irrégulière, la voie de la révision constitutionnelle, pour l'outre-mer, soit la seule possibilité certaine de franchir le cap du contrôle de constitutionnalité, à moins que le Conseil constitutionnel ne revienne sur ses décisions de 1990 et, surtout, de 1993, qui sont plutôt généreuses sur ce sujet. Evidemment, une évolution de la jurisprudence est possible, mais nous n'en sommes pas maîtres.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je voudrais revenir sur l'un des problèmes qui se posent, si vous le voulez bien. Comme la France est généreuse, elle accueille dans ses écoles les enfants très jeunes. On a raison de le faire et personne ne souhaite le remettre en cause, mais nous arrivons ainsi à avoir des jeunes dans nos écoles primaires, voire dans nos collèges, puis dans nos lycées, qui font toute leur scolarité chez nous. Lorsqu'ils atteignent l'âge de 18 ans, nous avons pratiquement l'obligation de dire qu'ils doivent repartir. On sait par expérience que ce type de décision est extrêmement difficile à prendre sur le plan humain.

Pourtant, comment résoudre cette difficulté, notamment sur la nationalité ? Certes, ces jeunes ont la possibilité, pour ceux qui sont issus d'étrangers en situation irrégulière et qui sont nés sur le territoire français, de devenir français à l'âge de 13 ans, puis de 16 ans et de 18 ans, mais ils ne l'ont jamais fait pour des raisons que l'on peut imaginer. N'y aurait-il pas là moyen d'imaginer un autre système, ou une autre possibilité, pour que la procédure de demande de naturalisation puisse être mieux cadrée et mieux organisée, sans pour autant inciter des gens à venir pour obtenir la nationalité comme c'est parfois le cas aujourd'hui ?

Nous avons cette opposition entre une situation humaine et une situation juridique qui nécessite que les responsables politiques prennent une décision. Y a-t-il des pistes ou des idées à cet égard ou, au contraire, est-on contraint au silence ?

M. Stéphane Diémert .- Mes propos n'engagent que moi, mais si des mesures plus sévères étaient adoptées, on pourrait naturellement se demander comment gérer -le terme n'est évidemment pas du tout approprié- le « stock » de personnes qui sont concernées par ces situations peu satisfaisantes de non droit. On tombe dans la question éternelle de la régularisation au regard de la nationalité, ce qui n'est pas rien.

Si cette mesure, qui est destinée à régler de façon généreuse la situation des personnes présentes, était combinée avec des mécanismes répulsifs destinés -je pense en particulier à Mayotte ou à la Guyane- à empêcher tout nouvel afflux, cela doit pouvoir théoriquement fonctionner, mais ce n'est que théorique, sachant qu'à chaque fois que l'on essaie les régularisations, cela s'est traduit au bout de quelques années, dans les pays où on l'a fait, par un nouvel afflux.

Il est vrai que nos collectivités sont dans une situation différente de celles de l'Espagne et de l'Italie. Nous pourrions donc imaginer des mécanismes de régularisation au regard du droit à la nationalité. Rien ne s'y oppose, mais c'est très délicat à gérer en termes de conséquences.

Je ne vois pas d'autre solution, sauf à assouplir les conditions d'accès à la nationalité française et à revenir à des mécanismes relevant du droit du sol avec un accès automatique, sur le modèle américain, ce que personne ne peut imaginer.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- C'est effectivement plus simple, mais c'est également une ouverture extraordinaire.

M. Stéphane Diémert .- Il reste à espérer que l'administration fasse preuve parfois d'une plus grande compréhension de certaines situations humaines. Il se trouve que je suis magistrat administratif et qu'avant d'exercer au ministère de l'outre-mer, j'ai souvent eu affaire, en tant que juge unique, à des dossiers de reconduite à la frontière peu étayés sur le plan de la simple équité. Parfois, le juge a tendance à se laisser un peu impressionner par ces questions humaines, tout en essayant d'y résister, naturellement, sur certains sujets.

Je pense à l'affaire d'une jeune Bulgare qui était arrivée en France à l'âge de 8 ans, qui était parfaitement francophone mais que l'administration trouvait finalement tout à fait normal de reconduire à la frontière à l'âge de 23 ans. J'avais annulé cette décision au titre de l'erreur manifeste d'appréciation et j'ai été confirmé par le Conseil d'Etat, mais pourquoi en arriver à ce type de situation contentieuse ? On pourrait multiplier les exemples.

Il serait bon d'instiller plus de sensibilité et d'humanité dans le traitement des dossiers au niveau de certains services des étrangers et de certaines préfectures, même si, là aussi, il est facile de donner des leçons alors qu'ils sont en première ligne.

J'ai aussi le souvenir d'une personne qui avait passé les trois quarts ou les deux tiers de son existence en France, qui était arrivée très jeune, qui était parfaitement francophone et qui travaillait dans un cabinet d'avocat bien qu'elle soit en situation irrégulière. Que d'énergie dépensée en la matière au niveau des juridictions et de la préfecture de police pour un résultat ridicule, et il y en a sans doute d'autres.

Dans des affaires de refus de séjour qui étaient, cette fois, jugées en formation collégiales, j'ai aussi le souvenir de dossiers étonnants dans lesquels l'administration, en l'espèce la préfecture des Hauts-de-Seine, nous expliquait que le droit à la vie familiale d'une Syrienne pouvait parfaitement s'exercer dans son pays d'origine avec ses cousins et ses frères alors même qu'elle vivait en concubinage en France et avait deux jeunes enfants. Le droit à la vie familiale normale, pour la préfecture des Hauts-de-Seine, était le droit de vivre avec les frères et les cousins mais non pas de rester en France avec de jeunes enfants. Là aussi, il s'agissait d'une personne parfaitement francophone. Ce sont des pratiques un peu délicates, mais cela relève naturellement du traitement au cas par cas.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- D'où la nécessité de permettre aux préfets de garder une certaine souplesse pour apprécier les situations individuelles.

M. Georges Othily, président .- Nous vous remercions, monsieur le directeur.

Audition de M. Franco FRATTINI
vice-président de la Commission européenne,
commissaire en charge de la justice, de la liberté et de la sécurité
(7 mars 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- En mon nom et au nom de tous mes collègues, je vous remercie, monsieur le président, d'avoir accepté d'être entendu par la commission d'enquête.

En raison de l'importance, pour le sujet qui est le nôtre, de l'application des accords de Schengen, de l'harmonisation du droit communautaire intervenu à la suite du Traité d'Amsterdam et du Conseil européen de Tampere, en raison enfin, des initiatives récentes prises par la Commission dans le domaine de l'immigration, il était indispensable, je crois, que nous puissions dialoguer avec vous.

Je vous donne donc sans plus tarder la parole.

M. Franco Frattini .- Merci beaucoup, monsieur le président.

L'Union européenne a accordé et accorde une priorité élevée à la lutte contre l'immigration illégale, mais elle est aussi en train d'élaborer une véritable stratégie européenne pour ce qui concerne l'ensemble des problèmes migratoires, non seulement l'immigration illégale, mais aussi, bien sûr, l'immigration économique légale, problèmes qui sont étroitement liés à la dimension extérieure de l'action de l'Union européenne.

La Commission européenne a travaillé avec le Parlement européen, mais je crois que les Parlements nationaux ont aussi un rôle déterminant à jouer dans la construction de cette stratégie européenne, tant au niveau de son élaboration que de sa mise en oeuvre. Le rapport d'information sur la politique européenne d'immigration publié en juin dernier par la délégation du Sénat pour l'Union européenne en fournit un excellent exemple et ce document a retenu toute notre attention.

Comme vous le savez, nous avons adopté récemment des mesures et des initiatives qui visent à une approche globale du phénomène de l'immigration, couvrant à la fois la protection et la sécurité des frontières extérieures, la politique des visas, la politique en matière de retour, la coopération avec les pays tiers, la lutte contre la traite des êtres humains et des initiatives de soutien aux échanges d'informations entre les Etats membres. Je voudrais évoquer ici quelques évolutions qui sont récemment intervenues dans certains de ces domaines.

Je commencerai par la question des frontières extérieures. Le renforcement des contrôles aux frontières extérieures est un volet essentiel de la lutte contre le trafic d'êtres humains et l'immigration illégale et du renforcement de la sécurité dans l'espace européen, où les contrôles aux frontières intérieures ont été supprimés. Dans ce cadre, il est indispensable que chaque Etat membre chargé d'effectuer les contrôles aux frontières extérieures pour le compte de ses partenaires, c'est-à-dire des autres Etats membres, le fasse avec la compétence nécessaire et les moyens appropriés.

La récente adoption du code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes va dans ce sens.

Ensuite, il faut prendre en compte les nouvelles technologies, en particulier la biométrie, qui offrent également des possibilités, comme l'atteste l'évolution actuelle de l'intégration d'éléments biométriques dans les documents de voyage.

D'un autre côté, nous avons mis en place récemment l'agence européenne pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures (FRONTEX). Cette agence est totalement opérationnelle depuis le 1 er novembre 2005 et elle permet d'optimiser la coordination entre les autorités nationales. J'y reviendrai tout à l'heure, si vous le voulez bien.

J'en viens à la politique en matière de retour.

En septembre dernier, la Commission a présenté une proposition de directive sur ce sujet, conformément au programme de La Haye, qui tend à définir pour la première fois des règles communes, claires et transparentes en matière de retour, d'éloignement, de recours à des mesures coercitives, de garde temporaire et de réadmission. A cet égard, je tiens à souligner que ces règles doivent tenir pleinement compte du principe de proportionnalité et du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales des intéressés.

Je pense que, dans ce domaine, il faut garder l'équilibre entre les exigences sécuritaires, si je puis dire, et le respect fondamental de la dignité de l'être humain. A cet égard, le débat et la discussion publique avec le Parlement européen et les parlements nationaux est capital.

En ce qui concerne le volet opérationnel de la politique de retour, il s'agit d'accroître l'efficacité des stratégies et de renforcer les moyens. Quelques instruments devraient y contribuer. Je veux parler particulièrement, d'une part, d'une décision récente relative aux vols communs pour l'éloignement, qui requiert que les Etats membres procèdent à l'échange d'informations en temps utile pour organiser des vols de retour et, d'autre part, d'actions préparatoires que nous avons lancées pour 2005-2006 en préalable à la création du Fonds européen pour le retour. Je sais que la France collabore à l'élaboration d'une proposition relative à l'organisation de vols communs pour le retour des immigrés illégaux.

En matière d'échanges d'informations entre les Etats membres, nous avons récemment adopté les modalités de mise en oeuvre du réseau d'information et de coordination sécurisé relié à Internet, que l'on a appelé ICONet. Il s'agit d'un réseau destiné aux services des Etats membres qui sont chargés de la gestion des flux migratoires et qui pourront exploiter tous les potentiels de cet outil informatique moderne aux fins de l'échange d'informations sur les mouvements migratoires. ICONet peut aussi contribuer à une coopération renforcée entre les Etats membres dans le cadre d'opérations de retour conjointes, ce qui me semble nécessaire.

Toujours dans le cadre de la politique d'échange d'informations, nous avons renforcé particulièrement le réseau d'officiers de liaison « immigration » qui sont détachés par les Etats membres dans les pays tiers. Ils fournissent des informations d'importance capitale en provenance des pays d'origine, soit en matière d'immigration illégale, soit au titre de la coopération sur le terrain pour préparer l'accueil des immigrés légaux.

Un règlement du Conseil qui a été présenté l'année dernière a établi ce réseau et une décision récente a uniformisé le modèle de rapport.

J'en arrive au volet, qui est essentiel, de la politique de coopération avec les pays tiers.

Il s'agit là d'un problème véritablement européen qui appelle une réponse européenne. Nous avons présenté des propositions et une stratégie au Conseil européen qui, au mois de décembre dernier, a approuvé un document établissant des priorités d'actions centrées sur l'Afrique et la Méditerranée. Je tiens à souligner cet aspect de la politique européenne parce qu'il constitue une indication politique très forte de la nécessité d'intensifier nos efforts en vue de mieux maîtriser l'immigration clandestine qui transite par la Méditerranée. Le Conseil européen, suite à notre proposition, a défini trois grands ensembles de priorités :

- le renforcement de la coopération opérationnelle entre les Etats membres ;

- l'intensification du dialogue et de la coopération avec l'Afrique -vous savez que la grande conférence euro-africaine aura lieu au début de juillet ;

- la coopération avec les pays voisins, notamment les pays nord-africains riverains de la Méditerranée.

Je souligne que le Conseil européen a aussi décidé, suite à une proposition très claire que nous avons faite, de traduire, en termes financiers, cette priorité accrue accordée aux flux migratoires. En effet, outre les ressources existantes, une part des instruments financiers européens affectés aux relations extérieures sera consacrée aux questions liées aux phénomènes migratoires. Je parle d'environ 400 millions d'euros, ce qui n'est pas négligeable par rapport au budget européen. La Commission, l'agence européenne FRONTEX et les Etats membres doivent à présent donner une suite concrète à ces impulsions politiques et je présenterai un rapport sur les progrès accomplis à la fin de 2006, sous la présidence finnoise.

J'en viens à l'aspect de la solidarité entre les Etats membres.

La solidarité entre les Etats membres est un principe politique et c'est, pour moi, la clef de la solution des problèmes d'immigration clandestine. En effet, si chaque Etat membre se sent seul face aux problèmes migratoires, on ne sera pas en mesure d'avoir une véritable stratégie européenne. C'est pourquoi nous avons proposé en avril 2005 un programme cadre en matière de solidarité et de gestion des flux migratoires 2007-2013 qui a été inclus dans la stratégie des perspectives financières que le Conseil européen a approuvées. Ce programme cadre est actuellement examiné par le Parlement européen et j'attends avec beaucoup d'espoir son approbation finale.

Je dirai aussi quelques mots sur les mesures à venir. Comme vous le savez, j'ai présenté fin décembre 2005 un programme d'action relatif à l'immigration légale qui concerne une série d'initiatives que la Commission prendra dans les prochaines années. J'ai préféré présenter un plan d'action non seulement à court terme mais aussi à moyen et long terme car je pense que ce programme, qui est le résultat du débat autour du Livre vert sur l'immigration économique, peut contribuer à définir la stratégie globale de l'Union européenne dans les années à venir.

Nous devons nous préoccuper en parallèle, comme je l'ai dit, d'une part, de l'accueil d'une immigration économique légale et, d'autre part, de la crédibilité politique des stratégies contre l'immigration illégale. C'est pourquoi je vais présenter dans quelques semaines une communication stratégique sur les priorités futures dans le domaine de l'immigration clandestine. Cette communication sera précédée d'une conférence et de consultations publiques en avril et elle va assigner des priorités nouvelles aux futures actions communautaires dans ce domaine. Je joindrai à cette communication le deuxième rapport d'activité annuel qui va décrire les avancées réalisées en 2005 dans la lutte contre l'immigration clandestine.

Par conséquent, au plus tard au mois de mai 2006, nous aurons eu la communication sur l'immigration illégale accompagnée du rapport d'activité sur les résultats 2005 et nous aurons après, en décembre 2006, le rapport final sur les stratégies et les résultats 2006. En effet, j'attache une grande importance non seulement aux propositions mais aussi à la mise en oeuvre, à l'évaluation et au suivi permanents des stratégies définies par le Conseil.

Cette communication sur l'immigration illégale mettra tout particulièrement l'accent sur la coopération opérationnelle entre les Etats membres, notamment en matière de contrôle des frontières ou de politique de retour. Cette coopération pourrait prendre, en particulier, la forme d'opérations conjointes et d'actions de formation commune sur la base de normes communes.

A ce sujet, je proposerai la création d'équipes d'experts nationaux provenant de certains Etats membres, ceux qui le souhaiteront, bien sûr, qui seront chargés d'apporter une assistance à d'autres Etats membres dans ce domaine, dans le cadre de l'agence européenne des frontières. Cet instrument permettra la constitution d'équipes de réaction rapide européennes qui prêteront leur concours aux Etats membres confrontés à des pressions migratoires ou à des afflux de migrants exceptionnels.

J'ai proposé en deuxième lieu un plan euro-méditerranéen de patrouilles de prévention et de sauvetage de vies humaines en mer avec la coopération des pays européens, qui sera coordonné par l'agence. Celle-ci est en train de présenter un projet concret et opérationnel avec plusieurs Etats membres.

Pour ce qui concerne la coopération en matière de retour, plusieurs questions doivent être abordées.

La première touche aux documents des ressortissants des pays tiers. Comme vous le savez, les documents que les ressortissants des pays tiers doivent produire au retour restent un problème capital. En effet, le document de voyage de l'Union n'est toujours pas accepté par de nombreux pays tiers et les Etats membres organisent encore trop peu d'opérations conjointes. Les normes de formation des agents chargés du retour et des opérations de concours et de coopération avec les pays de transit et d'origine sont très variables. Il faut donc renforcer non seulement l'harmonisation mais aussi la capacité opérationnelle d'action.

Je suis avec intérêt les orientations politiques qui sont retenues ici, en France, pour combattre l'immigration illégale, notamment en ce qui concerne la lutte contre le travail « au noir ». Je suis en effet persuadé que les deux phénomènes que sont l'immigration clandestine et le travail « au noir » sont étroitement liés. Le travail non déclaré constitue un facteur d'attraction pour les immigrants clandestins dont il peut aussi favoriser l'exploitation. Il faut donc combattre vigoureusement le marché du travail clandestin et, pour cela, il faut engager fortement la responsabilité des employeurs des migrants illégaux. C'est une voie qu'il convient à mon avis d'explorer davantage.

Je souhaite encore dire quelques mots sur la coopération avec les pays tiers, les pays d'origine et les pays de transit.

Les nombreux accords bilatéraux qui existent entre les pays membres et les pays tiers n'étant pas suffisants, je pense qu'une véritable politique communautaire de réadmission et de coopération avec les pays tiers est un élément indispensable de notre stratégie. Il s'agit d'accords qui imposent des obligations mutuelles à la Communauté et à un pays tiers et qui définissent en détail les procédures administratives et opérationnelles destinées à faciliter le retour et le transit des personnes en séjour irrégulier et, en même temps, à garantir le niveau approprié de protection des droits fondamentaux des individus : en effet, on ne peut pas renoncer à augmenter le niveau moyen de la protection des garanties personnelles que l'Union européenne doit offrir aux individus, même s'ils sont illégaux et clandestins.

Il faut donc renforcer les liens politiques avec les pays source de l'immigration.

Nous avons obtenu des mandats pour la négociation d'accords avec onze pays. Pour sélectionner ceux-ci, le Conseil a tenu compte d'un certain nombre de critères dont les plus importants étaient la pression migratoire en provenance du pays tiers et sa position géographique par rapport à l'Union ainsi que la « valeur ajoutée » qu'un accord communautaire pouvait représenter par rapport aux accords bilatéraux existants conclus par les Etats membres.

Comme vous pouvez l'imaginer, la négociation de ces accords de réadmission n'a pas été chose aisée. Si nous avons désormais bouclé les pourparlers avec cinq pays, dont l'Albanie et la Russie, les négociations n'ont pas atteint le même degré d'avancement dans tous les cas.

J'ai bon espoir de pouvoir clôturer prochainement les négociations avec l'Ukraine, un autre pays clé à la fois en matière de transit et d'origine d'émigration. Je pense que nous pourrons conclure dans quelques semaines avec l'Ukraine cet accord de réadmission qui concernera -la même chose s'est passée pour la Russie et l'Albanie- non seulement les citoyens nationaux, mais aussi les migrants illégaux qui passent par ce pays pour entrer dans l'Union européenne. C'est un grand résultat et une condition sine qua non de tous nos accords de réadmission.

Nous sommes en train d'encourager fortement le Maroc à conclure un accord et j'ai quelque espoir d'aboutir à un résultat avant la fin de la présidence autrichienne, c'est-à-dire avant la fin juin. Si c'est le cas, ce sera une très bonne chose parce que le Maroc est également un pays clé de transit pour l'immigration originaire de l'Afrique sub-saharienne. De même, nous allons entamer des négociations avec l'Algérie.

Cependant, la coopération avec les pays de transit n'est évidemment pas suffisante. Il faut traiter le sujet de l'immigration en partant des pays d'origine. Nous avons déjà lancé deux projets pilotes pour aider les pays d'origine. Les deux régions clés que nous avons choisies, en coopération avec les Nations unies, ont été la région de l'Afrique sub-saharienne des Grands Lacs, en particulier la Tanzanie, et l'est de l'Europe, avec l'Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie. Ce sont deux régions pilotes dans lesquelles l'Europe s'engage à financer des projets ou à apporter des moyens financiers aux gouvernements pour améliorer les conditions de vie quotidienne des populations sur ces territoires, ce qui est sans doute le meilleur moyen de prévenir les grands flux de migration suscités par la misère et le désespoir.

Bien sûr, une stratégie de partenariat avec les pays d'origine et les pays de transit nous conduit parfois à accepter un « paquet » qui peut inclure des mesures de flexibilité pour le régime des visas. Ils nous demandent quelque chose en retour et, franchement, je pense qu'il faut lancer quelques messages clairs en direction de régions clés pour l'Europe comme le sont les Balkans occidentaux, où il faut renforcer la stratégie de prévention et de lutte contre le trafic d'êtres humains. En matière de flexibilité, on peut évoquer la réduction des formalités bureaucratiques et des délais de délivrance des visas pour des catégories particulières de personnes, tels les étudiants, les entrepreneurs ou les diplomates. On peut ainsi proposer quelque chose en retour et donner un message politique, ce qui nous permet d'aboutir à un résultat pour ce qui concerne la réadmission des illégaux.

Pour conclure, monsieur le président, je tiens à vous dire, et c'est pour moi un sujet de satisfaction, qu'autour de la stratégie migratoire, nous avons réuni un consensus politique européen parce que tout le monde a fini par comprendre qu'il faut mener à cet égard une véritable stratégie européenne.

Le Conseil européen, au plus haut niveau, a donné son appui politique, mais il appartient maintenant aux Etats membres et aussi aux parlements nationaux de participer à la définition et à la réalisation de cette stratégie. Je vais m'efforcer, comme je vous l'ai dit, d'effectuer une évaluation permanente de sa mise en oeuvre, parce qu'il me semble important que l'opinion publique puisse mesurer la « valeur ajoutée » de l'Union européenne.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le président. Je donne la parole à M. le rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le président, je vous remercie de votre intervention qui, je crois, nous aura tous vivement intéressés. Si vous me le permettez, j'aurai quelques questions à vous poser.

La première est relative à la politique des visas dans le cadre de la protection de l'espace Schengen. Pensez-vous qu'il soit concevable de mettre en place un régime de contrôle des retours et avez-vous un objectif de généralisation du visa biométrique dans l'espace Schengen ? Et si c'est le cas, dans quel délai ?

M. Franco Frattini .- Il y a déjà une initiative qui fonctionne bien. Notre idée est de généraliser l'inclusion de la biométrie dans les visas, et d'aboutir à ce grand résultat à la fin de 2006 ou au printemps 2007.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Le projet de créer un corps de gardes-frontières européen est-il toujours d'actualité ?

M. Franco Frattini .- Oui, monsieur le rapporteur. Personnellement, j'aime beaucoup cette idée, mais elle suscite encore des réticences de la part de quelques Etats membres. Je pense qu'il faut envisager la possibilité d'avoir un corps de garde-frontières européen comme un objectif à moyen terme. L'Agence peut apporter un soutien important à cette stratégie en renforçant les capacités de formation commune des gardes-frontières des pays européens.

Notre idée est aussi de montrer les capacités d'engager les gardes-frontières des Etats membres dans des opérations conjointes avec les pays partenaires de la rive sud de la Méditerranée, pour faire des stages de formation conjointe et pour augmenter les capacités professionnelles des opérateurs du Maroc, de la Libye, de l'Algérie et de l'Egypte. C'est un projet qui est en cours d'examen par l'Agence européenne et je pense que nous allons proposer des actions concrètes en 2006.

Je pense en particulier que le développement des formations conjointes pourra contribuer à vaincre les réticences de certains Etats membres sur la question d'un corps européen. Je comprends très bien qu'il puisse y avoir des problèmes de compréhension réciproque, et peut-être aussi de confiance mutuelle. Il faut donc aider à accroître la confiance mutuelle.

M. Alain Gournac .- Monsieur le président, nous vous avons écouté avec grande attention et grand intérêt. Vous avez commencé par dire que la lutte contre l'immigration clandestine ne doit pas nous empêcher de respecter les droits de l'homme. Je vous approuve tout à fait, parce qu'il est important de lutter contre l'immigration clandestine, mais il est tout aussi important de respecter les droits de l'homme et nous devons donc y veiller. J'ai donc apprécié que vous affirmiez cette idée en préambule à votre intervention.

Je voudrais vous poser une question sur le contrôle des frontières de l'espace Schengen. Une délégation de notre commission d'enquête doit se rendre demain en Roumanie, et je voudrais savoir ce que fait l'Europe pour préparer la Roumanie à devenir une « frontière Schengen », ce qu'elle fait, plus généralement, pour préparer l'élargissement de l'espace Schengen à de nouveaux Etats membres ?

Vous avez parlé de la nécessité d'une évaluation permanente de l'action européenne et je crois que vous avez raison parce que, et c'est particulièrement vrai dans le domaine de l'immigration, la réalité évolue de façon permanente, et il faut donc s'y adapter : les flux d'immigration évoluent, c'est vrai en Italie comme en France, les techniques employées par les réseaux évoluent pour déjouer les contrôles.

Je partage aussi entièrement avec vous l'idée selon laquelle le marché noir du travail est la « pompe aspirante » des flux migratoires. Nous savons bien comment les choses se passent dans les zones source d'immigration. Sans même parler des filières mafieuses, il y a aussi, tout simplement, le fait que, lorsqu'une ou deux personnes ont réussi à passer chez nous, elles entrent en contact avec leurs compatriotes qui sont restés dans leur village en leur disant que, certes, il est très difficile d'entrer et qu'il y a des risques, mais qu'ils y sont quand même arrivés et qu'ils ont trouvé du travail dans le bâtiment ou ailleurs. On ne peut d'ailleurs pas les critiquer puisqu'ils essaient simplement de gagner leur vie. La lutte contre le marché noir du travail est donc très importante.

Voilà les réactions dont je voulais vous faire part, monsieur le président, en vous remerciant de votre intervention très claire et très intéressante.

M. Franco Frattini .- Merci beaucoup, monsieur le sénateur Gournac. Pour moi, le problème des droits fondamentaux est effectivement le premier problème, parce que l'Europe est la terre des droits, des principes et des valeurs et qu'on ne peut pas y renoncer. Sinon, nous nous placerions au même niveau que les trafiquants qui exploitent les clandestins.

Je considère en effet les immigrés illégaux comme de vraies victimes, les responsables étant les trafiquants. La première préoccupation du projet de patrouilles méditerranéennes est de sauver des vies humaines en mer. Chaque jour, il se produit une tragédie à proximité des côtes italiennes, maltaises ou chypriotes et on ne peut pas l'accepter. Nous devons respecter l'équilibre entre la crédibilité du respect de la loi et le respect des droits fondamentaux des individus : c'est ce que nous proposons de faire en proposant une politique européenne de retour.

Dans une deuxième question, vous m'avez demandé comment l'Union européenne préparait les pays qui sont membres de l'Union ou qui vont l'être à devenir frontières « Schengen ». Il s'agit là d'un point clé.

Je vais me rendre en Roumanie dans quelques jours, moi aussi, et je vais visiter les postes de contrôle aux frontières entre la Roumanie et l'Ukraine.

M. Alain Gournac .- Nous aussi !

M. Franco Frattini .- Je ferai ensuite la même chose en Pologne et je l'ai déjà fait dans les pays baltes, déjà aussi en Pologne en ce qui concerne la frontière avec l'Ukraine. J'ai donc visité les postes de contrôle aux frontières et je tiens à vous dire que l'un des plus grands défis pour 2006 et 2007 va être l'élargissement de l'espace Schengen non seulement à la Roumanie et à la Bulgarie, qui vont rejoindre l'espace Schengen dans les années à venir, mais aux huit nouveaux pays membres de l'Union, notamment la Pologne, l'Estonie, la Lettonie, la Hongrie et la République tchèque, qui ont demandé à rejoindre l'espace Schengen en octobre 2007. C'est demain !

J'ai donc démarré une activité d'évaluation sur le terrain. Une mission technique, qui est déjà partie, va travailler au printemps, en été et en automne et je ferai un rapport au Conseil au mois de décembre sur le résultat de l'évaluation des conditions concrètes de sécurité aux aéroports, aux ports maritimes et aux frontières terrestres. Il faudra dire alors clairement qui est prêt et qui ne l'est pas.

C'est une tâche difficile, monsieur le sénateur. Certes, j'ai mis à la disposition des pays membres qui ont demandé à rejoindre l'espace Schengen des aides et les moyens appropriés, mais c'est à eux de prendre les mesures nécessaires et de renforcer les contrôles et c'est à nous de faire l'évaluation.

Vous avez aussi évoqué les réseaux. Nous sommes en train de renforcer l'échange des informations qui vise à établir une véritable banque européenne de données sur les immigrants. En effet, il faut pouvoir disposer dans un futur proche, pour ce qui concerne les visas, d'une banque informatisée de données sur les visas. Il faut aussi explorer la possibilité, que la France a proposée, d'avoir un registre européen pour ceux qui entrent et ceux qui sortent de l'Union européenne...

M. Alain Gournac .- ...et qui peuvent passer par d'autres pays.

M. Franco Frattini .- Absolument. A cet égard, le grand problème est celui de l'équilibre entre la sécurité et les droits de la protection de la vie privée et des données personnelles. Cependant, si nous voulons résorber le grave problème de la fraude documentaire, il faut s'appuyer sur la biométrie et la constitution de banques de données, tout en établissant des règles très strictes pour protéger les personnes qui respectent la loi, ce qui est encore un autre problème d'équilibre entre les libertés et la sécurité. C'est la tâche la plus importante de l'Union européenne.

Vous avez par ailleurs confirmé l'importance d'une question qui est fondamentale pour nous : la lutte contre le travail clandestin. C'est pour cela que, dans la stratégie qui vise à une politique européenne sur l'immigration économique, je prends en compte non seulement les « cerveaux », comme on dit, mais aussi les travailleurs saisonniers, qui sont exposés à un grand risque d'exploitation. En effet, si on ne considère que les ingénieurs, le problème est mineur, mais si on considère les personnes qui travaillent pendant trois à quatre mois dans le secteur de l'agriculture, il faut dire aux entreprises et aux entrepreneurs qu'ils doivent faire attention, et il faut se donner les moyens de leur interdire d'exploiter des immigrés illégaux. Ce qui arrive dans mon pays, mais aussi ailleurs.

M. Alain Gournac .- Tout à fait. Dans le nôtre aussi !

M. Franco Frattini .- C'est pourquoi ceux qui n'ont pas une qualification professionnelle de très haut niveau doivent être inclus dans la stratégie européenne. Sinon, ils risquent fort d'être abandonnés entre les mains de ceux qui les exploitent.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je souhaite revenir sur le sujet de l'espace Schengen. Il faut avant tout se souvenir que d'anciens pays de l'Union européenne ne sont pas dans l'espace Schengen, comme le Royaume-Uni, ce qui continue de poser des problèmes. Par ailleurs, il existe des accords de liberté de circulation échelonnée et des accords progressifs avec les nouveaux pays entrants. Je pense donc qu'il ne faut pas avoir peur de l'élargissement. Mais il faut savoir que l'espace Schengen ne s'adresse pas qu'à ces nouveaux pays.

Cela dit, j'ai trois questions particulières à vous poser.

Comme vous tenez un discours de respect des grands principes et des droits de l'homme, auquel j'adhère, bien entendu, je me pose des questions. En effet, j'entends parler aujourd'hui de réadmissions collectives et de l'organisation de charters européens alors que les expulsions collectives sont interdites. Je m'interroge sur ce genre d'opération qui permet d'affréter des charters en faisant des étapes dans chaque pays pour remplir un avion pour le Mali. On nous dit que les dossiers sont examinés un par un, ce qui fait que ce ne sont pas des expulsions collectives, mais, dans les faits, on voit quand même des charters se remplir.

Par ailleurs, vous n'avez pas parlé des réfugiés et des demandeurs d'asile alors que l'on sait qu'est en projet la création de camps de demandeurs d'asile externes à l'Europe. Le Parlement européen en a déjà parlé il y a quelques années et continue de le faire dans ses différentes commissions, notamment la Commission « liberté et citoyenneté », et cette question a été évoquée récemment dans la presse.

Je me pose donc des questions sur le respect de ce grand principe du non-refoulement : tout demandeur d'asile a le droit de venir demander l'asile en Europe. Or, si on fait des camps externes à l'Europe pour les accueillir, le principe de non-refoulement sera bafoué.

J'ai une troisième question à vous poser. Lorsque j'étais au Parlement européen, j'avais beaucoup travaillé avec mes collègues sur les grandes directives de 2000 qui proposaient des politiques européennes sur l'immigration et sur l'asile, qui devaient mettre en place des garanties et des droits. En effet, il ne suffit pas de sanctionner et de réprimer ; il faut aussi intégrer l'immigration qui est ici, en Europe. J'aimerais donc savoir quels instruments la Commission entend mettre en place pour que l'on mette enfin en oeuvre ces politiques. Je vous rappelle que ces deux directives ont été adoptées au mois de mai 2000, ce qui fait presque six ans.

M. Franco Frattini .- Je vous remercie de votre intervention, parce que vous avez posé trois questions réellement importantes qui me donnent la possibilité de clarifier un peu quelques problèmes très sensibles.

Je commencerai par les expulsions. Elles doivent être faites au niveau individuel, effectivement, mais la différence va porter sur le contrôle européen. C'est à chaque Etat membre d'établir des règles pour contrôler l'identité et garantir l'individualité du contrôle des demandeurs d'asile et, bien sûr, de contrôler l'identité de ceux qui sont immigrés illégaux. Mais, pour mieux respecter les droits fondamentaux de chacun et de chacune, la coordination européenne peut constituer une valeur ajoutée. A cet égard, l'Union européenne doit instituer une procédure commune qui doit être acceptée, sans quoi il n'y aura pas de charters européens.

Je suis prêt à appuyer et à aider les Etats membres, mais à condition qu'ils reconnaissent le rôle de coordination de l'agence européenne, qui impose le respect de certains critères, comme le fait que le cas de chaque personne doit être examiné individuellement.

C'est pourquoi, jusqu'à maintenant, je n'ai financé aucune opération proposée par les Etats membres pour rapatrier les immigrés illégaux : je n'avais pas encore les garanties appropriées du respect du rôle de l'Agence européenne. Si on reconnaît ce rôle, je peux accepter de les aider. Sinon, chaque Etat doit faire comme il croit devoir faire.

Votre deuxième question concerne les camps de réfugiés à l'extérieur de l'Union européenne. Je tiens à le dire fortement : personne -et surtout pas moi, bien sûr- n'envisage de créer des camps à l'extérieur de l'Union. Je ne peux pas et je ne veux pas accepter des camps à l'extérieur de l'Union européenne. En revanche, je peux accepter, à la demande du Haut commissaire des Nations unies pour les réfugiés, que l'on aide un pays dans lequel il y a des situations terribles, comme la Tanzanie, l'Ukraine ou la Biélorussie.

Dans ce cas, nous apportons une aide, dans leur pays d'origine, à des populations qui se trouvent dans une situation dramatique, dans le cadre de projets pilotes menées en partenariat avec le Haut commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés.

J'ajoute que, s'il existe des camps de réfugiés, ils ne bénéficient en aucun cas de l'appui de l'Europe.

J'en viens à présent aux propositions présentées en 2000 dont vous parliez et qui ont échoué. Pourquoi ? A ce sujet, je voudrais souligner que si la communication sur le programme d'action relatif à l'immigration légale de décembre 2005 a été approuvée par le Conseil et fait l'objet d'un consensus, c'est parce qu'elle a été précédée d'une large concertation : il y a eu un débat public sur la base d'un Livre vert, qui a duré 11 mois, il y a eu des consultations des Etats membres, des entreprises, des syndicats, des organisations non gouvernementales ...

Et vous aurez remarqué que dans ce document, on parle des droits des immigrés légaux : la liberté de circulation, le respect des droits sociaux, l'éducation, le logement et l'emploi, les cinq piliers de la stratégie d'intégration.

Mais je vous rappelle qu'il y avait un gros problème : jusqu'à présent, les Etats membres avaient refusé totalement l'approche européenne. C'est pourquoi j'ai présenté la stratégie sur l'immigration économique après avoir écouté tout le monde, contrairement à ce qui a été fait en 2000 et en 2001. A cette époque, on avait mis sur la table une proposition déjà préparée et les Etats membres l'avaient refusée. Pour la première fois, au mois de décembre, le Conseil européen a soutenu l'approche européenne. C'est pourquoi j'ai un nouvel espoir : nous avons aujourd'hui un consensus politique.

Car il faut une règle européenne. Certes, il faut respecter le principe de subsidiarité, mais des lignes communes européennes sont nécessaires, sans quoi nous avons quinze ou seize lois nationales tout à fait différentes dont les vraies victimes sont les immigrés. Imaginons qu'ils arrivent en Italie et qu'après une courte période de travail régulier, ils deviennent irréguliers. Ils restent quelque temps, puis ils vont en Espagne, où ils sont confrontés à une réaction très dure. On ne peut pas l'accepter. J'espère donc que, pour la première fois, nous aurons une stratégie européenne.

M. Bernard Frimat .- Monsieur le président, nous vous avons écouté avec grand intérêt, dans la mesure où, effectivement, nous sommes sur un sujet qui touche à la fois aux droits de l'homme et à la souveraineté nationale, qui sont parfois en contradiction, le tout sur fond de problèmes européens.

C'est pourquoi notre commission d'enquête est satisfaite de pouvoir aborder avec vous le problème sur le plan de l'Union européenne. En effet, le problème de l'immigration est posé à chaque Etat membre, mais aussi à l'Union, la politique de chaque Etat membre rejaillissant sur l'état de l'Union, même si la politique de l'Union n'est pas la somme de la politique de chaque Etat membre.

Nous avons beaucoup parlé du contrôle aux frontières et du retour. Mais l'expérience prouve qu'aucun contrôle aux frontières n'empêchera l'immigration irrégulière, que le durcissement des contrôles crée un marché florissant, un « marché du passage » lié à une économie mafieuse, et qui se développe de plus en plus.

Il y a un accord général pour lutter contre ces trafiquants qui exploitent les immigrés en leur faisant miroiter un eldorado, mais il existe une population en situation irrégulière qui se trouve dans l'ensemble des pays européens, à des niveaux divers et, par rapport à cette situation, chaque Etat membre a une politique nationale.

Nous avons vu, en Italie et en Espagne, des vagues massives de régularisation qui nous sont souvent présentées par le gouvernement français actuel comme l'exemple à ne pas suivre, dans la mesure où cela crée des conséquences pour les autres Etats. Quant à la France, elle a connu deux vagues de régularisation, en 1981 et en 1997, et nous connaissons maintenant des régularisations au coup par coup décidées au niveau des préfectures.

Y a-t-il une tentative de la Commission européenne d'essayer de proposer une vision commune sur la manière de traiter le « stock » -si vous me permettez ce terme plutôt économique- d'immigrés irréguliers, qui sont là et dont le problème ne sera pas réglé parce qu'on en empêche d'autres de rentrer ? C'est un problème qui reste national et cela pose aussi des problèmes de droits de l'homme et, notamment, de droit au regroupement familial, de droit à la vie privée et familiale ou de droit au mariage. On sent bien qu'un certain nombre de législations éminemment répressives se préparent dans différents pays sur ce thème et qu'elles font bon marché des droits de l'homme.

Ma question porte donc sur ce « stock » d'immigrants irréguliers. La Commission compte-t-elle prendre une initiative dans ce domaine, même si j'ai bien conscience que celle-ci sera difficile car elle va très vite rencontrer le problème de la souveraineté nationale de chaque Etat membre ?

M. Franco Frattini .- Merci beaucoup, monsieur le sénateur. Nous avons déjà abordé ce sujet au niveau européen. Au mois de mai 2005, après la dernière régularisation massive qui a eu lieu en Espagne, j'ai pris, avec la présidence luxembourgeoise, l'initiative de proposer aux Etats membres un mécanisme de consultation préalable avant d'adopter des mesures au niveau national ayant un impact sur les autres Etats membres. Le Conseil a approuvé cette approche.

Nous avons donc adopté le principe que chaque Etat membre, avant de prendre une nouvelle mesure ou une mesure de régularisation ou d'expulsion massive, doit consulter les autres Etats membres ainsi que, bien sûr, la présidence et la Commission. Cette consultation a lieu au sein du Conseil et, en cas de problème, le Conseil est saisi pour prendre une décision politique. J'espère donc que l'on ne prendra plus de décision unilatérale sans prise en compte de son impact européen.

Le grand problème est de savoir ce qu'on peut faire avec l'état de fait, comme vous l'avez dit, non seulement pour le futur mais pour le présent et pour le passé. A cet égard pour les étrangers en situation régulière, la seule possibilité est de mieux intégrer ceux qui ont un travail et qui peuvent se loger. En effet, si on réussit à donner un bon message en termes d'intégration, d'emploi, d'éducation et de droit de la famille aux immigrés, on réduira la frustration et l'humiliation de ceux qui travaillent régulièrement.

Ensuite, il y a les irréguliers. Il faut respecter leurs droits fondamentaux, mais il faut aussi respecter le principe de légalité. C'est pourquoi la Commission a fait une proposition en matière d'organisation du retour.

Si les pays membres acceptent que l'Union européenne coordonne la politique de retour et reçoive le mandat de s'occuper des relations avec les pays tiers d'origine et de transit et s'ils font confiance à l'Union européenne, on peut mettre en oeuvre une stratégie commune, même si cela prend du temps.

Pour traiter, comme vous l'avez dit, le « stock » de population irrégulière, il faut faire confiance à l'Union européenne pour élaborer une stratégie. Sinon, les pays continueront de traiter les irréguliers de différentes manières, ce qui crée une attraction vers ceux qui semblent leur accorder un traitement un peu plus favorable. Cela dit, je vous accorde qu'une stratégie commune du retour sera sans aucun doute la plus difficile à élaborer de toutes celles que nous aurons à définir dans les années à venir.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'aurai une dernière question : disposez-vous à l'échelle européenne d'instruments efficaces pour mesurer les migrations intra-communautaires ?

M. Franco Frattini .- Quand je suis arrivé à Bruxelles, le premier problème que j'ai trouvé était celui-là : un manque absolu de données fiables. Nous avons donc adopté une initiative européenne qui vise à élaborer un système statistique européen fondé sur des données émanant d'institutions publiques.

J'ai en effet découvert que, dans le passé, il y avait seulement des données d'origine privée. Il nous faut donc un système statistique européen et nous avons décidé de le construire. J'ai présenté la communication il y a trois mois et j'espère présenter le plan de mise en oeuvre avant le début de l'été.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le président, pour les informations que vous nous avez données et pour le dialogue très ouvert que nous avons pu avoir avec vous.

Audition de son excellence M. Lionel ETIENNE,
ambassadeur d'Haïti à Paris
(7 mars 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur l'ambassadeur, nous sommes très heureux de vous auditionner sur le problème difficile et délicat de l'immigration irrégulière. Dans le cadre des travaux de notre commission, nous avons effectué une mission en Guyane, où la communauté haïtienne est importante, de même qu'en Guadeloupe et à Saint-Martin, et nous nous sommes également rendus dans l'Océan indien.

Nous allons vous donner l'occasion d'aborder le problème de la diaspora haïtienne dans son ensemble, de voir quelle politique nous pourrions mettre en place et de définir la manière dont nous pourrions vivre ensemble, au niveau de la Caraïbe.

Je vous propose de faire un exposé liminaire, pendant une dizaine de minutes, après quoi le rapporteur et nos collègues vous poseront quelques questions s'ils veulent des précisions.

M. Lionel Etienne .- Merci beaucoup, monsieur le président. Je m'empresse de vous exprimer l'intérêt et le réconfort que j'éprouve à être parmi vous. En effet, ce problème qui nous concerne attend qu'une solution soit apportée et, jusqu'à présent, tous les signes sont là pour dire que c'est une affaire qui a été sous la seule responsabilité de la partie française, ce que nous - c'est dans cet esprit que j'ai répondu avec beaucoup d'empressement à votre invitation-, que nous nous asseyions ensemble pour voir quelles solutions nous pourrions y apporter, d'autant plus que ces solutions sont peut-être beaucoup plus faciles que nous l'aurions pensé dès lors que l'on décide de s'attaquer à ce problème conjointement.

Le nombre de nos ressortissants qui se trouvent dans les territoires concernés, à savoir la Guyane, la Guadeloupe et ses dépendances et, aujourd'hui, la France métropolitaine, est inacceptable et commence à être insupportable. C'est pourquoi je pense que c'est le moment de prendre les dispositions nécessaires pour contrôler ce flux de nos ressortissants qui se dirigent vers le territoire français.

Cependant, nous devons avant tout constater que le problème de l'immigration haïtienne vers les territoires français, que ce soit vers les départements français des Antilles (DFA) ou vers la France métropolitaine, d'autant plus que les liens sont très étroits quant aux trajets de ces personnes déplacées, ne peut être considéré que d'une manière globale dans les relations qui existent entre les deux pays, c'est-à-dire dans les relations franco-haïtiennes dans leur ensemble et, en particulier, dans les relations, qui n'existent pas encore et qui doivent être mises en place, entre Haïti et les trois départements français des Antilles, compte tenu de notre culture commune, des aspirations de chacun et, par-dessus tout, de la volonté réciproque, tant de la partie antillaise des trois départements que d'Haïti, d'exploiter cette volonté spontanée de se rapprocher les uns les autres.

Au moment où nous parlons, manifestement, la France métropolitaine a un rôle déterminant à jouer dans le rapprochement entre ces populations. Voilà ce que je voulais dire sur l'aspect global.

Des démarches ont commencé à être entreprises dans ce sens. Nous avons tout d'abord reçu la visite du ministre français des affaires étrangères, M. Michel Barnier, il y a maintenant trois ans, qui a eu la bonne idée de se faire accompagner de représentants des départements d'outre-mer lors de sa première visite en Haïti. Cela faisait trente ou quarante ans que nous n'avions pas vu un ministre français des affaires étrangères.

Récemment, lorsque la ministre de la coopération, Mme Brigitte Girardin, s'est rendue en Haïti, elle s'est fait également accompagner d'un député de chacun de ces trois départements. Cela a énormément d'importance pour nous car les liens entre nos pays, comme vous le savez, monsieur le sénateur, sont quasiment inexistants. En tout cas, ils ne sont certainement pas ce qu'ils devraient être et ne répondent pas -je pense que vous en conviendrez avec moi- à ce que nos populations souhaiteraient qu'ils soient en réalité, mis à part le problème de l'immigration, auquel il va falloir trouver une solution avant qu'il ne dénature cet élan spontané que nous partageons de nous rapprocher les uns des autres, ce que nous pouvons faire également avec la France métropolitaine.

Après ces premiers rapprochements avec la visite de M. le ministre Barnier et celle de Mme Girardin, ministre de la coopération, j'ai moi-même effectué, à la fin de l'année dernière, du 21 au 24 décembre, une mission en Guadeloupe, dans laquelle j'étais accompagné du chef de cabinet du ministre de l'intérieur qui s'occupe de la question de l'émigration et du conseiller du premier ministre Latortue, pour envisager les possibilités de coopération entre la Guadeloupe et Haïti. Il s'agissait là d'une première phase. La seconde devait être suivie très rapidement par une visite à Cayenne dans le même esprit.

Tout cela se passe à la veille de la prise de fonction du nouveau gouvernement issu des dernières élections, notre intention étant que, dès cette prise de fonction, le nouveau gouvernement ait déjà en main un dossier lui permettant de traiter le problème de l'émigration en toute priorité et dans son aspect global, c'est-à-dire en essayant de partager cette solution avec la partie française et la partie antillaise, naturellement.

Voilà ce que je peux vous dire dans les grandes lignes, étant entendu que je suis disposé à répondre à toutes vos questions. Je vous en prie, n'hésitez pas à me poser toutes celles que vous souhaitez. Il s'agit d'un problème qui est devenu aujourd'hui crucial pour les populations concernées qui, en même temps, paradoxalement, font un bon accueil à notre population. J'en profite pour remercier M. le sénateur et lui demander de transmettre ce message à nos amis guyanais, comme je le fais à chaque fois que l'occasion se présente. Il n'y a pas de mésentente entre les populations aujourd'hui, mais il risquerait d'y en avoir si on ne prenait pas des dispositions dès maintenant.

Voilà ce que je peux vous dire. N'hésitez donc pas à poser toutes les questions que vous souhaitez ; j'essaierai d'y répondre le mieux possible.

J'ai une dernière précision à faire : j'ai eu le privilège d'être consul général pour les trois départements il y a maintenant vingt-cinq ans et c'est donc un problème qui m'est particulièrement familier et que, personnellement, je défends de toutes mes forces, sachant que je ne suis pas à la veille de m'arrêter.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur l'ambassadeur. Je donne la parole à M. le Rapporteur.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur l'ambassadeur, pensez-vous que l'installation à Basse-Terre d'une antenne de l'OFPRA soit de nature à commencer à faciliter les relations avec vous ? Par ailleurs, pensez-vous que les relations qui doivent s'établir de nouveau entre nos deux pays sont déjà concrètement amorcées et, si c'est le cas, de quelle façon ?

M. Lionel Etienne .- L'annonce de l'installation de l'OFPRA a été faite alors que je me trouvais justement en Guadeloupe. Nous ne sommes pas là pour perdre notre temps ; nous devons donc parler franchement et honnêtement si nous voulons avancer, même s'il est un peu délicat de commenter les décisions d'un pays ami pour lequel j'ai beaucoup d'admiration, d'autant plus que ma culture en procède.

Cette installation d'une antenne de l'OFPRA m'a fait sourire. Je me suis dit que, quelque part, on sentait une bonne volonté, de la part de la France, d'essayer de résoudre ce problème et qu'au lieu de s'attaquer au mal à la source, c'est-à-dire directement chez nous, la partie française faisait tout pour s'accommoder du flux de plus en plus important d'Haïtiens qui débarquent sur le territoire français.

Pour moi, il ne fait pas l'ombre d'un doute que le fait de s'attaquer au mal à la source aurait incontestablement des effets autrement plus efficaces et les personnes concernées elles-mêmes en sont conscientes.

C'est pourquoi je crois beaucoup plus à un travail comme celui que nous faisons maintenant. Qu'allons-nous faire ensemble ? Nous avons une population qui émigre, qui va là où elle peut être accueillie et voilà qu'en matière d'accueil, on fait faire 8.000 kilomètres à des gens pour qu'ils trouvent le moyen de la faire repartir. Il vaudrait mieux que l'on se réunisse pour voir comment on peut s'attaquer à ce problème directement là-bas.

Je vais vous donner un exemple que le sénateur ne manquera pas de vous confirmer. Le nombre d'Haïtiens qui sont aujourd'hui en Guyane est difficile à évaluer tant il est important, mais nous savons que cette immigration est partie d'une seule personne qui a fait venir une dizaine d'ouvriers agricoles haïtiens de la zone du sud pour une exploitation agricole en Guyane : M. Lucien Gannot, au début des années 60. Ce sont ces dix individus qui ont attiré ensuite les dizaines de milliers d'Haïtiens qui se trouvent aujourd'hui en Guyane. Cela montre que c'est un problème que l'on aurait pu contrôler très rapidement.

Il en est de même avec toutes les dispositions qui ont été prises, notamment la caution qu'il fallait payer. Pendant longtemps, la France a mis en place une mesure qui voulait que chaque Haïtien qui entre sur le territoire français laisse une caution de 2.500 francs. Le résultat, c'est que les gens qui arrivaient là-bas et qui n'avaient que 2.300 francs étaient refoulées et disaient alors à l'agent de police : « Merci beaucoup, je ne le savais pas. Nous nous reverrons la semaine prochaine ». Ils revenaient ensuite effectivement la semaine suivante avec 2.500 francs, mais après avoir vendu veaux, vaches et cochons pour payer leur entrée ! Si on avait eu la possibilité de s'attaquer alors au problème dans la zone d'émigration, les choses auraient certainement pris une autre dimension.

Maintenant, l'état de fragilité dans lequel on se trouve aujourd'hui en Haïti fait que ce n'est pas un problème que nous allons pouvoir résoudre seuls. En revanche, nous pouvons le résoudre avec vous et c'est ainsi qu'il faut aborder cette question pour trouver une solution.

Quant à la position de la France vis-à-vis de nous, nous sentons manifestement une volonté d'avancer, non seulement sur le problème de l'immigration mais de manière générale, mais il faut savoir que nous sommes restés coupés les uns des autres pendant quasiment deux siècles et que nous avons donc deux siècles de retard à combler. Comment faire pour reprendre des relations normales après deux siècles, comme l'ont fait remarquer les Haïtiens et les Français ? Aucun chef d'Etat français n'a effectué une visite officielle en Haïti depuis deux siècles (je crois que cela rend compte de tout un état d'esprit), et ce n'est que cette année que, pour la première fois, avec beaucoup de dignité, je dois le dire, notre premier ministre, qui était accompagné du ministre des affaires étrangères, a pénétré dans l'enceinte du ministère de l'outre-mer. C'est aussi un signe prometteur et un signe d'espoir dans le développement des relations que nous pourrions avoir.

Un nouveau parlement va bientôt sortir des élections en Haïti et je pense aussi que ce serait une bonne chose que nos députés et nos sénateurs se rapprochent du Parlement français, s'assoient autour d'une table et discutent.

Dans l'intérêt de toutes les parties concernées, à commencer par la France elle-même, il nous appartient incontestablement aujourd'hui -j'insiste sur ce point de toutes mes forces- de donner plus d'importance au rôle majeur que la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique peuvent jouer dans nos relations avec la France, alors qu'actuellement, le rôle joué par ces trois départements est encore inexistant.

M. Georges Othily, président .- J'aurai trois questions à vous poser, monsieur l'ambassadeur.

Tout d'abord, comment est envisagé le retour à Haïti de ceux qui le souhaitent depuis les dernières élections ? En effet, le bruit circule que certains voudraient y retourner.

Par ailleurs, avez-vous des informations sur ceux qui souhaitent retourner en Haïti, aussi bien depuis le Canada, les Etats-Unis, les trois DFA et la France hexagonale ?

Enfin, à votre avis, quelle politique de coopération faudrait-il mettre en place pour tenter de résoudre les difficultés ou, du moins, pour éviter le départ qu'envisagent souvent les Haïtiens pour aller à l'extérieur de leur pays ? S'il fallait une politique de coopération entre la France, les trois DFA et Haïti, que pourrait-elle être ?

M. Lionel Etienne .- En ce qui concerne tout d'abord le retour en Haïti, il faut être très prudent. En effet, souvenons-nous de ce qui s'est passé à la suite de l'élection du président Aristide : nous avons eu un flot énorme d'Haïtiens de la diaspora qui sont revenus au pays. Malheureusement, pour des raisons que nous connaissons tous, ils ont déchanté et sont repartis aussi rapidement qu'ils étaient venus parce que les conditions de l'accueil n'étaient pas remplies.

Nous devons nous rendre à l'évidence avec beaucoup de courage et dire que, si le même mouvement devait se produire aujourd'hui, il faudrait probablement s'attendre au même résultat. La démarche est avant tout émotionnelle et il n'y a pas de place pour l'émotion dans la solution de ce problème qui nous préoccupe.

En revanche, c'est peut-être l'occasion de mettre en place une politique de coopération sérieuse. Comme je l'ai dit, nous aurons bientôt des élections parlementaires et nous aurons aussi, très rapidement, des élections municipales. Je ne sais pas combien d'entre vous sont allés en Haïti et connaissent l'arrière-pays haïtien, mais il faut voir les choses en face et ne pas se faire d'illusions : ces nouveaux élus n'ont pas encore forcément une idée précise des tâches qui les attendent. Or nous savons très bien que le pays le mieux placé pour leur offrir ce modèle et cette référence est encore le modèle français. Chacun sait que le code Napoléon prévaut encore chez nous et que nous partageons cette culture commune qui est très profonde.

Je crois donc que c'est dans la mise en place des structures que nous avons énormément à faire. C'est pourquoi j'insiste encore sur cette coopération avec les départements français d'outre-mer, avec lesquels nous avons véritablement la même culture. Je crois aussi que nos ressortissants, qui ont eu le privilège de faire l'expérience de ce qu'est une administration bien rôdée et bien établie, ne peuvent être que les meilleurs vecteurs possibles pour apprendre cela au reste de la famille et à leurs compatriotes restés sur place.

En d'autres termes, nous avons là un double avantage : la formation possible de nos nouveaux élus et, en même temps, la possibilité de faire appel à nos propres ressortissants qui ont vécu pendant longtemps dans les Antilles françaises et qui se sont familiarisés avec le fonctionnement d'une administration véritable et sérieuse. C'est sur ce point que nous avons beaucoup à faire et sur cette base que nous pouvons fonder une coopération.

Je me permets aussi de préciser, car cela mérite d'être relevé, que le ministre de la coopération est tout à fait sensible à ce point. Mme Girardin réalise bien cet enjeu et, pour avoir été elle-même concernée par les Antilles françaises, elle se rend compte de cette possibilité.

M. Georges Othily, président .- Monsieur l'ambassadeur, nous vous remercions des propos que vous avez tenus sur le sens que vous souhaitez donner à la politique de coopération, sur la mise en place de ce gouvernement que nous attendons et sur les élections. A partir de là, il faudra commencer à travailler sérieusement. Nous prendrons certainement contact avec vous dès lors que le nouveau gouvernement sera mis en place et que les assemblées seront au travail, et je pourrai être un trait d'union entre le Sénat et vous-même pour essayer d'organiser cela.

M. Lionel Etienne .- Je me tiens à votre disposition, moi aussi, et à n'importe quel moment, pour donner suite à ce premier entretien et je vous remercie infiniment de m'avoir reçu.

Audition de M. Jean-Michel CHARPIN,
directeur général de l'Institut national
de la statistique et des études économiques (Insee),
et M. Guy DESPLANQUES,
chef du département et de la démographie
à la direction des statistiques démographiques et sociales
(7 mars 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur général, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Charpin et Desplanques prêtent serment .

M. Georges Othily, président .- Je vous donne la parole, monsieur le Directeur général.

M. Jean-Michel Charpin .- Merci, monsieur le président. Je ferai mon possible pour répondre aux interrogations qui m'ont été transmises par les services de la commission d'enquête. Je suis accompagné de M. Guy Desplanques, chef de département de la démographie de l'Insee, qui pourra me suppléer, le cas échéant, pour répondre aux questions des membres de la commission d'enquête.

Dans mon exposé liminaire, je rappellerai tout d'abord quelques éléments sur la connaissance de l'immigration et sur l'apport de l'Insee en la matière, puis j'évoquerai la question de l'immigration clandestine, ce qui m'amènera à parler de la mesure du solde migratoire. J'ajouterai enfin quelques éléments sur la localisation de la population immigrée et sur les mariages mixtes, pour répondre à certaines des questions qui m'ont été transmises.

Je commence donc par l'immigration clandestine. Lorsque l'Insee présente l'estimation annuelle de la population, il est parfois interpellé sur l'immigration clandestine au travers de plusieurs questions : le chiffre de population tient-il compte des personnes en situation irrégulière ? Peut-on évaluer l'immigration clandestine ? Qui sont les clandestins ?

Première question : le chiffre de population tient-il compte des personnes en situation irrégulière ?

Comme dans de nombreux pays, le concept de population mis en oeuvre dans les recensements français est celui de population résidente : sont comptées les personnes qui séjournent plus de six mois par an sur le territoire français. A ce titre, les immigrants clandestins, dès lors que leur présence en France est durable, ont vocation à être comptabilisés dans la population.

Lors des recensements, les agents recenseurs ont pour consigne de décompter toutes les personnes qui résident dans les logements, dans les collectivités ou qui sont sans domicile, sans tenir compte de leur situation au regard du droit. De la même façon, les enquêtes réalisées par l'Insee auprès des ménages peuvent conduire à interroger toute personne vivant dans un logement, et donc éventuellement des immigrants clandestins.

On sait cependant que les recensements n'échappent pas à des omissions. Une enquête menée à la suite du recensement de 1990 avait permis d'évaluer son taux d'omission. Celui-ci est un peu plus élevé pour les étrangers que pour l'ensemble de la population. Il est donc vraisemblable que les omissions soient un peu plus fréquentes pour les personnes en situation irrégulière.

L'Insee utilise largement les données du recensement à la fois pour fournir une estimation de la présence étrangère en France et les caractéristiques de cette population. Une publication détaillée y a été consacrée après le recensement de 1999. Au cours de ce semestre, nous publierons un numéro d' Insee première sur la composition de la population étrangère et de la population immigrée à partir des deux enquêtes de recensement de 2004 et 2005.

Jusqu'à la fin des années 80, l'Insee s'est intéressé aux étrangers, définis par un critère juridique. Vers 1990, le Haut Conseil à l'intégration a adopté, et défini précisément, le concept d'immigré : une personne née étrangère à l'étranger. Le recensement comportait déjà les questions permettant de repérer les immigrés. L'Insee a ajouté les questions nécessaires dans certaines enquêtes. Aujourd'hui, l'Insee présente donc les données statistiques concernant la présence d'origine étrangère suivant les deux concepts : la nationalité, d'une part, la distinction immigré/non immigré, de l'autre.

Outre les données descriptives fournies par les recensements ou les données issues de l'état-civil, l'Insee a développé des enquêtes de nature biographique qui permettent de décrire et d'analyser les parcours des immigrés, qu'il s'agisse d'enquêtes générales portant sur de larges effectifs et permettant d'isoler la population immigrée, comme l'enquête « Histoire familiale » menée à l'occasion du recensement de 1999, ou d'enquêtes spécifiques portant sur la population immigrée. L'Insee et l'INED avaient ainsi mené l'enquête dite « Mobilité géographique et insertion sociale » en 1992. Une enquête de même type aura lieu en 2008.

Deuxième question : peut-on évaluer l'immigration clandestine ?

A ce jour, ni le Conseil national de l'information statistique (CNIS), ni l'Union européenne, ni les pouvoirs publics, dont les avis, règlements et demandes orientent fortement le programme de travail de l'Insee et du système statistique français, n'ont exprimé une demande de chiffrage ou de caractérisation des clandestins en France. L'Insee ne produit donc pas d'évaluation de l'immigration clandestine.

Cependant, cette question a fait l'objet dans les années passées de quelques réflexions. En 1997, à la demande de l'OCDE, Georges Tapinos, professeur à l'Institut de sciences politiques de Paris, aujourd'hui décédé, avait consacré un rapport aux enjeux de l'immigration clandestine. Plus récemment, François Héran a abordé cette question dans un numéro de « Population et société ». Dans son rapport, Georges Tapinos examinait différentes méthodes qui ont pu être envisagées pour mesurer l'immigration clandestine. Aucune n'apparaît vraiment satisfaisante. J'évoquerai cependant en quelques mots une méthode qui a été mise en oeuvre aux Etats-Unis à la suite du recensement de 2000.

Schématiquement, la méthode américaine a consisté à dénombrer à l'aide du recensement de 2000 les immigrés arrivés depuis 1980 et à comparer l'effectif obtenu au nombre de migrants légaux de la même période, dénombrés par une source extérieure. L'écart entre les deux effectifs fournit une mesure de l'immigration clandestine présente en 2000. Si on entre dans le détail, on constate que cette méthode repose sur de nombreuses hypothèses : elle suppose que toutes les personnes arrivées avant 1980 sont en situation régulière aujourd'hui. Elle nécessite la prise en compte des décès et des sorties parmi les migrants légaux. Elle nécessite aussi de corriger les données de recensement pour tenir compte de la sous-estimation des personnes en situation irrégulière. Toutes ces hypothèses sont difficiles à vérifier. Surtout, il est évident que toute mesure faite par différence est entachée d'erreurs plus importantes qu'une mesure directe.

Une autre méthode s'appuie sur les effectifs de personnes qui, lors d'une régularisation, demandent à être régularisées.

Les deux méthodes ont en commun de fournir une évaluation du stock des personnes en situation irrégulière. Prenant en compte des périodes de longue durée, elles ne sauraient fournir une évaluation des entrées annuelles de clandestins.

Une autre approche consisterait à mener des enquêtes en population générale. De telles enquêtes, à but uniquement statistique, devraient évidemment garantir une absolue confidentialité. Des protocoles d'enquête ont été élaborés pour récupérer par voie d'enquête des informations sensibles de façon confidentielle et fiable. Ils prévoient de poser la question d'intérêt à une fraction aléatoire de l'échantillon enquêté, à l'insu de l'enquêteur. Dans un contexte où la présence irrégulière reste assez marginale, au plan statistique, une évaluation assez précise nécessiterait un échantillon très important. Par ailleurs, la représentativité d'une telle enquête paraît difficile à assurer et à vérifier. Sur le plan juridique, une loi serait probablement nécessaire pour interdire toute possibilité de levée du secret statistique.

Troisième question : qui sont les clandestins ?

Les migrants illégaux constituent un groupe sans doute particulier, par exemple en termes de structure par âge et par sexe. En dépit de leur situation illégale, ils vivent normalement et bénéficient d'un certain nombre de droits : scolarisation des enfants, hospitalisation, par exemple. Par conséquent, la mise en place d'un dispositif ad hoc qui viserait, dans le cadre de la loi de 1951 sur l'obligation, la coordination et le secret en matière de statistiques, à connaître les caractéristiques de cette population en vue d'éclairer les politiques pourrait entrer dans le champ de compétence de l'Insee, dès lors qu'une demande en ce sens se serait exprimée. Mais toute autre finalité serait évidemment exclue.

La méthode américaine décrite plus haut peut, en théorie, être utilisée pour décrire les clandestins suivant quelques caractéristiques. Dans la mesure où l'estimation du nombre de migrants légaux peut être décomposée selon un certain nombre de caractéristiques, âge, sexe, origine géographique, par exemple, qui figurent également dans les recensements, elle peut permettre de disposer de la même caractérisation pour les migrants illégaux, mais on a tout lieu de penser qu'elle resterait sommaire et imprécise parce qu'elle procéderait par différence.

L'enquête en population générale peut également fournir, en même temps qu'une évaluation du nombre de personnes en situation irrégulière, une caractérisation de cette population. La précision de ces informations dépendrait de la taille de l'échantillon.

J'en viens aux flux et au solde migratoires.

L'Insee produit chaque année une estimation du solde migratoire qui, ajoutée au solde naturel de la même année, permet d'estimer la population au 1 er janvier de l'année suivante. Pour mémoire, le solde migratoire de l'année 2005 a été estimé à un peu moins de 100.000 personnes, dont près de 95 000 pour la seule France métropolitaine. Il contribue, pour environ un quart, à la croissance de la population estimée entre les 1 er janvier 2005 et 2006.

Le solde migratoire est la résultante de mouvements d'entrée et de sortie concernant, d'un côté, la population immigrée et, de l'autre, la population non immigrée, que l'on peut distinguer en fonction du lieu de naissance, en France ou à l'étranger. Actuellement, les seules informations annuelles sur ces différents flux sont les entrées d'immigrés. Pour les autres flux, des hypothèses doivent être posées, qui se fondent sur des données non disponibles annuellement.

L'estimation de l'Insee repose donc à la fois sur des données de flux entrants issues de sources administratives, sur des estimations de flux sortants et sur des évolutions observées lors de la dernière période intercensitaire 1990-1999. Elle est effectuée de façon distincte pour les trois catégories suivantes : personnes nées hors métropole, françaises de naissance ; personnes nées hors métropole, étrangères de naissance ; personnes nées en métropole, étrangères ou françaises de naissance.

Pour les personnes nées hors métropole, étrangères de naissance, les données mobilisées sont celles de l'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM) et de l'Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA). Un solde migratoire dit partiel est calculé pour chacune des quatre sous-populations suivantes :

- les travailleurs permanents ;

- les entrées au titre du regroupement familial et au titre de la « Vie privée et familiale » (catégorie créée en 1999) ;

- les membres de familles de Français et les membres de familles de réfugiés et apatrides ;

- les attributions du statut de réfugié au titre de la convention de Genève.

Après le recensement de 1999, on a calculé selon ce principe le solde migratoire de ces quatre sous-populations pour la période intercensitaire 1990-1999. On aboutit à un total de + 253 000 personnes, soit + 28 000 personnes par an. Pour cette même période, la comparaison des résultats des deux recensements permettait d'établir que le solde positif migratoire global des personnes « nées hors métropole, étrangères de naissance » s'élevait à 353.000 personnes (soit + 39 000 personnes par an). Par différence, on en déduit un solde migratoire dit « résiduel » de + 100.000 personnes, soit + 11.000 personnes par an.

Ce solde résiduel est ajouté au solde migratoire partiel recalculé chaque année en fonction des données de flux entrants. L'estimation annuelle du solde migratoire comprend donc une partie fixe et une partie variable qui dépend des flux entrants observés.

Dans le cas des migrants appartenant à la catégorie « nés en métropole, étrangers ou français de naissance », le principe est le même. La partie variable est constituée par l'estimation du solde des personnes nées en métropole de deux parents étrangers. Les « entrées » sont fournies par les naissances repérées à l'état civil. Les sorties annuelles de ces enfants sont estimées grâce à l'Echantillon démographique permanent.

De façon implicite, le solde migratoire des catégories de population non prises en compte dans le calcul du solde partiel est estimé au travers des soldes résiduels. C'est par exemple le cas des étudiants. C'est aussi le cas des migrants illégaux. La prise en compte de cette population dans l'estimation du solde migratoire est donc tributaire de la capacité du recensement à les comptabiliser.

La France a mis en place un recensement annuel. L'Insee disposera donc de données annuelles sur le nombre d'immigrés résidant en France à une date donnée. L'Insee va utiliser ces données de plusieurs façons. Elles serviront en premier lieu à actualiser les paramètres de la méthode d'estimation -je viens de l'exposer- qui sont fondés actuellement sur la période 1990-1999. Le recensement sera aussi utilisé pour dénombrer les entrées de ressortissants des pays de l'Espace économique européen, conjointement avec d'autres données. En effet, l'ANAEM et l'application AGDREF ne fournissent plus ces données depuis le 1 er janvier 2004. Comme les résultats des collectes annuelles sont affectés d'une erreur aléatoire qui peut être importante pour des catégories de faible effectif, il est encore trop tôt pour dire si ces données annuelles pourront aussi fournir des indications sur les sorties.

J'en viens, pour terminer, aux deux points particuliers qui faisaient l'objet de questions transmises par le secrétariat de votre commission d'enquête.

Le premier est la localisation des immigrés. La localisation des étrangers ou des immigrés en France a fait l'objet de nombreux travaux. A l'échelle des départements et des régions, cette répartition est restée très stable depuis plusieurs décennies. La part de la population immigrée dans la population est plus élevée en Ile-de-France, dans les régions situées au nord, à l'est et au sud-est de l'hexagone : région Rhône-Alpes et pourtour méditerranéen. Elle est également forte en Corse. Au contraire, les immigrés sont rares dans tout l'ouest de la France et peu nombreux dans le sud-ouest, malgré l'importance d'une immigration espagnole déjà ancienne dans les zones proches de l'Espagne. Au cours des années 1945-1975, l'implantation des immigrés s'est faite là où les besoins de main-d'oeuvre se faisaient sentir, c'est-à-dire surtout dans des régions industrielles, comme le nord et l'est, Rhône-Alpes et l'Ile-de-France, ou dans des régions en forte croissance, comme le sud-est. C'est là que résident majoritairement les immigrés venus d'Italie, du Portugal, d'Algérie ou du Maroc.

L'immigration plus récente a parfois obéi à d'autres logiques. La part des Turcs est beaucoup plus forte en Alsace qu'ailleurs et celle des immigrés venus d'Afrique noire ou de l'ancienne Indochine est très forte en Ile-de-France. Au total, alors que l'Ile-de-France rassemble un peu moins d'un cinquième de la population, elle concentre un peu moins de 40 % des immigrés et de 40 % des étrangers.

Au niveau plus local, les étrangers se sont en général installés là où ils pouvaient trouver un logement à prix abordable au moment de leur arrivée. En Ile-de-France, on les trouve donc plutôt en proche banlieue, mais aussi en grande banlieue, là où il est moins coûteux de se loger, là aussi où sont localisées les industries, à proximité de la Seine, à l'est comme à l'ouest de la capitale. En proche banlieue, leur part est plus importante dans les zones les plus populaires, à l'est plutôt qu'à l'ouest de Paris.

Le recensement de 1999 permet d'observer la présence étrangère à un niveau géographique détaillé. Toutefois la CNIL, dans le souci d'éviter une caractérisation de zones trop réduites susceptible d'induire une stigmatisation, a souhaité que la diffusion des données par nationalité détaillée ne soit possible que pour des zones d'au moins 5 000 habitants. Les analyses menées par l'Insee et l'IAURIF sur la région Ile-de-France respectent cette contrainte. Elles fournissent une bonne connaissance des phénomènes de concentration de la population immigrée.

Le second point concerne les mariages mixtes. L'analyse des couples et des mariages mixtes peut s'appuyer sur plusieurs sources d'information. Tandis que les recensements offrent une description des couples mixtes qui vivent en France à un moment donné, la statistique des mariages fournie par l'état civil permet de connaître le nombre de mariages qui sont contractés chaque année, du moins sur le territoire français. En effet, les mariages mixtes qui sont célébrés hors de France échappent à une observation systématique.

En 2004, 42.900 mariages entre Français et étrangers ont été célébrés en France, en léger recul par rapport à l'année précédente, où l'état civil a enregistré 46.800 mariages mixtes. Alors que le nombre total de mariages a baissé de façon continue avant de connaître un palier dans les années 2000, celui des mariages dont au moins un des conjoints est étranger a beaucoup fluctué.

Sur la durée, l'augmentation des mariages mixtes s'explique assez bien : la population susceptible de former des unions mixtes s'est accrue, en particulier le nombre de Français descendants d'immigrés qui peuvent avoir tendance à épouser une personne de leur communauté d'origine mais de nationalité étrangère. Cependant, l'importance des flux migratoires et les modifications réglementaires ont également une influence. Ainsi, l'augmentation du nombre de mariages mixtes qui s'est produite au début des années 1990 peut être rapprochée du niveau relativement élevé, ces années-là, du nombre d'entrées de travailleurs permanents. Les années 1998 à 2003 sont des années de forte augmentation de l'immigration, avec en particulier une progression continue du nombre d'étudiants venus des pays tiers : leur nombre a presque doublé entre 1998 et 2003, passant de 23.500 à 52.000.

L'importance des unions mixtes est par ailleurs l'un des indicateurs permettant d'apprécier l'intégration des personnes d'origine étrangère. En 2004, 75 % des hommes étrangers qui se sont mariés en France ont épousé une Française contre 67 % en 1978. Les femmes étrangères sont moins nombreuses à contracter une union mixte : en 2004, 7 sur 10 se sont mariées avec un Français, contre 57 % en 1978.

Les mariages mixtes comprenant un ressortissant d'Algérie, du Maroc ou d'un pays de l'Afrique subsaharienne ont fortement augmenté. Ils constituent désormais la moitié des mariages mixtes. Cette évolution traduit en partie la diversification dans l'origine des migrants, mais l'importance relative de chaque origine ne se reflète pas toujours dans les mariages mixtes. Ainsi, en 1999, les Turcs étaient trois fois plus nombreux que les Tunisiens parmi les étrangers âgés de 18 à 29 ans, mais le nombre de mariages entre Français et Turcs n'était, à la même date, que la moitié de celui des mariages entre Français et Tunisiens.

La vision des mariages mixtes donnée par l'état-civil ne reflète qu'une partie de la réalité. En effet, elle saisit la nationalité des conjoints au moment du mariage, sans tenir compte de l'histoire personnelle des époux : l'ancienneté de la présence en France, l'âge à l'arrivée et l'origine des parents sont autant de facteurs qui interviennent dans la formation d'un couple.

Les Algériens arrivés jeunes dans le cadre du regroupement familial ont pu constituer un réseau social et amical qui les a conduits à épouser une Française. Symétriquement, le conjoint français peut être un descendant d'immigré qui s'est marié à la suite d'un séjour dans le pays d'origine de ses parents ou du séjour en France d'un étranger originaire de la même région. Par ailleurs, ces dernières années, les descendants d'immigrés venus d'Afrique du nord ou sub-saharienne il y a une trentaine d'années sont devenus d'âge à former un couple.

En outre, il faut noter que l'observation annuelle des mariages est insuffisante pour apprécier les caractéristiques des couples mixtes établis depuis plusieurs années. Celles-ci peuvent être observées grâce aux recensements ou à des enquêtes. Le flux annuel de 30.000 à 40.000 mariages observés depuis cinq ans est à mettre en regard du nombre de couples mixtes existants. En 1999, près de 800.000 couples, mariés ou non, étaient formés d'un conjoint français et d'un conjoint étranger, mais, quand il s'agit d'observer le nombre de couples existant à une date donnée, le critère de la nationalité actuelle s'avère peu pertinent, le conjoint étranger ayant pu acquérir la nationalité française.

La notion d'immigré, au sens statistique, permet d'éviter cet écueil, puisqu'il caractérise l'individu selon deux éléments liés à sa naissance et invariables. En 1999, près d'un million d'immigrés vivaient en couple avec une personne non immigrée. Dans l'ensemble, les caractéristiques familiales des couples mixtes se rapprochent davantage de celles des couples formés par deux personnes non immigrées. Par exemple, l'écart d'âge entre conjoints de couples mixtes est de 3,2 ans en moyenne, contre 4,8 ans pour les couples d'immigrés et 2,3 ans pour les couples de non-immigrés. De même, les couples mixtes sont aussi souvent des couples mariés que les couples de non-immigrés (81 %), mais le sont nettement moins souvent que les couples unissant deux immigrés (93 %).

Je vous remercie de votre attention. Nous sommes évidemment prêts à répondre à vos éventuelles questions.

M. Georges Othily, président .- Merci, monsieur le directeur général.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur général, j'ai été un peu surpris par le début de votre propos quand j'ai entendu qu'aucune demande n'a été faite à l'Insee pour essayer de mesurer l'immigration clandestine sur notre territoire. Pensez-vous qu'il serait utile -je le pense pour ma part- que le pays mette en place un outil de mesure de l'immigration clandestine, avec toutes les garanties qu'exige le respect des droits, évidemment, et en partant du postulat qu'on ne peut certes pas tout savoir, mais que l'on peut arriver au moins à des estimations à peu près crédibles, en recoupant peut-être un certain nombre d'informations détenues par différents organismes. L'Insee est-il en capacité de mener cette coordination ou faudrait-il inventer autre chose ?

M. Jean-Michel Charpin .- Je ne peux que confirmer strictement ce que j'ai dit dans mon intervention initiale, monsieur le rapporteur. L'Insee fixe son programme de travail, comme l'ensemble du programme statistique, en fonction d'un certain nombre de demandes qui lui sont transmises. Comme je l'ai dit dans mon intervention, il y a trois sources principales de demandes :

- les demandes du Conseil national de l'information statistique, dont c'est la mission, qui a pour vocation de traduire les demandes de la société, qui regroupe toutes sortes de représentants de différentes catégories et qui a justement pour but de faire émerger les demandes de l'ensemble de ces catégories,

- les demandes européennes qui, dans certains domaines, notamment en matière de statistiques d'entreprise et de macro-économie, forment une très grande part des demandes qui s'adressent au système statistique ;

- les demandes des pouvoirs publics français.

Nous fixons essentiellement nos programmes de travail en fonction de ces demandes. Nous ne cherchons ni à inventer des demandes, ni à nous situer dans une logique d'offre : nous répondons aux demandes.

Cela dit, si la demande que vous évoquez était formulée, il faudrait voir quelle est la méthode la plus adaptée pour aboutir à des résultats fiables. C'est une affaire complexe. Comme je l'ai dit, différentes méthodes sont disponibles, dont aucune n'est simple. Je vais évoquer les deux principales, même si on pourrait en envisager d'autres.

La première consiste à essayer d'obtenir le nombre de clandestins par la différence entre l'estimation du nombre global d'étrangers et le nombre d'immigrés en situation régulière. Sur ce sujet, nous avons l'avantage de connaître en détail l'expérience américaine qui s'est fondée sur une méthodologie de ce type et qui fournirait un guide. Nous savons que nos collègues américains ont dû faire beaucoup d'hypothèses, parfois très fragiles, pour aboutir à un résultat. Néanmoins, ils ont mené le travail à terme, et François Héran vous en avait dit un mot lorsqu'il a été auditionné par votre commission. Ces travaux sont publiés et disponibles. Certes, ils sont fragiles, mais certainement moins que les estimations qui sont citées ici ou là et qui ne reposent pas sur une méthodologie stricte.

Le deuxième type de méthode devrait s'appuyer sur des enquêtes directes, quelles qu'elles soient, sans préjuger la question de savoir de quel type d'enquête il s'agirait. On voit que les garanties qu'il faudrait prendre en matière de protection du secret statistique devraient être très importantes.

Comme je l'ai laissé entendre dans mon intervention initiale, sur certains sujets particuliers, nous avons une certaine expérience de ce genre de chose. En effet, il est arrivé que l'Insee fasse des enquêtes sur des consommations de drogue ou sur des comportements violents passibles de sanctions pénales mais qu'il est utile de connaître pour mener des politiques publiques. Pour mener ce type d'enquête, ont été mises au point des techniques extrêmement sophistiquées et complexes d'enquête, que j'ai brièvement résumées mais qui font qu'il est tout à fait impossible de retrouver les personnes qui se sont livrées à ces agissements, même en se faisant remettre le fichier informatique de réponse de l'enquête.

Je pense que si nous devions aller vers une solution de ce type, ce serait une telle novation dans le paysage statistique qu'il y faudrait probablement un support législatif. Comme vous le savez sans doute, le système statistique français travaille principalement sur la base de la loi de 1951 qui traite de l'obligation et du secret statistique. C'est cette loi, notamment, qui a défini le secret statistique. Le secret statistique prévu par cette loi est assez large, mais il peut être levé sur réquisition judiciaire reste toujours possible.

On voit bien que, si une enquête d'une telle nature pouvait être menée, il faudrait probablement prévoir -mais je m'avance au-delà de ce qu'est mon rôle- que la réquisition judiciaire soit considérée comme inopportune puisque, par définition, on chercherait à réunir des informations sur ces personnes qui seraient, par définition, en situation irrégulière. On voit bien que, si la protection n'était pas extrêmement forte, à l'évidence, personne ne répondrait à notre enquête, non seulement ceux qui sont concernés, mais également ceux qui ne le seraient pas : il y aurait un boycott très large.

Quand on passe par une enquête, on s'expose toujours au risque qu'un mouvement dans l'opinion fasse que les gens n'y répondent pas. Cela s'est très peu produit en France jusqu'à présent, mais sachez que, dans plusieurs pays étrangers, notamment lors des recensements, il est arrivé que des mouvements collectifs de ce type détruisent complètement la fiabilité des résultats.

M. Bernard Frimat .- Monsieur le Directeur général, je me félicite de votre audition et je vous remercie de la réponse que vous venez d'apporter au rapporteur sur les chiffres qui sont véhiculés et qui n'ont aucune valeur statistique sérieuse. En matière de statistique, en effet, c'est la qualité de la méthodologie qui fonde la qualité du résultat, si bien que la faiblesse de la méthodologie disqualifie le résultat chiffré qui peut être avancé. Or nous sommes frappés, dans ce domaine, non pas par l'inexistence de chiffres, puisqu'il en circule parfois avec un écho médiatique fort, mais par le fait que les seuls chiffres dont nous disposons -je parle sous le contrôle du rapporteur- sont ceux qui nous été donnés par le ministre de l'intérieur : un stock de population illégale entre 200.000 et 400.000.

Je ne vous demanderai pas votre sentiment sur ce point, mais sachez que, lorsque nous avons reçu le directeur de l'INED, il a évoqué un flux de 30.000 personnes par an, ce qui corroborait assez bien le chiffre de 200.000 à 400.000.

Par conséquent, je vous remercie d'avoir évoqué l'insuffisance statistique dans ce domaine et, par définition, le jugement que nous pouvons porter sur les chiffres qui sont véhiculés.

Cela dit, je souhaite vous interroger sur les mariages mixtes afin d'avoir une précision. Si je vous ai bien entendu, tout votre propos ne se rapporte qu'au territoire sur lequel l'Insee travaille, c'est-à-dire le territoire français, et vous ne pouvez donc nous donner aucun élément statistique sur les mariages mixtes célébrés à l'étranger. N'avez-vous vraiment aucun renseignement sur cet élément chez vous ?

M. Jean-Michel Charpin .- Pas tout à fait.

M. Bernard Frimat .- J'aimerais donc que vous nous précisiez ce point, parce qu'il est aussi l'objet d'interrogations fortes en ce moment et qu'il va entrer dans le champ du débat législatif. Il serait donc intéressant que nous puissions avoir des précisions. J'ai bien compris ce que vous avez dit sur les mariages mixtes en France, mais que pouvez-vous nous dire sur les mariages mixtes à l'étranger ?

M. Jean-Michel Charpin .- Je reviens sur votre premier point pour dire une évidence qui doit être dite parce que des confusions peuvent s'introduire ensuite dans le grand public. Il y a de très fortes raisons de penser que, dans nos enquêtes générales, que ce soit le recensement ou les enquêtes de base de la statistique française -l'enquête emploi, l'enquête logement, etc.- nous avons un grand nombre de clandestins qui répondent. Je veux dire par là que nous ne savons pas distinguer les clandestins aujourd'hui, mais qu'ils sont probablement très largement inclus dans les chiffres globaux qui sont publiés.

En effet, quand l'enquêteur sonne à un logement, il rencontre les gens qui sont là et il n'y a pas de raison qu'ils ne répondent pas. Par conséquent, rien ne permet de distinguer, dans la réponse à nos enquêtes ou nos recensements, un clandestin d'une personne en situation régulière. Tout cela est déclaratif et on ne demande pas aux gens des papiers ou des preuves.

Nous avons donc probablement un très grand pourcentage de clandestins qui sont dans nos statistiques, mais qui ne sont pas isolés. Il faudrait d'ailleurs que le souci consistant à mettre le projecteur sur la population des clandestins en les caractérisant comme tels ne les conduise pas instantanément à se mettre complètement à l'écart de la statistique.

M. Bernard Frimat .- Cela se traduirait par une chute de la population française, si l'on poussait le raisonnement jusqu'à l'absurde.

M. Jean-Michel Charpin .- Si je pousse le raisonnement, cela pourrait effectivement avoir des conséquences sur l'efficacité de nos enquêtes. Cela dit, je comprends que, du point de vue des pouvoirs publics et du Parlement, il puisse être intéressant de se documenter sur cette population en tant que telle parce que, finalement, elle peut relever comme une autre de politiques publiques.

Quant à votre deuxième question, vous avez bien compris mes propos, mais il faut les pondérer par quelques éléments.

Sur les actes d'état-civil comme les mariages, nous ne connaissons que les actes de l'état-civil français, comme vous l'avez bien compris.

En revanche, lorsque nous faisons nos enquêtes générales, qu'il s'agisse des recensements ou d'autres enquêtes, et que nous cherchons à voir qui habite dans les logements, nous tombons sur des couples, même si nous ne leur faisons pas sortir leur bulletin d'état-civil et si nous ne leur demandons pas leur certificat de mariage. Or l'Insee a fait paraître de nombreuses publications sur l'étude de la population des couples et, dans cette population, nous savons caractériser les couples entre Français et étrangers ou ceux entre immigrés et non immigrés, y compris en les attachant aux nationalités de naissance, par exemple, pour ce qui est des immigrés. Nous avons donc des idées extrêmement précises des couples mixtes qui sont « en stock » et installés en France.

C'est ainsi que, par exemple (je cite ce cas, mais je pourrais citer beaucoup d'autres nationalités), on constate très peu de couples mixtes dans les populations d'origine turque, et je pourrais faire la même remarque sur les populations d'origine portugaise qui, bien qu'étant souvent installées depuis longtemps, sont extrêmement endogames. A l'inverse, d'autres populations ont des caractéristiques inverses.

Tout cela est bien connu statistiquement. En termes de stocks, nous connaissons très bien, par nos enquêtes générales, la situation des couples et leurs relations par rapport à la nationalité d'origine ou au statut immigré ou non immigré. Il existe de nombreuses publications sur ce sujet.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai encore une question à vous poser, si vous le voulez bien. L'instauration d'un régime déclaratif suffira-t-elle pour évaluer les mouvements migratoires intra-européens ?

M. Jean-Michel Charpin .- Si vous le permettez, je vais laisser la parole à Guy Desplanques, qui travaille beaucoup sur ce sujet, puisque l'un des problèmes importants que nous nous sommes posé dans la période récente a été de voir comment on pouvait remplacer la source d'information qui a disparu avec la suppression du titre communautaire.

M. Guy Desplanques .- Le projet de loi sur l'immigration qui va bientôt entrer en discussion prévoit l'introduction d'une déclaration à l'entrée des Européens. Sur le plan statistique, cela va effectivement permettre de connaître le nombre d'Européens qui entrent. S'il s'agit d'un Européen qui entre et ressort deux an après pour rentrer un peu plus tard, on peut se demander comment cela va se passer. Sera-t-il astreint à s'inscrire une nouvelle fois ou aura-t-il le droit, puisqu'il s'est déjà inscrit une première fois, à ne plus se réinscrire ? Il faudra faire comprendre cela aux Européens qui vont entrer.

Cette difficulté est liée à des doubles comptes possibles suivant la modalité qui sera retenue, et je réagis là en statisticien qui essaie d'utiliser les données.

En introduisant cette déclaration, on ne pourra pas connaître les sorties, et nous n'aurons donc qu'une partie des données permettant d'évaluer la population d'origine européenne.

Avant même que cette proposition soit faite, nous avions envisagé d'utiliser le nouveau recensement, puisque nous avons un recensement annuel qui permet d'avoir une indication sur les stocks. Dans la mesure où les flux des ressortissants européens peuvent être affectés de fluctuations moindres que ceux des ressortissants d'autres pays, pour lesquels on peut avoir notamment des problèmes d'ordre politique qui accroissent momentanément une demande d'asile, je pense qu'en travaillant bien sur la durée et en veillant à ne pas utiliser les données d'année en année de façon trop brutale et sans précaution, on devrait à la fois connaître le stock et avoir une idée des flux.

D'autres sources donnent quelques indications, même si elles procèdent par sondages, notamment l'enquête sur les forces de travail et l'enquête emploi. Quand on examine la série annuelle, puisque ces enquêtes sont faites tous les ans, on a quelques indications globales, même si, évidemment, il ne faut pas chercher à entrer dans le détail des nationalités.

Je pense donc que la déclaration qui est envisagée devrait permettre de disposer d'informations, mais il reste à voir comment l'information sera effectivement collectée et conservée et quel suivi en sera fait afin d'éviter les doubles comptes.

M. Georges Othily, président .- Messieurs, je vous remercie tous les deux, au nom de la commission d'enquête, pour les informations que vous nous avez apportées.

Audition de M. Jean-Michel HUET,
directeur des affaires criminelles
et des grâces au ministère de la justice
(7 mars 2006)

Présidence de M. Georges OTHILY, président

M. Georges Othily, président .- Monsieur le directeur, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation à intervenir sur un problème qui nous préoccupe, celui de l'immigration irrégulière.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Jean-Michel Huet prête serment.

M. Georges Othily, président .- Acte est pris de votre serment. Nous vous donnons dix minutes pour nous faire un exposé liminaire, à l'issue duquel le rapporteur et nos collègues vous poseront quelques questions.

M. Jean-Michel Huet .- Mes propos préliminaires porteront sur la politique pénale du ministère de la justice en matière de lutte contre l'immigration clandestine.

Puisque vous avez entendu M. le Garde des Sceaux en décembre et le directeur des affaires civiles et des sceaux en janvier sur les problématiques de mariage blanc et d'état-civil, je vais m'efforcer d'éclairer votre commission -votre questionnaire correspond d'ailleurs pour l'essentiel à cet objectif- sur l'activité des juridictions pénales dans le domaine du traitement des infractions à la législation sur les étrangers, sur la politique pénale qui est menée et sur les projets que nous pouvons avoir en ce domaine.

Je vous donnerai des statistiques sur l'activité pénale des juridictions et je m'efforcerai de décliner les instructions et les recommandations que ma direction a pu donner, notamment ces derniers mois ou ces dernières années, sur cette activité qui paraît effectivement tout à fait essentielle en termes de politique pénale. Je me permettrai du reste de l'exprimer en tant que directeur des affaires criminelles et des grâces, que je suis depuis quinze ou seize mois, mais aussi en tenant compte de mon expérience, puisque j'ai exercé au préalable dans cinq parquets différents des fonctions de procureur et vécu sur le terrain, aussi bien en outre-mer qu'en métropole, les conditions d'exercice de l'action publique dans le domaine de la lutte contre l'immigration clandestine.

Pour l'essentiel, il s'agit de mobiliser les services de police et de gendarmerie et, en amont, de leur donner des signes forts (c'est le travail des procureurs de la République et des procureurs généraux qui se voient rappeler cette exigence essentielle par un certain nombre de circulaires et par des instructions que l'on peut leur donner lors des réunions à la chancellerie) pour considérer cette lutte contre l'immigration clandestine dans toutes ses formes et sous tous ses aspects comme une véritable priorité. Cela veut dire clairement que des comptes doivent être demandés aux services de police et de gendarmerie sur les opérations qu'ils mènent, sur la précision des procédures qui sont rédigées afin d'éviter d'éventuels problèmes par la suite devant les juridictions et sur l'échange d'informations entre les services de police et de gendarmerie. J'y reviendrai en répondant à une question qui m'a été posée sur la lutte contre l'emploi de travailleurs clandestins.

Le Comité opérationnel de lutte contre le travail illégal (COLTI), qui est entre les mains du procureur de la République, avec l'autorité préfectorale, suppose la mobilisation d'un certain nombre d'acteurs (douanes, services de l'inspection du travail, de la concurrence, etc.) et un travail interministériel, pour ramener en amont le maximum d'informations et de procédures, pour les traiter ensuite de la manière la plus diligente et pour s'assurer enfin de l'effectivité des décisions qui sont rendues.

Je vous donne maintenant quelques éléments chiffrés sur l'activité des juridictions pénales en m'appuyant sur des documents que je laisserai à la disposition de votre commission d'enquête.

Sur les cinq dernières années (nous n'aurons que dans quelques mois les informations de l'année 2005 en ce qui concerne le casier judiciaire national), le nombre de condamnations pour infractions à la législation sur les étrangers, qui était de 5.616 en 2000, est passé à 6.341 en 2004, avec une déclinaison entre l'entrée et les séjours irréguliers et l'aide à l'entrée ou au séjour irrégulier, dont les actions commises en bandes organisées. Nous aurons peut-être l'occasion d'y revenir, mais c'est effectivement un point important, aujourd'hui, avec les huit juridictions interrégionales spécialisées contre la criminalité organisée en France.

Il n'est pas anodin de constater que, si le contentieux principal est celui des trafics de stupéfiants, un certain nombre d'informations sont ouvertes dans ces juridictions spécialisées sur les trafics d'immigration clandestine. La volonté est donc de cibler de manière totale non pas les seuls étrangers qui sont sur le territoire national en séjour irrégulier, mais ceux qui ont concouru à leur venue, parfois contre rémunération.

On constate enfin un certain nombre d'infractions sur l'emploi de la main-d'oeuvre étrangère, mais j'y reviendrai en répondant à la question s'agissant des employeurs.

Voilà l'évolution que l'on constate sur l'activité pénale des juridictions ces cinq dernières années. Je me permets d'y ajouter des statistiques qui sont à mon avis intéressantes. En effet, notre outil statistique n'est pas toujours très performant, mais nous avons, sur la région parisienne, un outil statistique plus précis et qui permet d'avoir des indicateurs plus déclinés que pour l'ensemble des juridictions. Ce sont des documents que je vous laisserai aussi et qui vous permettront, pour les tribunaux d'Evry, Bobigny, Créteil, Nanterre, Paris, Pontoise et Versailles, sur les années 2003 à 2005, d'avoir une idée très précise des conditions dans lesquelles les parquets traitent ce type d'infraction. Vous y verrez que, par rapport au nombre d'affaires poursuivables, c'est-à-dire pour lesquelles les éléments constitutifs des infractions sont réunis, nous avons un taux de réponse pénale pour ces juridictions de la grande périphérie parisienne de 94,6 % en 2005, après un accroissement sensible ces dernières années.

Cela comprend un certain nombre de rappels à la loi et d'avertissements, mais aussi beaucoup de procédures de comparution immédiate. Je me permets d'indiquer ce chiffre de 1.993 procédures de comparution immédiate, ce qui témoigne de l'activité et de la réactivité des parquets de la région parisienne par rapport à ce type de contentieux.

Les pistes qui sont explorées et que je ne fais que survoler dans ce propos préliminaire concernent bien évidemment les contrôles de l'immigration clandestine. Il convient en effet de s'interroger sur les moyens de ces contrôles et leur régularité (une question m'a été posée sur le contrôle exercé sous l'autorité judiciaire), mais nous pourrons y revenir, notamment à la faveur de circulaires récentes de février 2006 qui, soit en interministériel, au ministère de l'intérieur ou du ministère de la justice, soit pour le seul ministère de la justice ont, sur le champ du travail illégal ou celui de l'immigration clandestine, précisé un cadre clair et déterminé d'actions des officiers de police judiciaire, des policiers et des gendarmes et de la réactivité que doit apporter le procureur de la République à ces questions.

Nous avons un cadre bien précis et actualisé dans le domaine du COLTI. Nous pensons qu'effectivement, les actions qui peuvent être faites sur le contentieux du travail illégal sont une voie tout à fait intéressante d'entrée sur le champ de l'immigration clandestine. A cet égard, j'anticiperai une question qui m'a été posée sur le faible nombre apparent de procédures concernant les employeurs qui engagent des étrangers dépourvus de titre de travail.

Des opérations extrêmement ciblées ont été menées tout au long de l'année 2005 et je pourrai vous en rendre compte si vous le souhaitez après vous avoir rappelé l'évolution du nombre de condamnations pour ce seul chef d'employeur d'étrangers dépourvus de titre légal, qui sont passées de 572 en 2000 à 818 en 2004. Quant à la déclinaison d'un certain nombre de peines pour apprécier le poids de celles-ci, on note que l'on prononce parfois des peines d'emprisonnement fermes, selon le résultat de ces opérations ciblées qui ont été menées au cours de l'année 2005.

Il y a donc, dans ce travail interministériel qui est mené par le procureur de la République à travers les opérations de lutte contre le travail illégal, comme je peux encore une fois en attester après l'avoir été à cinq reprises, une véritable préoccupation d'efficacité par la mutualisation des informations et les ressources (les douanes, la police, la gendarmerie et la direction du travail) sur des objectifs qui, pendant un certain nombre d'années, étaient ciblés sur le domaine du bâtiment et l'hôtellerie, notamment en été, et que nous nous efforçons de diversifier, afin de soumettre tous les champs d'activité professionnelle à des contrôles efficaces et de ne pas passer à côté de filières et d'activités organisées.

Voilà, ce que je peux dire très brièvement sur l'importance de cette lutte contre l'immigration clandestine et le travail illégal à connotation d'immigration clandestine dans la politique pénale du ministère de la justice, en précisant encore une fois l'articulation permanente qui existe entre le ministère de l'intérieur et le ministère de la justice pour mobiliser les acteurs que sont, d'une part, les représentants de l'Etat et les services de police pour le ministère de l'intérieur et, d'autre part, les procureurs généraux et le procureur de la République pour celui de la justice.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Monsieur le directeur, j'ai une question à vous poser au sujet du fonctionnement du juge des libertés et de la détention. Après avoir auditionné un certain nombre de vos collègues, nous avons constaté que la réflexion qui revient le plus souvent porte sur le manque de moyens dont dispose ce magistrat pour apprécier la situation de l'individu qui lui est présenté. Certains vont même assez loin en disant que, finalement, il n'a quasiment qu'un rôle administratif, qu'il suffit qu'il regarde les dossiers et qu'il n'a pas de grands moyens d'action. J'aurais souhaité avoir votre point de vue à ce sujet.

M. Jean-Michel Huet .- Il est vrai que ce qui concerne le juge des libertés et de la détention (JLD) entre plutôt dans le champ de la direction des affaires civiles et du sceau. Cependant, ayant été procureur de la République pendant un certain nombre d'années et d'après les échos que je peux en avoir maintenant en tant que directeur des affaires criminelles et des grâces, dans la mesure où il s'agit, au sein des juridictions, d'une activité importante qui est au coeur d'un certain nombre de problématiques dans d'autres enceintes actuellement, je dirai que le problème de la gestion de la procédure rapide, de la même façon qu'une comparution immédiate, est de s'assurer que le juge aura bien connaissance de l'intégralité de la procédure dans des délais et des conditions qui le lui permettent effectivement, qu'un interprète soit disponible pour échanger avec la personne concernée et que celle-ci a bien un avocat.

J'entends le discours consistant à dire que nous sommes plutôt des chambres d'enregistrement. J'observe tout de même que, malheureusement, nous ne disposons pas de statistiques sur ce point. Le ministère de l'intérieur en a peut-être, mais le ministère de la justice -je m'en suis assuré auprès de la direction des affaires civiles- ne possède pas d'indicateurs chiffrés du taux de rejet par les juges des libertés et de la détention. Pour autant, pour avoir un certain nombre d'échos, parfois médiatiques, de ce qui se passe dans des zones sensibles comme le Calaisis, notamment, je constate que des juges prennent le temps de prendre des décisions qui vont à l'encontre des choix de rétention faits par l'administration.

Par conséquent, cela risque d'aboutir à une interrogation sur l'ensemble de la problématique du JLD dans une juridiction, notamment sur sa compétence et sa préparation. Au moment des week-ends, par exemple, est-il habitué à connaître de ce type de contentieux ? Est-il bien préparé et dispose-t-il du fonds documentaire nécessaire et de la circulation de l'information lorsqu'on lui soumet le dossier ? De manière récurrente, il s'agit toujours de questions à voir entre l'autorité préfectorale, le parquet, le juge des libertés et le barreau et de la nécessité de disposer du temps nécessaire pour que la décision soit une véritable décision de justice et qu'elle soit rendue avec l'approfondissement de toute la problématique.

Cela dit, je ne pense pas, sauf avec l'intervention d'une partie de la procédure administrative, qu'elle soit significativement différente des autres missions du juge des libertés et de la détention qui s'inscrivent dans l'urgence pour la plupart d'entre elles.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ma question suivante est relative aux poursuites menées à l'encontre des employeurs de travailleurs clandestins. Nous avons eu l'impression, peut-être plus en outre-mer que sur le territoire métropolitain, que les conditions dans lesquelles les poursuites devaient se faire étaient parfois difficiles. Nous avons même vu les inspecteurs du travail dans des situations difficiles, beaucoup nous ayant dit que les choses n'allaient pas assez loin à l'égard de ceux qui avaient recours à ce type de travail.

Le parquet a-t-il une position affirmée sur ce point ?

M. Jean-Michel Huet .- Il y a, aujourd'hui comme hier, une marge de progression sur la mobilisation et les champs d'activités. Pour avoir servi à deux reprises outre-mer, je me souviens que tout ce qui concernait la canne à sucre ou les problèmes de bananes et autres était un peu occulté par certains services d'inspection du travail comme étant relativement difficiles d'accès et que d'autres difficultés pouvaient se poser, notamment en termes de sécurité.

Je ne le sous-estimerai absolument pas. Il est certain qu'outre-mer comme en métropole, cette concertation et cette coordination sous l'autorité du procureur de la République doivent être une réalité. C'est une question de mobilisation et de formation.

Je me souviens que la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI) s'était mobilisée et s'était déplacée pour assurer des formations multi-ministérielles, si je puis dire, qui avaient été extrêmement fructueuses, notamment à La Réunion. En effet, en même temps que le procureur de la République intervenait, des membres de la DILTI apportaient un savoir-faire, des trames de procès-verbaux et des stratégies pour faire porter l'action des services sur d'autres secteurs d'activités professionnelles afin l'on ne se limite pas à ceux que l'on avait l'habitude de voir : l'hôtellerie et le bâtiment.

Par conséquent, il y a effectivement une marge de progression et des difficultés liées à une problématique particulière outre-mer, mais on constate -on pourrait en décliner les résultats chiffrés- une mobilisation des acteurs judiciaires sur le terrain, y compris (je pense à la juridiction interrégionale de Fort-de-France) sur la question de l'organisation. Dès lors qu'une activité concerne pour une grande part des personnes en séjour irrégulier, il faut absolument déterminer les filières et les sources d'approvisionnement. C'est un objectif que nous assignons au procureur général de Fort-de-France qui a cette compétence sur les deux départements des Antilles françaises.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je terminerai par une observation plus que par une question. Nous avons l'impression qu'il est nécessaire de mobiliser les organismes professionnels et le monde de l'entreprise qui, même s'il n'ignore pas les choses, a besoin d'être sensibilisé sur les risques. A cet égard, il me semble -c'est un avis strictement personnel- que le parquet est à même de faire passer les bons messages. Nous avons le sentiment que cela a commencé à être fait, mais que ce n'est pas encore bien clair.

M. Jean-Michel Huet .- Vous avez parfaitement raison, monsieur le rapporteur. Nous sommes en train d'essayer de mettre en exergue des expériences innovantes auxquelles j'ai eu l'occasion d'être associé dans un département d'outre-mer, où nous avions signé un protocole avec le préfet et les responsables de syndicats patronaux et salariés dans le bâtiment public de telle sorte que tous les employés des entreprises de ce secteur professionnel arboraient un badge quand ils étaient en situation régulière, c'est-à-dire dans la totalité des cas, ce qui permettait de le vérifier de manière lisible dans des chantiers où un certain nombre d'entreprises intervenaient et, entre eux, de créer une sorte d'émulation pour respecter cette règle.

C'est un exemple parmi d'autres, mais je pense effectivement qu'il est possible, en ayant une action dynamique sur ce point, de passer des protocoles avec les organismes professionnels, les chambres de commerce ou les chambres des métiers pour les mobiliser et les inciter à prendre en compte les risques qu'ils courent par rapport à la législation, indépendamment des risques en termes de sécurité.

M. Bernard Frimat .- Je souhaite prolonger la question du rapporteur, dont je partage le sentiment. On se rend compte en effet qu'une fois le travail illégal mis en évidence, l'essentiel de l'activité consiste à faire rentrer les cotisations de sécurité sociale qui n'ont pas été payées et donc de régulariser la dette sociale, ce qui est très louable au demeurant. Mais, très souvent, cela étant fait, les choses en restent là, c'est-à-dire qu'il y a en quelque sorte une régularisation de la dette sociale et une dépénalisation de l'infraction. Très souvent, on se réfugie derrière l'existence d'un sous-traitant qui aurait trompé la bonne foi de quelqu'un, même s'il la trompe de façon multiple et répétée, ce qui laisse des doutes sur la bonne foi de celui qui est trompé. Nous avons eu plusieurs fois l'impression, et non pas seulement outre-mer, qu'il y avait une certaine « mansuétude », si je puis dire, à cet égard.

C'est à la fois une question et un sentiment que nous sommes plusieurs à partager. L'occasion m'en étant donnée, je souhaitais vous en faire part.

M. Jean-Michel Huet .- C'est un retour d'information tout à fait utile, parce que ce type de positionnement serait en parfaite opposition avec les recommandations et les instructions extrêmement claires données par la chancellerie, et encore récemment, par une circulaire du 27 juillet 2005 sur la politique pénale relative à la répression du travail illégal.

Je veux dire par là que, si je ne sous-estime pas la difficulté de l'appréhension de ces circuits, de ces infractions et de leur mise au jour, j'ai plutôt le sentiment que, d'une manière très claire et très lisible, d'après les instructions que doit avoir le procureur de la République dans son ressort, il ne peut pas être question de classer sans suite une procédure, après régularisation, si je puis dire, pour ce type d'infraction.

En vertu de la circulaire du 27 juillet 2005, il est parfaitement concevable et même recommandé, pour ne pas encombrer les juridictions, qu'un étranger qui se trouve en situation irrégulière ne soit pas poursuivi systématiquement et que l'on privilégie les voies alternatives, le cas échéant. Pour autant, s'agissant d'entreprises qui seraient contrôlées en situation d'irrégularité et pour lesquelles le procureur de la République aurait été informé de cette situation, je ne conçois pas que l'on n'aille pas systématiquement au renvoi devant une juridiction de jugement. Si tel n'était pas le cas, ces situations devraient être relevées parce qu'elles sont en totale contradiction avec les instructions générales et, encore une fois, celles de la circulaire que j'ai signée le 27 juillet 2005 sur la politique pénale en matière de travail illégal et qui sont très précises.

Il ne peut pas être question de sous-estimer cette activité qui porte préjudice, comme vous l'avez rappelé, au niveau de l'équilibre des entreprises et des charges sociales. C'est une infraction pénale qui n'est absolument pas négligeable. Je constate du reste que, parmi les opérations qui ont été menées l'année dernière sur ces situations, il y a eu douze informations judiciaires, des enquêtes préliminaires et des convocations par officier de police judiciaire, et que les condamnations n'ont pas été négligeables : douze mois d'emprisonnement, dont quatre assortis de sursis avec mise à l'épreuve pour des faits de travail illégal par dissimulation de salariés. Ces procédures ont été générées par la mobilisation que nous avons appelée par cette circulaire du 27 juillet 2005.

M. Georges Othily .- Nous vous remercions, monsieur le directeur.

Audition de M. Gérard LARCHER,
Ministre délégué à l'emploi, au travail
et à l'insertion professionnelle des jeunes
(15 mars 2006)

Présidence de M. Bernard FRIMAT, vice-président

M. Bernard Frimat, président .- Nous recevons M. Gérard Larcher, ministre délégué à l'emploi, au travail et à l'insertion professionnelle des jeunes, que nous remercions d'avoir répondu à l'invitation de la commission d'enquête.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Gérard Larcher prête serment

M. Bernard Frimat, président .- Acte est pris de votre serment. Le plus simple, monsieur le ministre, est de commencer l'audition par un exposé liminaire, après quoi nous pourrons évoquer les questions qui ont été directement posées par le secrétariat et le rapporteur et donner la parole aux membres de cette commission d'enquête.

Monsieur le ministre, c'est très volontiers que je vous cède la parole.

M. Gérard Larcher .- Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, j'essaierai de répondre aux différentes questions qui m'ont été posées et à celles qui viendront ensuite, et c'est naturellement au travers du regard du ministère du travail et de l'emploi que j'aborderai ces différents sujets, sachant que d'autres ministères sont également concernés.

Les mouvements migratoires de grande ampleur que nous connaissons actuellement dans le monde ont de multiples causes : les déséquilibres de développement, les conflits régionaux ou locaux (on le voit par exemple avec les phénomènes liés à la crise du Darfour) qui entraînent des déplacements de personnes, les déficits démographiques de certaines zones ou pays riches créant une attractivité d'immigration et le développement des moyens de communication, notamment des moyens de transport.

Ces flux me paraissent s'accélérer en raison d'une mondialisation de l'économie qui -on le sait- n'a pas trouvé son point d'équilibre et qui génère des inégalités, qui s'approfondissent parfois, entre les ensembles régionaux. Deux frontières sont particulièrement fragiles (j'y reviendrai en conclusion en évoquant la Conférence 5+5) : la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis et l'arc méditerranéen qui sépare les continents asiatique et africain de l'Union européenne. Il existe d'autres points de sensibilité, mais je voulais citer les deux principaux.

La France et les pays d'Europe ne sont pas les seuls confrontés à la question de l'immigration clandestine. Les Etats-Unis comptent sur leur territoire une population estimée à plus de 10 millions de migrants illégaux ou sans papiers. Nous avons d'ailleurs reçu très récemment au ministère du travail la visite du Government Accountability Office (GAO), organisme de recherche du Congrès des Etats-Unis, venu en mission en France pour étudier les conditions de lutte contre l'immigration clandestine et le travail illégal. Au-delà de la France, il prévoyait une tournée dans l'ensemble des pays européens, en s'intéressant à ceux qui ont un déficit démographique.

Lorsque les flux d'immigration deviennent massifs, ils sont de nature à contribuer à la déstabilisation des sociétés pour un certain nombre de raisons, sans ordre d'importance :

- ils créent les conditions d'une concurrence faussée sur le marché du travail, en mettant les illégaux dans une situation de fragilité et de dépendance propice à leur exploitation par des employeurs indélicats ;

- ils rendent difficile la mise en place d'une immigration maîtrisée car les flux d'immigration sont parasités par des trafics illégaux ;

- ils font perdre confiance dans le caractère nécessaire et juste des politiques d'asile.

De manière plus générale, les flux d'immigration illégale viennent s'ajouter aux craintes que suscite la mondialisation des économies chez nos concitoyens.

Avant d'aborder devant votre commission le contrôle de l'immigration illégale dans le domaine du travail, je souhaite rappeler brièvement la politique de la France concernant l'immigration de travail elle-même.

Notre pays a fait le choix, et il le confirme, d'une politique d'immigration de travail maîtrisée. La procédure d'introduction de main d'oeuvre étrangère est d'abord à l'initiative des entreprises et en fonction de leurs besoins. Le recours à la main d'oeuvre étrangère est possible, après examen de la situation de l'emploi et vérification des règles d'égalité de traitement avec les salariés nationaux ou étrangers en situation régulière.

Cette politique répond aux spécificités de la France en matière de démographie, d'emploi et de flux migratoires.

Tout d'abord, il faut se rappeler que la France est dans une situation démographique plus favorable que la plupart des autres pays européens, car l'accroissement de sa population n'est que partiellement lié aux flux migratoires.

Ensuite, les ressources mobilisables sur le territoire national demeurent importantes en raison de la persistance, malgré des améliorations récentes, d'un taux de chômage qui demeure élevé, notamment chez les jeunes, les seniors et les étrangers en situation régulière.

Enfin, nous avons la volonté de développer une politique d'attractivité de la France pour l'accueil des étudiants étrangers à fort potentiel et de cadres de haut niveau.

Cette politique d'immigration de travail intègre une autre spécificité nationale. Je tiens à rappeler en effet que, chaque année, près de 100.000 étrangers accèdent de plein droit au marché du travail au titre du rapprochement du conjoint, du regroupement familial, de l'asile ou en raison des liens personnels ou familiaux qu'ils ont créés en France. En contrepartie de cette immigration de travail légale et relativement nombreuse, comme vous pouvez le constater, le Gouvernement et l'administration ont le devoir de veiller à ce que ne se développe pas une immigration illégale de travail.

Depuis que, sous l'autorité de Jean-Louis Borloo, j'assume la responsabilité de la politique du travail, j'ai fait de la lutte contre le travail illégal une priorité afin de préserver notre ordre public social et de lutter contre cette forme de dumping social qui désorganise la concurrence entre les entreprises et qui met en cause le modèle social auquel nos concitoyens sont attachés.

Nous avons donc réactivé la coordination des administrations au sein de la commission nationale de lutte contre le travail illégal, que nous avons réunie en 2004, alors qu'elle ne l'avait jamais été au cours des six années précédentes.

Il m'est apparu en effet très important qu'une mobilisation de tous les services de l'Etat, l'inspection du travail, bien sûr, mais aussi les forces de l'ordre, les douanes, l'inspection des impôts et des URSSAF, se mettent à l'oeuvre sur cet enjeu à multiples facettes : les recettes fiscales et sociales (on parle de plus de 4 % du PIB qui nous échappent en termes de recettes), les droits des salariés, le respect de règles de concurrence loyales et, bien sûr, la maîtrise des flux migratoires.

Dès juin 2004, nous avons lancé le premier plan d'action qui vient d'être renouvelé avec de nouveaux objectifs. Je tiens à souligner les résultats les plus significatifs de cette mobilisation, dix-huit mois après son lancement : 60 000 entreprises contrôlées, 6 600 salariés rétablis dans leurs droits, des recouvrements de cotisations sociales en progression significative (dans les entreprises et dans les secteurs ciblés, elles ont doublé par rapport à la situation antérieure).

Le 26 janvier dernier, j'ai présenté un plan pour les années 2006-2007. Il retient les objectifs transversaux qui correspondent aux pratiques frauduleuses les plus rencontrées.

Dans le champ qui intéresse votre commission d'enquête, j'insisterai plus particulièrement sur deux types d'actions : d'une part, la lutte contre les prestations de services frauduleuses (le détachement irrégulier de salariés et la fausse sous-traitance étrangère) et, d'autre part, la lutte contre l'emploi d'étrangers sans titre. Ce sont les deux formes sous lesquelles peut se développer le recours illégal de l'emploi d'étrangers sur notre marché.

Parlons d'abord de la lutte contre les fraudes transnationales. Cela me renvoie au débat que nous avons eu il y a maintenant presque trois semaines avec la délégation pour l'Union européenne de votre assemblée, monsieur le président.

Je vous rappelle que la prestation de services fait intervenir une société étrangère avec ses propres salariés qu'elle détache en France pour remplir le service prévu. Il appartient donc aux autorités françaises de veiller à ce que cette prestation soit régulière. Si tel n'est pas le cas, nous serions en présence d'une immigration de travail temporaire irrégulière, bien sûr nocive pour nos systèmes sociaux, tirant la plupart du temps les salaires et les conditions de travail vers le bas et installant du dumping social.

Pour lutter contres les fraudes transnationales, il s'agit tout d'abord d'assurer la régularité du détachement des salariés par des prestataires étrangers afin que les règles de notre droit du travail soient respectées. La directive du 16 décembre 1996 prévoit que le droit du travail français doit être appliqué à ces salariés, en particulier les rémunérations qui ne doivent pas être inférieures au SMIC ou aux minima des conventions collectives en vigueur. Pour que tout cela soit parfaitement accessible à tous, nous avons complété et clarifié les règles du détachement dans la loi du 2 août 2005 en faveur des PME.

Les prestations de services peuvent aussi révéler -nous l'avons vu récemment encore- des problèmes de sous-traitance qu'il s'agit de régler. Nos services ont constaté des dérives qui favorisent le marchandage ou le prêt illicite de main d'oeuvre, ou encore la sous-traitance en cascade. Voilà pourquoi nous avons souhaité développer les chartes de bonnes pratiques, à l'image de celles que nous avons conclues avec le secteur professionnel du BTP.

Sur un chantier, par exemple, j'ai constaté que, sur un peu moins de 150 salariés (vous me pardonnerez mes chiffres approximatifs), il y avait 102 entreprises sous-traitantes différentes. Comment voulez-vous que nos services démêlent l'écheveau ?

La lutte contre l'emploi d'étrangers sans titre est le second volet de notre action dans le domaine du travail étranger illégal et c'est sans doute le point le plus important pour votre commission.

Les filières d'entrée et d'emploi irrégulier d'étrangers se sont structurées en Europe et dans notre pays. Ce développement est d'autant moins acceptable que les conditions d'emploi d'étrangers sans titre s'accompagnent de violations graves du droit du travail, dans la mesure où les personnes sont employées dans des conditions qui, très souvent, mettent en cause la dignité humaine, parfois très gravement. J'y reviendrai à l'occasion des questions.

A cet égard, je tiens à rappeler que, dans le cadre de l'interministérialité, le ministre de l'intérieur, qui était à l'époque Dominique de Villepin, le ministre de la défense et moi-même avons porté la mise en place de l'Office central de répression du travail illégal (OCLTI), structure de police judiciaire dédiée à la lutte contre le travail illégal, et introduit cette lutte dans les problématiques du Comité interministériel de contrôle de l'immigration (CICI). Il s'agit non seulement de mobiliser les services mais aussi de répondre aux problématiques posées par les fraudes transnationales et par les réseaux, contre lesquels lutte l'OCLTI qui, naturellement, travaille avec les autres offices de répression. C'est actuellement la gendarmerie qui en assure la coordination, en liaison avec les autres administrations et le ministère du travail.

La répression de l'infraction d'emploi de salariés étrangers sans titre représente 10 % de l'ensemble des infractions relevées, proportion assez stable depuis cinq ans, mais qui, pour nous, ne donne aucune indication sur la réalité du nombre d'immigrés clandestins présents sur notre territoire.

Il faut cependant souligner que cette infraction est présente de manière inégale suivant les secteurs. Pour l'année 2005 (dont je viens d'avoir les chiffres sous réserve des consolidations, puisque nous sommes à la mi-mars), l'estimation est de 15 % dans l'agriculture, de 8 % dans le bâtiment et les travaux publics et de 5 % dans l'hôtellerie, cafés et restauration, qui sont les secteurs que nous avions retenus en priorité, avec le spectacle vivant. Dans ces trois secteurs, à l'exception de celui du spectacle vivant, sévissent des pénuries de main d'oeuvre. Nous sommes donc sur des métiers en tension, avec un niveau de qualification faible et un niveau de pénibilité qui n'est pas négligeable.

En ce qui concerne les prestataires étrangers, le bilan annuel de la Délégation interministérielle de lutte contre le travail illégal (DILTI) relève que le nombre des entreprises étrangères non établies en France et contrôlées a été le suivant : 248 entreprises en 2004 et 562 en 2005 (c'est un chiffre estimé, mais l'objectif était la multiplication par deux et on en est à un coefficient multiplicateur de 2,3). L'objectif de 2006 est encore la multiplication par deux de ces contrôles.

Je dois dire que, dans ce domaine, nous bénéficions d'une bonne collaboration interministérielle et d'une bonne réactivité des services chargés de la mise en oeuvre des opérations de contrôle, chacun agissant dans le cadre de ses compétences. J'ai indiqué que l'inspection du travail n'est pas la police de l'air et des frontières et ai eu l'occasion de le rappeler, de manière très claire, récemment, lors de la présentation du plan de modernisation des moyens et des objectifs de l'inspection du travail.

Les opérations de grande envergure menées au cours du dernier trimestre 2005, dont nous avions demandé l'organisation sous l'autorité des préfets, nous paraissent avoir été positives. Il est encore trop tôt pour être en mesure d'exploiter les résultats des procès-verbaux réalisés à cette occasion, en raison du délai de transmission et d'analyse de ces données. Nous aurons le résultat de l'analyse dans quelques mois, mais nous reconduisons ces opérations en 2006 pour évaluer sur deux années leur impact statistique réel.

Sur 601 opérations, au cours desquelles 15.390 personnes ont été contrôlées, on a dénombré 786 travailleurs étrangers en situation irrégulière sur le plan du travail dont 609 l'étaient également sur le plan du séjour.

Vous comprendrez que ce n'est pas sur six mois que l'on peut juger un tel dispositif. Je vous livre les chiffres tels qu'ils sont, sans aller plus loin dans l'analyse parce qu'elle nécessite à la fois plus de temps et la répétition au moins sur la période de l'année 2006.

Par ailleurs, en termes d'exemplarité, je peux dire que les milieux professionnels concernés ont été coopératifs lors de ces opérations, dans la mesure où ils sont eux-mêmes très sensibles aux pratiques de travail illégal qui faussent la concurrence, et à effet dissuasif des sanctions à l'encontre de ceux qui ne respectent pas la réglementation.

Sans revenir sur toutes les initiatives prises depuis 2004 pour renforcer l'arsenal juridique et institutionnel dans ce domaine, je me permets d'insister sur le rôle des COLTI, les échelons stratégiques opérationnels au niveau des départements, qui sont placés sous l'autorité du procureur de la République assisté d'un secrétariat permanent (l'une de nos préoccupations est justement d'avoir un vrai secrétariat permanent car nous voyons bien que, dans les quelques endroits où il ne l'est pas, l'activité n'est pas de même qualité et de même niveau) et suffisamment diversifié, dans le cadre de l'interministérialité, pour coordonner l'action des différents corps de contrôle et accroître leur efficacité.

Je tiens à souligner également les progrès réalisés en matière de sanctions. De nouvelles dispositions renforcent les sanctions pénales et administratives relatives au travail illégal impliquant des étrangers :

- dans le cadre de la loi du 2 août 2005, un décret d'application qui est sorti le 23 février 2006 permet de refuser les aides publiques aux entreprises en infraction ;

- la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2006 prévoit le remboursement des exonérations de cotisations sociales dans ce cadre ;

- la circulaire interministérielle du 9 décembre 2005, qui a été préparée par la direction de la population et des migrations, rappelle tout l'intérêt de mettre en recouvrement la contribution spéciale qui est une pénalité financière particulièrement dissuasive en matière d'emploi d'étrangers sans titre de travail ;

- avec le ministère de l'intérieur et de l'aménagement du territoire, mon ministère a été associé à la préparation d'un décret permettant de demander aux employeurs d'étrangers sans titre de séjour et de travail une participation financière forfaitaire aux frais de réacheminement des intéressés dans leur pays.

Nous disposerons ainsi d'un éventail de sanctions administratives dont la rapidité d'application et l'effet de dissuasion s'ajouteront à l'arsenal des sanctions pénales, dont la mise en oeuvre pratique est jugée insuffisante.

Par ailleurs, je vous rappelle que, dans le cadre du plan de modernisation de l'inspection du travail, comme cela a été demandé d'ailleurs à l'occasion des rapports conduits par Jean Bessière et la mission de Jacques Rapoport, nous insistons sur le suivi de ces affaires par le ministère de la justice.

J'ai parlé d'outils de contrôle et d'outils de répression. Si nous voulons freiner l'immigration illégale, il faut aussi agir sur ses causes profondes.

Dans cette optique, une immigration choisie et maîtrisée qui participe au plus grand dynamisme de notre pays et remplit les besoins des entreprises est susceptible de freiner l'appel d'air sur l'immigration illégale.

Ma responsabilité première est de tout mettre en oeuvre pour faire fonctionner le plus harmonieusement possible notre marché du travail et pour faire retourner vers ces fractions du marché du travail en tension des catégories aujourd'hui exclues de l'emploi. Or les secteurs où le travail illégal est le plus présent sont aussi ceux qui rencontrent des pénuries de main d'oeuvre, ce qui rend nécessaires des politiques adaptées pour y attirer et former les jeunes dont le taux de chômage est le plus élevé, notamment dans les quartiers qui connaissent de grandes difficultés. Il faut donc que nous mobilisions notre main d'oeuvre disponible, en particulier sur des secteurs en pénurie qui, du fait de cette pénurie, attirent la main d'oeuvre illégale ou des prestataires irréguliers.

Ces objectifs de politique de l'emploi ne sont pas incompatibles avec le recours à une politique d'immigration choisie, mais, au contraire, celle-ci, en répondant aux besoins en recrutement de certains secteurs sous tension, évite les goulets d'étranglement qui ralentissent leur activité, donc la croissance globale de l'économie et, en fin de compte, l'emploi.

Cette analyse fonde les dispositions du projet de loi sur l'immigration et l'intégration. Ainsi, l'assouplissement du marché du travail aux travailleurs étrangers, tel qu'il est envisagé, doit profiter d'abord aux secteurs économiques qui connaissent des difficultés de recrutement.

C'est la raison d'être des modifications prévues par le cadre juridique de l'immigration pour motifs professionnels, au travers notamment du projet de création de titres de séjour nouveaux :

- la carte de séjour pluriannuelle qui sera accordée aux personnes qui, du fait de leurs talents et de leurs compétences, sont susceptibles de participer au développement de l'économie ou au rayonnement culturel de la France ;

- l'accès au marché du travail des étudiants étrangers à haut potentiel qui sera facilité dans le respect de l'intérêt de leur pays d'origine.

Parallèlement, je vous rappelle que le Gouvernement s'est prononcé, lors du comité interministériel du 13 mars, pour une ouverture maîtrisée et progressive de l'accès à notre marché du travail des ressortissants des nouveaux Etats membres de l'Union européenne. J'indique, à cet égard, que le rapport réalisé par la Commission européenne à ce sujet conclut au renforcement du travail illégal dans les Etats membres qui sont trop restrictifs. Ces analyses méritent d'être prises en compte. C'était d'ailleurs l'objet du Conseil des ministres de l'emploi qui a eu lieu vendredi dernier à Bruxelles et auquel j'ai participé.

Au-delà de la mise en place d'une immigration de travail maîtrisée, j'ai bien conscience que l'action contre les grands déséquilibres mondiaux et en faveur du développement des pays qui connaissent une émigration forte est le meilleur garant contre les flux migratoires incontrôlés. Dans ce cadre, nous poursuivons un dialogue, notamment avec les pays de l'arc méditerranéen, comme l'illustre la conférence du dialogue 5 + 5 qui s'est tenue à Paris les 9 et 10 novembre dernier et qui réunissait les ministres du travail et des affaires sociales des cinq pays de l'Union européenne placés sur l'arc méditerranéen et de cinq pays d'Afrique du nord pour examiner la question des migrations en Méditerranée occidentale.

Bien que n'étant pas méditerranéenne, la Mauritanie a été associée à cette conférence dans la mesure où elle est un pays de transit vers la Méditerranée. Vendredi dernier, les autorités espagnoles m'ont indiqué qu'après les phénomènes de Ceuta et de Mellila, c'est aujourd'hui en Mauritanie que se trouvent bon nombre de ceux qui avaient tenté, à Ceuta et Mellila, d'entrer dans l'espace de l'Union européenne.

Cette conférence a examiné les questions de gestion des flux et de contrôle du travail illégal, mais aussi de co-développement. Nous nous retrouverons sur ce sujet dans quelques mois pour évoquer un certain nombre de propositions, parce que les pays de l'arc méditerranéen, notamment, ne sont pas que des pays émetteurs d'émigration mais des pays traversés et recevant parfois cette immigration.

Voilà les points que je tenais à souligner, monsieur le président. Je vous prie de me pardonner d'avoir été un peu long, mais vous constaterez que ce sont des sujets qui, au ministère du travail et de l'emploi, ne sont pas connexes. Ils ont une dimension européenne et parfois mondiale parce que, au travers des prestataires de services, un certain nombre de salariés viennent non pas des Vingt-cinq mais d'un certain nombre d'autres pays et peuvent être détachés par des entreprises prestataires de services du fait de l'application de la directive de 1996.

M. Bernard Frimat, président .- Merci, monsieur le ministre.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je vous remercie, monsieur le ministre, de l'intervention que vous venez de faire et de ce que vous avez dit. Pour débuter, j'aurai deux questions à vous poser.

La première relève d'un constat que la commission a pu faire : dans le cadre du contrôle du travail clandestin, les services de l'inspection du travail font ce qu'ils doivent faire, notamment régulariser la situation des salariés sur le plan social, mais avez-vous des éléments sur les suites judiciaires données à ces contrôles ? Je pose cette question parce que nous avons eu le sentiment qu'une fois que l'aspect social était réglé, l'aspect judiciaire, notamment pénal, ne l'était pas. Nous souhaiterions donc avoir quelques éclaircissements de votre part sur ce point.

Ma deuxième question concerne les travailleurs saisonniers, en particulier dans le domaine de l'agriculture. On nous dit qu'il serait nécessaire d'établir un visa un peu particulier pour eux, de telle sorte qu'ils puissent venir travailler sur le territoire, repartir dans leur pays d'origine et être assurés de pouvoir revenir la saison suivante. C'est en effet l'un des éléments générateurs d'immigration illégale sur notre territoire.

M. Gérard Larcher .- Sur notre activité, d'une manière générale, nous avons 6 200 procès-verbaux par an. Combien sont-ils suivis par la justice ? Je ne suis pas en mesure de vous le dire, mais nous pourrons vous transmettre ces éléments. Au-delà des chiffres, je tiens à vous faire part de notre préoccupation, qui n'est pas seulement celle de l'inspection du travail. En effet, il faut bien mesurer que nous sommes dans un travail d'interministérialité. Je parle ici de mémoire, mais le premier agent de constatation en matière de travail illégal est la gendarmerie, le deuxième est l'inspection du travail et viennent ensuite les URSSAF, la police et le service des douanes.

La préoccupation qui est partagée par tous porte sur la nécessaire traçabilité de ce qui se passe au niveau du ministère de la justice. L'un des intérêts de la remise en route des travaux de la commission est de travailler dans l'interministérialité. La chancellerie est aujourd'hui réellement un partenaire (il y a des magistrats à l'intérieur de la DILTI) et il faut souligner toute l'importance des COLTI sur le terrain et tout l'intérêt d'avoir des indicateurs de suivi. C'est ce que nous avons demandé et le ministère de la justice s'est engagé, à l'occasion de la dernière réunion, le 26 janvier, à assurer cette traçabilité du suivi.

En effet, au-delà de la juste sanction qui doit être prononcée, l'effet pédagogique de la sanction est extrêmement fort, d'autant plus que les branches professionnelles sont aujourd'hui de vrais collaborateurs. Avec les secteurs du BTP et du déménagement, par exemple, nous avons établi un ensemble de bonnes pratiques et de coopérations qui fait l'objet de documents et qui met tout le monde en garde dans les entreprises.

Nous n'avons donc pas aujourd'hui un corps d'inspection qui serait en conflit avec les entreprises. Les entreprises qui respectent la loi, les accords professionnels et les règlements ont tout intérêt à ce que le dumping social n'introduise pas des distorsions de concurrence.

Cela me permet d'évoquer un problème que j'ai peu développé et qui fait partie de la directive de 1996.

M. Bernard Frimat, président .- Les détachements ?

M. Gérard Larcher .- Exactement. Comme on doit continuer à payer les cotisations sociales à l'organisme de sécurité sociale du pays d'origine, cela crée une distorsion, parce que cela coûte en général plutôt moins cher. Certes, c'est le SMIC français qui s'applique mais sur la partie sociale, les coûts sont inférieurs, d'où l'importance de revoir, dans le cadre des directives « services » un certain nombre de conditions d'applications.

J'en viens au sujet des saisonniers. Je vais vous donner deux chiffres très intéressants, qu'il faudra demander à M. Butor de vous confirmer : ceux du Languedoc-Roussillon et de la vallée du Rhône, chiffres que vous retrouverez dans le débat que nous avons eu dans le cadre de la libre circulation des travailleurs au sein de l'Union européenne, il y a trois semaines. Il y a quelques années, dans le secteur de l'agriculture, qui correspond à l'essentiel du travail saisonnier, nous avions 16.000 travailleurs saisonniers (ce sont des chiffres arrondis) dont la quasi-totalité provenait d'Afrique du nord. Aujourd'hui, 50 % proviennent d'Europe centrale et orientale et, dans les dispositions qui ont été arrêtées lundi dernier et qui restent à traduire sur le papier, c'est naturellement une forme de préférence communautaire qui est appliquée.

Par ailleurs, alors que l'on constate que ces travailleurs saisonniers repartent, je vous rappelle que, dans le projet de loi sur l'immigration et l'intégration, le visa pluriannuel est proposé pour les saisonniers.

Nous avons également mené d'autres réflexions sur les saisonniers en nous penchant notamment sur les distorsions de concurrence à l'égard des saisonniers polonais entre ceux qui se trouvent en République fédérale d'Allemagne et ceux qui se trouvent en région Alsace. En effet, du fait de l'application d'accords antérieurs qui datent de l'époque de la RDA, le saisonnier polonais dans le pays de Bade coûte beaucoup moins cher que celui qui se trouve en Alsace, ce qui introduit des distorsions de concurrence, par exemple dans le maraîchage, entre l'ouest et l'est du Rhin. Nous sommes peut-être loin des préoccupations de votre commission d'enquête, mais cela fait partie des réalités et du vécu et je tenais à vous le signaler.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Monsieur le ministre, j'ai écouté attentivement votre exposé et j'aimerais revenir sur trois points que vous avez évoqués.

Tout d'abord, vous nous avez dit, en ce qui concerne la répression, que la sanction prévue envers les donneurs d'ordre était supérieure lorsque des travailleurs étrangers étaient impliqués. Cela m'étonne un peu parce que, d'une part, d'autres personnes, dans d'autres auditions, nous ont dit que le travail illégal était plus souvent le fait de personnes en situation régulière que de personnes en situation irrégulière et que, d'autre part, un travailleur illégal en reste un, qu'il soit avec ou sans papiers. J'ai donc du mal à comprendre pourquoi il y a cette différence, à moins que j'aie mal compris vos propos.

Ensuite, vous avez parlé d'un accès facilité pour les travailleurs membres de l'Union européenne, une mesure qui obéit à une directive européenne et qui suit certains calendriers puisque, même pour les nouveaux pays arrivant, le calendrier est progressif dans l'accès à la liberté de circulation puis à la liberté d'installation et de travail.

Une directive a aussi été votée en mai 2004 sur l'accès au marché du travail et la liberté de séjour et d'installation des personnes non membres de l'Union européenne mais y résidant régulièrement. Ces personnes seront-elles prises en compte dans ce projet de loi dont vous viendrez nous parler en temps utile ou bien continueront-elles à vivre une situation différente, alors que ce sont des résidants réguliers qui risquent de se retrouver irréguliers lorsqu'ils changent d'Etat européen ? Il est possible qu'une personne en situation régulière en Belgique qui vient travailler en France soit irrégulière parce que son autorisation lui permet de travailler en Belgique, mais non pas en France. Vous voyez la complication que cela pose.

J'ai un troisième point. N'y voyez pas de polémique particulière, mais j'essaie de comprendre les choses. Vous nous avez dit qu'il fallait « freiner l'appel d'air et faire revenir à l'emploi les personnes exclues de l'emploi, notamment celles qui sont issues des quartiers difficiles » et vous avez récemment déclaré dans la presse que « l'une des causes de la discrimination raciale sur le marché du travail qui rendait les employeurs réticents à embaucher des jeunes venant de ces quartiers difficiles était la polygamie ». Je ne fais que lire les déclarations qu'on m'a données.

J'aimerais savoir si c'est la polygamie ou les sans-papiers qui l'empêchent ou s'il n'y a pas plutôt d'autres raisons, notamment la recherche du profit par les entreprises. A mon sens, il vaudrait mieux voir la réalité en face que d'essayer de trouver des excuses.

Voilà les trois points sur lesquels je souhaitais intervenir.

M. Gérard Larcher .- Pour le travailleur en situation irrégulière, je vous rappelle que l'amende est de 15.000 euros par personne et qu'elle est de 45 000 euros pour l'ensemble de l'entreprise. Cela vous montre qu'une forte pénalisation est possible. Dans une entreprise qui a, comme je l'ai vu récemment, 17 situations de travailleurs irréguliers, cela veut dire qu'il faut multiplier 17 par 15.000, sans compter les contributions ANAEM. Vous voyez donc que c'est bien prévu. C'est la première de mes réponses.

Sur les résidents réguliers, vous abordez la question de la liberté de circulation...

Mme Alima Boumediene-Thiery .- ...et d'installation...

M. Gérard Larcher .- ...à l'intérieur de l'Union européenne. Si le principe de la liberté de circulation a été arrêté lundi, il n'est pas encore détaillé et nous avons jusqu'au 30 avril pour remettre nos propositions à la Commission. C'est donc un sujet que nous essaierons d'aborder d'ici là, sachant que nous allons nous retrouver dans des situations de plus en plus complexes, dans la mesure où seules l'Autriche, l'Allemagne et la Belgique vont avoir des restrictions à la liberté de circulation.

Quant à la liberté d'installation, c'est un sujet qui ne relève pas du ministère du travail.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- J'ai évoqué ce point parce que le droit du travail est compris dans la liberté d'installation.

M. Gérard Larcher .- Naturellement, mais c'est la direction des populations et des migrations qui décide la liberté d'installation à laquelle est lié le droit du travail.

Sur le troisième point, je vous renvoie à une lecture plus attentive du script de l'interview que j'ai donnée à Radio Monte-Carlo, que je vous adresserai, dans lequel je faisais état de bien d'autres facteurs. J'avais simplement cité ce qui avait été dit par un certain nombre de préfets, mais je n'ai jamais dit que la polygamie est un facteur de non-emploi. Je sais ce que j'ai raconté au journaliste de Radio Monte-Carlo au travers de discussions à bâtons rompus. Le Herald Tribune avait d'ailleurs retenu tout autre chose de l'entretien que j'avais eu avec les journaux étrangers. Je vous renverrai donc le script de cette interview.

Le vrai sujet qui est posé, c'est que des enfants et des jeunes qui n'ont pas de références familiales et qui sont en rupture scolaire, qu'ils soient issus de familles monogames ou monoparentales ou de structures familiales classiques, connaissent des difficultés d'entrée, ce qui nous renvoie au débat sur la filière professionnelle, l'orientation précoce et ces réalités dont nous avons discuté pendant un certain nombre d'heures dans cette assemblée.

M. Christian Demuynck .- Monsieur le ministre, je souhaitais vous interroger sur la circulaire que vous avez fait parvenir aux préfets suite à la réunion interministérielle de juillet 2005, mais vous avez déjà très largement répondu sur ce point et j'ai entendu les informations que vous nous avez données, en parlant de 601 opérations au cours desquelles on avait relevé 786 travailleurs en situation irrégulière sur le plan du travail et 609 sur le plan du séjour.

Vous avez évoqué aussi dans votre propos l'exemplarité de ces mesures. Pourriez-vous en dire quelques mots ? Après ces contrôles multiples qui ont été engagés depuis juillet 2005, y a-t-il moins de constatations effectuées par les fonctionnaires et pouvez-vous nous dire si l'exemplarité fonctionne ?

M. Gérard Larcher .- Très sincèrement, je ne peux pas encore vous dire que l'exemplarité fonctionne, même si j'ai plaidé tout à l'heure en ce sens. Je sais simplement ce que les préfets attendent de la justice sur l'aspect de l'exemplarité. C'est une demande forte de leur part.

Parmi les réseaux dont nous avons à connaître dans le cadre des actions que nous menons et que nous devons encore approfondir, je souhaite évoquer la situation d'un certain nombre de réseaux d'origine asiatique qui imposent des droits d'entrée et un rapport au travail qui s'apparente au travail forcé et à des formes qui ne sont pas éloignées de l'esclavage. C'est un sujet qui relève plus du ministère de l'intérieur et du ministère de la justice, mais vous imaginez toutes les infractions au travail que cela implique. J'ai le souvenir d'un dossier particulièrement lourd de la région Provence Alpes Côte d'Azur qui impliquait à la fois des travailleurs en situation irrégulière et beaucoup de situations d'enfants, de « travailleurs » de moins de 15 ans, de moins de 14 ans, voire de moins de 13 ans, le tout dans des conditions de logement et de travail inacceptables.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Je reste sur les filières, monsieur le ministre. Pourrait-on dire qu'elles sont à peu près connues, identifiées ou ciblées par métier, par origine de pays ou, carrément, par système mafieux ? Comment les choses s'organisent-elles ?

M. Gérard Larcher .- L'Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) a été créé pour s'adapter à des systèmes de fraude qui ne cessent de changer. A chaque fois que l'on réussit à briser un système qui s'organise, il s'en monte un autre. L'un des grands intérêts de l'OCLTI est donc d'avoir des outils à la hauteur des enjeux et d'être un instrument de coordination.

Cela dit, je voudrais insister sur quelques points qui touchent à ces sujets : les accords bilatéraux que nous sommes en train de signer avec un certain nombre de pays en matière de lutte contre le travail illégal et la procédure de déclaration préalable au détachement. En effet, nous souhaitons établir des règles de procédure en matière de déclarations préalables qui soient compréhensibles par nos services de contrôle.

Dans la préparation du plan de modernisation de l'inspection, j'ai constaté, en allant sur le terrain, que des documents arrivaient dans une préfecture dans une langue qui n'était souvent pas comprise par beaucoup de gens à l'intérieur du territoire de cette préfecture, n'avaient aucune référence compréhensible et faisaient état d'indications de versements financiers difficiles à suivre. En effet, quand on nous dit que les salaires sont versés dans tel ou tel organisme bancaire, il faut que nous mettions en place le contrôle, y compris par l'intermédiaire de nos relations bilatérales, du salaire réellement versé.

Cela a été le cas de la Pologne. Au cours de l'été dernier, par exemple, sur les chantiers de Saint-Nazaire, que Mme Gautier connaît bien, nous avons dû prendre l'attache de banques polonaises pour savoir si les salariés étaient dûment payés et si cela correspondait bien aux comptes qui étaient indiqués.

Cela montre que la solution se trouve non seulement dans les accords bilatéraux à l'intérieur de l'Union européenne, mais aussi dans l'approfondissement de nos relations avec un certain nombre de pays. C'est l'intérêt de la Conférence 5+5. Que faisons-nous avec le Maroc, l'Algérie, la Mauritanie et la Libye, qui est un fort pays émetteur, comment coopérons-nous avec l'Espagne, l'Italie et la Grèce, des pays qui reçoivent énormément de population en situation irrégulière à l'intérieur de l'arc méditerranéen et comment mettons-nous en place cet ensemble de procédures ?

Voilà pourquoi, à l'occasion de la réunion interministérielle, il nous a été demandé d'accélérer les accords bilatéraux. J'ai travaillé notamment avec les pays du groupe de Visegrad, actuellement présidé par la Hongrie, à la préparation de ces accords et la DILTI a travaillé avec la Pologne. La Hongrie, qui est sans doute le pays le plus sensible au droit du travail des pays du groupe de Visegrad et qui a une tradition sociale d'ordre public me semble aujourd'hui pouvoir porter un travail et une collaboration extrêmement fructueux. J'ai rencontré vendredi le ministre hongrois pour établir des accords bilatéraux, avant la fin de l'année 2006, et les procédures de déclaration préalable. Autrement dit, même si le sujet qui est le vôtre va bien au-delà de l'Union européenne, vous voyez que c'est une bonne collaboration à l'intérieur des pays de l'Union européenne qui nous permet de maîtriser les choses.

Il me reste à donner à Mme Boumediene-Thiery une dernière information que je viens d'obtenir de mes services, au sujet de la carte de séjour temporaire portant la mention de l'activité professionnelle pour laquelle la personne a obtenu l'autorisation préalablement requise en vertu de l'article L. 313-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile. Cela nous renvoie à la directive sur la résidence de longue durée que nous devrions transposer dans le projet de loi sur l'immigration et l'intégration. J'aurai répondu ainsi à la totalité de votre question.

Mme Gisèle Gautier .- J'ai une dernière question à vous poser, monsieur le ministre. Dans le cadre des déplacements que nous avons faits en Guyane dans le cadre de notre commission d'enquête sur l'immigration clandestine, nous avons auditionné beaucoup de personnes et de personnalités, notamment un haut fonctionnaire, qui nous a dit sans ambages (cela nous a heurtés profondément) qu'il ne connaissait personne du pays, quelles que soient ses fonctions ou ses responsabilités, qui ne faisait travailler un jardinier haïtien pour tondre ses pelouses ou une femme de ménage surinamienne, sans les déclarer, bien sûr, à un prix tout à fait dérisoire, ce qui est vraiment choquant.

Quelles mesures pouvons-nous imaginer de prendre pour faire en sorte que ces hauts fonctionnaires servent au moins d'exemple ? Outre-mer, c'est apparemment une pratique courante.

M. Bernard Frimat, président .- Cela rejoint la première question qu'a posée le rapporteur et je comptais effectivement demander au ministre d'y revenir en guise de conclusion. Nous avons eu en effet le sentiment d'une certaine accoutumance locale à l'existence ordinaire d'un travail clandestin, ce qui rejoint la question que posait initialement le rapporteur sur la réelle volonté exprimée par le ministère de la justice d'aller au-delà de la simple régularisation des dettes sociales que vous évoquiez au début. Je parle sous le contrôle du rapporteur, mais on nous a donné des exemples d'infractions, que je qualifierai de « majestueuses », au droit du travail dont se rendent coupables les entreprises sur des nombres très importants de personnes et qui ont entraîné bien évidemment la régularisation des dettes sociales, suivie, dans un délai relativement court, d'un classement sans suite. Cela nous avait fort interpellés, de la même façon que l'anecdote que ma collègue vient de rappeler.

M. Gérard Larcher .- Je commencerai par rappeler que la loi de la République s'applique dans le département de la Guyane comme dans les Yvelines.

Ensuite, on ne peut pas ignorer des situations particulières. Je vous rappelle que, pour Mayotte, le projet de loi sur l'immigration et l'intégration propose que l'inspection du travail puisse pénétrer dans les domiciles. N'est-ce pas la voie à suivre pour combattre des situations exceptionnelles ?

Enfin, ce n'est évidemment pas acceptable en tant que tel, mais cela nous renvoie à la première question : le ministère de la justice doit être saisi et c'est tout l'intérêt de la remise en route, depuis le mois de juin 2004, de cette fameuse commission interministérielle. Nous nous confrontons à tout cela et, naturellement, le rapport que vous allez établir fait partie des éléments que nous allons transmettre aux membres de la commission. Les observations que vous ferez seront donc importantes. Comme j'ai eu l'occasion de le dire sur un tout autre sujet devant la commission d'enquête sur l'amiante de l'Assemblée nationale, ce sont des éléments dont nous allons discuter, parce qu'il est vrai que la vitesse de traitement de ce type de dossier, sans porter de jugement, peut jouer un rôle en matière d'exemplarité.

Par ailleurs, mes services me rappellent que le chèque emploi-service universel devrait nous permettre de limiter le recours au travail non déclaré et que la jurisprudence récente à Mayotte s'est également durcie, puisqu'il a été prononcé plusieurs mois d'emprisonnement pour un emploi d'étranger en situation irrégulière.

En tout cas, ce que vous allez nous dire a pour nous une grande importance et je puis vous assurer qu'après la publication de votre rapport, je ne manquerai pas de vous rendre compte de la transmission qui en aura été faite à la commission qui se réunira sur ce sujet. Mes collaborateurs qui suivent les travaux de la commission ont bien enregistré ce que je viens de dire de la manière la plus officielle.

M. Bernard Frimat, président .- Merci, monsieur le ministre. Une dernière question, monsieur le rapporteur ?

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ce sera plus une observation qu'une question. Il apparaît que, notamment pour l'outre-mer, les services de l'inspection du travail que nous avons rencontrés sont déterminés mais qu'ils ont besoin -c'est en tout cas ce que je préconiserai dans le rapport- de disposer de moyens renforcés, notamment en termes humains et non pas seulement matériels, compte tenu aussi des problèmes de déplacement, sur lesquels je ne reviens pas en détail. Nous avons vu des gens prêts à faire leur travail, mais aussi un peu débordés par la tâche.

M. Gérard Larcher .- Cela me renvoie au renforcement des moyens de l'inspection que j'ai annoncé en fonction d'opérations ciblées, mais aussi de la nécessité de définir des politiques nationales et, en même temps, des politiques qui sont déterminées au plan régional ou par secteur d'activité.

C'est l'un des objectifs que nous avons, dans le respect du principe de l'indépendance de l'inspection du travail, posé par la convention 81 de l'Organisation internationale du travail. Je vous rappelle en effet que l'inspection n'obéit pas aux préfets et qu'elle a sa part d'indépendance.

Pourquoi une déclinaison régionale ? Parce que nous voyons bien qu'on ne peut pas traiter la collectivité de Mayotte ou de la Guyane de la même manière que d'autres départements, sans en citer un en particulier pour éviter de faire de la discrimination. Par conséquent, en fonction des ciblages et des priorités, mais aussi en fonction des projets, nous avons prévu d'affecter les moyens, à partir de cette année, autour d'un certain nombre de priorités qui seront déterminées à la fois au plan national et au plan régional.

Parmi celles-ci, il peut y avoir tout à fait celles que vous venez de décrire. Je vous rappelle en effet que, pour 2006, nous avons prévu de mettre au concours 100 postes d'inspecteurs du travail et 131 postes de contrôleur du travail et que nous allons créer 700 postes en plus entre 2007 et 2010. Aujourd'hui, nous avons 1.367 inspecteurs et contrôleurs du travail en poste et nous allons augmenter les effectifs de 50 %.

Nous allons également élargir la formation puisqu'il se pose aussi des questions de formation. En effet, on ne peut pas être formé tout à fait de la même manière entre la formation initiale et la formation permanente, parce que les situations ne sont pas les mêmes. Dans certains lieux, la situation des travailleurs transfrontaliers nécessite de faire des contrôles, toutes nos frontières n'étant pas dans l'Union européenne, même si ceci est très limité. Nous avons donc réellement une volonté à cet égard.

En conclusion, monsieur le président, monsieur le rapporteur et mesdames et messieurs les sénateurs, je tiens à vous dire que la politique du travail est une vraie priorité du ministère, qu'il s'agisse de la politique de la santé au travail, de la lutte contre le travail illégal ou du respect des normes sociales.

Dans quelques instants, je vais avoir l'occasion de rendre compte de l'enquête Sumer sur l'état de la santé au travail. Nous voyons bien que l'un des problèmes des illégaux, c'est qu'ils sont exploités dans des conditions qui aggravent leur exposition aux risques de manière majeure, en dehors même des conditions sociales d'insécurité qui leur sont faites. Quand nous découvrons que, dans telle activité clandestine, ils sont exposés aux produits les plus nocifs sans avoir reçu de formation, sans s'être protégés et sans avoir été incités à le faire, nous sommes devant la pire des situations.

C'est pourquoi, je vous le rappelle, l'inspection du travail n'est pas la police de l'air et des frontières ni une police de l'immigration. Sa priorité, naturellement, est de lutter contre le travail illégal, qu'elle qu'en soit la forme, et c'est autour de cela que le ministère du travail et de l'emploi est totalement engagé. Le projet de loi qui sera examiné par le Parlement dans les semaines qui viennent, et dont vous pouvez constater qu'une partie procède à la transposition de directives européennes, traite de questions comme la saisonnalité, un sujet que nous avons abordé tout à l'heure, avec l'idée en même temps d'élaborer une politique d'immigration du travail, car il ne faut pas oublier que ce sont les étrangers en situation régulière, avec les seniors et les jeunes, qui sont les plus frappés par le chômage et les difficultés liées à l'absence d'emploi.

M. Bernard Frimat, président .- Monsieur le ministre, je vous remercie de cette audition.

Audition de Mme Catherine VAUTRIN,
ministre déléguée à la cohésion sociale et à la parité
(15 mars 2006)

Présidence de M. Bernard FRIMAT, vice-président

M. Bernard Frimat, président .- Madame la ministre, je vous remercie d'avoir accepté d'être entendue par notre commission d'enquête qui tient aujourd'hui sa dernière séance d'auditions.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, Mme Catherine Vautrin prête serment.

M. Bernard Frimat, président .- Madame la ministre, je vous donne la parole.

Mme Catherine Vautrin .- Merci de votre accueil, monsieur le président.

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, nous savons tous que la définition des règles d'entrée et de séjour sur le territoire est un élément important et fondamental de la souveraineté d'un pays. L'ouverture croissante des Etats, les inégalités de richesse à travers le monde et le développement des moyens de transport ont engendré une forte immigration clandestine qui présente un certain nombre de difficultés pour notre cohésion sociale et nationale.

Notre Gouvernement s'attache à renforcer la lutte contre l'immigration clandestine, qui est un sujet que nous souhaitons tous aborder clairement et sans tabou. La constitution d'une commission d'enquête sur ce sujet par votre assemblée est d'ailleurs une marque de cette volonté.

A titre liminaire, je vous rappelle que la lutte contre l'immigration clandestine n'entre pas, comme vous le savez, dans mes attributions, à l'exception des dispositifs d'aide au retour qui constituent une alternative à la reconduite à la frontière. Cependant, ce sujet a un double impact sur les politiques qui relèvent de mes compétences.

Il a tout d'abord un impact sur le dispositif d'accueil et d'hébergement du fait de la mise à l'abri des personnes, notamment des familles, dont un certain nombre, je le mesure parfaitement, sont en situation irrégulière, pour des raisons humanitaires.

Il a aussi un impact sur l'efficacité de la politique que le Gouvernement mène en matière d'intégration. En effet, qu'on le veuille ou non, cette immigration clandestine entretien dans une partie de l'opinion une suspicion permanente et des amalgames à l'égard des étrangers en situation régulière, ce qui nuit à leur bonne intégration.

Après ces remarques préliminaires, je tiens à évoquer devant vous les réflexions et les réformes que nous avons engagées depuis 2003 en ce qui concerne la politique d'asile dans notre pays et, surtout, vous présenter les grandes lignes de notre politique d'intégration, à laquelle je suis particulièrement attachée.

Beaucoup de demandeurs d'asile viennent en France, qui totalise environ 18 % de l'ensemble des demandes d'asile enregistrées dans les pays de l'OCDE. Toutefois, les flux se réduisent un peu -ils ont diminué d'environ 10% en 2005- mais de façon limitée par rapport à d'autres pays européens.

Je vous livre un chiffre très encourageant : celui de janvier et février 2006, qui traduit une baisse de 24 % de la demande par rapport à janvier et février 2005. Cette baisse est à porter au crédit de notre réforme ambitieuse de l'asile de 2003, qui a associé le ministère que j'ai l'honneur de diriger à ceux des affaires étrangères et de l'intérieur.

Notre premier objectif a été d'accélérer la procédure d'instruction des demandes d'asile dans le respect de la Convention de Genève, aussi bien dans l'intérêt des réfugiés que pour dissuader ceux qui voudraient en abuser pour se maintenir sur le territoire national. Il était en effet inacceptable, pour des familles, d'attendre jusqu'à deux ou trois ans une réponse à leur demande d'asile, et nous connaissons tous, sur le terrain, la conséquence de ce type de situation : l'installation de familles sur notre territoire, parfois la naissance d'enfants.

Le délai d'instruction d'une demande d'asile est passé de vingt-quatre mois à six ou sept mois dans le courant du premier semestre 2006.

En ce qui concerne l'instruction par l'OFPRA, son délai moyen est désormais de deux à trois mois contre six à douze mois il y a deux ans, grâce aux moyens supplémentaires que nous avons alloués à l'Office dès 2003.

Il paraît sans doute très difficile de descendre en dessous de deux mois, car les personnes sont convoquées à un entretien, il est souvent nécessaire de prévoir un interprète et il faut une certaine organisation matérielle. Mais il reste que, par rapport à un délai d'un an, le progrès est important.

Quant à la Commission des recours des réfugiés (CRR), devant laquelle sont portés les recours, c'est une juridiction qui organise de façon indépendante son mode de fonctionnement et de décision. Nous lui avons accordé des moyens supplémentaires importants en 2005 qui lui ont permis de recruter 125 contractuels en qualité de rapporteurs et le délai d'instruction a pu être ramené à cinq mois. Il sera plus difficile de le réduire davantage.

En ce qui concerne la prise en charge des demandeurs d'asile, des efforts importants et structurants, complétés par la loi de programmation pour la cohésion sociale du 18 janvier 2005, ont permis un développement qualitatif et quantitatif de l'offre d'hébergement dans les centres d'accueil pour demandeurs d'asile (CADA). A cet égard, je voudrais faire le point sur l'évolution de l'offre d'hébergement.

9 000 places de CADA ont été créées depuis 2002, portant ainsi leur nombre à 17 500 places. A ce jour, tous les départements, à l'exception de la Corse, disposent d'au moins un CADA. 2 000 places supplémentaires seront créées en 2006, soit 1 000 de plus que ce qui était prévu dans le plan de cohésion sociale.

Nous accélérons le développement des CADA parce que nous pensons que ces centres constituent un mode d'hébergement tout à fait approprié aux demandeurs d'asile, car ils leur offrent, d'une part, un accompagnement et un suivi social adaptés à leur situation et, d'autre part, ils permettent un meilleur suivi des personnes hébergées. Deux tiers des personnes en CADA voient leur demande d'asile acceptée alors que 84 % du total des demandes d'asile font l'objet d'un rejet définitif.

Néanmoins, malgré les efforts conséquents du Gouvernement, la capacité totale de l'ensemble des CADA ne permet pas d'y héberger tous les demandeurs d'asile. Pour faire face à la demande, nous avons donc été conduits à développer des structures d'hébergement d'urgence. A ce jour, on dénombre plus de 35 000 places d'hébergement spécifiques dédiées à ce public et les demandeurs d'asile qui ne sont pas hébergés en CADA bénéficient d'une allocation financière : l'allocation temporaire d'attente.

A ce stade, mesdames et messieurs les Sénateurs, je tiens à vous préciser que le Gouvernement a décidé de priver du bénéfice de cette allocation les demandeurs d'asile qui auraient refusé une proposition d'hébergement accompagné en CADA. La priorité du Gouvernement est en effet l'hébergement en CADA, et il est extrêmement important pour nous de faire le nécessaire pour que les demandeurs d'asile en bénéficient dans la mesure où ils offrent, je répète, des possibilités d'accompagnement très importantes.

Nous avons pris cette disposition parce qu'elle prend acte de pratiques que nous avons vu se développer et qui conduisaient à ce que des demandeurs d'asile hébergés en hôtel, par exemple, dans des conditions coûteuses pour la collectivité et, surtout, peu adaptées à la situation supposée des intéressés, refusent les propositions d'hébergement en CADA qui leur ont été faites parce qu'ils considèrent qu'ils n'ont pas la même liberté.

Quant aux publics accueillis en CADA, il faut savoir qu'environ 40 % ne sont plus des demandeurs d'asile : 18 % sont des déboutés de l'asile et 22 % sont des réfugiés.

Là aussi, nous voyons bien la nécessité d'assurer une plus grande fluidité dans la gestion du dispositif afin de réduire le taux des publics déboutés de l'asile ou réfugiés présents dans les CADA, avec pour objectif de limiter ces publics à 20-25 % du total au lieu des 40 % actuels. J'ai demandé que l'on mette en place des tableaux de bord trimestriels de suivi de ces publics, ce qui est à mon avis le seul moyen d'avoir une réelle lisibilité de l'évolution. Nous travaillons d'ailleurs actuellement à des outils de contractualisation avec les CADA pour faciliter la mise en oeuvre de ces objectifs.

La sortie des réfugiés passe par la mobilisation des dispositifs d'accès au logement, et, le cas échéant, le recours à des solutions intermédiaires dans d'autres dispositifs, résidences hôtelières, centres provisoires d'hébergement, par exemple. Le réfugié politique n'a en effet pas besoin du même accompagnement que la personne qui est encore dans une situation de demande et pour laquelle le CADA est la structure qui correspond le mieux à l'accompagnement que l'on peut lui apporter.

J'en viens à un autre sujet dont je souhaite vous parler : l'encouragement des déboutés de l'asile à quitter le territoire. Dans une vingtaine de départements, nous avons mis en place un dispositif expérimental plus incitatif d'aide au retour volontaire des personnes en situation irrégulière.

Comme vous avez pu le constater lors vos travaux, la reconduite à la frontière des familles déboutées de l'asile est particulièrement difficile à mettre en oeuvre. Dans l'attente de leur départ ou de leur régularisation, les dispositifs d'hébergement assurent un dernier filet humanitaire, avec une priorité absolue pour la prise en charge des familles.

J'ai demandé que le dispositif d'aide au retour puisse monter en puissance dans le courant du premier semestre 2006. Nous savons en effet que ce sont des projets lourds : il s'agit de monter des projets de développement personnel dans le pays d'origine. Cela nécessite évidemment une approche d'accompagnement personnel et psychologique et aussi une approche économique de montage de projet.

Comme vous le savez, le Gouvernement s'est engagé à ne pas expulser pendant l'année scolaire des parents dont les enfants sont scolarisés dans notre pays. Cela veut donc dire que tout le premier semestre est consacré à la préparation des dossiers et à construire quelque chose pour envisager sereinement, avec un accompagnement, un retour qui peut se passer en dehors de la période scolaire.

D'ores et déjà, 32 départements sont inscrits dans cette expérimentation. J'ai rencontré hier plusieurs préfets de région très concernés par ces sujets : il y avait là les préfets de région de PACA, du Nord/Pas-de-Calais et de Rhône-Alpes, des régions particulièrement concernées par ces sujets. Ils ont déclaré que cette aide au retour n'était pas prise en considération par les personnes qui sont encore dans des procédures et nous remarquons qu'elles n'acceptent d'envisager ces aides que lorsqu'elles ont essayé et tenté toutes les voies de recours possibles.

L'effort considérable que nous avons fait pour augmenter le nombre de places de CADA, conjugué avec la baisse constatée des nouvelles demandes d'asile en 2006, le resserrement des délais d'instruction et une gestion plus efficace des admissions et des sorties de CADA qui assurent une rotation plus forte, devrait nous permettre d'offrir une solution d'hébergement accompagné à de plus en plus de demandeurs d'asile.

La lutte contre l'immigration irrégulière, pour être mieux comprise et mieux acceptée, doit nécessairement s'accompagner d'un autre volet que je qualifierai de très positif : une politique d'accompagnement et d'intégration volontariste et respectueuse des étrangers en situation régulière.

Je rappellerai donc en quelques mots les éléments de notre politique d'intégration, sachant que vous avez, entre autres, entendu le directeur de l'ANAEM qui a dû vous en parler dans le détail.

Depuis 2002, nous avons refondé notre politique d'intégration en créant le contrat d'accueil et d'intégration (CAI) et un nouveau service public de l'accueil piloté par l'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations. Avec ce contrat, nous donnons un contenu symbolique fort à l'accueil du nouvel arrivant, puisque non seulement nous l'informons sur ses devoirs et ses droits, par l'intermédiaire de la journée citoyenne, mais l'Etat s'engage à lui fournir une formation à notre langue et à nos institutions et modes de vie en France.

Nous constatons aujourd'hui que nombreux sont les primo-arrivants qui signent ce contrat, puisque nous en sommes à 92 % de signatures. Pour autant, je considère que nous n'avons pas encore un taux de suivi suffisamment important. Je pense notamment aux cours de langues, pour lesquels nous avons en moyenne un taux d'assiduité d'à peine 50 % alors que c'est pourtant l'un des vecteurs essentiels de l'intégration.

Je profite de la présence de Mme la présidente de la Délégation aux droits des femmes, dont je connais l'engagement sur le sujet, que je partage, pour rappeler que, pour l'intégration des femmes et la connaissance de leurs droits, la capacité à parler notre langue est, nous le savons bien, absolument indispensable.

Ce contrat sera généralisé l'ensemble du territoire à la fin de ce semestre.

Nous voulons également rendre le CAI obligatoire.

Le projet de loi relatif à l'immigration et à l'intégration, dont vous a parlé le ministre d'Etat, comprendra quelques éléments concernant l'accueil, notamment pour rendre obligatoire le contrat d'accueil et d'intégration.

Je tiens enfin à vous rappeler les efforts qui ont été faits par le Gouvernement pour faciliter l'intégration. Au-delà de la formation linguistique, on peut citer tout ce qui concerne :

- l'égalité des chances dans l'accès à l'emploi ;

- les actions favorisant la réussite scolaire ;

- les actions favorisant l'accès à la santé,

- la lutte contre les discriminations, qui mettent en danger notre cohésion sociale et compromettent notre modèle d'intégration.

Je sais que vous avez reçu le président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), qui est incontestablement l'un des outils majeurs de cette politique d'intégration.

En guise de conclusion, je tiens à vous redire combien je partage l'idée selon laquelle l'immigration clandestine est non seulement inacceptable au plan moral mais dangereuse et injuste sur le plan économique. Elle est un facteur de déstabilisation de la société, d'autant plus qu'elle condamne à l'exclusion une partie de la population. C'est pourquoi nous souhaitons absolument articuler notre politique de lutte contre l'immigration clandestine, basée sur l'approche la plus humanitaire possible, avec son corollaire : une politique d'intégration volontariste qui s'inscrive dans un véritable parcours d'égalité des chances.

M. Bernard Frimat, président .- Merci, madame la ministre. Monsieur le rapporteur, vous avez la parole.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Madame la ministre, la première question que je souhaite vous poser concerne le programme expérimental d'aide au retour. A l'occasion de nos auditions, nous avons appris que ces aides ne pourraient pas être accordées pour un retour dans un « pays d'origine sûr ». Cela peut surprendre, dans la mesure où il serait intéressant de persuader des gens, qui a priori n'ont pas envie de retourner dans leur pays, de le faire dès lors qu'ils y trouveront des conditions de sécurité satisfaisantes. En revanche, il peut sembler paradoxal d'aider au retour dans un pays « non sûr ». Pouvez-vous nous donner des explications sur ce point ?

Je voudrais aussi vous demander quelques précisions sur l'implantation et le développement des CADA, dont nous avons pu constater qu'ils offraient effectivement un accompagnement et un soutien de très grande qualité aux demandeurs d'asile : l'augmentation des capacités d'accueil en CADA est donc, à mon avis, une très bonne chose.

Mme Catherine Vautrin .- Je commencerai par vous répondre sur l'aide au retour. L'aide au retour était en baisse régulière depuis 1998 parce qu'elle n'était pas suffisamment attractive, comme chacun en a fait le constat. C'est la raison pour laquelle nous avons lancé cette expérimentation.

Je comprends tous à fait votre question, mais je tiens à vous dire que le dispositif proposé par la circulaire relative à l'aide expérimentale a tenu compte des résultats d'études approfondies qui nous ont montré qu'il pouvait y avoir un risque réel d'effet d'aubaine. C'est pourquoi nous n'avons pas étendu ce programme expérimental au retour dans des pays sûrs. Je précise cependant que les candidats au retour dans des « pays sûrs », notamment les déboutés du droit d'asile, peuvent prétendre au bénéfice des autres dispositifs d'aide au retour qui ont été mis en place depuis 1991.

Je rappelle aussi qu'il s'agit d'une expérimentation sur une période d'un an, et je dois d'ailleurs admettre que pour l'instant le démarrage ne correspond pas au niveau que je souhaiterais. Nous en tirerons rapidement les conséquences et nous regarderons comment nous pouvons avancer.

En ce qui concerne votre seconde question, je vous communiquerai bien volontiers une carte précise de l'implantation des CADA, dont je rappelle qu'il en existe déjà au moins un par département. Je saisis aussi l'occasion que vous me donnez de mentionner que le projet de loi relatif à l'immigration et à l'intégration prévoit de doter les CADA, qui resteront des établissements médico-sociaux, d'un statut spécifique correspondant à leur mission.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- L'une des difficultés rencontrées reste un problème que vous avez évoqué vous-même : celui de la « rotation », même si le terme n'est pas approprié. Les gens déboutés ou les réfugiés restent longtemps en CADA, occupant des places qui devraient pouvoir être offertes à des demandeurs d'asile. C'est une difficulté réelle.

Je voulais aussi vous demander des précisions sur la procédure d'admission en CADA. Y a-t-il une « présélection » des personnes admises en CADA ?

Mme Catherine Vautrin .- Je reviens quelques instants sur la notion de rotation, un problème qui concerne également les CHRS. Le premier vrai souci, c'est la capacité de mettre en avant l'offre de logement, notamment social, qui nous permet de « sortir » -pardonnez-moi d'utiliser ce terme ; je vous prie de n'y voir de ma part aucune connotation négative- des gens qui sont prêts à mener la vie la plus normale possible. Il est vrai que, dans les CHRS comme dans les CADA, nous avons aujourd'hui des personnes qui travaillent et qui pourraient avoir un logement, ce qui est particulièrement vrai dans des zones urbaines très denses, notamment dans la région Ile-de-France. Plus on renforcera l'offre de logements sociaux, plus on pourra faire sortir les gens. C'est notre objectif.

Pour ce qui est des conditions d'accueil en CADA, les plates-formes d'accueil permettent d'accueillir en priorité les familles, puis les personnes les plus fragiles.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je dois avouer qu'un point particulier m'intéresse dans votre exposé, madame la ministre : le droit à la langue. En effet, comme vous, je pense que c'est un outil incontournable, et indispensable à l'intégration, notamment des primo-migrants, si on veut échapper à tous les processus de discrimination et d'exclusion et arriver à plus d'autonomie et d'indépendance, notamment pour les femmes.

Cependant, une chose m'inquiète et me fait particulièrement réfléchir : aujourd'hui, tel qu'il est présenté, le contrat d'accueil et d'intégration semble faire de ce droit à la langue une obligation. Je crains donc que ce soit une condition qui pourrait les exclure demain de leur droit au séjour. Je remarque en outre que cette obligation s'impose à la personne mais non pas à l'Etat. Je trouve regrettable qu'il n'existe pas une loi sur le droit à la langue dans l'arsenal législatif. En effet, on pourrait imposer aussi à l'Etat de fournir les moyens d'accéder à la maîtrise de la langue.

Par ailleurs, ce droit à la langue pourrait être facilité s'il intégrait le processus de la formation professionnelle, par exemple, et un droit à rémunération pour certains, en fonction de certaines conditions.

Je pense aussi que cette formation linguistique ne devrait pas pouvoir être perçue comme une obligation ou comme une condition imposée, mais qu'il faudrait plutôt que les intéressés soient convaincus qu'il est de leur intérêt de bénéficier de ce « droit à la langue » et qu'ils aient une démarche d'adhésion. Il serait donc intéressant de penser à une législation qui permettrait d'imposer l'obligation non pas à la personne, mais à l'Etat.

Vous avez dit par ailleurs une chose qui m'a un peu choquée et que je n'ai pas bien comprise. Vous dites que l'immigration clandestine est un handicap pour l'économie, ce que je peux comprendre, mais vous avez ajouté qu'elle était dangereuse. Je ne vois pas en quoi elle peut être dangereuse pour notre société. Le clandestin est souvent quelqu'un qui a fui la famine, la dictature, ou parfois les deux, parce qu'il ne faut pas oublier que, lorsque quelqu'un décide de quitter son pays, c'est parce que ce pays n'est pas un paradis. Je vous accorde qu'il ne trouvera pas le paradis ici non plus, mais la situation qu'il va trouvera chez nous sera souvent meilleure, malgré toutes les difficultés, les exclusions et les discriminations qu'il vit ici, que dans son pays d'origine, pour des raisons économiques, sociales et démocratiques. Je voudrais donc savoir en quoi cet homme, qui vient chercher un havre de paix, de quoi manger et peut-être envoyer de l'argent à sa famille pour survivre, peut être dangereux.

Je vous rappelle que l'aide envoyée par les travailleurs immigrés -je peux prendre l'exemple des Maliens- est deux fois supérieure à celle qui est donnée par l'Etat. En quoi ces personnes peuvent-elles donc être dangereuses pour notre société ?

Mme Catherine Vautrin .- Sur l'accès à la langue, nous partageons le même avis. Aujourd'hui, il est absolument indispensable d'avoir son autonomie, c'est-à-dire la capacité de s'exprimer et de comprendre la vie du pays. Pour cela, la langue est le meilleur des passeports et c'est pourquoi le Gouvernement s'est engagé dans une politique extrêmement volontariste.

Dans le cadre du pouvoir réglementaire, le Gouvernement a organisé une évaluation linguistique pour tout nouvel arrivant qui signe le contrat d'accueil et d'intégration et une formation parfaitement gratuite, qui peut aller jusqu'à 500 heures en fonction de la pratique et du niveau des personnes. Il y a donc là un engagement très fort de notre pays sur un sujet que je qualifierai d'extrêmement concret.

Cela dit, je suis convaincue qu'il faut continuer à en faire la promotion, mais je voudrais souligner, à ce stade, le travail qui est fait par l'ensemble du tissu associatif. En effet, vous savez comme moi qu'aujourd'hui, nous avons un double sujet. Le contrat d'accueil et d'intégration s'adresse aux primo-arrivants, mais si nous considérons les autres, nous savons tous que l'une des grandes difficultés de la politique d'intégration de notre pays dans les 25 dernières années a été, malheureusement, cette incapacité à accompagner un certain nombre de femmes -j'insiste sur les femmes parce que ce sont elles les premières concernées. Nous connaissons tous, dans des quartiers de nos villes, des gens qui vivent dans notre pays depuis 25 à 30 ans et qui, malheureusement, à part quatre mots usuels, ne parlent pas notre langue.

C'est vers ces personnes qu'il faut aller et c'est à ce sujet que nous devons avoir la capacité d'aider les associations à relayer notre action. C'est tout le travail qui va être fait dans la nouvelle contractualisation avec l'Agence de cohésion sociale et la nouvelle contractualisation qui va être mise en place avec les villes et les associations pour les accompagner.

Nous avons également doublé le nombre d'adultes relais.

J'ajoute que le prochain Comité interministériel à l'intégration qui aura lieu le 24 avril prochain aura pour thématique centrale la question de l'apprentissage du français.

Quant à la notion de dangerosité que j'ai évoquée tout à l'heure, je ne voulais pas dire que l'immigration clandestine est dangereuse en elle-même. Je voulais mettre en avant la notion d'amalgame et de rejet par la population qui, elle, est un problème réel ; bien évidemment, c'est une entrave à une politique d'intégration réussie et à une image française de la diversité que nous essayons de construire les uns et les autres.

Mme Gisèle Gautier .- Madame la ministre, j'aurai deux questions à vous poser. La première est une demande de précision, la deuxième est d'ordre plus général et porte sur la stratégie politique de notre pays à l'égard des immigrants.

Si j'ai bien compris vos propos, vous nous avez cité un chiffre de 17.500 places disponibles dans les CADA et vous avez ajouté que l'on dénombrait 35.000 offres d'hébergement d'urgence avec un accompagnement financier. J'aimerais avoir des précisions sur la durée de l'hébergement, sur le montant de l'aide allouée, sur les conditions de son octroi et sur ses bénéficiaires.

J'ai une deuxième question, que je me pose depuis un certain temps. Nous assistons à une immigration clandestine liée à certains cas douloureux, et nous voyons donc des gens qui « récidivent », qui reviennent plusieurs fois et qui passent par différents pays et différentes frontières. Je voudrais donc savoir quelle est la politique de notre pays à l'égard de ces personnes qui « tentent leur chance » plusieurs fois. Il y a deux hypothèses possibles qui sont toutes les deux difficiles, mais je pense que vous avez arrêté une politique en la matière. On peut imaginer que, si ces gens reviennent en permanence avec tous les risques qu'ils encourent, c'est qu'ils ne peuvent vraiment pas rester dans leur pays. A leur égard, la France aurait-elle tendance à plutôt les sanctionner pour les empêcher de revenir et pour les inciter à trouver d'autres solutions ou, au contraire, à faire le choix de les intégrer ?

Mme Catherine Vautrin .- Sur votre première question, madame la sénatrice, je peux vous indiquer que pour les CADA, le budget total, si on considère la loi de finances pour 2006, est de 168 millions d'euros, soit une augmentation de 18 % par rapport à l'exercice 2005. La durée moyenne de séjour en CADA est de 3 à 18 mois mais cette durée peut comprendre une période de maintien dans la structure après le rejet définitif de la demande d'asile. Vous pouvez, par exemple, avoir des gens qui restent 18 mois, alors que leur demande a été rejetée au bout de 12 ou 15 mois, ce qui nous amène à parler de cette notion de « faible rotation » -même s'il est toujours difficile d'utiliser des termes comme ceux-là quand on parle de personnes.

J'ajoute un élément sur lequel je ne vous avais pas donné d'informations particulières tout à l'heure : quand on regarde les nationalités les plus représentées dans les CADA, on constate que les ressortissants d'Europe de l'Est arrivent en tête. Par exemple, la Fédération de Russie représente 10 % des personnes accueillies en CADA, de même que la Géorgie.

Quant au deuxième point que vous abordez, il s'agit d'un sujet de fond qui associe trois notions : la lutte contre l'immigration clandestine et l'intégration, bien sûr, mais aussi une troisième que je me permets d'ajouter et qui est le co-développement. Je crois en effet que la seule façon -le président de la République intervient très régulièrement sur le sujet- d'avoir une politique particulièrement constructive, c'est de mettre en place un co-développement qui permette à ces gens de construire leur vie dans leur pays.

Cela dit, il faut évidemment avoir aussi des structures dans les pays d'origine. Pour avoir participé, comme d'autres membres du Gouvernement, aux travaux de la Conférence 5+5 entre les pays de la Méditerranée et l'Europe du sud, je vois bien que la seule solution réelle passera par là. C'est une politique à long terme, mais une vraie politique constructive qui apportera de vraies réponses.

Pardonnez-moi de ne choisir aucune des deux voies que vous proposez : j'en préfère une troisième !

M. Bernard Frimat, président .- Si vous le permettez, madame la ministre, je voudrais vous interroger sur le fonctionnement des CADA auquel le rapporteur a fait allusion. Quand nous avons visité le CADA de Miramas, nous avons été très frappés par l'efficacité et le dévouement des travailleurs sociaux qui y travaillaient. Il semble donc que le développement des CADA nécessite parallèlement le développement des effectifs des travailleurs sociaux et celui des associations qui les gèrent. Sur ce plan, « marche-t-on sur les deux pieds » et donne-t-on les moyens nécessaires aux associations qui interviennent dans les CADA ?

Nous avons par ailleurs été très frappés par ce que nous ont dit ces travailleurs sociaux sur l'excessive rapidité d'intégration des enfants, notamment en milieu scolaire. J'ai pour ma part le souvenir très précis de demandeurs d'asile que nous avons rencontrés qui étaient très heureux de nous montrer les photos de classe et les résultats scolaires de leurs enfants, qui étaient à la tête de leur classe et qui semblaient tout à fait intégrés et épanouis.

Cela dit, l'un des sujets d'inquiétude des travailleurs sociaux portait sur le délai de recours devant la CRR. Il est actuellement d'un mois et il est question de le réduire à quinze jours. Cela leur apparaissait vraiment dramatique pour les requérants, qui n'auront plus le temps de préparer convenablement leur recours. Je voudrais savoir si vous confirmez cette hypothèse de réduction du délai de recours et si vous pouvez me donner les éléments sur lesquels on se fonde pour la préconiser.

Voilà les deux questions que je joins à celles de mes collègues.

Mme Catherine Vautrin .- Sur votre première question, si je considère le budget de l'hébergement, globalement, je constate qu'en 2006, il a progressé de 23,3 % et qu'une partie concerne évidemment le personnel. C'est tellement vrai que, pas plus tard qu'hier matin, le hasard du calendrier est ainsi fait, j'ai assuré à mon ministère le lancement d'une campagne de recrutement de travailleurs sociaux. Pour tout vous dire, j'ai fait cela en relation avec Philippe Bas qui travaillait, lui, dans le cadre de sa campagne sur les métiers du grand âge.

Dans les secteurs sociaux, nous aurons besoin de 400.000 postes dans les dix ans. Les personnes âgées ont le plus de besoins, mais le handicap, la petite enfance, la lutte contre l'exclusion et l'accompagnement sont des domaines dans lesquels nous avons également de vrais besoins. Nous menons donc une politique active d'accompagnement et de formation.

Par ailleurs, je vous rappelle que l'accompagnement qui est effectué dans les CADA permet d'obtenir des résultats très significatifs en termes de demandes d'asile : deux tiers des personnes qui sont dans les CADA obtiennent un avis favorable à leur demande d'asile alors que le niveau moyen est de 14 % au plan national. Ce résultat est clairement lié à l'accompagnement qui est mené.

J'en arrive à votre question précise sur le délai de recours. Il est vrai que, jusqu'à maintenant, il était d'un mois et je confirme qu'il est prévu de le faire passer à quinze jours. Ce n'est pas une simple préoccupation française : c'est la moyenne des délais de recours en Europe.

Mme Gisèle Gautier .- Pardonnez-moi mon obstination, mais il ne me semble pas avoir eu de réponse à une question que j'ai posée en ce qui concerne les offres d'hébergement d'urgence. Vous avez parlé de 35.000 places, mais j'aimerais savoir le montant de l'allocation d'attente et la durée pendant laquelle elle est allouée.

Mme Catherine Vautrin .- Je vous redonne les deux chiffres : nous avons 17 470 places de CADA et nous avons en outre 17.000 places d'urgence spécifiques, puisque, comme je vous l'ai démontré, il n'y a pas suffisamment de places pour héberger tout le monde, dont 10.700 sont des places de chambres d'hôtel. Nous arrivons à un total de plus de 35.000 places d'hébergement dédiées aux demandeurs d'asile.

L'allocation temporaire d'attente est versée pendant toute la durée de l'examen de la demande d'asile, y compris en cas de recours devant la CRR.

M. Bernard Frimat, président .- Madame la ministre, je vous remercie.

Audition de M. Patrick MINDU,
président du tribunal administratif de Paris
(15 mars 2006)

Présidence de M. Bernard FRIMAT, vice-président

M. Bernard Frimat, président .- Monsieur le président, vous allez être entendu par notre commission d'enquête sénatoriale sur l'immigration clandestine.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, M. Patrick Mindu prête serment.

M. Bernard Frimat, président .- Acte est pris de votre serment. Je vais vous demander de commencer par un exposé liminaire, à l'issue duquel le rapporteur et mes collègues vous poseront quelques questions.

M. Patrick Mindu .- Je vous remercie, monsieur le président, ainsi que l'ensemble de la commission, d'avoir songé à auditionner un représentant de la juridiction administrative. Soyez sûr que j'y suis tout à fait sensible. Puisque vous me demandez de me livrer à un exposé préliminaire, je vais le faire bien volontiers en espérant ne pas être trop long.

Monsieur le président, mesdames et messieurs, dans l'esprit du juge administratif, l'immigration clandestine est essentiellement synonyme de contentieux de la reconduite à la frontière. Sans doute le juge administratif connaît-il, au titre de l'immigration, d'un contentieux bien plus vaste, qui englobe notamment d'autres litiges, en masse très importante, qui touchent aux refus de titres de séjour ou, à un moindre titre, à des mesures d'expulsion, mais c'est bien sous la forme des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF), qui ont d'ailleurs un lien étroit avec les refus de titre de séjour (RTS), que la répression de l'immigration clandestine fait débat devant le juge administratif. C'est donc, si vous me le permettez, l'impact de ce contentieux sur l'activité des juridictions que je me propose d'aborder dans ce propos liminaire avant de répondre aux questions plus précises que vous souhaiterez sans doute me poser.

La réflexion première qui me vient à l'esprit (je sais qu'elle est partagée par nombre de mes collègues, du moins par tous ceux qui, comme moi, affichent une certaine ancienneté dans le corps des tribunaux administratifs), c'est que l'immigration clandestine a profondément affecté l'office du juge administratif au cours des dernières années. Je devrais sans doute dire qu'elle a même profondément affecté la vie des juridictions, à telle enseigne sans doute que ceux qui, au sein de la juridiction administrative, à la fin des années 1980, revendiquaient la compétence de cette dernière pour connaître du contentieux des APRF alors que le législateur venait de décider de confier l'examen de ces recours au président du tribunal de grande instance, ne manifesteraient sans doute pas aujourd'hui la même détermination.

Quoi qu'il en soit, le juge administratif est aujourd'hui devenu, de par la volonté du législateur, un acteur essentiel de la politique de lutte contre l'immigration clandestine. Il est, avec d'ailleurs le juge judiciaire, placé au coeur du dispositif législatif et réglementaire qui a été mis en place depuis plusieurs années.

Cette fonction, relativement discrète dans les années qui ont suivi le vote de la loi de juillet 1989, est aujourd'hui on ne peut plus visible. La politique volontariste de lutte contre l'immigration clandestine qui a été mise en oeuvre depuis la fin de l'année 2003 s'est en effet traduite par une très forte augmentation des arrêtés de reconduite et, mécaniquement, par une multiplication des recours devant les tribunaux administratifs.

Le contentieux des reconduites à la frontière a désormais toutes les caractéristiques d'un contentieux de masse auxquelles les juridictions du premier degré, mais aussi les cours administratives d'appel depuis le 1 er janvier 2005, sont cependant très inégalement exposées.

Quelques chiffres permettent de mesurer l'ampleur du phénomène. En 2004, pour ne pas remonter plus loin, ce sont 16.952 requêtes qui ont été enregistrées devant les tribunaux métropolitains et, en 2005, 17.921. Cependant, il n'y a bien sûr rien de commun entre l'impact de ce contentieux sur l'activité des tribunaux administratifs tels que celui de Bastia ou de Limoges, qui ont enregistré à peine quelques dizaines de recours durant ces mêmes années, et le tribunal administratif de Paris ou celui de Cergy-Pontoise auxquels ont été soumises 6.000 et 1.975 requêtes concernant des APRF en 2004 et 4.826 et 2.412 en 2005. Ces deux dernières juridictions totalisent à elle deux près de la moitié des affaires dont les juridictions métropolitaines ont été saisies à ce titre en 2004 et 40 % en 2005.

Les cours administratives d'appel ont elles-mêmes dû faire face, depuis le 1 er janvier 2005, date à laquelle ce contentieux leur a été transféré par le Conseil d'Etat, à 5.002 requêtes (ce sont des chiffres que je tiens du Conseil d'Etat qui me les a livrés hier), le tout correspondant à un taux d'appel de l'ordre de 25 %. Je précise que 20.401 affaires ont été jugées en métropole en 2005.

Enfin, il n'est pas sans intérêt de noter que, contrairement, à une idée reçue, le taux d'annulation des APRF reste assez faible, de l'ordre de 15 %, au tribunal administratif de Paris. J'ignore quelle est la moyenne au plan national, mais au tribunal administratif de Paris, qui est, encore une fois, celui qui gère le contentieux le plus volumineux à ce titre, ce sont environ 15 % des décisions préfectorales, c'est-à-dire du préfet de police en l'occurrence, qui tombent sous le coup d'une annulation.

On observe aussi de manière plus générale que le contentieux des étrangers, dans son ensemble cette fois, représente désormais plus du quart des affaires qui entrent chaque année dans les tribunaux administratifs. En gros, ce sont les APRF et les refus de titre de séjour, trois tribunaux (Paris, Cergy-Pontoise et Marseille) totalisant à eux seuls la moitié des affaires jugées.

Le tribunal administratif de Paris, quant à lui, a enregistré 10.312 requêtes concernant les étrangers en 2005 sur un volume global d'entrées d'à peine plus de 20.000 requêtes. Autrement dit, 51 % des affaires nouvelles qui sont entrées devant le tribunal administratif de Paris l'an dernier sont des requêtes émanant d'étrangers qui, soit ont fait l'objet d'un APRF, soit se sont vu refuser un titre de séjour. La création par la loi du 30 juin 2000 du référé suspension et du référé liberté n'a d'ailleurs fait qu'amplifier le phénomène.

C'est donc à une véritable explosion du contentieux des étrangers que l'on assiste aujourd'hui. S'agissant plus spécialement du contentieux de la reconduite, cette situation est pour une large part imputable à la pratique de la notification des arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière par voie postale. On sait qu'à côté de la notification par voie administrative, qui concerne généralement des étrangers qui sont en rétention administrative (cela peut être au dépôt qui se trouve non loin d'ici ou au centre de rétention de Vincennes), lesquels disposent d'un délai de 48 heures pour contester devant le juge l'arrêté qui les concerne, il existe en effet une notification par voie postale.

L'administration qui retient un étranger en situation irrégulière peut, sous réserve des obstacles d'ordre pratique auxquels elle peut se heurter, mettre immédiatement à exécution l'arrêté de reconduite qui le frappe si le recours dirigé contre cette décision est rejeté, le jugement intervenant en principe dans un délai de 48 ou de 72 heures. Elle dispose bien évidemment du même pouvoir pour donner son plein effet à un APRF notifié par voie postale et contesté sans succès devant le juge. En pratique, elle s'abstient, sauf cas exceptionnel (1 % des APRF en cause), de prendre toute mesure d'exécution de la mesure d'éloignement qui supposerait en règle générale une interpellation de l'étranger à son domicile. Par conséquent, environ 80 % des APRF étant notifiés par voie postale, ce sont autant de décisions qui demeurent inexécutées.

Outre que la gestion de ce contentieux des reconduites obère gravement l'organisation et le fonctionnement sinon de toutes les juridictions, du moins de celles d'entre elles qui sont les plus exposées, on peut aisément comprendre dans ces conditions que le juge administratif (pour ne parler que de lui, mais on pourrait évoquer également les services des préfectures et, à Paris, de la préfecture de police) nourrisse parfois de légitimes interrogations sur l'utilité du travail accompli au regard des réels enjeux en cause. A tout le moins conviendrait-il sans doute que, pour assurer le traitement d'un tel contentieux de masse, soient mis en place de nouveaux outils procéduraux mieux adaptés que ceux qui existent actuellement, permettant, bien sûr dans le respect des garanties fondamentales qui sont dues aux justiciables, d'alléger la charge des juridictions et à ces dernières de retrouver leur entière capacité de mobilisation sur les autres contentieux dont elles sont saisies.

Le projet de loi qui sera bientôt débattu devant le Parlement tente d'apporter, semble-t-il, une réponse à cette problématique en couplant les refus de titres de séjour avec l'obligation -et non plus l'invitation- faite à l'étranger concerné de quitter le territoire national en principe dans un délai d'un mois, comme tel est déjà le cas aujourd'hui.

Au-delà des politiques publiques qui sont mises en oeuvre pour lutter contre l'immigration clandestine, ce sont aussi l'extrême complexité du droit applicable, qui relève du maquis juridique, et la richesse des potentialités qu'il renferme et dont les étrangers ont souvent une connaissance approfondie qui alimentent le contentieux. Tel est en particulier le cas, très fréquent en pratique, lorsqu'un APRF fait suite à un refus de titre de séjour et qu'à l'occasion du recours dirigé contre l'APRF, l'étranger invoque, par voie d'exception (pardonnez-moi ce langage un peu technique, mais il est juridique), l'illégalité du refus de titre de séjour qui lui a servi de fondement.

Il y a là, vous l'aurez compris, une source inépuisable de contentieux qui, généralement, s'organise autour de quelques dispositions phares de l'ordonnance du 2 novembre 1945, aujourd'hui intégrée dans le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.

Sont ici plus spécialement visés les alinéas 3, 7 et 11 de l'ex-article 12 bis de l'ordonnance de 1945 (devenu l'article L. 313-11 du CESEDA) qui consacrent le droit pour les étrangers entrant dans le champ d'application de ces textes d'obtenir de plein droit la délivrance d'une carte de séjour temporaire sans qu'y fasse obstacle la circonstance qu'ils se trouvent en situation irrégulière. Peuvent ainsi se prévaloir de ces dispositions les étrangers qui justifient de résider en France habituellement depuis plus de dix ans (c'est l'alinéa 3 de cet article 12 bis, cette disposition -soit dit en passant- consacrant une véritable prime à la clandestinité, comme nous en sommes les témoins quotidiens en tant que juges administratifs) ; ceux en second lieu qui justifient en France de liens familiaux et personnels tels qu'un refus de séjour porterait atteinte de manière excessive à leur droit à une vie familiale normale (c'est l'alinéa 7), cette disposition étant reprise de l'article 8 de la convention européenne des droits de l'homme ; et, enfin, ceux dont l'état de santé appelle des soins indispensables qu'ils ne pourraient en principe recevoir dans leur pays d'origine (c'est l'alinéa 11).

La jurisprudence a déduit de ces dispositions protectrices qu'un étranger en situation irrégulière qui répond à l'une de ces situations ne peut faire l'objet d'une mesure d'éloignement. Dès lors, c'est à un véritable marathon, d'ordre administratif d'abord, d'ordre judiciaire ensuite, que se livrent nombre d'étrangers qui présentent successivement plusieurs demandes de titre de séjour sur ces différents fondements pour tenter de régulariser leur situation et d'échapper ainsi à une mesure de reconduite.

En particulier, il est devenu de plus en plus fréquent qu'un étranger n'ayant pu faire reconnaître ses droits au titre de l'article 8 de la convention européenne (article 12 bis de l'ordonnance) tente pour ultime recours de se prévaloir de son état de santé pour demeurer en France. Sans m'étendre, je dirai simplement que, dans ce dernier cas, l'administration offre actuellement une vulnérabilité toute particulière à laquelle, fort heureusement sans doute, la création récente d'une commission médicale, chargée le cas échéant d'examiner le demandeur, tente de remédier. C'est un décret qui est paru au Journal Officiel le 27 ou le 28 février dernier.

C'est principalement au travers de ces quelques dispositions que le juge administratif participe à la gestion de l'immigration clandestine. En pratique, son rôle ne s'arrête pas au contrôle de la légalité des décisions d'éloignement qui lui sont soumises. Sa mission s'étend encore, lorsque, du moins, il prononce l'annulation d'un APRF, au suivi de l'exécution de son jugement, quand il est saisi par un étranger qui se heurte à l'inertie, voire au mauvais vouloir de l'administration d'une demande en ce sens. La préfecture de police, malheureusement, probablement débordée par ses tâches quotidiennes, n'offre pas toujours l'exemple d'une administration parfaitement respectueuse de la chose jugée.

Important en volume au point d'occuper une part essentielle de l'activité de certaines juridictions, le contentieux de la reconduite à la frontière reste afin perçu par le juge administratif comme étant particulièrement exigeant en termes de gestion et de traitement. C'est par quelques brèves observations sur ce point que je voudrais terminer.

Délicat, ce contentieux l'est d'abord parce que le juge de la reconduite statue dans l'urgence (72 heures), et parfois même dans l'extrême urgence, du moins pour les arrêtés qui frappent des étrangers en rétention administrative sur des affaires qui touchent très directement aux libertés individuelles.

Difficile, l'exercice de juger l'est encore, dans la mesure où ce contentieux réserve à l'oralité une part prépondérante et que les enjeux juridiques du litige n'apparaissent réellement qu'au cours des débats à l'audience, les requêtes introductives se caractérisant très fréquemment par leur inconsistance, pour ne pas dire par leur indigence ou un caractère parfaitement stéréotypé. Il s'ajoute la circonstance que l'administration elle-même s'abstient parfois de défendre ou, lorsqu'elle le fait, se contente de défendre à l'audience par quelques observations orales.

Inconfortable, enfin, la situation du magistrat statuant seul l'est encore puisqu'il statue sans même le double examen d'un commissaire du Gouvernement. Elle l'est aussi en raison du climat souvent tendu dans lequel se déroulent les audiences de reconduite, en présence d'associations ou de comités de soutien très actifs, parfois virulents, d'avocats très spécialisés et pertinents dans leurs démonstrations, le tout sous le regard souvent attentif des médias. Je n'évoque même pas ici les drames humains auxquels le juge administratif, bien malgré lui, contribue en cas de rejet des recours qui ont été portés devant lui.

Tel est l'aperçu très général et, par conséquent, nécessairement incomplet, du rôle qui est aujourd'hui dévolu au juge administratif en matière d'immigration clandestine et du contrôle qu'il exerce sur les mesures d'éloignement qui sont soumises à son appréciation. Ce sont ces quelques éléments très concrets que je souhaitais porter à votre connaissance et ce panorama que je souhaitais dresser devant vous avant de répondre aux questions que vous voudrez bien me poser.

M. Bernard Frimat, président .- Merci, monsieur le président.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai trois questions à vous poser, monsieur le président.

Premièrement, on a suggéré à la commission de supprimer purement et simplement la notification par voie postale compte tenu du peu d'efficacité de celle-ci. Votre point de vue sur ce sujet nous intéresse.

Deuxièmement, d'autres ont suggéré de supprimer le partage actuel du contentieux entre le juge administratif et le juge judiciaire afin que le juge judiciaire soit compétent sur l'intégralité de la procédure. J'ai cru comprendre que c'était pertinent pour un certain nombre de vos collègues, mais votre avis sur ce point est également sollicité.

Je constate par ailleurs que les tribunaux administratifs les plus concernés restent les tribunaux parisiens et ceux des régions Rhône-Alpes et de Marseille.

M. Patrick Mindu .- Tout à fait. On peut y ajouter ceux de Cergy-Pontoise, Melun et Versailles, c'est-à-dire quelques grosses juridictions.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ma dernière question porte sur le recours de plus en plus fréquent aux dispositions de l'article L. 313-11-11° du CESEDA sur l'état de santé. Comment faire pour rendre compatibles les délais qu'imposent la procédure et la connaissance réelle de la situation médicale du requérant ? C'est sur ce point que je souhaite avoir des éclaircissements.

M. Patrick Mindu .- Je vais essayer de vous les apporter. Si vous me le permettez, je vais tenter de répondre d'abord à votre deuxième question parce qu'elle me semble appeler une réponse d'ores et déjà connue.

A la fin des années 1980, le législateur a effectivement souhaité confier au juge judiciaire la connaissance du contentieux des APRF. Cette disposition de la loi de juillet 1989 a été contestée devant le Conseil constitutionnel qui y a vu une atteinte au principe de séparation des pouvoirs, de sorte qu'aujourd'hui, on peut penser que ce qu'avait décidé le Conseil constitutionnel il y a une quinzaine d'années serait à nouveau consacré. Nous sommes là en présence de mesures et d'actes administratifs qui sont l'expression de prérogatives de puissance publique et qui échappent par nature au contrôle du juge judiciaire. Je crains donc que le débat ne puisse rebondir sur ce terrain.

Maintenant, quand je dis que les juges administratifs qui, en 1989, ont revendiqué ce droit à contrôler les APRF seraient sans doute aujourd'hui moins enclins à le faire, c'est parce que nous nous rendons bien compte que le volume des affaires qui nous sont soumises aujourd'hui nous accapare et nous mobilise parfois au-delà de ce qui est raisonnable, au détriment de l'ensemble du contentieux que, par ailleurs, nous devons traiter.

C'est une remarque que je fais en termes d'opportunité, mais, sur le terrain juridique, je pense que la question est probablement définitivement résolue.

S'agissant des APRF qui sont notifiés par voie postale, il est vrai que la juridiction administrative a, depuis plusieurs mois maintenant, tenté de convaincre le ministère de l'intérieur, ces formes de notification débouchant sur des décisions dont l'effectivité n'est pas assurée, qu'il serait peut-être opportun d'abandonner cette pratique. Le ministère de l'intérieur, sans avoir d'objection de principe à proprement parler, a souhaité malgré tout conserver la possibilité de garder dans un fichier national l'identité des étrangers dont on savait qu'ils étaient en situation irrégulière.

Il fallait réaliser le compromis entre le souhait de la juridiction administrative et les intérêts du ministère de l'intérieur. Je pense que le projet de loi qui a été élaboré par le ministère de l'intérieur tente de répondre assez intelligemment à cette problématique. En effet, le texte dont nous avons aujourd'hui connaissance tente, me semble-t-il, de prononcer la suppression des voies postales en couplant le refus de titre de séjour avec une obligation de quitter le territoire dans un délai d'un mois et, au surplus, avec l'indication du pays de renvoi. En d'autres termes, nous aurions désormais des refus de séjour et des décisions qui seraient à triple objet : refus du titre, obligation de quitter le territoire et identification du pays de destination.

L'étranger qui souhaite contester cette décision peut le faire à différents titres. Il peut simplement contester le refus de titre. Il peut surtout contester l'obligation de quitter le territoire qui est une espèce de succédané d'arrêté de reconduite, comme on le comprend bien : ce qui était autrefois une invitation qui ne pouvait pas être contestée devant le juge peut désormais l'être au terme de ce projet de texte.

La contestation de l'obligation de quitter le territoire sera généralement accompagnée d'une contestation du refus de titre lui-même, de sorte que cette disposition globale permettrait, grâce à une simplification des textes, de conduire le juge à statuer simultanément sur le refus de titre et sur l'obligation de quitter le territoire.

On conçoit bien qu'il y a là, du point de vue du juge administratif, une économie d'échelle particulièrement intéressante. Dès lors que les voies postales font en général suite à un refus de titre de séjour, nous aurions apparemment -on le comprend- résolu le problème puisque l'obligation de quitter le territoire se substituerait fort logiquement à la voie postale, l'objectif étant aujourd'hui de réunir plusieurs contentieux en un seul.

Le juge de la reconduite sera désormais celui de l'obligation de quitter le territoire en même temps que le juge du refus de titre de séjour. Il y a là, semble-t-il, un effort de simplification qui, encore une fois, devrait à l'avenir permettre de faire l'économie des notifications par voie postale. Par conséquent, les arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière stricto sensu ne devraient plus guère concerner en principe que les étrangers qui sont en rétention administrative. Tel est, du moins, ce que j'ai cru comprendre de la philosophie du texte.

Je pense donc que le texte répond de manière assez pertinente à la fois à nos préoccupations et, bien entendu, à celles du ministère de l'intérieur qui pourra, grâce à ces refus de titre assortis d'une notification de quitter le territoire, continuer à disposer de l'identité des étrangers en situation irrégulière dans son fichier national.

Concernant votre question sur les juridictions les plus exposées, comme je vous l'ai dit à l'instant, on peut citer en premier lieu les juridictions parisiennes : le tribunal de Paris et le tribunal de Cergy-Pontoise, qui a dans son ressort la Seine-Saint-Denis et aussi les aéroports, avec tous les contentieux qui peuvent naître des étrangers qui se trouvent en zone d'attente. Le tribunal administratif de Paris n'en connaît pas parce que l'aéroport Charles de Gaulle n'est pas de son ressort. Le tribunal de Paris est le seul tribunal départemental à n'avoir dans son ressort qu'un département : celui de Paris.

Ces deux juridictions sont donc principalement exposées. Au-delà, ce que vous disiez est tout à fait juste : on peut citer les tribunaux des grandes métropoles : Marseille, Lyon et également Lille, qui est relativement exposé du fait de la proximité des frontières. Ce sont ces juridictions qui sont les plus exposées quant au flux des entrées et qui consacrent par conséquent une activité essentielle au jugement de ces recours, en particulier depuis 2003, même si, avant 2003, le phénomène, bien qu'étant de moindre ampleur, conduisait déjà ces mêmes juridictions à consacrer un temps non négligeable aux contentieux des reconduites à la frontière et aux contentieux des étrangers de façon plus générale.

Il me reste, monsieur le sénateur, à répondre à la question que vous m'avez posée sur l'application de l'alinéa 11 de l'article 12 bis de l'ordonnance de 1945 qui est aujourd'hui codifiée sous l'article L. 313-11-11° du CESEDA. Comme je l'ai indiqué à l'instant, l'administration, lorsqu'elle fait application de ce texte, se trouve bien souvent dans une position très vulnérable et je vais vous décrire la situation en deux mots.

Lorsqu'un étranger sollicite un titre de séjour sur le fondement de ce texte, souvent en dernier recours (il n'a pas pu faire reconnaître les liens familiaux et personnels qu'il avait en France ni sa présence habituelle et permanente en France durant dix ans), il tente de s'emparer des dispositions de l'alinéa 11, en faisant valoir que, d'une part, son état de santé exige des soins sans lesquels celui-ci pourrait se dégrader de manière grave (c'est l'une des premières conditions contenues dans le texte à l'octroi d'un titre de séjour) et, d'autre part, ces soins qui lui sont indispensables ne pourront pas lui être dispensés dans son pays d'origine. Ce sont les deux conditions qui doivent être réunies cumulativement. Dès lors qu'elles le sont, le préfet est tenu de délivrer de plein droit un titre de séjour à l'étranger qui se prévaut de ces dispositions.

En pratique, quelle est la situation très concrète ? Lorsque l'étranger qui se prévaut de ces textes se présente devant les services de la préfecture, lesdits services vont, avant que le préfet se prononce, interroger le médecin inspecteur de la préfecture ou, ici, à Paris, le médecin-chef de la préfecture de police. Celui-ci, très généralement, reconnaît, compte tenu des certificats médicaux que produit l'intéressé, que son état exige des soins d'une certaine lourdeur sans lesquels cet état de santé se dégraderait de façon probablement définitive.

En revanche, de manière assez générale -telle est du moins la politique du médecin chef de la préfecture de police-, celui-ci considère que l'étranger, compte tenu de l'affection qui le touche, pourra bénéficier normalement dans son pays d'origine vers lequel il va être normalement renvoyé des soins qui lui sont indispensables. Tout le débat porte à l'heure actuelle sur ce sujet. Il porte moins sur les soins qu'appelle l'état de santé de l'intéressé que sur les soins dont il pourrait bénéficier dans son pays d'origine.

C'est ainsi que nous voyons, depuis quelques mois, une multiplication des recours dirigés contre les arrêtés préfectoraux qui, dans un premier temps, refusent le titre, puis qui, dans un deuxième temps reconduisent l'étranger à la frontière en se fondant sur le fait que l'état de santé de l'intéressé, pour autant qu'il exige des soins, ne nécessite pas que l'étranger en question demeure sur le territoire national.

J'ai dit que l'administration est dans une grande vulnérabilité parce qu'elle est prisonnière d'un certain nombre de principes fondamentaux au respect desquels elle est tenue, notamment au respect du secret médical. L'administration affirme devant le juge que, dans quelques hypothèses, l'état de l'intéressé n'exige pas de soins particuliers ou que, lorsque cet état de santé exige des soins, ceux-ci doivent être dispensés dans le pays d'origine. L'administration n'est pas en droit de divulguer les éléments dont elle dispose pour fonder son appréciation, de sorte que l'étranger qui se présente devant le juge administratif à l'effet de contester cette appréciation du médecin-chef n'a guère de difficulté à affirmer que le médecin-chef n'apporte, à l'appui de son appréciation, qui a fondé l'arrêté préfectoral, aucun élément particulier. Le juge en tire fort normalement la conséquence en prononçant l'annulation de la décision.

Devant cette situation qui a donné lieu et qui donne encore lieu à des abus, un décret vient d'être récemment publié au Journal Officiel dans le but de créer une commission médicale dont le médecin inspecteur ou le médecin-chef auprès de la préfecture de police peut demander à recueillir l'avis préalablement à l'opinion qu'il émet lui-même en vue d'éclairer le préfet sur la décision qu'il convient de prendre.

Au travers de cette consultation de la commission médicale, qui pourra entendre et examiner l'étranger qui se prévaut de ces dispositions (le médecin inspecteur peut déjà le faire, mais en pratique, il en va différemment), on peut espérer de l'application de ces dispositions une application plus éclairée et plus éclairante pour le juge des dispositions de l'ex-alinéa 11 de l'article de justice.

J'ajouterai qu'il y a presque des modes dans les tribunaux administratifs. Au cours de l'année 2005, nous avons vu, par exemple, nombre d'étrangers, souvent d'origine maghrébine, algérienne plus encore, qui, s'étant vu opposer un refus de titre de séjour suivi d'un APRF, faisaient état devant le juge de leur état de transsexuel sous traitement et ne pouvant bien évidemment ni interrompre ce traitement, ni le recevoir dans leur pays d'origine. Vous concevez bien que l'administration, en pareille situation, se trouve placée dans une situation tout à fait inconfortable.

Je dis que c'est une mode, parce que ce sont des requêtes que nous avons enregistrées pendant quelques mois et que nous n'en avons plus aujourd'hui.

Pardonnez-moi d'avoir été aussi long.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- Je voudrais simplement réagir à ce que vous avez dit en allant dans le même sens. Vous avez en effet parlé de la reconnaissance de la maladie en disant qu'il y avait un besoin de soins et que ces soins pouvaient être donnés dans le pays d'origine. Je me pose donc la question suivante : les conditions dont lesquelles ces soins peuvent être pris sont-elles prises en compte ?

J'ai eu affaire à une situation à peu près similaire avec les dialyses qui coûtent horriblement cher au Maghreb, sachant qu'il n'existe parfois qu'un centre et qu'il faut donc faire 800 ou 900 kilomètres pour le rejoindre. Les personnes qui habitent par exemple à Agadir doivent monter à Casablanca ou celles qui habitent à Oran doivent aller à Alger, et je répète que cela coûte horriblement cher : une séance de dialyse coûte 1 million de dinars en Algérie, ce qui doit faire environ 10.000 euros. Alors qu'il n'y a pas de sécurité sociale, il faut s'imaginer ce que représentent 10.000 euros.

Le juge prend-il cela en considération, dans la mesure où, certes, il existe une possibilité de se soigner, mais où les conditions d'accéder aux soins sont difficiles ?

M. Patrick Mindu .- Vous touchez du doigt l'une des difficultés majeures auxquelles le juge administratif est confronté au titre du contrôle qu'il exerce sur l'application de cet alinéa 11. En effet, le texte de cet alinéa 11 que nous appliquons n'est pas exempt d'ambiguïté. Il dit très précisément que l'étranger est en droit d'obtenir un titre de séjour si, d'une part, il a besoin de soins adaptés et si, d'autre part, il ne peut pas effectivement recevoir ces soins dans son pays d'origine. Le terme « effectivement », renvoie à deux types d'arguments que vous venez d'évoquer : l'argument financier et l'argument géographique.

Très souvent, nous avons, plutôt de la part de ressortissants d'Afrique noire, un argument qui consiste à dire : « Non seulement, je n'ai pas les moyens financiers de m'offrir les soins que requiert mon état, mais, au surplus, l'hôpital le plus proche est situé à 400 km. »

A l'heure actuelle, il n'y a aucune jurisprudence claire sur le sujet parce que le juge est parvenu à répondre jusqu'à présent aux recours déposés par les étrangers qui se prévalent de cet article 11 sans qu'il ait été nécessaire de définir très exactement la portée de cet « effectivement ». Je ne suis pas en mesure de vous offrir d'autre réponse que celle-là, mais nous sommes véritablement au coeur du sujet.

Mme Alima Boumediene-Thiery .- On pourrait penser qu'il s'agit d'un abus, mais ce n'est pas le cas du fait d'un manque de moyens.

M. Patrick Mindu .- Bien sûr.

Mme Gisèle Gautier .- Je souhaite vous poser quelques questions, monsieur le président.

Tout d'abord, pouvez-vous me confirmer le pourcentage de 15 % d'annulations d'APRF que vous nous avez indiqué ?

M. Patrick Mindu .- C'est le pourcentage qui correspond au tribunal de Paris, mais je pense qu'il correspond à la moyenne nationale.

Mme Gisèle Gautier .- Vous avez également évoqué la difficulté du magistrat que vous êtes, qui est souvent seul...

M. Patrick Mindu .- Il est toujours seul.

Mme Gisèle Gautier .- ...et dont l'environnement n'est pas toujours favorable, avec des formes de pression qui se manifestent d'une façon ou d'une autre, ce qui est encore un frein à ses possibilités et ses capacités de discernement. J'ajoute que vous disposez finalement de peu de temps pour vous prononcer.

On a vu que le motif invoqué est souvent l'état de santé de la personne, mais, en dehors de ce motif, lorsque vous êtes amené à vous prononcer, quels sont les motifs les plus importants et les plus souvent invoqués et de quels moyens disposez-vous pour juger avec discernement, justesse et justice ?

M. Patrick Mindu .- Pour juger avec discernement, il faudrait pouvoir s'appuyer sur des dossiers suffisamment complets et argumentés tant de la part du requérant que de la part de l'administration défenderesse.

De la part du requérant, c'est très variable. Nous avons des requérants qui sont assistés d'un avocat dans le cadre des commissions d'office auxquelles ils peuvent prétendre, mais nous avons aussi affaire parfois à des avocats spécialisés qui maîtrisent remarquablement la matière, qui sont capables de défendre leurs clients de manière pertinente et efficace et qui, par là même, sont en mesure d'éclairer le juge sur le contexte factuel et juridique de l'affaire.

De l'autre côté, nous avons une administration qui, dans sa défense, est souvent défaillante tout simplement parce qu'elle ne dispose pas des moyens humains lui permettant d'assurer une défense efficace.

Il m'est arrivé de lire récemment que, devant le tribunal de Paris, la préfecture de police ne défendait pas. Ce n'est pas exact. En effet, la préfecture de police défend en recourant souvent aux services d'avocats spécialisés. C'est ainsi que, lorsqu'il est en présence d'avocats compétents, le juge est correctement éclairé. Cela ne permet pas de dire pour autant qu'il statue dans des conditions parfaitement confortables, parce que le contexte dans lequel il statue peut être tout à fait hostile. Il est d'autres hypothèses dans lesquelles la requête est totalement indigente et la défense inexistante.

C'est au cours de l'audience que l'étranger et éventuellement son avocat vont tenter d'apporter au juge quelques éclairages sur l'affaire qui lui est soumise, et c'est à partir de ces éléments, parce que la procédure est ainsi faite, sans complément d'instruction aucun, que le juge va devoir se déterminer.

Dans ces conditions, il n'est pas rare que l'administration, qui, en première instance, a été peu ou prou défaillante dans sa défense et dont la décision a été annulée parce que l'étranger ou son avocat a été plus convaincant et plus persuasif, attende l'appel pour divulguer son argumentation juridique, mais tout cela a un coût dont les deniers publics se passeraient bien.

En toute hypothèse, c'est un contentieux qui est humainement difficile à gérer et qui reste juridiquement délicat parce que, comme vous l'avez dit fort justement, nous statuons dans l'urgence : en 72 heures. Cependant, il faut bien statuer rapidement, l'étranger étant souvent en rétention administrative et ne pouvant pas y être maintenu pendant des semaines. La législation s'y opposerait, la durée maximum étant de 32 jours.

Quand l'étranger est en rétention, il faut qu'au surplus, le juge de la reconduite rende sa décision sur le siège. En d'autres termes, concrètement, le juge de la reconduite tient son audience, il se retire durant le temps qui lui est nécessaire pour arrêter définitivement sa position et, une demi-heure ou trois quarts d'heure après, il revient devant les parties pour leur annoncer le sens du jugement, la décision elle-même étant généralement notifiée 24 ou 48 heures plus tard parce que le magistrat doit quand même se réserver le temps de la rédaction.

Voilà, très concrètement, la pression quotidienne à laquelle sont soumis les juges de la reconduite.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai encore deux questions à vous poser, monsieur le président, l'une de procédure et l'autre d'analyse.

Tout d'abord, avez-vous de nombreux contentieux portant sur les refus pris par les maires en matière de certificats d'hébergement ? Cela donne-t-il lieu à un contentieux ?

M. Patrick Mindu .- La réponse est clairement non. Nous en avons très peu.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Ensuite, à l'exception de la Guyane, où l'appel n'a pas de caractère suspensif, un certain nombre de personnes outre-mer se sont demandées pourquoi cet aspect ne serait pas généralisé sur l'ensemble des juridictions nationales et administratives, en particulier à Mayotte. La question est de savoir si cette suppression ne génèrerait pas un contentieux devant le juge des référés.

M. Patrick Mindu .- La situation est juridiquement assez simple dans ce domaine. Il existe, dans le code de la justice administrative, des dispositions qui reprennent pour partie celles de l'ordonnance de 1945 modifiée et qui concernent les conditions dans lesquelles les arrêtés de reconduite peuvent être contestés devant le juge administratif. Ce texte dispose, comme vous venez de le rappeler, que les recours dirigés contre un APRF sont suspensifs de toute exécution. Autrement dit, l'administration qui passerait outre à ce caractère suspensif commettrait bien entendu une voie de fait.

La jurisprudence en a déduit, qu'il s'agisse du référé-liberté, du référé-injonction ou du référé-suspension, qu'un étranger qui fait l'objet d'un APRF n'était pas recevable à saisir le juge des référés d'une demande de suspension d'un APRF qui était par ailleurs susceptible d'être contesté par la voie d'un recours spécifique. Autrement dit, la procédure prévue par le code de justice administratif en ce qui concerne les APRF est exclusive de toute autre procédure.

M. Bernard Frimat, président .- L'hypothèse dont parlait à l'instant le rapporteur concerne très précisément la Guyane et Saint-Martin, où le recours contre l'APRF n'est pas suspensif. Dans ces conditions, la voie du référé liberté est-elle ouverte et, si c'est le cas, quel est l'intérêt de la mesure dérogatoire ?

M. Patrick Mindu .- Je vous avouerai mon ignorance sur le sujet, mais en raisonnant un peu, je dirai que la procédure est recevable. A partir du moment où le recours contre l'APRF n'est pas suspensif, il me paraîtrait assez logique que le juge des référés puisse être saisi d'une demande de suspension.

L'objection qui est faite à l'heure actuelle par la jurisprudence, c'est qu'on ne peut pas disposer de deux voies de droit pour parvenir au même résultat. Dès lors que, dans les territoires d'outre-mer, la possibilité qui est offerte en métropole d'introduire un recours suspensif n'existe pas, je verrais pour ma part assez bien que cette procédure du référé-suspension soit ouverte aux étrangers, mais, encore une fois, je le dis avec beaucoup de prudence. La question a sûrement été réglée en jurisprudence, mais je n'ai pas beaucoup l'occasion de m'en inquiéter à Paris. En tout cas, ce serait assez logique.

M. Bernard Frimat, président .- Nous profitons de votre éclairage en tant que spécialiste. En effet, si on pousse le raisonnement au bout, comme le recours n'est pas suspensif, si le référé-liberté est un recours qui peut être pratiqué, cela confère un intérêt limité à la mesure dérogatoire qui consiste à rendre le recours non suspensif.

M. Patrick Mindu .- C'est vrai, sauf à aligner le droit applicable à l'outre-mer sur le droit métropolitain.

M. Bernard Frimat, président .- Certes, mais j'ai l'impression que les tentations vont plutôt dans l'autre sens.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- A Mayotte, il n'y a quasiment pas de recours.

M. Patrick Mindu .- Ce n'est pas suspensif.

M. Bernard Frimat, président .- Quand ce n'est pas suspensif, on comprend que cela limite l'intérêt du recours.

M. Patrick Mindu .- Bien sûr.

M. Bernard Frimat, président .- Si l'étranger en situation irrégulière a été reconduit à la frontière et se retrouve au Surinam, l'intérêt du recours est limité, d'autant plus qu'il lui suffit de retraverser le Maroni pour revenir dans la demi-journée qui suit.

M. Patrick Mindu .- L'intérêt du recours est limité à ceci près que, s'il obtient finalement l'annulation dudit arrêté ne fût-ce que quatre ou six mois après son exécution, il peut revenir en toute légalité. Ce n'est donc pas neutre.

La législation est très complexe. La réglementation est faite de strates successives qui sont liées à des évolutions au fil des ans, de sorte que tous les praticiens appelés à l'appliquer aujourd'hui ont parfois quelques difficultés à s'y retrouver.

M. Bernard Frimat, président .- Monsieur le président, il me reste à vous remercier de nous avoir consacré tout ce temps.

Audition de M. Stéphane FRATACCI,
directeur des libertés publiques et des affaires juridiques,
et de M. Jean-Pierre GUARDIOLA,
chef de service à la sous-direction des étrangers
et de la circulation transfrontière, au ministère de l'intérieur
et de l'aménagement du territoire
(15 mars 2006)

Présidence de M. Bernard FRIMAT, vice-président

M. Bernard Frimat, président .- Votre audition, messieurs, a une particularité que nul autre ne vous disputera : vous êtes les dernières personnes auditionnées par la commission d'enquête puisque ces auditions, qui ont commencé en novembre, s'achèvent aujourd'hui, M. le rapporteur devant soumettre son rapport à la discussion de la commission le 5 avril, le pré-rapport étant disponible pour le 29 mars.

Conformément aux termes de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, MM. Stéphane Fratacci et Jean-Pierre Guardiola prêtent serment.

M. Bernard Frimat, président .- Acte est pris de vos serments respectifs et je vous en remercie. Je vous propose, monsieur Fratacci, de commencer l'audition par un exposé liminaire, après quoi je vous livrerai aux questions du rapporteur et des membres de la commission d'enquête.

M. Stéphane Fratacci .- Merci, monsieur le président. Mesdames et messieurs, comme vous venez de me le rappeler, j'interviens -j'en mesure à la fois le privilège et la difficulté- à la fin de votre cycle d'auditions, en vous priant de bien vouloir me pardonner quelques redites par rapport aux points qui ont pu être abordés par d'autres intervenants avant moi.

Vous nous avez par ailleurs fait connaître en fin de semaine dernière une série de questions à tonalité statistique ou de doctrine sur lesquelles vous souhaitiez des réponses. Comme je fais constituer un dossier que je me propose de transmettre à M. le rapporteur pour qu'il apporte les éléments d'éclairage sur chacune d'elles, je ne vais pas toutes les reprendre dans le fil de mon intervention liminaire, sachant que je pourrai répondre ensuite à vos questions sur tel ou tel point.

A titre d'introduction, je dirai que les travaux de cette commission, du point de vue du ministère, de ses services et du ministre d'Etat, sont très importants, comme il a eu l'occasion de vous le dire en commençant le cycle de ces auditions (j'étais d'ailleurs présent).

De mon point de vue, le thème de l'immigration clandestine, qui est au coeur des travaux de votre commission, est difficilement détachable d'autres aspects de la politique d'immigration. Si l'on veut bien considérer un instant la situation d'un ressortissant étranger qui a pu entrer régulièrement sur le territoire français et s'y maintenir irrégulièrement, on mesure déjà que les deux aspects que sont l'immigration régulière et l'immigration irrégulière peuvent entretenir une relation étroite.

J'ajoute que, d'un point de vue plus général, la compréhension que les différents intervenants et observateurs de la politique d'immigration peuvent avoir n'est généralement pas indifférente à la prise en compte de ces deux aspects. D'une façon plus générale, on mesure que l'appréhension qui peut exister, y compris dans l'opinion, de la politique d'immigration dans les rapports avec les Etats étrangers, Etats d'origine et Etats de transit, est parfois nourrie des deux aspects que sont l'immigration légale et l'immigration irrégulière.

La deuxième remarque que je veux faire à titre introductif, c'est que votre thème de travail mérite d'être abordé -d'autres que moi ont dû vous le dire- dans un cadre qui n'est pas strictement français et hexagonal. A bien des égards, le cadre européen est un cadre de compréhension et aussi un cadre d'action.

J'ai une troisième remarque à faire à titre d'introduction. Du point de vue des services du ministère de l'intérieur, et en particulier de ma direction, le sujet qui est le vôtre concerne différentes catégories d'acteurs, qui ne sont pas seulement institutionnels, et différents types d'action. Je peux vous donner trois exemples à cet égard.

Le premier a trait aux préfectures (je pense que vous avez fait des visites de terrain et que vous avez pu rencontrer et auditionner des acteurs du terrain) et aux consuls, pour parler d'un autre réseau administratif essentiel dans l'application du droit et de la politique d'immigration.

Le deuxième exemple est le réseau diplomatique, dans nos relations avec les Etats étrangers, qu'il s'agisse des problématiques de réadmission ou des problématiques de développement ou de co-développement. Là aussi, il faut s'appuyer sur l'action que notre réseau diplomatique peut nous autoriser à avoir.

Le troisième est en lien avec la coopération judiciaire ou policière dans la lutte contre les filières, les chaînes de contrôle juridictionnel ou les acteurs associatifs très impliqués, à titre humanitaire, dans le soutien aux étrangers.

C'est un sujet qui pose également des questions de compréhension. Vous avez forcément abordé dans vos travaux cette question de distinction entre l'étranger irrégulier ou l'étranger clandestin. Je reviendrai à cet égard sur l'importante question des statistiques.

Enfin, c'est un domaine dans lequel les services du ministère de l'intérieur sont extrêmement engagés avec la police aux frontières, les préfectures et la direction des libertés publiques et des affaires juridiques, mais aussi un domaine dans lequel, quels que soient les progrès que nous avons pu constater ces dernières années, il reste du chemin à parcourir et des actions à poursuivre ou à renouveler.

Mon propos sera centré sur quatre points. Le premier, qui sera rapide et assez classique, consistera à vous présenter en deux mots ce qu'est ma direction et son rôle dans ce domaine.

Dans un deuxième point, je reviendrai sur la question de la définition et de l'approche de l'immigration clandestine, y compris sur le difficile volet statistique.

Le troisième point me permettra d'aborder le cadre européen qui est un cadre géographique mais aussi un cadre d'action et de compréhension.

Enfin, dans mon quatrième point, je me permettrai de parcourir quelques axes de l'action du ministère et de ma direction dans ce domaine.

Je commence donc par la place de la direction. C'est une direction du ministère qui a, à double titre, à voir avec la politique d'immigration.

C'est tout d'abord une direction juridique qui est mobilisée à travers sa sous-direction des étrangers et de la circulation transfrontière, à la tête de laquelle se trouve M. Guardiola, qui est en charge de définir le cadre juridique, de préparer les textes, de les mettre en oeuvre et d'assurer la doctrine vis-à-vis du réseau préfectoral. C'est donc aussi une fonction d'animation du réseau préfectoral pour l'immigration légale et les aspects de prise en compte de l'immigration irrégulière et d'actions dans le domaine de la lutte contre l'immigration irrégulière.

C'est aussi une direction qui, dans une autre de ses sous-directions, est en charge de la dimension contentieuse à tous les égards et assure à la fois le soutien des préfectures dans la chaîne juridictionnelle, qui est un l'un des éléments d'actions complexes dans le domaine de l'éloignement des étrangers en situation irrégulière, et la gestion des contentieux liés à l'action centrale du ministère de l'intérieur, notamment pour les actes qui sont pris au nom du ministre en matière d'ordre public. Ils sont sans doute moins au centre de votre problématique, mais ils existent. Je pense en particulier aux arrêtés d'expulsion.

C'est enfin une direction qui est confrontée à des sujets concrets en matière d'immigration au moins à trois titres. Elle est d'abord en charge, parce que les décisions se prennent à l'échelon national, des questions d'asile à la frontière, c'est-à-dire des demandes d'admission sur le territoire au nom de la volonté de demander l'asile en France. Elle est en charge des actes en rapport avec la préservation de l'ordre public, c'est-à-dire de la police administrative, qui sont pris au nom du ministre, et elle est également concernée par les recours hiérarchiques ou les différentes formes d'évocation de dossiers individuels qui peuvent remonter à l'échelon ministériel et qui sont l'un des éléments de cohérence dans l'application du droit et de la politique publique d'immigration par l'ensemble du réseau préfectoral.

C'est une direction qui, compte tenu des sujets qu'elle traite, est très engagée dans l'action européenne et internationale. Comme j'ai l'habitude de le dire, j'ai la conviction que mes collaborateurs sont concernés, dans le cadre de leurs responsabilités, par leur implication au plan national, mais aussi par leur conception et leur élaboration dans les enceintes européennes. Ce sont les mêmes personnes qui, en ce qui concerne le ministère de l'intérieur, suivent ces sujets, qu'il s'agisse de sujets d'immigration légale, d'immigration irrégulière ou d'entrées sur le territoire national, dans les enceintes nationales, c'est-à-dire au plan interministériel, en liaison avec leurs collègues des affaires étrangères, comme dans les enceintes européennes, c'est-à-dire dans les groupes thématiques du Conseil européen « justice et affaires intérieures » à Bruxelles ou à Luxembourg, selon les périodes de l'année.

Je n'ai pas développé un aspect des compétences de la direction qui est moins en rapport avec l'immigration mais avec la dimension de l'état-civil, puisqu'elle est en charge de la politique de délivrance de titres, y compris pour les ressortissants français, s'agissant des cartes d'identité ou des passeports. A ce titre, elle est particulièrement concernée, avec la police aux frontières et la police judiciaire, par ce qui concerne la fraude documentaire. Il y a évidemment une passerelle de savoir et de savoir-faire entre les sujets que nous traitons sur le plan du droit à la délivrance de titres d'identité ou de circulation pour les ressortissants français et les problématiques d'état-civil qui peuvent concerner les ressortissants étrangers, étant entendu, comme ont dû vous le dire mes collègues des affaires étrangères que vous avez auditionnés, que la fraude à l'état-civil est l'un des facteurs importants de l'immigration irrégulière, y compris quand, par raccourci, si je peux utiliser cette formule, il apparaît plus simple, pour certains candidats à l'immigration irrégulière, d'accéder par la fraude à la délivrance de titres français que de passer par les étapes de l'immigration régulière.

Le deuxième point sur lequel je souhaite insister est le sujet de l'immigration irrégulière ou clandestine. C'est une question qui, de mon point de vue, appelle une distinction que vous avez nécessairement rencontrée dans les auditions qui ont précédé la mienne : celle des modes d'entrée et des modes de séjour sur le territoire. Nous avons la conviction que le maintien irrégulier de personnes entrées régulièrement est l'un des facteurs essentiels du sujet que vous traitez dans votre commission, étant entendu que cette entrée régulière peut se faire dans le cadre de la délivrance de visas, non seulement de visas français ou délivrés par le réseau consulaire français dans le cadre des visas de procédure « Schengen », mais aussi sans visa, puisque certains Etats qui ne sont pas dans l'Union européenne justifient une facilité de circulation qui ne les soumettent pas à l'obligation de visa mais à une obligation de court séjour, c'est-à-dire à ne pas pouvoir rester au-delà de 90 jours dans l'espace Schengen.

Le maintien irrégulier faisant suite à des entrées régulières est donc l'un des facteurs essentiels de contribution à l'immigration irrégulière qui n'est pas une immigration clandestine au sens du franchissement tout à fait clandestin des frontières et une dissimulation complète de son origine nationale et des voies par lesquelles on est entré.

Pour résumer les choses, la situation de clandestin, au sens strict du terme, peut se rencontrer en France, notamment, pour ne prendre que cet exemple, dans le Calaisis, où les migrants qui sont en réalité intéressés par un départ vers le Royaume-Uni ont franchi les frontières de l'Union européenne de façon vraiment clandestine et ont souvent, quant à leur nationalité réelle, des stratégies de dissimulation ou de reconnaissance multiple qui sont destinées à ne pas permettre leur retour dans leur pays d'origine.

Ces étrangers en situation irrégulière ont suivi des voies et des cheminements clandestins et sont peut-être, plus que d'autres encore, dans les mains de filières criminelles qui organisent les routes au péril de la vie de ceux qu'ils transportent, comme l'actualité des années 2002 et 2003 en a hélas apporté la démonstration, et qui doivent faire l'objet d'actions internationales de police judiciaire et de coopération judiciaire parce que leurs ramifications, comme mes collègues de la police aux frontières et de l'OCRIEST ont dû vous le dire, sont d'évidence internationales et que la séparation ou la segmentation des tâches fait que, sans une approche globale, il est difficile d'imputer à chacun des acteurs la réalité des incriminations qui doivent être retenues contre lui.

Cette distinction entre entrées irrégulières, séjour irrégulier et entrées clandestines est évidemment extrêmement importante.

Il en est une autre que je voudrais commenter : l'évolution de la situation d'une personne dans le temps. Je veux dire par là que l'entrée régulière peut être suivie d'un séjour irrégulier et peut donner lieu, à l'initiative de l'étranger concerné, à une demande de titre de séjour qui va, à l'instant, le placer dans une situation connue et parfois régulière selon la nature de la demande qu'il formule. Si, à un moment donné de son histoire personnelle sur le territoire français, l'étranger en situation irrégulière demande l'asile, il peut se trouver admis provisoirement au séjour le temps de l'instruction de sa demande d'asile et, à ce titre, passer dans une situation provisoirement régulière si l'OFPRA ou la commission de recours ne statue pas sur sa demande dans un sens qui lui est favorable, ou bien avoir droit au séjour régulier si un droit de protection lui est reconnu par l'une ou l'autre des deux instances.

Cette distinction des termes me paraît donc très importante.

La deuxième question qui se pose est celle des chiffres sur lesquels vous avez eu sans doute l'occasion de beaucoup travailler. Je formulerai quatre catégories de questions et de propositions.

La première, c'est qu'en matière de chiffres, il y a ce qu'on ne sait pas, et il faut avoir l'humilité ou l'honnêteté de le reconnaître. Ce qu'on ne sait pas par construction et qu'aucun Etat ne connaît, c'est le chiffre exact de l'ensemble des ressortissants étrangers qui sont dans une situation non régulière ou irrégulière sur son territoire au regard des règles d'entrée et de séjour, tout simplement parce que les conditions d'entrée ont pu être celles que j'ai décrites, soit complètement clandestines, soit régulières mais non suivies d'un retour dans le pays d'origine, et parce que les stratégies individuelles font que la connaissance de la présence sur le territoire ne tombe évidemment pas sous le sens.

Par conséquent, il y a une indétermination de principe ou de construction du chiffre des personnes en situation irrégulière. Cela ne veut pas dire que chacun des Etats concernés cache quelque chose. Il y a simplement une appréhension complexe de la réalité elle-même.

Ma deuxième observation concerne ce que l'on sait. Le rapport au Parlement sur les orientations de la politique d'immigration s'efforce, pour la deuxième année, de mettre en exergue le cadre des préconisations du législateur en 2003 et de ce qui est aujourd'hui codifié à l'article L. 111-10 du code de l'entrée et du séjour des étrangers, qui contient des indicateurs de la pression migratoire et de l'immigration irrégulière permettant d'approcher de façon concentrique une première réalité : celle de la pression migratoire.

Cet indicateur des non-admissions aux frontières extérieures (je précise au passage que cet indicateur, sans se confondre, s'approche beaucoup de l'indicateur de l'activité des services de contrôle, notamment à Roissy, puisque notre principale frontière extérieure est l'aéroport de Roissy Charles de Gaulle) est un peu inférieur, sur la période des trois dernières années, à 20.000 non-admissions sur l'ensemble du territoire (nous en étions à un peu plus de 23.000 en 2005 et à un peu plus de 20.000 en 2004). Sur Roissy même, je pense que nous devons en être aux alentours de 15.000.

Le deuxième est celui des réadmissions, ce qu'on fait jouer vis-à-vis d'Etats avec lesquels on a passé des accords de réadmission, ou des réadmissions simplifiées aux frontières de l'Union européenne. L'un des facteurs importants de confiance dans l'espace Schengen est de permettre la réadmission aux frontières des Etats qui nous sont immédiatement voisins et parties à l'espace Schengen des étrangers contrôlés en situation irrégulière dans les zones frontalières.

Le troisième indicateur qui a aussi son importance est celui des interpellations d'étrangers en situation irrégulière auxquelles procèdent les services de police. Là aussi, il s'agit d'un indicateur qui est en partie celui de l'activité des services autant que l'indicateur qui photographie à un moment donné un état de la réalité de la présence d'étrangers en situation irrégulière. On a compté en 2005 un peu plus de 63.000 interpellations d'étrangers en situation irrégulière. Par comparaison, on en avait environ 45.000 en 2003 et 2004. Quant aux réadmissions, elles sont autour de 12.000 en moyenne sur les trois dernières années.

Le quatrième indicateur qui a son importance et qui nous permet d'approcher la question du nombre d'étrangers en situation irrégulière est celui des mesures d'éloignement qui, à un moment donné, marquent l'appréciation par l'autorité publique de l'irrégularité du séjour et de la décision d'y mettre un terme, y compris par une exécution d'office de la mesure concernée. Cet indicateur est lié à l'activité et à la mobilisation des services, mais il a aussi une importance significative pour la compréhension du nombre d'étrangers en situation irrégulière faisant l'objet d'une mesure d'éloignement. Ce chiffre était d'environ 74.000 pour les mesures prononcées dans la période 2003-2005 (il est repris également dans le rapport au Parlement), de 69.000 dans les années 2004 et de 55.900 en 2003.

Pour en finir avec ces chiffres, il me reste à vous donner l'indicateur des mesures d'exécution des arrêtés de reconduite à la frontière. Là aussi, vous savez -le ministre d'Etat y a fait référence dans son propos devant vous- que le nombre des reconduites, toutes mesures confondues, est passé d'un peu moins de 10.000 en 2002 à 19.900 en 2005, parmi lesquelles les arrêtés de reconduite à la frontière qui font l'objet d'une exécution représentent la grande majorité, soit un peu plus de 17.343  mesures ayant donné lieu à une exécution.

Voilà une première approche, à travers l'activité des services et ces chiffres de pression migratoire, qui donne la mesure de la part de l'immigration irrégulière.

Il est une autre approche, pour arriver à quelques-unes des fourchettes qui sont énoncées régulièrement, qui consiste à confronter le nombre de mesures de refus de séjour ou de mesures de déboutés de la demande d'asile, qui est une autre donnée parfois évoquée par les commentateurs, au nombre de mesures d'éloignement. Selon que l'on déduit du nombre de demandes d'asile enregistrées sur une période de référence et du nombre des mesures de reconnaissance du statut qui ont pu intervenir, le nombre des mesures d'éloignement qui sont survenues et qui ont été exécutées, on obtient un chiffre qui oscille, selon les estimations, entre 250.000 et 280.000 personnes.

Le dernier élément de comparaison qui peut avoir son importance, c'est la comparaison internationale. En regardant la pratique des différents pays de l'Union européenne mais aussi d'autres pays dans l'estimation du nombre des étrangers en situation irrégulière sur leur territoire, j'ai constaté que plusieurs méthodes sont utilisées.

Certains recourent à des méthodes de solde migratoire. Nous en avons une première approche en France et, de ce point de vue, le travail que l'INSEE peut accomplir sur l'amélioration de cette vision du solde migratoire serait tout à fait précieux. C'est une méthode qui est suivie aux Etats-Unis, où les fourchettes -je le précise au passage- des personnes en situation irrégulière se situent entre 9 et 11 millions.

Une autre méthode est celle du diptyque ou de la double carte entrées-sorties que pratiquent essentiellement les Etats qui ont une caractéristique d'insularité. C'est le cas de l'Australie et du Japon, qui sont peut-être mieux en mesure de compter les entrées et les sorties. De ce point de vue, il est envisagé de mettre en place une expérience à la Réunion pour avoir une approche concrète de ce que peut permettre de mesurer un tel dispositif dans un contexte comparable.

Nous avons aussi un autre type d'approche par extrapolation à partir des régularisations qui ont pu intervenir. Elle est adoptée par l'Italie et l'Espagne au regard des plans de régularisation qui ont été engagés.

Enfin, une dernière méthode est suivie par quelques Etats, notamment la Suisse : il s'agit d'une sorte de consensus d'experts autour de la question de l'appréciation de l'état de la présence d'étrangers en situation irrégulière.

La conclusion première que l'on peut en tirer, c'est qu'aucune des méthodes ne permet de cerner à elle seule une telle réalité, mais que la mise en rapport de chacune d'entre elles permet d'approcher davantage ce qu'est cette réalité. En France, les chiffres les plus communément admis, à partir de la méthode que j'évoquais tout à l'heure (celle des arrêtés de reconduite à la frontière pris et exécutés rapportés à une période calendaire) aboutit à une fourchette entre 200.000 et 400.000 étrangers en situation irrégulière. Cette méthode n'est pas incompatible avec d'autres chiffres de l'aide médicale d'Etat, qui figurent dans le rapport annuel : ils étaient d'environ 170.000 personnes il y a deux ans et ils doivent être aux alentours de 140.000 en 2005. Ces chiffres ne sont pas incompatibles puisque, par construction, tous les étrangers en situation irrégulière n'ont pas nécessairement recours à l'aide médicale d'Etat ni ne sont concernés par celle-ci au fil de l'évolution de leur situation.

Voilà le deuxième point sur lequel je voulais insister.

J'en viens à quelques mots sur le cadre européen, qui est le troisième point que je souhaite aborder.

Le cadre d'action qui est le nôtre, au plan européen, doit nous permettre de nous appuyer sur ce qu'est le volet de lutte contre l'immigration irrégulière dans le programme de La Haye, qui est la doctrine que l'Union européenne s'est donnée pour son action pendant une période de cinq ans sur le plan de l'asile et de l'immigration. Il y a, en matière d'immigration irrégulière, plusieurs volets et plusieurs outils :

- des volets de coopération avec les pays tiers en rapport avec le développement, mais aussi avec le transit et donc le contrôle à leurs propres frontières ;

- l'approche de politiques de retour harmonisées au plan de l'Union européenne avec à la fois des projets de textes (un projet de directive existe en matière de normes communes sur le retour) et des opérations conjointes ;

- un volet de sécurité des frontières extérieures qui s'adosse sur l'agence FRONTEX qui a été installée l'an dernier.

Deux outils sont précieux dans la prise en compte et la mise en oeuvre d'actions en matière d'immigration irrégulière. Il s'agit, d'une part, du système Dublin de communication entre Etats membres d'informations sur la détermination de l'Etat responsable et, d'autre part, du système Eurodac, qui permet de confronter les empreintes digitales des demandeurs d'asile entre les différents Etat-membres pour faire ressortir l'Etat membre qui peut être chargé de la détermination de l'asile.

Le dernier point que je souhaite aborder devant vous concerne un volet dans lequel nous sommes particulièrement amenés à agir aujourd'hui en matière d'immigration irrégulière au plan ministériel. Cette action se déploie sur chacun des stades de la politique d'immigration et de la connaissance que nous en avons à travers les travaux engagés par le Comité interministériel de contrôle de l'immigration et son rapport annuel.

Cela touche tout d'abord les actions sur les entrées. La politique commune menée avec le ministère des affaires étrangères (formations communes et mise en place d'un réseau d'information commun) vise à permettre aux préfectures d'échanger les informations avec les consulats et de partager l'analyse pour la prise de décisions. Il s'agit aussi de l'expérience dite Biodev dont il a dû également vous être rendu compte, une expérience de prise d'empreintes des demandeurs de visa qui doit être étendue et généralisée en 2006. Cette première action sur les entrées est tout à fait déterminante.

Il s'agit deuxièmement d'actions de terrain vis-à-vis des préfectures en liaison avec la police aux frontières et le ministère des affaires étrangères. Avec ma direction, nous avons mené une trentaine de visites de préfecture pour les inciter à développer leur savoir et leur savoir-faire dans les domaines de la lutte contre l'immigration clandestine, de l'assistance juridique, de la connaissance des procédures, des outils d'aide au suivi et des efforts qui sont faits en matière de constitution de pôles de compétence sous l'autorité du préfet.

Le troisième axe d'actions concerne les moyens, d'autres que moi ayant pu vous en parler. Il s'agit d'une action sur les centres de rétention administrative qui s'appuie sur un budget important en matière de développement à la fois des normes et des conditions d'accueil qui sont offertes aux étrangers placés en centre de rétention, avec l'installation à venir d'une commission de contrôle, dès la semaine prochaine, des centres de rétention et des zones d'attente. Il s'agit également d'une action dans la création de nouveaux centres qui répondent mieux à ces normes d'accueil pour aboutir à environ 2.500 places en 2007.

Le dernier type d'actions concerne le suivi vis-à-vis des préfectures de l'application de la loi. Je pense en particulier aux modifications introduites par la loi du 26 novembre 2003, mais aussi au traitement, comme je le disais en introduction, des dossiers individuels. Je pense à ce point de vue aux questions difficiles de traitement des dossiers individuels et de régularisation. Les préfets ont un pouvoir d'appréciation qui doit être mis en oeuvre de façon coordonnée et cohérente sur le territoire national.

Je conclurai ce propos liminaire en trois points.

Premièrement, l'action que mène le ministère de l'intérieur depuis plusieurs années dans le cadre de la loi du 26 novembre 2003 s'appuie sur les acteurs de terrain. Les instruments juridiques ne sont pas les seuls éléments permettant de lutter contre l'immigration irrégulière ou d'apporter une solution aux situations individuelles. Il faut y ajouter les moyens de l'action, de la doctrine, de l'appui et de la formation, à laquelle nous contribuons beaucoup.

Deuxièmement, nous sommes dans un sujet dans lequel il ne faut jamais perdre de vue qu'il s'agit de situations de personnes, d'hommes et de femmes, qui sont mises en oeuvre par des hommes et des femmes et que, par conséquent, la dimension individuelle et personnelle, qui est très forte, rend extrêmement sensible le traitement de ces situations individuelles.

Troisièmement, si l'on considère le point, que j'évoquais également en propos liminaires, de l'adaptation du droit de l'immigration légale, l'existence de fraudes ou de détournements appelle des aménagements du droit qui sont contenus dans le cadre du projet de loi sur l'immigration et l'intégration qui sera prochainement présenté au Parlement et qui vous a été présenté au cours de l'une des auditions précédentes.

Je conclus par où j'avais commencé, en vous priant de m'excuser mes redites éventuelles, mais je souhaitais vous livrer mon point de vue sur quelques-unes de ces questions.

M. Bernard Frimat, président .- Merci, monsieur le directeur. Monsieur le rapporteur, vous avez la parole.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une ou deux questions. La première concerne les chiffres relatifs aux mesures exécutées. Je suppose que les chiffres que vous donnez ne concernent que la métropole et non pas ceux de l'outre-mer.

M. Stéphane Fratacci.- Tout à fait.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- Deuxièmement, il apparaît clairement que, si nous connaissons à peu près le nombre de personnes qui entrent avec ou sans visa pour des séjours de moins de trois mois, la France ne contrôle apparemment pas les sorties. Comme nous connaissons une difficulté sur ce point, j'aurais voulu avoir votre point de vue sur les moyens qui pourraient être utiles pour remédier à cette difficulté.

M. Stéphane Fratacci .- Le contrôle des sorties, de façon juridique, est prévu par la convention de Schengen. Autrement dit, un contrôle des sorties peut et doit être effectué. Sans être aussi systématique (ce sont un peu les termes de l'évaluation Schengen de la France) que le contrôle des entrées, il y a la place pour un contrôle des sorties. Dans le principe, rien ne s'y oppose.

Deuxièmement, un contrôle des sorties qui a un sens dans le suivi statistique et dans la mesure individuelle des entrées et des sorties doit se concevoir dans l'espace Schengen, compte tenu des règles de circulation. Comme vous le savez, la France délivre 20 % des visas de court séjour Schengen, ce qui veut dire que 80 % sont délivrés par d'autres Etats, et que ces visas offrent une circulation possible dans le l'espace Schengen et que l'on peut, en justifiant d'un visa délivré par la France, entrer par l'Espagne quand on vient du continent africain et ressortir par l'Italie sans qu'il y ait en cela violation d'une règle quelle qu'elle soit.

Il est donc important de pouvoir asseoir une telle mesure et un tel contrôle dans un cadre européen. De ce point de vue, le système de visas commun (VIS) qui devrait se mettre en place au sein de l'Union européenne pourrait être un instrument intéressant de connaissance et de suivi. Aujourd'hui, lorsque des systèmes de contrôle d'entrées et sorties existent dans d'autres Etats, c'est plutôt dans un cadre insulaire, où le contrôle physique des flux d'entrées et de sorties est sans doute plus pratique et plus utilisable.

Deuxièmement, il peut exister des mécanismes de suivi dans la circulation aérienne. Je pense aux mécanismes que certains Etats et compagnies aériennes ont mis en place pour le franchissement des frontières extérieures, à l'aéroport de Schiphol ou à celui de Roissy, avec l'expérimentation dite Pégase qui permet d'avoir une vision des entrées et des sorties.

M. François-Noël Buffet, rapporteur .- J'ai une dernière question. Dispose-t-on de moyens statistiques pour mesurer l'efficacité de nos textes et des décisions qui sont prises ? Par exemple, connaît-on le taux d'éloignement des déboutés du droit d'asile ou les délais dans lesquels interviennent ces éloignements ? Nous aimerions avoir quelques éléments chiffrés qui nous permettent de mesurer les choses.

Pour être tout à fait clair, nous avons l'impression qu'on engage beaucoup de démarches et que l'on fait beaucoup de choses, souvent avec efficacité, mais que l'on est incapable de quantifier tout cela.

M. Stéphane Fratacci .- Je ferai trois remarques.

Premièrement, le ministère de l'intérieur établit des statistiques, s'agissant du séjour des étrangers et des mesures prises en rapport avec la présence sur le territoire des étrangers, sur la base de l'application AGDREF, qui est celle du suivi de dossiers individuels, qui n'est pas un outil statistique.

A ce point de vue, comme de nombreux rapports en ont rendu compte, nous avons la volonté (pour ma direction, cette volonté est ardente) de faire en sorte que les préfectures passent à une génération nouvelle d'application, une application de deuxième génération qui comporte un vrai volet statistique, c'est-à-dire qui soit à la fois exploitable pour les statisticiens mais aussi pour le suivi des politiques publiques.

Autrement dit, aucun suivi de ce type d'application ne permet aujourd'hui de déterminer que la mesure d'éloignement (que l'on peut mesurer par ailleurs puisque nous avons des statistiques à ce sujet) concerne un débouté de l'asile ou une personne qui a fait l'objet d'un refus de séjour à un titre particulier. On peut le faire par sondage ou par enquête à un moment donné sur quinze ou vingt préfectures, ce qui donne une vision d'échantillonnage et donc une indication qui approche la réalité, mais nous n'en avons pas une vision exhaustive. C'est pourquoi nous souhaitons ardemment avoir les moyens financiers de mettre en oeuvre cette importante nouvelle application.

Deuxièmement, pour pallier certaines de ces insuffisances, nous essayons, de façon peut-être plus pragmatique à travers le point de l'éloignement, pour lequel, je le répète, des efforts considérables ont été mis en oeuvre, d'implanter des dispositifs de suivi dans les centres de rétention qui permettent d'avoir des éléments statistiques pour déterminer, dans chaque centre de rétention, la situation qui a motivé l'éloignement de chacune des personnes qui est passée par ce centre. Cela permet d'avoir une vision de ce que sont la part des déboutés de l'asile, la part des mesures d'ordre public (ce qui est plus facile à appréhender dans la mesure où ce sont des mesures spécifiques) et la part des mesures de reconduite qui sont prises à la suite d'un refus de séjour.

Troisièmement, s'agissant de ces éléments de suivi, il s'agit d'arriver à construire avec les préfectures une capacité -nos visites de terrain nous y aident-, à travers l'outil de formation et les outils du ministère des affaires étrangères et du ministère de l'intérieur, de partage de l'information afin de savoir, mieux que le coupon qui suit l'attestation d'accueil sur le visa refusé ou accordé, ce qu'il est advenu à partir d'une décision de délivrance d'un visa prise à l'origine en termes d'entrée sur le territoire, de maintien sur le territoire et de retour.

Pour répondre précisément à votre question, de la même manière qu'on ne sait pas de façon exhaustive ce qu'est la situation de chacun des déboutés de l'asile, les consulats ne savent pas très bien quelle est la situation, au regard du retour dans le pays, de ceux auxquels ils ont délivré un visa de court séjour. Des enquêtes ont été faites dans une dizaine de consulats par les services du ministère des affaires étrangères, mais elles sont difficiles et la politique du contrôle au retour est un peu expérimentale et elle ne peut pas être pratiquée géographiquement dans les Etats dans lesquels nous avons un consulat et dont le territoire est extrêmement important.

Nous avons donc très certainement -et c'est un « nous » collectif- des voies de progrès sur ces systèmes d'informations statistiques, ne serait-ce que sur le suivi et la capacité de distinction des différentes mesures pour ces différentes catégories d'étrangers.

M. Bernard Frimat, président .- Nous avons un élément statistique dont la fiabilité est complète : le nombre d'exécutions d'APRF en métropole. Quand vous les établissez à 20.000 en 2005 pour la métropole, nous sommes en présence d'un chiffre précis et nous avons une statistique qui peut retracer l'évolution par rapport aux années précédentes.

Par rapport à cette notion simple, ma question sera sans doute un peu plus complexe. Je serais intéressé, dans une optique « lolfienne », par l'estimation du coût de cette politique. Sans vous demander de répondre en disant qu'un homme éloigné revient à 100.000 euros, 1.000 euros ou 3 euros, car je conçois bien que l'on ne puisse pas répondre de cette façon, a-t-on la possibilité de fournir un chiffre à cet égard ? Nous avons un delta, qui est présenté par le ministre comme un succès en termes d'objectifs, avec une ambition d'aller à 25.000 l'année prochaine et j'aimerais donc, en face, dans la mesure du possible, avoir le delta financier, toutes choses égales par ailleurs, afin d'avoir en même temps la politique et le coût de cette politique.

Cela permettra à la représentation nationale, au-delà des sensibilités de chacun, de porter un jugement en termes de rationalisation des choix budgétaires sur le coût de l'opération. Il ne s'agit pas de se demander si le jeu en vaut la chandelle parce que le respect de la loi ne s'interprète pas dans un aspect purement comptable, mais je ne suis pas convaincu que tous mes collègues auraient tout à fait le même sentiment selon le coût de la reconduite, même si je suis conscient que nous sommes là dans un agrégat dont la méthodologie de construction n'est certainement pas neutre.

M. Stéphane Fratacci .- C'est une question d'autant plus importante que nous en sommes saisis au sein du ministère de l'intérieur et que nous avons engagé précisément, dans l'approche lolfienne que vous décrivez, un travail avec des contrôleurs de gestion pour essayer de bâtir une capacité de restitution, d'abord rétrospective avant d'être prospective, non pas d'un coût unitaire tel qu'on pourrait le décrire par simplification, mais en tout cas du coût complet de l'ensemble de la politique.

Quand on entre dans l'approche lolfienne, on s'aperçoit effectivement que plusieurs programmes sont concernés au sein du ministère de l'intérieur selon qu'on y inclut l'activité propre à l'exécution matérielle et juridique de l'éloignement, le travail accompli par les préfectures dans la phase administrative et juridique préalable et la mobilisation des services de la centrale, puisque nous avons une petite équipe, à la centrale, qui s'inscrit dans cette logique.

Cela comprend le coût de l'escorte, le coût des escorteurs, le coût de la rétention elle-même, c'est-à-dire le fonctionnement des centres de rétention et ce qui est joint, le coût complet des personnels de préfecture qui sont voués à cette action, le coût des intervenants, des effectifs de police qui assurent la garde et des effectifs mobilisés par les interpellations, qui ne correspondent pas forcément aux mêmes actions au sein du programme concerné, puisqu'il y a des interpellations de la gendarmerie, de la sécurité publique et de la police aux frontières.

Enfin, il y a des coûts propres à l'activité juridictionnelle qui ne sont pas forcément imputés au ministère de l'intérieur mais qui ont une existence réelle : toute l'activité qui correspond aux juridictions et au fonctionnement des juges des libertés et de la détention qui sont dédiés à l'application de ce droit et au respect de ces règles. De la même manière, il y a le coût de l'instruction administrative, compte tenu de l'importance du contentieux administratif dans ce domaine, même si le projet de loi sur l'immigration et l'intégration s'efforce de simplifier ce contentieux à la demande de la juridiction administrative.

Votre question est donc pertinente.

M. Bernard Frimat, président .- Je conçois qu'il est plus simple de la formuler que d'y répondre.

M. Stéphane Fratacci .- Je n'ai pas le chiffre, mais nous y travaillons. Je veux dire par là que la direction en charge des finances au sein du ministère s'est attelée depuis plusieurs mois à cette tâche qui est un peu compliquée en raison des agrégats dont je viens de parler. Il faut arriver à identifier une comptabilité analytique dans un domaine qui n'avait pas été conçu comme tel. Cependant, je suis convaincu qu'il est indispensable, à la fois pour la conduite de cette politique par le ministère de l'intérieur et le contrôle du Parlement en matière de loi de finances, d'être capable de construire un tel indicateur ou plusieurs indicateurs, puisque je ne suis pas sûr que cela se résume à un indicateur unitaire. Il faut en tout cas être capable de chiffrer, comme le rapport au Parlement nous y invite, ce qu'est l'ensemble de l'engagement budgétaire mobilisé par la lutte contre l'immigration irrégulière.

Je l'ai simplifié ici à l'éloignement, mais on pourrait aussi se poser sérieusement la question de l'inclusion de certains aspects des contrôles aux frontières, de certains aspects de lutte contre la fraude documentaire et de certains aspects de démantèlement de filières, qui sont en rapport avec la lutte contre l'immigration irrégulière et qui peuvent se trouver rattachés en coûts complets à cette action.

M. Bernard Frimat, président .- Messieurs, nous vous remercions de ces informations et nous clôturons avec vous les auditions de notre commission d'enquête.

II. PROGRAMME DES VISITES ET DÉPLACEMENTS



DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE

Déplacement dans le Rhône
(9 décembre 2005)

Composition de la délégation :

- M. Georges OTHILY, président

- M. François-Noël BUFFET, rapporteur

- M. Bernard FRIMAT, vice-président

- Mme Catherine TASCA, secrétaire

- M. Jean-François HUMBERT

- M. Philippe DALLIER

- M. Soibahaddine IBRAHIM

Vendredi 9 décembre 2005 :

- 9 h 29 : Arrivée à la gare de Lyon-Saint Exupéry

- 10 h : Centre de rétention administrative de Lyon-Saint Exupéry

- Présentation du centre de rétention administrative (CRA) par le commandant SOUDAIN, chef du CRA

- Visite du centre de rétention administrative

- Entretiens avec des agents du centre, des personnes placées en rétention administrative et des représentants de la CIMADE

- 13 h : Déjeuner de travail à la préfecture avec M. Jean-Pierre LACROIX, préfet de la région Rhône Alpes, préfet du Rhône, le secrétaire général de la préfecture du Rhône, le chef du bureau des étrangers à la direction de la réglementation, le directeur de la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) et le directeur régionale de l'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM)

- 14 h 30 : Réunion de travail sur l'accueil des mineurs étrangers isolés avec le pôle Enfance, famille et protection maternelle et infantile à l'enfance du conseil général du Rhône

- 15 h 20 : Réunion de travail avec les services de la direction départementale de la sécurité publique (DDSP), de la direction départementale de la police aux frontières (PAF) et de la direction de la réglementation

- 16 h 25 : Entretien avec M. CHABANOL, président de la cour administrative d'appel de Lyon, M. LOPEZ, président du tribunal administratif de Lyon, M. ADVENIER, juge des libertés et de la détention

- 18 h : Départ pour Paris

Déplacement à Roissy
(15 décembre 2005)

Composition de la délégation :

- M. Georges OTHILY, président

- M. François-Noël BUFFET, rapporteur

- M. Alain GOURNAC, vice-président

- M. Bernard FRIMAT, vice-président

- Mme Gisèle GAUTIER, vice-présidente

- M. Christian DEMUYNCK, secrétaire

- M. Jean-François HUMBERT

- M. Soibahaddine IBRAHIM

Jeudi 15 décembre 2005 :

- 8 h 30 : Réunion de travail avec M. Jacques LEBROT, sous-préfet chargé des aéroports de Roissy Charles-de-Gaulle/Le Bourget et M. Jean-Yves TOPIN, contrôleur général, directeur de la police aux frontières de Roissy Charles-de-Gaulle-Le Bourget

- 9 h 30 : - Visite du service du quart et du poste de police du terminal 2 A

- Observation de contrôles en porte d'avion effectués par la brigade mobile d'intervention

- 10 h 50 : - Visite de la zone d'attente (ZAPI), présentation du groupe d'analyse et de suivi des affaires d'immigration (GASAI) et du groupe d'escortes

- Entretiens avec le représentant de la Croix-Rouge et avec des personnes non admises

- 12 h 30 : Départ pour le Palais du Luxembourg

Déplacement en Guyane, en Guadeloupe et à Saint-Martin
(9-16 janvier 2006)

Composition de la délégation :

- M. Georges OTHILY, président

- M. François-Noël BUFFET, rapporteur

- M. Bernard FRIMAT, vice-président

- Mme Gisèle GAUTIER, vice-présidente

- M. Jean-Claude PEYRONNET

- M. Soibahaddine IBRAHIM

- M. Philippe DALLIER

- Mme Gélita HOARAU

I. Guyane (9 au 12 janvier 2006)

Lundi 9 janvier 2006 : Cayenne

- 15 h 50 : Arrivée à l'aéroport de Cayenne-Rochambeau

- 17 h 30 : Réunion de travail avec l'Association des maires de Guyane présidée M. Jean-Pierre ROUMILLAC, maire de Matoury

- 19 h : Réunion de travail avec une délégation du conseil général, conduite par son président M. Pierre DÉSERT et une délégation du conseil régional, conduite par son président, M. Antoine KARAM, en présence de Mme Juliana RIMANE, député de la Guyane, et des membres du bureau du conseil général et du bureau du conseil régional

- 20 h 30 : Dîner offert par MM. Pierre DÉSERT, président du conseil général, et Antoine KARAM, président du conseil régional

Mardi 10 janvier 2006 : Cayenne

- 8 h 30 : Réunion de travail avec M. Christophe TISSOT, secrétaire général de la préfecture de Guyane, et les services de la réglementation et des étrangers

- 9 h 30 : Réunion de travail avec des représentants de la direction départementale de la police aux frontières, de la direction départementale de la sécurité publique et de la direction générale des douanes

- 11 h : Réunion de travail avec des représentants de la direction de la santé et du développement social (DSDS), de la direction départementale de la jeunesse et des sports (DDJS), de la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP), de la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse (DDPJJ), de la direction régionale de l'industrie, de la recherche et de l'environnement (DRIRE), de la direction départementale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DDCCRF), de l'institut d'émission des départements d'outre-mer de Guyane (IEDOM) et de la Poste

- 13 h : Déjeuner à Montjoly

- 14 h 45 : Visite du centre de rétention administrative de Rochambeau

- 17 h 15 : Entretien avec M. Hermès LIBRETTO, consul du Surinam à Cayenne

- 17 h 45 : Entretien avec M. Dominique PANNETIER, président du tribunal de grande instance de Cayenne

- 18 h 15 : Entretien avec Mme Claire LANET, procureur de la République

- 18 h 45 : Entretien avec M. Patrick DEMARQUET, président du tribunal administratif de Cayenne

- 20 h : Dîner libre

Mercredi 11 janvier 2006 : Saint-Laurent du Maroni

- 8 h : Départ pour Saint-Laurent du Maroni

- 11 h 00 : Réunion de travail avec M. François CHAUVIN, sous-préfet de Saint-Laurent du Maroni, et des représentants de la gendarmerie nationale, de la police aux frontières, des douanes et des renseignements généraux

- 13 h 00 : Visite des points de débarquement et d'embarquement sur le Maroni

- 13 h 30 : Déjeuner avec M. François CHAUVIN, sous-préfet

- 15 h 30 : Visite des quartiers sensibles de Saint-Laurent du Maroni (La Charbonnière, Les Sables Blancs, Village Chinois)

- 16 h 30 : Réunion de travail avec des représentants de la direction de la santé et du développement social (DSDS), de la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP), de la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse (DDPJJ), de l'éducation nationale et de la direction départementale de l'agriculture et des forêts (DDAF)

- 18 h : Rencontre des représentants de la délégation pour l'Ouest guyanais de la Chambre de commerce et d'industrie de la Guyane et de l'association patronale de l'Ouest guyanais

- 20 h : Dîner offert par M. François CHAUVIN, sous-préfet, à la résidence

Jeudi 12 janvier 2006 : Saint-Laurent du Maroni et Cayenne

- 8 h : Réunion avec les maires des communes de l'arrondissement de Saint-Laurent du Maroni

- 9 h : Départ pour Cayenne

- 13 h : Déjeuner offert par M. Ange MANCINI, préfet de la région Guyane, à la résidence de Bourda

- 15 h : Entretien avec le colonel Patrice BERGOT, commandant de la Gendarmerie nationale en Guyane

- 15 h 30 : Entretien avec M. Almir LIMA NASCIMENTO, consul par intérim du Brésil à Cayenne

- 16 h : Entretien avec M. Jean-Paul LEPELLETIER, président, et des représentants de la Chambre de commerce et d'industrie de la Guyane et de la Cellule socio-professionnelle pour la sécurité

- 16 h 30 : Entretien avec Mme Jocelyne BELIZAIRE, consul de la République d'Haïti à Cayenne

- 16 h 50 : Entretien avec M. Jean-Michel BLANQUER, recteur de l'Académie de Guyane

- 17 h 30 : Réunion de travail avec Mme Isabelle MALINGE, directrice de la caisse d'allocations familiales de Guyane

- 17 h 50 : Rencontre avec Mme Gloria KINGSTON, futur consul honoraire du Guyana à Cayenne

- 18 h 15: Entretien avec les représentants de l'association chinoise Fa kia kon so

- 19 h 15 : Point de presse à l'aéroport de Cayenne-Rochambeau

- 20 h 10 : Départ pour Pointe-à Pitre, en Guadeloupe

II. Guadeloupe et Saint-Martin (12-15 janvier 2006)

- 22 h 30 : Arrivée à l'aéroport Pôle-Caraïbes, en Guadeloupe - Accueil par MM. Jacques GILLOT et Daniel MARSIN, sénateurs de la Guadeloupe

Vendredi 13 janvier 2006 : Basse-Terre et Pointe-à-Pitre

- 8 h : Départ pour Basse-Terre

- 9 h : Entretien avec M. Paul GIROT DE LANGLADE, préfet de la région Guadeloupe

- 9 h 30 : Réunion de travail avec des représentants des services de la préfecture, de la gendarmerie nationale, de la direction départementale de la sécurité publique (DDSP), de la direction départementale de la police aux frontières (DDPAF), de la direction générale des douanes, de la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP) et de la direction de la santé et du développement social (DSDS)

- 10 h 30 : Entretien avec Mme DEVILLERS, président du tribunal administratif de Basse-Terre

- 11 h : Entretien avec M. Michel MAROTTE, procureur général près la cour d'appel de Basse-Terre

- 11 h 45 : Entretien avec Me COTTELON, bâtonnier de l'ordre des avocats au barreau de Basse-Terre

- 12 h 30 : Déjeuner offert par M. Paul GIROT DE LANGLADE, préfet de la région Guadeloupe, avec les parlementaires de la Guadeloupe

- 15 h : Réunion de travail avec MM. Jacques GILLOT, président du conseil général, et Victorin LUREL, président du conseil régional, et des membres du bureau du conseil général et du bureau du conseil régional de la Guadeloupe, au palais du conseil régional

- 17 h 30 : Visite de l'antenne de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) de Basse-Terre en compagnie de M. Jean-Loup KUHN-DELFORGE, directeur général de l'OFPRA

- 19 h 30 : Visite du centre de rétention administrative de Pointe-à-Pitre

- 21 h : Dîner libre

Samedi 14 janvier 2006 : Pointe-à-Pitre et Saint-Martin

- 8 h : Entretien avec Mme Andréa MEDINA, consul de la République Dominicaine à Pointe-à-Pitre

- 9 h : Entretien avec Mme Dieunie FANFAN, consul de la République d'Haïti à Pointe-à-Pitre

- 10 h : Réunion de travail avec des représentants de l'Institut d'émission des départements d'outre-mer en Guadeloupe (IEDOM) et de la Poste

- 11 h 15 : Conférence de presse à l'aéroport Pôle-Caraïbe, à Pointe-à-Pitre

- 15 h 30 : Arrivée à l'aéroport de Grand Case à Saint-Martin - Accueil par M. Maurice MICHAUD, sous-préfet des îles du nord de la Guadeloupe

- 16 h : Réunion de travail avec M. Albert FLEMING, maire de Saint-Martin, et les membres du conseil municipal, ainsi qu'avec MM. Guillaume ARNEL et Louis-Constant FLEMING, conseillers généraux des îles du nord

- 20 h : Dîner offert par M. Maurice MICHAUD, sous-préfet des îles du nord de la Guadeloupe

Dimanche 15 janvier 2006 : Saint-Martin et Pointe-à-Pitre

- 9 h : Réunion de travail avec M. Maurice MICHAUD, sous-préfet, et des représentants de la gendarmerie nationale, des renseignements généraux, de la police aux frontières et des douanes

- 10 h : Réunion de travail avec les représentants de la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP) et de la direction départementale de la santé et du développement social (DSDS)

- 11 h : Visite de l'hôpital communal Louis-Constant Fleming de Marigot, réunion de travail avec les services de l'hôpital

- 14 h 25 : Départ de l'aéroport de Grand Case pour Pointe-à-Pitre

- 15 h 25 : Arrivée à l'aéroport Pôle Caraïbe, à Pointe-à-Pitre - Transfert

- 18 h 05 : Départ pour Paris-Orly

Lundi 16 janvier 2006 : Paris

- 7 h 20 : Arrivée à Paris-Orly

Déplacement dans les Bouches-du-Rhône
(26 janvier 2006)

Composition de la délégation :

- M. Georges OTHILY, président

- M. François-Noël BUFFET, rapporteur

- M. Bernard FRIMAT, vice-président

Jeudi 26 janvier 2006 :

- 9 h 29 : Arrivée à la gare de Marseille Saint Charles

- 10 h : Réunion de travail sur l'accueil des mineurs étrangers isolés avec le service de l'aide sociale à l'enfance (ASE) du conseil général des Bouches-du-Rhône et la direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse (DDPJJ)

- 11 h : Réunion de travail avec les services de la préfecture (bureau des étrangers et bureau de la nationalité française)

- 12 h : Réunion de travail avec la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP)

- 13 h : Déjeuner offert par M. Christian FRÉMONT, préfet de la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur, préfet de la zone de défense sud, préfet des Bouches-du-Rhône

- 14 h 30 : Visite du centre d'accueil des demandeurs d'asile (CADA) « Saint Exupéry » à Miramas

- 17 h : Visite du centre de rétention administrative d'Arenc

- 19 h : Départ pour Paris

Déplacement à La Réunion, à Mayotte et aux Comores
(5-12 février 2006)

Composition de la délégation :

- M. Georges OTHILY, président

- M. François-Noël BUFFET, rapporteur

- Mme Catherine TASCA, secrétaire

- M. Christian DEMUYNCK, secrétaire

- M. Louis MERMAZ

- M. Jean-Patrick COURTOIS

I. La Réunion (6 et 7 février 2006)

Lundi 6 février 2006 : Saint-Denis de La Réunion

- 10 h 45 : Arrivée à l'aéroport de Saint-Denis de La Réunion

- 12 h 15 : Déjeuner de travail offert par Mme Nassimah DINDAR, présidente du conseil général

- 14 h 30 : Entretien avec M. Laurent CAYREL, préfet de La Réunion, et M. Franck-Olivier LACHAUD, secrétaire général de la préfecture

Réunion de travail avec les représentants des services de l'Etat : police aux frontières, sécurité publique, douanes, gendarmerie, parquet, direction des libertés publiques et de la réglementation, direction régionale des affaires sanitaires et sociales, direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle et caisse d'allocations familiales

- 17 h 30 : Entretien avec l'ancien directeur de l'association « La Maison de Mayotte à La Réunion »

- 18 h 15 : Réunion de travail avec une délégation de l'association des maires de La Réunion conduite par son président, M. Jean-Louis LAGOURGUE, maire de Sainte-Marie, et M. Jean-Paul VIRAPOULLÉ, sénateur, maire de Saint-André

- 20 h : Dîner offert par M. Laurent CAYREL, préfet de La Réunion, en présence de M. Paul VERGES, président du conseil régional, député européen, et de Mme Gélita HOARAU, sénatrice de La Réunion

Mardi 7 février 2006 : Saint-Denis de La Réunion

- 8 h : Entretien avec des représentants du « groupe de dialogue inter-religieux » présidé par Mgr Gilbert AUBRY, évêque du diocèse de La Réunion

- 11 h 05 : Départ pour Mayotte

II. Mayotte (7 et 8 février 2006)

Mardi 7 février 2006 : Mamoudzou

- 13 h 25 : Arrivée à Dzaoudzi, puis transfert vers Mamoudzou

- 15 h : Entretien avec M. Jean-Paul KIHL, préfet de Mayotte

- 17 h : Réunion de travail avec M. Didier PERINO, directeur du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle, et plusieurs de ses collaborateurs

- 18 h : Réunion de travail avec M. Jean-Claude CARGNELUTTI, directeur des affaires sanitaires et sociales, et plusieurs de ses collaborateurs

- 19 h 30 : Dîner offert par M. Saïd Omar OILI, président du conseil général

Mercredi 8 février 2006 : Jacaranda, Majicavo, Koungou et Mamoudzou

- 8 h : Visite du dispensaire de Jacaranda (centre hospitalier de Mayotte) avec M. Alain DANIEL, directeur

- 9 h 30 : Réunion de travail avec la direction et les personnels du centre hospitalier de Mayotte

- 10 h 30 : Visite de la maison d'arrêt de Majicavo, avec M. Christian ROUZIER, directeur, et M. Guy JEAN, procureur de la République

- 11 h 30 : Visite de Koungou et des zones d'urbanisme illégal, avec le lieutenant-colonel Patrick GUILLEMOT, commandant de la gendarmerie de Mayotte

- 12 h 30 : Déjeuner offert par M. Soibahaddine IBRAHIM, sénateur de Mayotte

- 14 h 30 : Entretien avec M. François SEMUR, procureur général, M. Guy JEAN, procureur de la République, M. Christian ROUZIER, directeur de la maison d'arrêt de Majicavo et M. Yvon JAFFRO, directeur de la protection judiciaire de la jeunesse

- 16 h 30 : Entretien avec M. Jean-Jacques GILLAND, président de la commission de révision de l'état civil (CREC), et plusieurs de ses collaborateurs

- 17 h 30 : Entretien avec M. Jean-Baptiste FLORI, président du tribunal supérieur d'appel, Mme Gwenola JOLY-COZ, présidente du tribunal de première instance de Mamoudzou, et M. Michel SASTRE, juge des enfants

- 19 h 30 : Dîner offert par M. Adrien GIRAUD, sénateur de Mayotte

III. Comores (9 février 2006)

Jeudi 9 février 2006 : Moroni puis Anjouan

- 7 h : Départ pour Moroni

- 8 h 30 : Entretien avec M. Christian JOB, ambassadeur de France près l'Union des Comores

- 9 h : Rencontre avec une délégation de Grands notables

- 10 h : Entretien avec M. Abdou SOEFO, ministre des relations extérieures, de la coopération et de la francophonie de l'Union des Comores

- 11 h : Entretien avec M. Assoumani AZALI, président de l'Union des Comores

- 12 h : Entretien avec M. Ahmed Abdallah SOURETTE président la Cour constitutionnelle, et plusieurs membres de la Cour

- 13 h 30 : Déjeuner à la résidence de l'ambassadeur

- 15 h : Départ pour Anjouan, avec M. Jean-François FRIER, premier conseiller à l'ambassade de France

- 15 h 30 : Entretiens avec un représentant de l'exécutif de l'île autonome d'Anjouan puis avec une délégation de Grands notables

- 17 h : Départ pour Dzaoudzi

- 17 h 30 : Arrivée à Dzaoudzi

IV. Mayotte (10 et 11 février 2006)

Vendredi 10 février 2006 : Kaweni et Mamoudzou

- 8 h : Visite d'une école maternelle à Kaweni avec M. Philippe COUTURAUD, vice-recteur

- 9 h : Table ronde au lycée hôtelier de Kaweni avec des représentants de l'éducation nationale

- 10 h : Réunion de travail avec des représentantes de l'Association des femmes mahoraises

- 15 h : Entretien avec une délégation de l'association des maires de Mayotte conduite par son président, M. Ali SOUF

- 16 h : Entretien avec une délégation de cadis, conduite par M. Mohamed HACHIM, Grand Cadi

- 17 h : Réunion de travail avec M. Guy CZERWINSKI, directeur de cabinet du préfet, M. Paul BARRE, directeur de la sécurité publique, le lieutenant-colonel Patrick GUILLEMOT, commandant de la gendarmerie nationale, et le commandant Guy ADAMI, directeur de la police aux frontières

- 18 h : Réunion de travail avec M. Guy MASCRES, secrétaire général de la préfecture, M. Dominique DUFOUR, secrétaire général adjoint, et M. Didier BERNARD, directeur de la réglementation et des libertés publiques

- 20 h : Dîner offert par M. Jean-Paul KIHL, préfet de Mayotte

Samedi 11 février 2006 : Mamoudzou, Petite Terre, puis retour à Paris via Saint-Denis de La Réunion

- 11 h : Conférence de presse

- 12 h 15 : Déjeuner

- 14 h : Déplacement vers Petite Terre

- 14 h 30 : Visite du centre de rétention administrative, avec le commandant Guy ADAMI, directeur de la police aux frontières

- 16 h 10 : Départ de Dzaoudzi

- 19 h 10 : Arrivée à Saint-Denis de La Réunion - Transfert

- 21 h 55 : Départ pour Paris

Dimanche 12 février 2006 : Paris

- 6 h 25 : Arrivée à Paris (Orly-Ouest)

Visite du centre de rétention administrative
du palais de justice de Paris
(28 février 2006)

Composition de la délégation :

- M. Georges OTHILY, président

- M. François-Noël BUFFET, rapporteur

- Mme Catherine TASCA, secrétaire

- M. Louis MERMAZ

- M. Jean-Patrick COURTOIS

Mardi 27 février 2006 :

- 10 h : Arrivée au centre de rétention administrative du Palais de justice de Paris. Accueil par M. Bertrand GAUME, chef de cabinet du préfet de police de Paris. Visite de la partie réservée aux hommes ainsi que de celle réservée aux femmes.

- 11 h 30 : Visite du local de garde à vue de la préfecture de police de Paris réservé aux étrangers interpellés en situation irrégulière

- 12 h 30 : Retour au Palais du Luxembourg

Déplacement en Roumanie
(8-10 mars 2006)

Composition de la délégation :

- M. Alain GOURNAC, vice-président

- M. Christian DEMUYNCK, secrétaire

- M. Charles GAUTIER

- Mme Alima BOUMEDIENE-THIERY

Mercredi 8 mars 2006 :

- 11 h : Départ de Roissy-Charles de Gaulle vers Bucarest

- 15 h 15 : Arrivée à l'aéroport d'Otopeni (Bucarest)

- 16 h 30 : Entretien avec Mme Monica MACOVEI, ministre de la justice

- 17 h 45 : Entretien au ministère de l'administration et de l'intérieur avec M. Gabriel Vasile NITA, questeur, sous-secrétaire d'Etat, chef-adjoint du département ordre et sûreté publique et M. Nelu POP, questeur principal, directeur de la police des frontières

- 19 h : Réunion de travail à la résidence de l'ambassadeur de France avec M. Hervé BOLOT, ambassadeur de France en Roumanie, et ses collaborateurs

- 20 h : Dîner de travail à la résidence

Jeudi 9 mars 2006 :

- 8 h 30 : Réunion de travail sur le thème des mineurs isolés avec M. Hervé BOLOT, ambassadeur de France en Roumanie, et plusieurs de ses collègues, M. Jean-Dominique FABRY, délégué de l'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM), et Mme Marie LECLAIR, magistrate, assistante technique auprès du ministère de la justice roumain

- 10 h : Entretien avec Mme Cristina GHEORGHE-TRANCA, chef du bureau de l'Office internationale des migrations (OIM) en Roumanie, et des représentants des ONG « Caritas » et « Adpare »

- 12 h : Entretien au Sénat de Roumanie avec des membres de la commission de la défense, de l'ordre public et de la sûreté nationale

- 13 h : Déjeuner officiel offert par la commission de la défense, de l'ordre public et de la sûreté nationale du Sénat de Roumanie

- 15 h 30 : Entretien avec M. Bogdan PANAIT, secrétaire d'Etat, chef de l'autorité nationale pour la protection des droits de l'enfant, et Mme Dana MONTEANU, présidente adjointe de l'ONG « Sauvez les enfants »

- 17 h : Entretien avec M. Daniel TICAU, procureur chef de la direction de la lutte contre la criminalité organisée et le terrorisme (DIICOT) du parquet général près la Haute Cour de cassation et de justice

- 19 h: Entretien à l'ambassade de France avec M. Nicolas VASIC, consul, et M. Georges LECLERCQ, vice-consul

- 20 h : Dîner à la résidence de l'ambassadeur de France

Vendredi 10 mars 2006 :

- 6 h 45 : Départ de la résidence pour l'aéroport de Bucarest-Baneasa

- 7 h 30 : Décollage en hélicoptère pour Iasi

- 9 h 30 : Arrivée à Iasi. Visite de la direction régionale de la police des frontières et de son école de formation initiale et continue. Entretien avec M. Neculai BURNICHI, questeur, directeur adjoint de la police des frontières

Réunion de travail avec les services de la sous-préfecture et des représentants de la gendarmerie nationale, de la police des frontières, des douanes et des renseignements généraux. Visite du poste frontière de Sculeni entre la Roumanie et la Moldavie

- 12 h 30 : Départ en hélicoptère de Iasi

- 13 h : Arrivée au poste frontière d'Albita, entre la Roumanie et la Moldavie. Visite et déjeuner

- 14 h 30 : Départ en hélicoptère d'Albita

- 15 h 30 : Arrivée à Foltesti. Visite du centre de commandement de la police des frontières du secteur de Foltesti

- 16 h : Départ en hélicoptère de Foltesti

- 16 h 30 : Arrivée au poste frontière de Galati. Visite du centre trilatéral de contact de Galati, à la frontière entre la Roumanie, l'Ukraine et la Moldavie

- 17 h 30 : Départ en hélicoptère de Galati et retour sur Bucarest

- 20 h 10 : Décollage de Bucarest pour Paris

- 22 h 10 : Arrivée à Paris

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