2. Le régime des incompatibilités et l'exigence de compétence
a) Les incompatibilités et les règles de déport
Mme Marie-Anne Frison-Roche relève que « toutes les désignations des membres du collège des autorités administratives indépendantes sont assorties de textes relatifs aux incompatibilités. L'idée est qu'il n'est pas possible d'être indépendant si l'on est en conflit d'intérêts. Quand bien même les membres de l'autorité auraient la force morale de se détacher d'un intérêt qui les attire d'un côté, l'impartialité et l'indépendance doivent « se donner à voir », l'apparence d'un conflit d'intérêt suffisant pour compromettre le crédit de l'autorité . »
L'application d'un régime d'incompatibilités est donc nécessaire pour toutes les AAI, qui ont des relations de contrôle, de médiation ou de conseil avec des administrations ou des entreprises. Aussi, les textes constitutifs des AAI définissent-t-il le régime des incompatibilités :
- soit sous la forme d'une liste de fonctions , comme pour les membres de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, dont les fonctions, aux termes de l'article L. 131 du code des postes et des communications électroniques, sont incompatibles avec toute activité professionnelle, tout mandat électif national, tout autre emploi public et toute détention, directe ou indirecte, d'intérêts dans une entreprise du secteur postal ou des secteurs des communications électroniques, de l'audiovisuel ou de l'informatique, ainsi qu'avec les fonctions de membres de la Commission supérieure du service public des postes et des communications électroniques ;
- soit sous la forme d'un principe ; ainsi, l'article 2 de la loi n° 2000-494 du 6 juin 2000 portant création d'une Commission nationale de déontologie de la sécurité dispose que la qualité de membre de cette commission est incompatible avec l'exercice, à titre principal, d'activités dans le domaine de la sécurité.
Mme Marie-Anne Frison-Roche souligne que le principe d'indépendance des professeurs d'université et des parlementaires conduit, par exception, à leur permettre de conserver ces fonctions tout en participant au collège d'une AAI.
En outre, s'agissant de la participation de parlementaires ou de personnes désignées par l'Assemblée nationale ou le Sénat au collège d'une AAI, le Conseil d'Etat relevait dans son rapport de 2001, qu'elle n'offrait « pas prise à contestation sur le plan des principes puisqu'elle symbolise le fait que le choix des personnes auxquelles va être confiée l'institution voulue comme indépendante n'est pas le monopole de l'exécutif. 145 ( * ) ».
Au sein des AAI chargées de la régulation d'un secteur économique, l'indépendance des membres requiert une vigilance particulière en matière d'intérêts et de participations. La loi doit alors définir des règles d' incompatibilité patrimoniale , écartant tout lien entre les membres de l'autorité et le secteur régulé.
Ainsi, l'article L. 461-2 du code de commerce dispose que tout membre du Conseil de la concurrence « doit informer le président des intérêts qu'il détient ou vient à acquérir et des fonctions qu'il exerce dans une activité économique ».
Toutefois, des règles de déport apparaissent également indispensables pour garantir l'impartialité des membres des autorités chargées de protéger les droits et libertés.
Aussi, l'article 3 de la loi n° 2004-1486 du 30 décembre 2004 portant création de la HALDE dispose-t-il que tout membre de la haute autorité doit informer le président des intérêts directs ou indirects qu'il détient ou vient à détenir, des fonctions qu'il exerce ou vient à exercer et de tout mandat qu'il détient ou vient à détenir au sein d'une personne morale.
En outre, aucun membre de la Haute autorité ne peut participer à une délibération ou procéder à des investigations relatives à un organisme au sein duquel il a, au cours des trois années précédant la délibération ou les vérifications, détenu un intérêt direct ou indirect, exercé des fonctions ou détenu un mandat.
Le régime de déport des membres de la CNIL est défini par des dispositions quasiment identiques (article 14 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés).
Recommandation n° 23 :
L'Office parlementaire d'évaluation de la législation juge indispensable que les lois créant des autorités administratives indépendantes soumettent les membres de ces instances à un régime d'incompatibilité visant :
- l'exercice de certaines fonctions ou la détention d'intérêts ou de mandats au sein d'organismes qui pourraient faire l'objet d'investigations ou de décisions de l'autorité ;
- la participation aux activités de l'autorité qui concerneraient des organismes au sein desquels le ou les membres auraient exercé des fonctions ou détenu des intérêts ou des mandats au cours des trois années précédentes au minimum .
Il convient que ce dispositif, sur le modèle du régime appliqué à la CNIL et à la HALDE, prévoie :
- l'obligation pour tous les membres du collège de l'autorité d'informer le président des intérêts directs ou indirects qu'il détient ou vient à détenir, des fonctions qu'il exerce ou vient à exercer et de tout mandat détenu au sein d'une personne morale ;
- que ces informations, ainsi que celles concernant le président de l'autorité, sont tenues à la disposition des membres de la commission ;
- que le président de la commission prend les mesures appropriées pour assurer le respect de ces obligations.
b) L'exigence de compétence
Le lien entre la compétence des membres et leur indépendance justifie non seulement qu'ils exercent leur mandat pendant une durée suffisante, mais aussi que soit vérifiée la pertinence de leur nomination par rapport au domaine d'intervention de l'autorité.
En effet, selon l'analyse de Mme Marie-Anne Frison-Roche, la compétence permet de prévenir le phénomène de « capture » c'est-à-dire « le fait d'un sentiment d'identité entre membres de l'autorité, ou entre ceux-ci et des parties prenantes, qui les empêche de prendre distance. La capture, que l'on peut donc définir comme ce manque de distance, peut tenir encore au fait que les membres des autorités n'ont pas les moyens d'être critiques par rapport aux informations que les parties prenantes leur transmettent ou, pire encore, n'ont pas les moyens de déterminer la pertinence des questions posées. Dès lors, la compétence est la garantie la plus forte de l'indépendance . »
Cette exigence de compétence contribue d'ailleurs autant à l'indépendance de l'autorité qu'à sa légitimité, favorisant par conséquent l'acceptation de ses décisions.
Elle ne concerne pas les membres des collèges qui appartiennent à de hautes juridictions (Conseil d'Etat, Cour de cassation, Cour des comptes) dont le statut garantit l'indépendance, ni les parlementaires, qui tiennent leur légitimité de leur élection.
En revanche, les dispositions relatives à la nomination de personnalités sans précision de statut doivent à tout le moins exiger des compétences dans le domaine d'activité de l'autorité.
L'article L. 461-1 du code de commerce dispose par exemple que le Conseil de la concurrence comprend, notamment, quatre personnalités choisies en raison de leur compétence en matière économique ou en matière de concurrence et de consommation.
S'agissant de la CNIL, l'article 13 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés prévoit que son collège comprend notamment cinq personnalités qualifiées pour leur connaissance de l'informatique ou des questions touchant aux libertés individuelles 146 ( * ) .
Recommandation n° 24 :
L'Office juge indispensable que la nomination de personnalités qualifiées au sein du collège d'une AAI soit soumise à des exigences de compétence en rapport direct avec le domaine d'intervention de l'autorité.
c) Les conditions de reconversion à la fin du mandat
L'articulation des règles assurant l'indépendance des membres des collèges avec l'exigence de compétence peut présenter des difficultés. Aussi le législateur doit-il rechercher des solutions pragmatiques, permettant de constituer des collèges indépendants et compétents, sans dissuader les recrutements par des règles trop contraignantes.
En effet, les personnes pressenties pour entrer dans le collège d'une autorité peuvent avoir, le cas échéant, des aspirations légitimes quant à leur carrière à l'issue de leur mandat. Pour éviter le risque de « capture » de ces personnes par les entreprises régulées, la loi peut prévoir un délai de viduité à la fin du mandat.
Cette interdiction de reconversion immédiate au sein d'une entreprise ayant fait l'objet de régulations par l'autorité au sein de laquelle la personne a siégé peut avoir un effet dissuasif . Comme le relève Mme Marie-Anne Frison-Roche, « les personnes compétentes, et qui sont encore en âge de devoir considérer la suite de leur activité professionnelle après leur passage dans l'autorité, sont incitées à ne pas y entrer ».
Toutefois, le délai de viduité vise davantage les AAI chargées de réguler un secteur économique que les autorités chargées de protéger les droits et libertés des citoyens.
En outre, son effet dissuasif apparaît sans incidence si l'activité de l'autorité n'a pas de fort contenu technique ou si un grand nombre de personnes compétentes sont disponibles. Il peut en revanche avoir un impact déterminant dans les deux hypothèses inverses : une forte dimension technique et une pénurie de personnes compétentes. Selon Mme Marie-Anne Frison-Roche, ce cas de figure est notamment celui de la régulation bancaire, financière, énergétique ou des télécommunications.
Le régime des incompatibilités a posteriori ne doit donc pas être trop strict. La loi ne définit d'ailleurs ce régime que pour un petit nombre d'AAI.
Ainsi, les membres du Conseil supérieur de l'audiovisuel, pendant un délai d'un an après la fin de leur mandat, ne peuvent exercer des fonctions, recevoir d'honoraires ou détenir des intérêts dans une entreprise de l'audiovisuel, du cinéma, de l'édition, de la presse, de la publicité ou des télécommunications 147 ( * ) .
Le régime le plus strict est celui appliqué aux membres de la Commission des participations et des transferts qui ne peuvent, pendant un délai de 5 ans à compter de la cessation de leurs fonctions, devenir membres d'un conseil d'administration, d'un directoire ou d'un conseil de surveillance d'une entreprise qui s'est portée acquéreur de participations antérieurement détenues par l'Etat ou d'une de ses filiales, ou exercer une activité rétribuée par de telles entreprises (art. 3 de la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités de privatisation).
La procédure de contrôle des fonctions ou responsabilités que peuvent exercer les anciens membres des autorités administratives indépendantes dans le secteur privé revêt davantage de souplesse lorsqu'elle est organisée par l'autorité elle-même, dans le cadre de son règlement intérieur ou d'un code de déontologie.
Cette procédure peut, le cas échéant, s'inspirer du fonctionnement de la Commission de déontologie qui examine si les activités privées qu'envisagent d'exercer des fonctionnaires ne sont pas incompatibles avec leurs précédentes fonctions 148 ( * ) .
Recommandation n° 25 :
L'Office estime que la loi doit prévoir la définition par chaque AAI de règles déontologiques comprenant, le cas échéant, des incompatibilités a posteriori .
* 145 Conseil d'Etat, rapport public 2001, La documentation française, p. 291.
* 146 Dont trois sont nommées par décret, une par le président de l'Assemblée nationale et une par le président du Sénat.
* 147 Le non-respect de cette disposition est soumis à l'article 432-13 du code pénal, relatif à la prise illégale d'intérêts, qui prévoit une peine de deux ans d'emprisonnement et de 30.000 euros d'amende (art. 5 de la loi n°86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication).
* 148 L'article 87 de la loi n°93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques crée une commission au sein de chacune des trois fonctions publiques. La composition, l'organisation et le fonctionnement des trois commissions ainsi instituées ont été définies par le décret n° 95-168 du 17 février 1995.