II. LE DISPOSITIF DE DÉTENTION-SÛRETÉ EN ALLEMAGNE : LA PRIORITÉ ACCORDÉE À LA NEUTRALISATION DE LA DANGEROSITÉ

La mesure de détention-sûreté (Sicherungsverwahrung) permet de maintenir une personne en détention après l'exécution de sa peine. Ainsi que l'a indiqué à votre délégation M. Bernard Böhm, sous-directeur des affaires pénales au ministère fédéral de la justice, elle vise les « délinquants d'habitude qui ne sont pas amendable s » et sont susceptibles de toujours représenter un danger pour la société.

A. UN CHAMP D'APPLICATION PROGRESSIVEMENT ASSOUPLI

Le dispositif allemand a connu un destin singulier. Alors qu'il semblait devoir tomber en désuétude, il a vu, au contraire, au tournant des années 90, son utilité reconnue et son champ d'application, entouré de plusieurs garanties, s'élargir.

Selon les interlocuteurs de votre délégation, la détention-sûreté constitue l'une des très rares législations de cette époque à avoir été maintenues par les alliés après 1945 en Allemagne de l'Ouest. Lors des négociations engagées dans le cadre de la réunification, les autorités de l'ex-RDA avaient obtenu que la mesure ne soit pas appliquée sur le territoire des länder de l'est. Les responsables de la RFA s'interrogeaient eux-mêmes sur l'intérêt d'un dispositif alors peu utilisé.

Cependant, ces réserves ont été levées sous l'effet, selon les interlocuteurs de votre délégation, de crimes sexuels ayant profondément choqué l'opinion publique. En outre, dans certains cas, cette mesure apparaît comme le seul moyen de prévenir la récidive d'individus particulièrement dangereux. Enfin, il importe aussi de relever que les durées de peine encourues en Allemagne sont, en moyenne, moins longues qu'en France pour des infractions comparables. En particulier, le système pénal allemand ne comporte pas de dispositions spécifiques en matière de récidive et ne prévoit pas contrairement aux règles françaises le doublement de la peine encourue 58 ( * ) . Il est possible que la détention-sûreté soit aussi un moyen de prolonger en pratique la peine initialement prononcée au vu, en particulier, de la dangerosité de la personne. La pression apparaît d'autant plus forte que le taux de récidive en matière de délinquance sexuelle serait particulièrement élevé puisque, selon les interlocuteurs de votre délégation, la moitié des personnes condamnées pour une telle infraction commettrait une nouvelle infraction de même nature après avoir purgé sa peine.

Le dispositif a été successivement assoupli en 1998, 2002 et 2003. En 1998, la condition selon laquelle la détention-sûreté ne peut être prononcée que si l'auteur de l'infraction a déjà été condamné antérieurement à deux reprises a été supprimée pour les délits ou crimes les plus graves 59 ( * ) . En 2002, le législateur a permis au tribunal, initialement tenu de prononcer la détention-sûreté comme une sorte de peine complémentaire au moment du jugement , d'ordonner cette mesure ultérieurement à condition toutefois qu'il s'en réserve expressément la faculté dans son jugement (art. 66 (b) du code pénal). En 2004, enfin, la réforme a ouvert au tribunal la possibilité de prononcer la mesure après le jugement même s'il ne s'est pas réservé cette faculté au moment de la condamnation afin de prendre en compte une dangerosité apparue en cours de détention 60 ( * ) .

1. Des conditions étendues

Compte tenu de ces modifications successives, le dispositif en vigueur présente une certaine complexité. Il convient désormais de distinguer les cas où la mesure est décidée au moment même de la condamnation et les cas où elle peut être décidée après le prononcé du jugement.

Dans le schéma initial - décision ab initio de la juridiction de jugement - la détention-sûreté est subordonnée en principe à trois conditions tenant, d'une part, à l'infraction commise ou à la condamnation prononcée, d'autre part, au passé pénal du prévenu et, enfin, à la dangerosité de la personne. S'agissant de ce dernier critère, les interlocuteurs de notre délégation ont estimé que la référence à une dangerosité liée au préjudice économique n'avait plus guère de justification et devait être considérée comme obsolète.

Le tableau suivant rappelle les principaux éléments du dispositif.

Mesure de détention-sûreté : conditions pour le prononcé ab initio

Condamnation prononcée

Passé pénal (1)

Personnalité
des condamnés

Décision prise ab initio par le tribunal

Art. 66, al. 1

- condamnation à une peine d'au moins 2 ans d'emprisonnement

- deux condamnations à une peine d'au moins un an d'emprisonnement pour des infractions volontaires et exécution d'une peine d'emprison-nement ou d'une mesure d'amen-dement et de sûreté d'au moins deux ans

- personne représentant un danger pour la collectivité en raison de sa propension à commettre des infractions de nature à causer un préjudice corporel ou moral important aux victimes ou un préjudice économique important

Art. 66, al. 2

- trois infractions volontaires qui, jugées séparément, entraî-neraient une peine d'au moins un an d'emprison-nement pour lesquelles la personne est condamnée à une peine d'au moins 3 ans d'emprisonnement

- Aucune condition requise

- Même condition que ci-dessus

Art. 66, al. 3

- condamnation à une peine d'au moins 2 ans d'emprisonnement pour un crime ou délit particulièrement grave (agressions sexuelles commises sur mineur ou personne vulnérable, violences volontaires aggravées)

- condamnation pour une infraction identique à une peine d'au moins 3 ans d'emprisonnement et exécution d'une peine d'emprisonnement ou d'une mesure de sûreté d'au moins 2 ans

- Même condition que ci-dessus

- deux infractions visées ci-dessus qui, jugées séparément, entraî-neraient une peine d'au moins 2 ans pour lesquelles la personne est condamnée à une peine d'au moins 3 ans d'emprisonnement

- Aucune condition requise

- Même condition que ci-dessus

Source : Commission des Lois

(1) Les infractions commises plus de 5 ans avant les faits nouveaux ne sont pas prises en compte. Le temps passé dans un établissement de soins spécialisés dans le cadre d'un placement administratif n'est pas pris en compte dans le délai de 5 ans. Les condamnations prononcées par une juridiction étrangère ne sont pas prises en compte par le tribunal sauf si elles sont constitutives d'infractions volontaires en droit allemand ou qu'elles sont équivalentes à l'une des infractions visées à l'article 66, alinéa 3.

La juridiction peut décider une mesure de détention-sûreté après la condamnation dans deux cas de figure.

Premier cas de figure : le tribunal peut se réserver, au moment de la condamnation , la possibilité d'ordonner ultérieurement le maintien en détention d'une personne à deux conditions :

- l'auteur de l'infraction répond aux conditions prévues par l'article 66, alinéa 3, du code pénal (infractions d'une particulière gravité) ;

- il n'est pas possible d'établir avec une certitude suffisante la dangerosité de l'intéressé. Le tribunal doit alors se prononcer au plus tard 6 mois avant la date à laquelle le condamné pourrait bénéficier d'une libération conditionnelle (possible lorsque la personne a purgé les deux tiers de sa peine). La mesure ne peut être ordonnée que « lorsque, eu égard à la personnalité du condamné, à la nature des infractions commises et à son évolution durant son incarcération, il existe un risque que celui-ci commette à nouveau des infractions graves de nature à causer un préjudice corporel ou moral important aux victimes ».

Second cas de figure : le tribunal ne s'est pas réservé la possibilité de décider la détention-sûreté au moment du jugement. Il peut cependant décider le maintien en détention dans deux hypothèses :

- lorsque postérieurement à une condamnation pour une infraction particulièrement grave (crime contre l'intégrité physique ou la liberté individuelle, crime de nature sexuelle, vol avec arme, vol suivi de violences ayant entraîné la mort ou délit visé à l'article 66, al. 3 du code pénal) et que les autres conditions de l'article 66, al. 3 sont réunies, il apparaît, avant la fin de l'exécution de la peine d'emprisonnement, que la personne condamnée présente une « dangerosité considérable » pour la société et un « risque majeur » de récidive ;

- lorsqu'il est mis un terme au placement de la personne condamnée dans un hôpital psychiatrique au motif que le trouble ayant entraîné son irresponsabilité pénale a disparu, le juge peut alors décider une mesure de détention-sûreté si deux conditions sont satisfaites. D'une part, le placement dans cet hôpital était justifié par la commission de l'une des infractions visées à l'article 66, alinéa 3 du code pénal ou que cette personne a déjà été condamnée à une peine d'au moins trois ans d'emprisonnement (ou placée dans un hôpital psychiatrique) pour des infractions de cette nature. D'autre part, il existe un risque majeur de récidive.

Lorsque le tribunal ne s'est pas réservé la possibilité d'ordonner la détention-sûreté dans le jugement initial, il appartient au parquet de saisir le tribunal d'une requête aux fins de placement en détention au plus tard six mois avant la remise en liberté de l'intéressé.

2. Un dispositif assorti de plusieurs garanties

La décision de détention-sûreté est encadrée à plusieurs titres.

En premier lieu, lorsque cette mesure n'a pas été décidée ou envisagée dans le jugement initial, le tribunal doit statuer de nouveau dans le cadre d'une audience publique au cours de laquelle sont entendus la personne condamnée ainsi qu'un agent de l'administration pénitentiaire qui rend compte du déroulement de l'incarcération.

Ensuite, la décision initiale ordonnant la mesure de détention-sûreté est susceptible de recours dans les conditions de droit commun (appel et pourvoi en cassation). En revanche, les décisions de renouvellement de la mesure prise tous les deux ans par le tribunal ne peuvent être attaquées que devant la cour d'appel.

Enfin, la mesure de détention-sûreté décidée ou envisagée dans le jugement ab initio est subordonnée à une expertise psychiatrique et quand elle est ordonnée en cours de détention, elle est soumise à une double expertise psychiatrique. La personne condamnée a la faculté de demander, à ses frais, une contre-expertise que le juge peut toutefois refuser.

3. Le rôle essentiel de l'expert

Selon M. Klaus-Peter Dahle, expert psychiatre, professeur de médecine à l'hôpital « La Charité » de Berlin, les conditions dans lesquelles étaient établies les expertises ont été très contestées au cours des années 80 et du début des années 90 en raison, notamment, de l'absence de méthodologie et d'un professionnalisme insuffisant. Depuis lors, plusieurs améliorations ont été apportées : psychiatres et psychologues sont tenus de suivre une formation continue (avec acquisition de bases méthodologiques et une formation pratique sous la conduite d'un expert plus expérimenté) ; plus récemment, un système de certificat permet de valider l'expérience acquise par un psychiatre au terme de plusieurs expertises et constitue ainsi un nouveau critère utile pour déterminer le choix d'un expert par la juridiction.

M. Klaus-Peter Dahle a également évoqué le renforcement des modalités d'évaluation sur la base des approches anglo-saxonnes (Royaume-Uni, Etats-Unis et Canada) avec l'élaboration de grilles d'analyses destinées à mieux mesurer le risque de récidive. L'objectif poursuivi tend à élaborer des critères d'appréciation plus homogènes.

Par ailleurs, afin de garantir l'impartialité des experts, le code pénal allemand prévoit expressément qu'ils ne doivent pas avoir été au contact avec la personne condamnée au cours de sa détention.

L'expertise se déroule en deux entretiens (sur une durée d'ensemble de 5 à 6 heures). Le coût d'une telle expertise est de l'ordre de 4.000 euros.

En tout état de cause, les conclusions de l'expert ne lient pas le juge mais pèsent cependant de manière déterminante dans sa décision.

4. La durée de la mesure

La durée de la mesure n'est pas fixée par avance par le tribunal. Selon le code pénal (art. 67 (d), alinéa 2), la détention sûreté doit être suspendue quand il n'existe plus de risques que la personne commette de nouveau une infraction. En tout état de cause, le tribunal est tenu de réexaminer la situation des condamnés tous les deux ans (article 67 (e), alinéa 2, du code pénal). En principe, la mesure prend fin à l'expiration d'un délai de dix ans. L'intéressé est alors remis en liberté à condition qu'il n'existe plus aucun risque qu'il commette à nouveau des infractions « de nature à causer un préjudice moral ou physique important aux victimes. Dans le cas contraire, il est maintenu en détention ».

La détention-sûreté pourrait donc être indéfiniment prolongée tant que la personne condamnée présente une dangerosité justifiant la mesure de sûreté. Saisie d'un recours sur ce point, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a estimé le dispositif conforme à la Constitution (arrêt du 5 février 2004). Selon la Cour, la protection de la société justifie une telle mesure. Cependant, elle estime que la détention-sûreté a aussi pour finalité la réinsertion du condamné et qu'en conséquence, l'administration pénitentiaire est tenue d'organiser un régime de détention adapté à cet objectif.

Selon les informations recueillies par votre délégation, la durée actuelle de la détention-sûreté est de l'ordre de six ans et demi mais tend à s'allonger -la mesure succédant elle-même à une peine d'emprisonnement de neuf ans en moyenne.

Lorsque le détenu est remis en liberté, il est placé de plein droit sous contrôle judiciaire 61 ( * ) . Il peut donc être astreint à certaines obligations : obligation de se présenter régulièrement à un service dirigé par le tribunal ; interdiction de se rendre dans certains lieux ou d'entrer en contact avec certaines personnes ; interdiction d'exercer une activité professionnelle en relation avec l'infraction commise ; interdiction de conduire un véhicule, etc. 62 ( * ) . Le tribunal désigne spécialement un agent de probation chargé de suivre le condamné.

Le contrôle judiciaire est prononcé pour une durée variant de deux à cinq ans -mais pouvant être illimitée pour les délinquants sexuels 63 ( * ) . Il peut être révoqué par le tribunal lorsque l'intéressé commet une nouvelle infraction ou lorsqu'il manque gravement à l'une des obligations auxquelles il est astreint.

Les interlocuteurs de votre délégation ont indiqué que l'Allemagne envisageait de modifier sa législation pour renforcer ce dispositif de contrôle judiciaire. Ils ont également relevé que les moyens humains et financiers n'étaient pas à la mesure des besoins liés au suivi des personnes libérées.

5. Un nombre croissant de personnes soumises à la mesure

Selon les informations communiquées à votre délégation, le nombre de mesures de détention-sûreté a doublé au cours de la dernière décennie pour concerner aujourd'hui 350 personnes (sur un nombre total de quelques 64.000 personnes définitivement condamnées). Le sous-directeur aux affaires pénales a estimé que le ministère de la justice s'attendait à une progression de ce dispositif dans les prochaines années (qui atteindrait 400 à 500 mesures) sous le double effet de l'augmentation du nombre de mesures et de l'allongement de la durée de la détention. Sur les dernières données disponibles, 21 mesures de sûreté étaient arrivées à leur terme en 2003. Sur ce total, treize personnes seulement avaient effectivement recouvré la liberté -neuf d'entre elles avaient été condamnées pour des infractions aux biens. Les autres restaient soumis à des mesures de contrôle.

Cet allongement de la durée de détention s'explique selon les interlocuteurs de votre délégation, par le souci manifesté par le juge en vertu du principe de précaution d'éviter toute récidive. En effet, selon le sous-directeur aux affaires pénales du ministère de la justice, la remise en liberté est susceptible de modifier le comportement d'une personne dont la dangerosité semblait avoir disparu au cours de la détention.

Les intéressés sont désormais exclusivement des hommes (quelques femmes avaient été placées en détention-sûreté avant 1991). Il s'agit pour moitié de délinquants sexuels -et pour 2 % seulement d'étrangers.

L'âge moyen est -logiquement- plus élevé que pour les personnes incarcérées.

Mme Petra Block-Weinert, directrice d'établissement pénitentiaire, a d'ailleurs indiqué à votre délégation que les personnes les plus âgées étaient placées dans des secteurs spécifiques où des soins pouvaient leur être prodigués et que, dans certains cas, un dispositif d'accompagnement de fin de vie était mis en place.

* 58 Même si l'article 46 du code pénal allemand impose au tribunal de prendre en compte la passé pénal du prévenu dans la détermination du quantum de peine.

* 59 Cette réforme a été adoptée avec l'accord des principaux partis à l'exception des Verts.

* 60 Cette réforme a étendu à l'ensemble de l'Allemagne une disposition déjà appliquée en pratique par les deux länder de Bavière et de Bade-Wurtenberg.

* 61 Article 67 (d), alinéa 3, du code pénal).

* 62 Article 68 a et b du code pénal.

* 63 Selon les indications données à votre délégation, les obligations peuvent comprendre, s'agissant des délinquants sexuels, une obligation de soins incluant la prise de médicaments.

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