II. ALLOCUTION DE M. JEAN-LOUIS ÉTIENNE

Mesdames et Messieurs, c'est un très grand honneur qui m'est fait de prononcer quelques mots de bienvenue au Sénat à l'occasion du lancement en France de l'année polaire internationale.

Hommage à l'engagement des hommes

Je veux tout d'abord rendre hommage à l'engagement des hommes en essayant d'apporter quelques éléments de compréhension à cette énigme : pourquoi cette attirance pour ces régions si inhospitalières ?

Dans cet univers sensoriel très pauvre, où le gris alterne entre le bleu et le blanc, dans cet univers sans odeur, sans bruit autre que celui du vent, l'homme, en apesanteur des contraintes et des stimulations du monde, perd ses repères et n'a pas d'autre issue que d'apprendre à s'apprivoiser lui-même. Contraint de passer du temps avec soi, on ne revient jamais le même d'un long séjour dans le grand hiver. C'est là peut-être que réside une clé du paradoxe de l'irrésistible attrait pour les régions polaires.

Cette rencontre avec soi s'exprime en général à travers l'écriture ou la peinture. L'explorateur polaire nourrit son carnet de voyage du temps qui passe, de ses émotions, de témoignages. On peut peindre, dessiner, on peut tout écrire, tout dire à son journal de bord, ce « confident du voyage ». C'est ainsi que les premiers explorateurs ont ramené des aquarelles d'un monde jusque-là inconnu, à une époque très récente où la photo et le cinéma en étaient encore à leurs premiers balbutiements.

Souvent tiraillés par le froid et la faim, sans certitude du lendemain, ces pionniers ont trouvé le courage d'écrire parmi les plus belles pages de l'héroïsme, jusque-là insoupçonné, de la nature humaine. Ils nous ont appris qu'on ne repousse pas ses limites, mais qu'on les découvre.

Ainsi, les régions polaires ont généré des héros, des peintres, des écrivains, c'est ainsi que ce monde glacial est entré dans l'imaginaire, que les igloos et les ours nourrissent toujours les plus beaux rêves d'enfance.

Pôle Nord-pôle Sud, différences et similitudes

Ces extrêmes se confondent dans la culture populaire, amalgamés dans les mêmes clichés, alors qu'ils sont différents. Au Nord, un océan profond entouré de terres, et recouvert d'une banquise de quelques mètres d'épaisseur. Au Sud, le continent antarctique, une immense calotte de glace de 3 km d'épaisseur, grande comme 28 fois la France, encerclé par l'océan austral et ses vents légendaires.

Les écosystèmes de ces deux pôles sont différents, mais les espèces qui y vivent ont en commun une remarquable adaptation au climat, au régime des vents, aux distances à parcourir pour accéder aux ressources, à la nudité des aires de reproduction ouvertes à tous les temps et aux prédateurs, à la brièveté de l'été qui impose d'élever rapidement sa progéniture avant l'arrivée brutale de l'hiver. Au cours des millénaires, ces espèces polaires ont réussi le pari biologique de s'implanter aux frontières de la vie, des frontières qu'aujourd'hui nous transgressons.

Attention, dans ce pays puissant, les espèces sont fragiles.

Un traité pour l'Antarctique

Longtemps Terra incognita , les pôles sont les dernières régions à avoir livré leur secret. Perdues aux extrémités de la Terre, elles n'apparaissent pratiquement jamais sur les cartes du monde, et pourtant elles attisent des convoitises.

A la fin de la deuxième guerre mondiale, l'Antarctique était le siège à distance de tensions diplomatiques, attisées par des revendications territoriales ; le Chili, l'Argentine, l'Australie et la Nouvelle-Zélande revendiquaient la projection de leurs côtes sur le continent blanc, l'Angleterre, la France et la Norvège faisaient valoir leurs découvreurs ; les Etats-Unis et l'Union soviétique ne revendiquaient rien mais se réservaient tous les droits.

Dans le cadre de l'Année géophysique internationale, la troisième année polaire fut décidée. Douze nations dont la France, animée par les expéditions polaires françaises que dirigeait Paul-Émile Victor, installèrent une base scientifique permanente en Antarctique. Dans ce grand élan fédérateur, tous les chercheurs de tous les pays qui, en 1957-58, se lancèrent dans cette aventure, avaient la consigne d'échanger leurs résultats. En pleine guerre froide, affranchie de toutes ambitions nationales, cette coopération internationale remarquable se conclut par la signature du Traité de l'Antarctique, faisant du continent du pôle Sud une terre de paix dédiée à la science. Le principal objectif de ce traité était d'assurer, pour l'avenir de l'humanité, que l'Antarctique soit occupé pour toujours à des fins pacifiques et ne soit jamais le sujet de discorde. Depuis sa signature et sa reconduction en 1991, les revendications territoriales sont gelées, toutes activités militaires et nucléaires sont interdites et les chercheurs sont dans l'obligation d'échanger leurs résultats. Le Protocole de Madrid relatif à la protection de l'environnement interdit l'exploitation des richesses potentielles de l'Antarctique jusqu'en 2048.

Voilà, Mesdames et Messieurs, ce que la précédente année polaire internationale a légué à l'humanité, un traité de paix, un modèle exemplaire de gestion à l'échelle planétaire, et cet acte fondateur n'a pu exister que parce qu'il a été le fruit d'une communauté scientifique unie.

Témoins et acteurs du climat, les pôles appellent des mesures de protection planétaires

Aujourd'hui, l'état du monde a changé et les régions polaires sont avant-postes de la menace grandissante du changement climatique. Dans notre compréhension du phénomène, les régions polaires ne sont plus seulement les témoins à distance du réchauffement, elles sont aussi les acteurs de la disharmonie climatique qui va progressivement peser sur notre avenir et celui de tous les écosystèmes. Car tout ce qui touche au pôle touche le monde, et réciproquement.

L'année polaire internationale qui s'ouvre va permettre un état des lieux sur l'impact humain, géopolitique, biologique et environnemental de notre civilisation, un impact malheureusement connu d'avance, notamment en Arctique.

Fort de cette expertise qui aura un retentissement mondial, gageons qu'à l'instar de l'année polaire internationale précédente, à l'origine du Traité de l'Antarctique, la communauté scientifique, forte et unie derrière ce constat, et s'appuyant sur le dernier rapport du GIEC, gageons que les scientifiques sauront élaborer sous la bannière de l'année polaire internationale un appel solennel de nature à convaincre tous les décideurs, industriels et politiques, qu'ils doivent urgemment engager, dans leur champ de responsabilités, les mesures environnementales qui s'imposent, que leurs craintes pour leurs intérêts sectoriels et nationaux ne sont plus de mise, et qu'en prenant tout de suite ces mesures, l'avenir leur donnera raison.

C'est un magnifique défi, que cette année polaire internationale peut relever, en s'appuyant sur l'universalité des pôles, ces points de convergence où les méridiens de tous les pays se rejoignent.

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