INTRODUCTION

En choisissant d'examiner la situation de la formation professionnelle, selon une analyse globale qui dépasse nécessairement le seul examen de notre système de formation continue, et de suggérer des pistes de réforme opérationnelles, la mission sénatoriale avait bien conscience d'affronter un sujet à la fois essentiel mais également complexe, polémique et bien souvent contradictoire .

Une segmentation excessive des conceptions et des structures de formation dans leur ensemble.

Fondamentalement, dans l'Union européenne, la France se singularise par une excessive spécialisation des âges de la vie : la jeunesse y est consacrée aux études et l'âge adulte au travail. Cette conception trop cloisonnée se conjugue avec une césure, plus nette que dans les autres pays, entre le système éducatif et le marché du travail . Au final, la France détient un record pour la proportion d'élèves scolarisés à l'âge de dix-huit ans (80 %, contre 54 % au Royaume-Uni et 75 % en moyenne pour l'Europe des Quinze en 2003). Pourtant, le taux de chômage de nos jeunes est anormalement élevé et l'espérance de formation tout au long de la vie d'un français est, en nombre d'années, plus faible que dans l'ensemble de l'Europe .

Au vu de ces résultats, et sans méconnaître ses succès et ses progrès, la mission souligne que ce modèle français encore imprégné d'une conception trop « tayloriste » de la spécialisation des âges, des diplômes et du travail ne correspond pas suffisamment aux besoins accrus d'adaptabilité et de mobilité qui caractérisent notre temps. Sa rénovation constitue désormais un enjeu majeur.

Pour y parvenir, le principal défi consiste à bousculer des cloisonnements et une « logique de statuts » encore vivaces dans l'ensemble de notre pays et, en particulier, dans les secteurs de la formation professionnelle initiale, supérieure et continue. Les innombrables composantes de l'appareil de formation ou d'insertion sont, en effet, segmentées à un degré - unique au monde - qui défie toute compréhension et, plus grave encore, toute orientation rationnelle. C'est en décloisonnant ce système que la somme des dévouements individuels des acteurs de la formation, auxquels la mission d'information tient à rendre un hommage appuyé, pourra se traduire par un système globalement plus efficace .

La formation continue : enjeu de société ou enjeu de négociation sociale ?

Les difficultés à surmonter sont nombreuses : elles se sont manifestées d'emblée lorsque la mission s'est attachée à cerner les clefs de compréhension des pratiques existantes en matière de formation continue.

Cette dernière est très largement reconnue comme un « sésame » professionnel , pour reprendre la formule utilisée par M. Gérard Larcher lors de son audition, et donc essentielle à l'adaptation de la France aux nouvelles régulations économiques et sociales.

Son efficacité est cependant parfois relativisée. « On en attend trop » disent certains en rappelant, d'ailleurs, une vérité première : c'est bien souvent « sur le tas » ou de manière informelle que se transmettent les enseignements essentiels de l'existence humaine ou professionnelle. D'autres ont fait allusion au caractère ambivalent d'un système qui tout en affichant un but d'efficacité économique ou d'équité reste, en même temps, « conditionné » par de puissants enjeux de négociation sociale et par la préservation des intérêts existants, voire même de certaines « rentes de situation » construites sur la restriction de l'accès à certaines professions par des obligations de formation à l'utilité contestable. Tout en souscrivant à la métaphore du « sésame » utilisée par M. Gérard Larcher, les parlementaires de la mission se sont ainsi demandés s'il ne fallait pas aussi « secouer le cocotier » de la formation professionnelle. En bref, la dynamique de la négociation sur la formation professionnelle doit être guidée par un projet répondant aux besoins de la société.

L'accroissement des dépenses et des critiques de la formation continue

La mission a relevé un paradoxe : la contestation croissante de la formation professionnelle continue s'accompagne de l'augmentation régulière de ses « parts de marché ».

D'un côté, on constate, à travers divers rapports publiés depuis 2000, une tendance à la radicalisation des critiques de la formation professionnelle. En effet, les arguments traditionnels étaient axés sur la dénonciation de l'« opacité » et de l'aggravation des inégalités de formation tandis que certaines études les plus récentes en viennent à préconiser une suppression pure et simple du dispositif actuel.

Dans ces conditions, soucieuse de préserver un système dont l'existence même est remise en cause, la mission sénatoriale se devait d'examiner attentivement les arguments qui conduisent à un tel diagnostic ; elle devait aussi se demander si, dans ce domaine comme dans d'autres, certains dysfonctionnements n'apparaissent pas désormais incompatibles avec les exigences de la société française et l'évolution des esprits.

Parallèlement à cette contestation grandissante, il convient de reconnaître que la croissance de ce secteur a été financée, en grande partie, de façon volontaire par les employeurs, bien au-delà de leur obligation légale : cette dernière avoisine 1,6 % de la masse salariale tandis que l'effort réel des entreprises équivaut au double. Reste à savoir si cette masse de dépenses témoigne d'une satisfaction à l'égard des structures en place, de la conscience aiguë des besoins de formation non satisfaits ou si elle correspond au prolongement, par un « effet de cliquet », de l'effort accru de formation qui a accompagné l'introduction des nouvelles technologies dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.

La méthode de la mission d'information

Avec la volonté d'ordonner son analyse de systèmes segmentés autour de la vision la plus large possible, la mission d'information s'est attachée en l'espace de six mois à recueillir les points de vue des acteurs de la formation professionnelle les plus divers : non seulement en auditionnant plus d'une centaine de représentants et d'experts mais aussi en stimulant toutes les contributions par la mise en place d'un site internet. Soucieuse de confronter les prises de positions officielles à la réalité vécue et perçue par les utilisateurs, elle a bénéficié de la contribution d'étudiants qui ont enquêté auprès de salariés et de demandeurs d'emplois. En outre, la mission a tenu à se rendre sur le terrain où elle a constaté le dévouement et la créativité des acteurs de la formation : les expériences pilotes qui lui ont été présentées témoignent des gisements extraordinaires de progrès que recèle ce secteur.


• L'état des lieux

Complexité, cloisonnement et corporatisme : les trois C et l'enlisement des priorités

L'enseignement majeur des travaux de la mission se résume par un indice : l'organisation actuelle de la formation professionnelle contraint les acteurs de terrain à « renverser des montagnes », pour parvenir à des résultats intéressants. Notre système est, en effet, aujourd'hui dominé par une logique de fonctionnement qui se caractérise par trois « maux/mots » : complexité, cloisonnement et corporatisme .

Ces « trois C » ont tout d'abord des effets dévastateurs sur la mise en oeuvre de priorités pourtant consensuelles : elles s'égarent dans la complexité, se contredisent dans les corporatismes, et s'immobilisent dans les cloisonnements .

Il en va ainsi de l'accès à la formation. Toutes les statistiques démontrent que ceux qui en ont le plus besoin en bénéficient le moins. A rebours de l'objectif initial, l'élévation générale du niveau des connaissances et des qualifications a ainsi été freinée par ces trois C dans une France qui compte encore un dixième d'illettrés dans sa population d'âge actif. Parmi eux, on compte 1,6 million de salariés en exercice : notre système de formation a le devoir de leur offrir des outils efficaces tout en « déstigmatisant » les difficultés qu'ils n'osent bien souvent pas révéler dans un contexte où l'intelligence de la main n'est pas reconnue à sa juste valeur .

Le principe fondateur, en 1971, du système de formation professionnelle a ainsi été fortement ébranlé. Non seulement les inégalités de formation n'ont pas été réduites, mais, il a été également maintes fois déploré, au cours des auditions, que l'exercice de la « seconde chance » soit trop souvent confiné à des formations financées par des branches professionnelles pour des métiers relevant de la même branche professionnelle. Même si la branche est le niveau historique pertinent de la régulation de la qualification , de telles pratiques, en harmonie avec le fonctionnement du marché du travail des années soixante, font aujourd'hui obstacle à la mobilité interbranche . Plus grave encore, comment, dans ces conditions, financer la formation dans les secteurs d'avenir encore en gestation ? Le cas des services à la personne justifie, à lui seul, des mesures correctrices urgentes. Les emplois potentiels se chiffrent en millions, et il serait singulier, au moment où le nombre de stages relatifs aux consignes de sécurité dans l'entreprise explose, que notre pays en vienne à négliger la formation de ceux qui auront pour mission de veiller sur les personnes - seniors ou juniors - les plus fragiles.

Les trois C et la dispersion des moyens de formation

Le syndrome des « trois C » explique le caractère peu cohérent de notre appareil de formation.

Dès 1971, constatant la difficulté de l'éducation nationale à s'ouvrir au monde de l'entreprise, il a été décidé de créer, non pas un service public mais un « marché » de la formation continue. Trente-cinq ans plus tard, l'éducation nationale ne s'affiche plus comme une « citadelle », selon l'expression de M. Jacques Delors, si l'on en croit la réglementation prônant le partenariat et l'ouverture au monde professionnel. Cependant, un certain cloisonnement perdure dans les esprits, comme ont pu le signaler avec lucidité plusieurs intervenants issus eux-mêmes de l'éducation nationale.

En outre, les frontières entre formation continue et initiale apparaissent de plus en plus contradictoires avec l'unité et l'urgence des besoins. Par exemple, l'acquisition du « socle de connaissance » relève explicitement de la formation continue et en même temps constitue évidemment la mission fondamentale de l'enseignement initial : la mutualisation des moyens s'imposerait donc dans ce domaine comme dans d'autres. Une autre illustration de cette incohérence de la segmentation actuelle se manifeste dans l'enseignement supérieur : rien n'interdit à un salarié de s'inscrire à l'université en tant qu'étudiant ; or cette démarche, juridiquement irréprochable, a suscité les interrogations de la Cour des comptes puisque, financièrement, ce processus aboutit à financer la formation des salariés sur le budget normalement alloué à l'enseignement supérieur initial.

La dispersion des moyens de formation s'accompagne également du cloisonnement excessif des moyens de financement. Pour résumer l'essentiel, ceux-ci sont souvent affectés en fonction des légitimes priorités de chaque branche professionnelle ; cependant la somme de ces priorités ne correspond pas au défi global de mutation et de reconversion de notre appareil de production.

Les trois C et la gouvernance du système de formation professionnelle : « Il n'y a plus de pilote dans l'avion »

« Il n'y a plus de pilote dans l'avion » : telle est la formule employée par M. Jacques Delors devant la mission d'information pour résumer l'état actuel de la « gouvernance » de la formation professionnelle.

L'effet de dilution des trois C est, à cet égard, particulièrement dommageable. En outre, l'insuffisance des outils permettant d'évaluer l'efficacité des formations est manifeste ; le contrôle est, en effet, essentiellement accaparé par les « moyens mis en oeuvre » par les organismes de formation et l'application d'une réglementation considérée sur le terrain comme assez largement touffue et difficilement compréhensible.

En outre, au niveau régional, la difficulté d'articuler la logique territoriale avec la logique de branche ne permet souvent pas de rassembler, à la même table de négociation, les partenaires les mieux à même de définir les actions de formation les mieux adaptées.


• Les axes de progression

Aux trois maux répondent trois remèdes : la personne, les partenariats, la proximité . La mission d'information préconise l'application de cette méthode des « trois P » pour donner un nouvel élan à notre système de formation professionnelle.

Les trois P au service de la sécurisation des parcours professionnels.

Sécuriser l'accès à l'emploi par la qualification, c'est tout d'abord adapter les formations aux besoins de demain et non pas d'hier. Les prochaines années seront marquées, en France, par des bouleversements inédits de l'emploi. Pour y faire face, il convient d'abandonner la « logique du stage » et une certaine tendance au « remplissage » artificiel de filières de formations sans débouchés réels. En revanche, la mission préconise de privilégier systématiquement les partenariats et la mutualisation des moyens pour remédier notamment à la saturation de l'offre de formation dans les « métiers en tension » et créer les nouvelles formations dont la France a besoin, en particulier dans les services à la personne.

L'atomisation des structures de formation et d'orientation égare et décourage la personne plus qu'elle ne la motive. La mission estime, à cet égard, prioritaire de décloisonner l'accès à la formation notamment en introduisant un compte épargne formation qui favorisera la restructuration de l'offre en fonction des besoins personnalisés. La prise en main de sa destinée professionnelle par l'individu est unanimement reconnue comme le « moteur » de la formation : cette évidence doit déboucher sur la mise en place de nouveaux outils opérationnels et non plus se limiter à nourrir des formules incantatoires.

Les trois P et le renforcement de la performance de l'outil de formation

Pour optimiser les performances de l'appareil de formation, il faut d'abord développer la capacité de les évaluer. Après avoir été presque convaincue par divers intervenants institutionnels de la trop grande difficulté de cette tâche, la mission a constaté que certains chercheurs isolés apportent une démonstration par l'exemple de la possibilité de mesurer de façon réaliste et indépendante l'efficacité des stages au regard d'objectifs variés. En outre, certains organismes labellisent les formations en s'attachant à l'essentiel - la qualité des formateurs - à travers des critères indirects de viabilité financière des opérateurs de formation. Se fondant sur ces réalités concrètes, la mission recommande de stimuler ces initiatives et de rassembler les moyens disparates pour créer un organe indépendant de régulation et d'évaluation de l'appareil de formation .

Par ailleurs, pour renforcer l'efficacité de l'appareil de formation et innover dans l'ingénierie, point n'est besoin d'analyser longuement les modèles étrangers. Sur le terrain, en France, la mission a ciblé des pratiques exemplaires qui doivent être mieux connues et diffusées.

Rationaliser les circuits de financement constitue une tâche immense et délicate dans le contexte français. A titre de mécanisme de sauvegarde provisoire, la mission recommande d'intensifier la mutualisation et d'encourager le regroupement des organismes de collecte pour leur faire atteindre un seuil d'efficacité critique, et de séparer l'argent qui relève de la gestion paritaire de la formation professionnelle de celui nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie.

Les trois P et la gouvernance efficace par la territorialisation

La mission d'information a bien conscience que la vie économique ne s'arrête pas aux frontières administratives, comme le lui a fait observer le représentant des chambres de commerce et d'industrie. En même temps, l'adaptabilité territoriale de l'appareil de formation aux besoins de l'économie est essentielle : en effet, les prévisions d'emploi au plan national ne constituent que des indicateurs généraux ; concrètement, le « réglage fin » de l'articulation entre les besoins en emplois et les formations à mettre en place ne peut s'opérer qu'au niveau régional avec une attention toute particulière portée à l'analyse de la situation dans les bassins d'emplois, lieux privilégiés de l'action.

Simultanément, l'État doit demeurer le garant sur l'ensemble du territoire de l'équité du système de formation professionnelle. Il se doit d'être le moteur de la simplicité dans un océan de complexité.

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