II. LE DÉFI DE LA SAUVEGARDE ET DE LA VALORISATION DU PATRIMOINE ROUMAIN

A. UN SURSAUT NÉCESSAIRE : S'ENGAGER DANS L'AVENIR SANS RENIER SON PASSÉ

Les personnalités rencontrées par la délégation lors de sa mission lui ont unanimement affirmé que la défense du patrimoine architectural était un grand combat à mener pour la Roumanie.

Les années de régime totalitaire ont mis à mal le sentiment d'identité nationale : un travail de réappropriation, par les Roumains, de leur passé, apparaît nécessaire. Cela suppose de susciter une large prise de conscience de l'importance symbolique mais aussi économique de cet héritage commun .

En effet, comme l'avaient souligné nos collègues Philippe Richert et Philippe Nachbar dans un rapport d'information présenté en 2006 14 ( * ) , le patrimoine représente, au-delà de sa richesse intrinsèque et de son importance sociale et politique, un levier de développement et d'attractivité des territoires par l'activité économique et touristique qu'il suscite, directement ou indirectement. Or, le patrimoine historique apparaît encore trop souvent, y compris dans notre pays, davantage comme une charge lourde d'entretien, voire une contrainte, que comme un atout.

C'est pourquoi une priorité pour nos partenaires roumains consiste, en particulier, à sensibiliser les responsables nationaux et locaux ainsi que le grand public aux enjeux de la conservation et de la valorisation du patrimoine , non seulement dans l'objectif de cimenter l'identité et la mémoire collectives, mais aussi au regard de ses retombées économiques.

1. Le patrimoine, un levier de développement local et rural : un potentiel à valoriser

La Roumanie présente un formidable patrimoine architectural, une grande diversité de paysages ainsi qu'un patrimoine « immatériel » riche, par ses traditions populaires et son folklore encore bien vivants : il s'agit incontestablement d'un atout en termes de diversité culturelle dont nos partenaires roumains ont tout lieu d'être fiers et tout intérêt à valoriser.


• La délégation en a pris toute la mesure en se rendant en Bucovine, à la frontière avec l'Ukraine, dont les monastères peints , inscrits sur la liste représentative du patrimoine mondial de l'UNESCO depuis 1993, sont une illustration de la richesse exceptionnelle de ce patrimoine.

Les monastères de Bucovine : un patrimoine mondial de l'UNESCO

Sept églises et monastères sont inscrits depuis 1993 sur la liste représentative du patrimoine mondial :

- Arbore (l'église de la Décollation de Saint Jean-Baptiste) ;

- Humor (l'église de l'Assomption de la Vierge et de Saint-Georges) ;

- Moldovita (l'église de l'Annonciation) ;

- Patrauti (l'église des croix sacrées) ;

- Probota (l'église de Saint-Nicolas) ;

- Suceava (l'église de Saint George) ;

- Voronet (l'église de Saint-Georges).

Avec leurs murs extérieurs peints, ornés de fresques des XV e et XVI e siècles, chefs-d'oeuvre de l'art byzantin, ces sept églises du nord de la Moldavie sont uniques en Europe.

Ces monastères offrent un exemple de l'impact que peut représenter le patrimoine culturel - et, en l'occurrence, religieux - sur le développement local. Ils accueillent un nombre important de visiteurs, dans un contexte d'engouement du public pour le tourisme culturel et patrimonial.

Favoriser l'essor d'une forme de « tourisme durable » peut-être un important facteur de développement rural , dans un pays qui compte encore près de 10 millions de ruraux sur une population de près de 22 millions d'habitants (soit un taux d'urbanisation de moins de 53 %). La rénovation de fermes ou de demeures typiques, converties en totalité ou pour partie en maisons d'hôtes, en est un exemple réussi, dès lors que la restauration se fait dans le respect du bâti traditionnel. Cela peut générer un revenu complémentaire pour les agriculteurs locaux. Rappelons que l'agriculture représente 7,1 % du produit intérieur brut (PIB) roumain.

Il appartient néanmoins aux autorités roumaines de veiller à ce que ce développement touristique puisse se concilier avec l'impératif de préservation de ces sites et de leurs abords . Or, la délégation a pu constater, par endroits, que des constructions neuves de maisons d'hôtes pouvaient mal s'intégrer dans le paysage environnant.


• La Bucovine n'est pas la seule région où le patrimoine constitue un levier de développement touristique. Rappelons en effet que l 'UNESCO a inscrit six autres sites culturels ou naturels roumains sur la Liste du patrimoine mondial : le centre historique de Sighi°oara (1999), les églises en bois de Maramureþ (1999), les forteresses daces des monts d'Orastie (1999), le Monastère de Horezu (1993), les sites villageois avec églises fortifiées de Transylvanie (1993) et le delta du Danube (1991).

Par ailleurs, 14 sites figurent sur la liste indicative, notamment le monastère de Neamt (1991), l'église des Trois Hiérarques de Iasi (1991), les « coules » de Petite Valachie (1991), le centre historique de Sibiu (2004) ou encore l'église de la Résurrection du monastère de Sucevita (2005).

Dans le cadre de la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, l'UNESCO a inscrit sur la liste représentative la danse rituelle du Cãlu°, exécutée dans la région d'Olt dans le sud de la Roumanie, et qui consiste en un ensemble de jeux, de parodies, de chants et de danses.


• Certaines collectivités locales roumaines ont pris la mesure de la valeur de leur patrimoine historique et mènent des actions exemplaires pour le sauvegarder et le mettre en valeur. Ainsi, le succès de Sibiu comme capitale européenne de la culture en 2007 doit beaucoup au patrimoine historique de cette ville de Transylvanie et illustre de la plus belle des manières la politique de mise en valeur de ce patrimoine.

Toutefois, elles ne sont pas encore majoritaires. Comme les personnalités rencontrées par la délégation l'ont souligné, cette prise de conscience reste encore insuffisante en Roumanie. C'est pourquoi, une analyse des retombées économiques du patrimoine devrait être réalisée, aux niveaux national et local, puis largement diffusée, afin de sensibiliser les acteurs publics et l'ensemble de la population aux enjeux de la protection de cet héritage culturel.


• Notons par ailleurs que les actions de sensibilisation et de soutien menées par les organismes européens et internationaux ont également leur importance pour accompagner nos partenaires roumains dans cette prise de conscience et les aider à financer la restauration des sites culturels. L'enjeu de la sauvegarde de ce patrimoine dépasse en effet les frontières de la Roumanie.

En dehors de l'UNESCO, ou encore du Conseil de l'Europe, votre commission souligne le rôle joué, en ce sens, par le réseau « Europa Nostra » 15 ( * ) , fondé en 1963 et dédié à la protection du patrimoine et des paysages culturels de l'Europe. Un document intitulé « Pourquoi le Patrimoine culturel est important pour l'Europe ? » a été adopté le 3 juin 2009 lors du congrès annuel d'Europa Nostra, en vue, notamment, de sensibiliser les responsables nationaux et européens aux enjeux de la sauvegarde du patrimoine en péril.

2. Un enjeu trop longtemps négligé : susciter une prise de conscience

a) Un patrimoine en danger

Pour certains observateurs, la capitale roumaine, Bucarest, désignée dans l'entre-deux-guerres le « Petit Paris de l'Orient » pour ses monuments réalisés ou inspirés par des architectes français au 19 e siècle, serait désormais une vitrine dégradée, symbole des ravages subis ces dernières décennies par le patrimoine architectural roumain.

Dans la préface des actes d'un colloque sur le patrimoine tenu en Roumanie, le directeur général du développement du territoire du ministère roumain du développement, des travaux publics et du logement souligne ainsi que « le régime totalitaire subi par la Roumanie avant 1990 a eu des effets négatifs non seulement pour la vie économique et sociale mais aussi sur la perception du patrimoine bâti. Dans l'action aberrante de création du « nouvel homme », l'idéologie du régime communiste a promu un nouvel espace urbain sans personnalité, afin de créer une rupture avec « l'odieux passé capitaliste ». Ainsi sont tombées sous les lames des bulldozers d'importantes valeurs de ce patrimoine, et cela a eu un effet négatif sur le regard porté par la population sur ce même patrimoine. » 16 ( * )

Après le séisme de 1977, la « politique de reconstruction » des centres villes et l'application de « standards » urbanistiques entraînent des pertes importantes du tissu urbain traditionnel et la démolition de monuments historiques de valeur exceptionnelle ; les lois de protection du patrimoine culturel national n'ont pu freiner ces destructions. La même année, la suppression de la direction des monuments historiques témoigne de la volonté des autorités roumaines de s'abstraire de toute préoccupation pour la protection des monuments historiques. Seuls les édifices de culte, dont la restauration s'est poursuivie, font exception. Les projets pharaoniques de Nicolae Ceausescu, qu'incarne notamment la « Maison du Peuple », devenue siège du Parlement roumain et, malgré elle, l'emblème de la ville de Bucarest, ont conduit à détruire des quartiers entiers de la capitale roumaine.

L' « élan démolisseur » ne s'est pas arrêté après 1989 . La croissance économique rapide des dernières années et les mutations qu'a connues la Roumanie ont également eu un impact négatif sur le patrimoine historique : la forte pression immobilière a conduit à des dérives en termes d'urbanisme ; comme la délégation a pu le constater en traversant Bucarest, d'énormes panneaux publicitaires prolifèrent dans le paysage urbain et masquent souvent complètement la façade des immeubles...

Les interventions des acteurs roumains dans le cadre d'un « séminaire Malraux » sur le patrimoine et l'économie de la culture organisé à Bucarest en mars 2009, en lien avec le ministère français de la culture, ont permis de mettre l'accent sur les « dommages irréversibles » sur le patrimoine entraînés, ces dernières années, par « l'incompétence et l'inertie administrative, une « mafia » du bâtiment face à laquelle l'Etat est relativement impuissant, un manque de visée à long terme d'une économie basée sur le profit immédiat » : comme cela est souligné dans le compte-rendu de ce séminaire, « grâce à des autorisations douteuses, des bâtiments baroques, des très jolies villas du début du 20 e siècle se sont transformées en discothèques et en lieux de loisirs, des sites archéologiques sont devenus des campings, des églises en bois ont été démontées ou remplacées par des blocs de béton, les portes et les fenêtres d'origine de nombreux bâtiments sont remplacés par du PVC qui ruine leur harmonie architecturale... » Ces problèmes sont particulièrement sensibles à Bucarest, mais se rencontrent également dans le reste du pays, où des bâtiments classés sont laissés dans un état de délabrement avancé par les autorités locales.

b) Des outils juridiques insuffisamment exploités

Pour autant, la loi roumaine n'est pas muette en matière de protection du patrimoine.


• La Roumanie s'est dotée, dès la deuxième moitié du 19 e siècle, d'une législation sur la conservation des monuments historiques, marquée par une certaine influence française :

- une « commission des monuments publics » est créée en 1859 ;

- trois lois sur la conservation et la restauration des monuments historiques sont adoptées entre 1892 et 1919, dont l'une est contemporaine de la loi française de 1913 : elles fixent comme objectif la réalisation d'un inventaire, consacrent la catégorie des immeubles protégés « au titre des monuments historiques », introduisent, par avance par rapport aux autres pays européens, la notion de zone de protection des monuments.


• Pendant la période communiste, une politique de nationalisation de biens s'est doublée d'une activité de restauration de monuments jusqu'en 1977, en parallèle à « l'élan destructeur » évoqué plus haut.


• La préoccupation pour la protection du patrimoine est réapparue dès les premiers temps de la période post-communiste :

- le décret du 5 février 1990 a reconstitué la Commission nationale des monuments, ensembles et sites historiques, organe consultatif placé auprès du ministère chargé de la culture ;

- la législation sur la conservation des monuments historiques, fortement liée à la législation en matière d'urbanisme, s'est consolidée, selon le modèle français ; elle est stable depuis 1991.

Par ailleurs, deux lois de 2001 ont encadré le régime juridique de la conservation du patrimoine culturel national, mobilier et immobilier. Des régimes spécifiques de protection ont été institués pour le patrimoine archéologique (cinq sites sont déclarés d'intérêt national), les monuments inscrits sur la Liste du patrimoine mondial et les zones bâties protégées d'intérêt national (plus de 600).

Près de 20 000 monuments, ensembles ou sites sont classés au titre des monuments historiques , selon deux catégories : le groupe A pour ceux à valeur nationale ou universelle et le groupe B pour ceux d'intérêt local. Le responsable de la conservation de l'immeuble est le propriétaire, l'Etat disposant d'un droit de préemption et d'expropriation. Le propriétaire est exonéré de l'impôt sur l'immeuble classé et son terrain, sans que le bénéfice de l'exonération soit conditionné par la réalisation de travaux de conservation, ce qui conduit à grever les budgets locaux sans pour autant répondre à l'objectif de protection du patrimoine.


• Toutefois, le corpus législatif et réglementaire en matière de protection du patrimoine, bien que relativement complet et similaire - en bien des points - à la législation française, est insuffisamment appliqué et ne permet pas de prévenir toute dérive .

Tous les instruments prévus ne sont pas utilisés. Ainsi, bien qu'imposée par la loi, la délimitation, après études spécifiques, des zones de protection des monuments et des zones bâties protégées n'est que rarement réalisée ; ces dernières sont par ailleurs jugées inopérantes.

Par ailleurs, face aux pressions des promoteurs immobiliers, les lois sont fréquemment contournées : ainsi, les administrations publiques tolèrent que des autorisations de travaux sur des monuments historiques soient délivrées sans passer par les procédures légales et en dérogeant aux règles de protection et de conservation des monuments. Le corps de contrôle est très peu étoffé et ne parvient pas à empêcher les constructions illégales dans des zones protégées ou encore à sanctionner efficacement les atteintes au patrimoine. En outre, nombre d'administrations locales ne disposent pas de spécialistes ou d'experts de la protection du patrimoine et les structures déconcentrées du ministère de la culture sont largement sous dimensionnées.

Enfin, les crédits sont nettement insuffisants pour permettre de financer l'entretien et la restauration de l'ensemble du parc monumental.

c) La publication du « Livre noir » du patrimoine : la volonté de tirer un signal d'alarme

Lors de l'entretien qu'il a accordé à la délégation, M. Theodor Paleologu, ministre roumain de la culture, des cultes et du patrimoine national depuis décembre 2008, s'est ému de la situation selon lui déplorable du patrimoine en Roumanie. Il souhaite ériger la sauvegarde de cet héritage commun, trop longtemps négligé, au rang des priorités de son mandat et en faire un des axes privilégiés de la coopération culturelle franco-roumaine.

Comme il l'a regretté devant la délégation, les destructions d'éléments architecturaux significatifs, témoins d'un passé historique et culturel, ont eu lieu dans une indifférence quasi générale de la population : le ministre roumain de la culture y a vu le signe d'un certain manque de patriotisme de ses concitoyens, à tous les niveaux de l'échelle sociale, et d'une absence de prise de conscience de la valeur identitaire de ce patrimoine national dans l'opinion publique et chez la majorité des responsables publics . Il a également dénoncé le comportement de certains propriétaires indélicats, qui ont fait le choix de démolir les hôtels particuliers qu'ils ont acquis ou qui leur ont été restitués après 1989 - de façon parfois incohérente - plutôt que de s'attacher à les restaurer ; il a clairement dénoncé, en outre, une forme de corruption qui conduit à contourner les lois et règlements en vigueur, en autorisant, de façon souvent abusive, des travaux de construction ou démolition dérogeant aux plans d'urbanisme.

Il s'est inquiété, enfin, des conséquences d'une décentralisation des services départementaux de son ministère (41 à ce jour) chargés de contrôler la politique du patrimoine au niveau local, souhaitant que l'Etat ne soit pas dépossédé de toute prérogative pour prévenir les abus dans ce domaine.

Afin de lancer un signal d'alarme contre ce qui est considéré comme un véritable « parricide culturel » , le ministre roumain de la culture vient de faire publier un « Livre noir » sur la destruction du patrimoine architectural et urbain de Bucarest entre 1990 et 2009 . Cet ouvrage témoigne, photographies à l'appui, des ravages de la spéculation immobilière de ces dernières années sur les bâtiments du centre historique de la capitale roumaine, construits pour la plupart au 19 e siècle ou au début du 20 e siècle.

Dans ce contexte, la coopération en matière de patrimoine suscite de très fortes attentes de la part de nos partenaires roumains. Si une première mesure a consisté à encadrer plus strictement la procédure de déclassement d'urgence, afin de mieux prévenir les risques d'abus, d'autres réformes sont en cours ou en projet : l'expertise juridique de la France pourrait être un appui juridique précieux, même si, comme cela a été souligné, une évolution des mentalités est indispensable.

* 14 « Monuments historiques : une urgence pour aujourd'hui, un atout pour demain », rapport de la mission d'information de la commission des affaires culturelles chargée d'étudier l'entretien et la gestion du patrimoine architectural, MM. Philippe Richert, président, et Philippe Nachbar, rapporteur, Sénat, n° 38 (2006-2007).

* 15 Europa Nostra regroupe environ 250 organisations non gouvernementales, 150 organisations associées et 1500 membres individus, en provenance de plus de 50 pays.

* 16 « Patrimoine, centres historiques, développement local. La coopération franco-roumaine », actes de deux séminaires tenus à Targoviste et Sibiu en 2004 et 2005 à l'initiative de l'Association nationale des villes et pays d'art et d'histoire et des villes à secteurs sauvegardés et protégés.

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