Audition de Jean-Claude DELGENES,
directeur général du cabinet Technologia
(mercredi 24 mars 2010)

Réunie le mercredi 24 février 2010 sous la présidence de Jean-Pierre Godefroy, président , la mission d'information a entendu Jean-Claude Delgenes, directeur général du cabinet Technologia .

Jean-Claude Delgenes a indiqué que le travail de Technologia consiste à aider les entreprises à revenir vers le réel. Quand les salariés vont bien, l'entreprise se porte bien elle aussi : les vingt années qui se sont écoulées depuis la fondation du cabinet ont permis maintes fois de faire empiriquement ce constat.

Le cabinet est intervenu à l'université de Jussieu, au moment de l'affaire de l'amiante, a beaucoup étudié l'impact des trente-cinq heures sur les conditions de travail et a été sollicité après l'explosion de l'usine AZF. Plus récemment, Renault et France Telecom ont fait appel à ses services. Le cabinet rassemble une centaine de collaborateurs, aux compétences variées : économistes, médecins, ingénieurs, ergonomes, etc. Une approche multidisciplinaire et transversale est en effet nécessaire pour appréhender la complexité des situations.

Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, on observe que de plus en plus de salariés souffrent au travail. L'entreprise, qui était un lieu de partage mais aussi de conflit, est devenue un instrument d'optimisation financière. Une logique actionnariale et financière domine, qui conduit à privilégier le court terme : les plans à cinq ans sont remplacés par des plans à six mois, le travail dans l'urgence et l'exigence de réactivité se généralisent. L'économiste Michel Aglietta a calculé que les sociétés financières étaient à l'origine, en 1990, de 10 % des profits réalisés aux Etats-Unis ; ce taux est aujourd'hui passé à 40 %, ce qui montre la place prise par la finance dans l'économie.

Le mode de sélection des élites peut également avoir des conséquences sur la stabilité des entreprises : en Allemagne, elles ont souvent bénéficié d'une promotion interne, elles connaissent donc bien les métiers de l'entreprise et mesurent les conséquences de leurs décisions ; en France, il est plus rare qu'elles aient fait toute leur carrière dans l'entreprise et ont donc une connaissance moins approfondie de ses métiers.

Il résulte de ces évolutions une forte pression sur les salariés : on cherche à supprimer des emplois ou à sous-traiter, ce qui n'est d'ailleurs pas sans incidence sur la sécurité. La maintenance, fonction essentielle dans une entreprise, est par exemple moins bien assurée par les salariés d'une entreprise sous-traitante, qui ne connaissent pas bien les machines ni leur mode de fonctionnement.

A la notion de poste de travail s'est substituée une logique de compétence et de performance, évaluée sur une base de plus en plus individualisée. Quand les objectifs fixés aux salariés sont trop difficiles à tenir, le collectif de travail se fragmente et les potentialités d'épanouissement des salariés diminuent. Or, le travail devrait être un lieu où s'exprime la créativité et où se tisse le lien social.

De surcroît, l'irruption du numérique a estompé la différence entre les temps sociaux : les salariés, notamment les cadres, peuvent être rattrapés par leur travail même pendant leurs vacances.

Le consumérisme débridé et l'avènement du « client-tyran », qui exige une réponse immédiate, sont un facteur de tension supplémentaire pour les salariés en contact direct avec la clientèle.

L'évolution de la situation des acteurs de la régulation aggrave encore les choses : le directeur des ressources humaines (DRH), le médecin du travail et les syndicats ont pour mission de contribuer à réguler les conflits qui peuvent apparaître entre la direction et ses salariés. Or ces acteurs sont affaiblis : les DRH sont, par exemple, de plus en plus tenus à l'écart des décisions stratégiques.

Puis Jean-Claude Delgenes a expliqué comment les salariés réagissent quand les choses vont mal dans leur entreprise :

- ils peuvent développer des stratégies d'évitement : absentéisme, « turn-over » rapide de ceux dont les qualifications sont recherchées, les infirmières par exemple, départ en congé parental, réorientation professionnelle...

- les relations professionnelles peuvent se cristalliser, dans un climat dégradé, ce qui altère la capacité de changement de l'entreprise et sa productivité ;

-  la violence peut apparaître, dirigée contre soi (suicide) ou contre les autres.

Le nombre de suicides lié au travail est estimé à cinq cents par an en France, mais ce chiffre est sans doute sous-évalué. En outre, un tiers des problèmes cardio-vasculaires résulterait d'une tension ou d'un stress causé par le travail. Il est donc indispensable d'en revenir à une approche plus respectueuse des rythmes de chacun.

Gérard Dériot , rapporteur, a souhaité obtenir des précisions sur le cas de l'entreprise France Telecom.

Jean-Claude Delgenes a rappelé que la société était au bord de la faillite en 2003 et qu'elle a alors incité ses salariés à partir pour rétablir sa situation financière, ce qui, dans un premier temps, a été plutôt bien accepté. Les mesures d'âge, en particulier, ont permis de réduire les effectifs de plusieurs milliers de personnes. Toutefois, ce système, adapté à une situation de crise, a été maintenu jusqu'en 2009, ce qui a provoqué des tensions, liées notamment aux mobilités forcées. L'entreprise a connu un succès technique et financier mais subi un échec managérial. La justice est aujourd'hui saisie, ce qui pourrait inciter les familles des victimes à multiplier les procédures.

Gérard Dériot , rapporteur, a demandé à connaître les préconisations formulées par le cabinet Technologia pour améliorer la situation.

Jean-Claude Delgenes a répondu que son cabinet a remis 107 propositions, qui touchent tous les domaines. Il est important, notamment, de mieux gérer le retour des salariés après une absence pour longue maladie : ils n'avaient généralement plus de bureau en revenant sur leur lieu de travail, ce qui était très déstabilisant. Les salariés qui ont été au contact d'un collègue qui s'est suicidé doivent bénéficier d'une attention toute particulière, afin de contrer les phénomènes d'imitation sociale : un passage à l'acte dans l'entourage peut en effet conduire à envisager le suicide comme une solution pour soi.

Jean-Pierre Godefroy , président , a souhaité savoir si les trente-cinq heures ont eu une incidence et si le statut des médecins du travail devrait être modifié.

Jean-Claude Delgenes a estimé que le passage aux trente-cinq heures a accentué la contrainte de temps : l'obligation de produire autant en un temps plus court accroît mécaniquement la pression sur les salariés. Si les cadres s'en sont accommodés, le problème s'est manifesté avec acuité dans les hôpitaux.

Concernant le statut des médecins du travail, il n'est pas sûr qu'il faille le changer. Mais peut-être faudrait-il renforcer leur indépendance pour les aider à mieux assumer leurs responsabilités. Il convient également de rappeler que la France est le pays le mieux doté en médecins du travail.

Gérard Dériot , rapporteur, s'est interrogé sur la manière de concilier le bien-être des salariés avec la préservation de la compétitivité des entreprises confrontées à une concurrence mondiale.

Jean-Claude Delgenes a fait observer que le manque de flexibilité du marché du travail rend les ajustements de la main-d'oeuvre plus difficiles à réaliser en France qu'aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, ce qui pénalise les secteurs confrontés à d'amples variations d'activité, l'électronique par exemple. De plus, les mobilités professionnelles sont souvent mal gérées en France et l'effet des plans sociaux sur la réinsertion des salariés n'est pas suffisamment évalué.

Annie David a noté que le cabinet Technologia a pour ambition de faire revenir les entreprises vers le réel, ce qui est tout de même surprenant : les entreprises ont-elles désormais besoin d'un cabinet extérieur pour faire cela ? Elle a ensuite demandé si la direction de France Telecom a tenu compte des préconisations du cabinet dans les deux accords collectifs qu'elle a récemment signés. Puis elle a souhaité savoir s'il est toujours positif de renforcer le sentiment d'appartenance des salariés à leur société, certains d'entre eux pouvant avoir besoin, au contraire, de prendre de la distance avec leur travail.

Jean-Claude Delgenes a précisé que France Telecom a signé un accord sur la conciliation entre vie privée et vie professionnelle et un autre sur la mobilité. Les syndicats qui les ont signés, la CGC et la CFDT, ont cependant été critiqués par leur base.

Quatre catégories de salariés sont particulièrement menacées : ceux qui ont connu un suicide dans leur entourage ; ceux qui ont fait une tentative de suicide ; ceux qui sont dans un « placard » ; ceux qui sont en longue maladie. Le cabinet va remettre les conclusions de ses travaux, qui incluront un plan de prévention, en mai et une négociation sur l'organisation du travail dans l'entreprise devrait être conduite d'ici à juin. Il a ajouté qu'il est important que les gens s'investissent pour que l'entreprise fonctionne bien.

Jean-Pierre Godefroy , président, a demandé pourquoi Technologia a rendu public un manifeste sur la situation des transports en Ile-de-France.

Jean-Claude Delgenes a souligné que la tension vécue dans les entreprises est aggravée, dans cette région, par les problèmes de transport. Les salariés habitent loin de leur lieu de travail, ce qui entraîne de la fatigue, et ceux qui arrivent en retard sont sanctionnés.

En réponse à Françoise Henneron qui demandait si l'acte fatal résulte toujours d'une accumulation de problèmes, Jean-Claude Delgenes a souligné que les suicides ont effectivement une origine multifactorielle et qu'ils concernent surtout les personnes très investies dans leur travail.

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