b) La piste du progrès technique se heurte au constat d'une hétérogénéité de ses effets
L'idée est que prévaudrait une combinaison productive structurellement différente indépendamment des coûts relatifs des facteurs de production .
Dans les années 1980, la baisse du rapport travail/capital, malgré la forte hausse des taux d'intérêt réels (donc probablement du coût global du capital) a été importante.
De même, à partir du milieu des années 90, la hausse apparente du coût relatif du travail n'a pas empêché une quasi-stabilité du ratio de l'emploi en unités efficaces sur le stock de capital.
Les pistes suivies pour expliquer cette situation par d'autres évolutions que celles des coûts relatifs des facteurs explorent la survenance de phénomènes exogènes qui auraient pu contribuer à faire évoluer le ratio capital/travail.
Blanchard (1997) évoque, par exemple, un progrès technique biaisé en faveur du capital, façon de dire que les évolutions technologiques et la restructuration de la production exigent plus de capital aujourd'hui qu'auparavant et qu'à l'inverse, le travail peut être économisé.
Mais, on fait remarquer qu'il est peu probable que les pays d'Europe continentale aient pu être touchés par un progrès technique spécifique en faveur du capital que n'auraient pas connu les pays anglo-saxons 383 ( * ) , des différences structurelles entre ces deux groupes de pays sont mentionnées pour rendre cette explication plus convaincante.
c) L'hypothèse d'une recomposition structurelle de la production
Des effets de recomposition structurelle de l'activité économique pourraient être intervenus de façon différenciée entre ces pays.
C'est la piste suivie par une étude de l'OCDE 384 ( * ) qui suggère que la réduction de la part salariale dans la valeur ajoutée ne proviendrait pas fondamentalement d'une rupture dans les équations de salaires confirmant le processus de modération salariale mais de la modification structurelle de l'offre productive avec un renforcement de la part des secteurs à relativement faible proportion des salaires dans la production totale.
Les graphiques ci-dessous illustrent les résultats de l'étude. La courbe en trait plein représente l'évolution observée de la part des salaires dans la valeur ajoutée, celle en trait discontinu ce qu'elle aurait été à structure constante de la production.
PART SALARIALE OBSERVÉE ET CALCULÉE (SECTEUR MARCHAND)
Source : OCDE
Si dans tous les pays, la recomposition de l'offre productive contribue à réduire la part des salaires dans la valeur ajoutée, ce phénomène est particulièrement accusé en Allemagne.
Les auteurs expliquent cet effet par la réduction de la part de l'industrie dans la valeur ajoutée au profit des services et, en particulier, des services financiers. Ils s'appuient à cet effet sur les données suivantes.
PART DES SALAIRES DANS LES DIFFÉRENTS SECTEURS
(EN 1975 ET 1995)
Allemagne |
France |
Italie |
Pays-Bas |
Belgique |
Etats-Unis |
|||||||
1975 |
1995 |
1975 |
1995 |
1975 |
1995 |
1975 |
1995 |
1975 |
1995 |
1975 |
1995 |
|
Agriculture |
124.1 |
98.2 |
64.9 |
62.4 |
84.0 |
74.4 |
63.0 |
54.2 |
33.6 |
39.0 |
33.9 |
60.8 |
Fabrication |
68.8 |
75.4 |
71.2 |
62.5 |
75.1 |
66.9 |
68.0 |
52.9 |
74.9 |
62.9 |
63.9 |
57.8 |
Construction |
84.8 |
76.3 |
85.9 |
76.2 |
53.5 |
71.4 |
95.4 |
83.0 |
63.4 |
70.7 |
86.1 |
84.7 |
Commerce |
79.9 |
83.0 |
84.5 |
74.8 |
83.0 |
66.6 |
78.7 |
69.1 |
62.4 |
81.2 |
62.7 |
60.9 |
Transport et communication |
83.0 |
68.1 |
68.2 |
64.1 |
75.8 |
60.1 |
71.6 |
57.5 |
72.1 |
65.0 |
63.8 |
54.6 |
Finance, assurance et services d'affaires |
30.0 |
30.3 |
34.9 |
39.9 |
40.8 |
39.3 |
60.0 |
47.9 |
65.2 |
54.2 |
33.8 |
42.1 |
Services sociaux
|
101.8 |
80.1 |
88.5 |
79.9 |
93.7 |
88.0 |
85.7 |
80.8 |
84.1 |
86.1 |
84.1 |
85.7 |
Source : OCDE
Le problème est que ces données, déjà anciennes, semblent en discordance avec les données usuellement disponibles qui conduisent plutôt à des constats inverses, et en particulier, à une part des salaires dans la valeur ajoutée des services, notamment financiers, supérieure à la moyenne 385 ( * ) .
Ainsi, s'il est certain que plusieurs évolutions structurelles semblent pouvoir avoir exercé une influence sur le partage apparent de la valeur ajoutée, cette influence va plutôt dans le sens d'une augmentation de la part salariale :
- le poids relatif des différentes activités économiques peut jouer puisqu'il existe des écarts structurels dans la répartition de la valeur ajoutée entre les secteurs avec, par exemple pour la France, dans l'industrie, une part des salaires de 62 % et dans la construction de plus de 80 %. L'importance relative grandissante des services où les salaires absorbent une proportion plus forte de la valeur ajoutée devrait normalement avoir joué dans le sens d'une déformation à la hausse de la part des salaires ; le problème est que, globalement, cette déformation ne se constate pas et qu'au contraire c'est le processus inverse qui est à l'oeuvre ;
- la part plus ou moins importante des productions marchandes peut exercer elle-même une influence dans la mesure où les productions non marchandes réservent une portion congrue de leur valeur ajoutée à l'équivalent des marges traditionnelles dans la production marchande (les administrations publiques ne sont pas censées faire des profits). Mais, là-aussi, ce processus devrait aller dans le sens d'une augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée.
Ainsi, si les recompositions structurelles vont plutôt dans le sens d'une augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée, on ne la vérifie pas.
Finalement, les analyses sur la composition structurelle de la production et ses évolutions conduisent à la conclusion inverse de celle de l'OCDE : le retour à un niveau des salaires dans la valeur ajoutée inférieure au point atteint avant le premier choc pétrolier témoigne d'un partage résultant d'équilibres encore moins favorables au travail que ce que manifeste ce retour .
L'enseignement de l'étude de l'OCDE précitée devrait alors être le suivant : la recomposition structurelle de l'offre masquerait au niveau du partage de la valeur ajoutée une modération salariale particulièrement accusée qui expliquerait, pour partie, la faiblesse des gains de pouvoir d'achat des salaires.
En outre, il faut mentionner une conclusion additionnelle importante.
Si cette explication devait être validée alors le taux de croissance structurel de l'économie française devrait être révisé à la hausse puisque cela signifierait que le taux de chômage structurel serait durablement plus bas que celui généralement estimé.
Pour autant, comme le secteur des services est globalement moins exposé à la concurrence que l'industrie, il faudrait, pour accueillir cette conclusion sans réserves, que le comportement de marges des entreprises du secteur ne surréagissent pas à une éventuelle hausse des coûts salariaux unitaires. Mais il faudrait encore que le secteur des services puisse se développer pour que le potentiel de croissance s'exprime. A son tour, ceci suppose notamment des conditions de répartition des revenus qui le permettent.
*
* *
Il reste une hypothèse : celle selon laquelle des problèmes de mesure affecteraient la qualité du diagnostic et de son étiologie. Il ne fait pas de doute que le suivi de la répartition de la valeur ajoutée rencontre des problèmes de méthode. Dans ces conditions, la variation du coût du capital peut elle-même être incertaine et cette incertitude est renforcée par les difficultés considérables de mesure du stock du capital 386 ( * ) . Sur ce point, l'analyse par les comptes de surplus citée plus haut comporte quelques résultats troublants. En particulier, il est difficile de la réconcilier avec les évolutions du partage de la valeur ajoutée décrites dans plusieurs études.
* 383 Dans les premiers, la part des salaires dans la valeur ajoutée est plus basse que dans les seconds.
* 384 « Changements structurels en Europe et aux Etats-Unis : comment ils affectent la part des salaires dans la valeur ajoutée et les propriétés des équations de salaires ? » Alain de Serres, Stefano Scarpetta et Christine de la Maisonneuve. OCDE 2002.
* 385 Les données mentionnées n'en sont pas moins intéressantes sous certains angles. On peut en particulier relever une singularité en Allemagne où le poids des salaires dans le secteur industriel aurait augmenté et où la différenciation salariale par secteur semble particulièrement poussée . Ces constats correspondent à l'image d'un pays dont les succès industriels reposent notamment sur la baisse des prix relatif des autres secteurs.
* 386 A cet égard, les évolutions de l'immobilier - de son coût et de son stock - ne sont qu'une illustration d'une possible forme semi-autonome de déformation de partage de la valeur ajoutée qui ne serait pas totalement prise en considération par les analyses précitées.