3. Comment aller plus loin dans l'indemnisation dissuasive ?
a) Un domaine caractérisé par des « fautes lucratives »

La faute lucrative est définie par la doctrine comme une faute qui, malgré les dommages-intérêts que le responsable est condamné à payer - et qui sont calculés sur le préjudice subi par la victime -laisse à son auteur une marge bénéficiaire suffisante pour qu'il n'ait aucune raison de ne pas la commettre à nouveau.

Il s'agit donc d'une faute dont les conséquences profitables, pour leur auteur, ne sont pas neutralisées par la simple réparation des dommages causés.

La faute lucrative se rencontre en particulier dans trois situations .

La première est celle des atteintes au droit à l'image ou à l'honneur qui sont commises, pour l'essentiel, par voie de presse. L'exemple en est donné, quotidiennement, par la presse « à sensation » ou la presse « people ». Certaines publications n'hésitent pas à faire état d'éléments relatifs à la vie privée de personnalités médiatiques dans une présentation dont le caractère racoleur, volontairement outrancier ou même erroné, accroît leurs tirages et leurs bénéfices au préjudice des personnes mises en cause.

La deuxième se rencontre surtout en droit de la concurrence et en droit de la consommation . Certaines entreprises commettent des violations -parfois mineures- de leurs obligations contractuelles leur procurant un gain, parfois considérable, qui n'est pas susceptible d'être compensé par l'octroi de dommages et intérêts de nature simplement réparatoire.

Enfin, la troisième concerne précisément le domaine des atteintes aux droits de propriété intellectuelle , en particulier lorsqu'elles sont commises par des contrefacteurs qui réalisent des productions à grande échelle, alors même que le titulaire des droits ne dispose pas lui-même de capacités de production aussi importantes.

Or, comme l'a souligné l'Union nationale des fabricants (UNIFAB) lors de son audition, « les contrefacteurs ont désormais toujours une capacité de production supérieure aux fabricantx des vrais produits ».

Dès lors, l'indemnisation du préjudice subi par le titulaire de droits ne s'apprécie qu'en fonction de ses propres capacités et peut ainsi permettre au contrefacteur de bénéficier, au final, d'un enrichissement très substantiel 25 ( * ) . Comme le souligne l'UNIFAB, les sanctions civiles prononcées sont très souvent disproportionnées au regard des bénéfices réalisés par les contrefacteurs. Autrement dit, la contrefaçon permettrait « des profits maximums pour un risque minimum ». Il y aurait donc une « prime à la contrefaçon ».

b) Le caractère lacunaire des pièces fournies aux juridictions

* les pièces attestant le préjudice

Les auditions ont permis de confirmer le constat effectué en 2007 : les conclusions des titulaires des droits démontrent toujours abondamment l'existence d'une faute, d'un préjudice et d'un lien de causalité entre les deux, mais réservent le plus souvent une place très réduite à la démonstration de l'étendue du préjudice subi du fait de la contrefaçon . De nombreux magistrats entendus par vos rapporteurs ont souligné que les assignations sollicitaient l'allocation de sommes parfois très importantes, sans aucune justification économique. Interrogés, les avocats expliquent cette situation par la réticence de leurs clients, titulaires de droits, à communiquer à la partie adverse (conformément au principe du contradictoire) des informations confidentielles et stratégiques au soutien de leurs prétentions.

Or, conformément au droit commun de la responsabilité, le préjudice s'apprécie au regard de deux éléments : la perte subie et le gain manqué . Le premier élément recouvre le préjudice moral résultant de la médiocre qualité de la contrefaçon et de son prix plus faible ; à cet égard, la jurisprudence parle de banalisation, voire d'avilissement, du produit authentique, qui ruinent les efforts de valorisation réalisés (publicité, marketing...) 26 ( * ) . Quant au gain manqué, il vise essentiellement la perte de chiffre d'affaires induite par la contrefaçon, même s'il n'est pas certain que les contrefaçons et les produits authentiques s'adressent à la même population. Dans les deux cas, il appartient aux titulaires de droits de démontrer l'étendue du préjudice subi.

Sans ces informations, les juges ne peuvent qu'accorder des dédommagements modestes au regard des prétentions des parties lésées.

Dans la réponse à la question écrite précitée, le ministère de la justice rappelle que « les juges demeurent avant tout tributaires des éléments de preuve qui leur sont fournis par les parties. »

* la non-production des notes d'honoraires

De la même façon, les magistrats entendus par vos rapporteurs ont regretté que les demandes des parties au titre des frais irrépétibles (article 700 du code de procédure civile) ne soient pas plus souvent étayées par des notes d'honoraires d'avocats ou des pièces comptables. Toutefois, il semble que cette question, qui n'est pas propre au contentieux de la propriété intellectuelle, soit en voie de résolution, les notes ou pièces susmentionnées étant de plus en plus fréquemment versées au dossier.

De nombreuses personnes entendues ont relevé une tendance à l'augmentation des indemnités accordées au titre de l'article 700. Celles-ci se sont même élevées récemment à 300.000 d'euros dans une affaire récente de brevets.

c) Trouver une solution juridique fondée sur la restitution des fruits pour faire disparaître « toute faute lucrative »

Comme indiqué précédemment, la loi de 2007 semble avoir conduit à une augmentation des dommages-intérêts alloués aux titulaires de droits, et ce en dépit du caractère toujours aussi lacunaire des pièces fournies aux juridictions.

Cependant, vos rapporteurs constatent que cette évolution n'est pas suffisante.

En effet, ils ont acquis la conviction, au cours des nombreuses auditions auxquelles ils ont procédé, que la contrefaçon, malgré l'intervention du législateur en 2007, demeure une faute lucrative . Autrement dit, lorsque les contrefacteurs ont, ce qui est pratiquement toujours le cas, une capacité de production supérieure aux fabricants² des produits authentiques, le faible montant des dédommagements accordés leur permet, au final, de retirer un avantage économique de la contrefaçon, avantage qui peut-être très substantiel.

C'est la raison pour laquelle vos rapporteurs ont été séduits par l'idée, émise par Maître Pierre Véron lors de son audition, de créer un mécanisme juridique visant à faire disparaître, dans le domaine de la contrefaçon, toute faute lucrative.

Il s'agirait d'inscrire, dans le code de la propriété intellectuelle, que « si les fruits de la contrefaçon dépassent les dommages et intérêts et si le contrefacteur est de mauvaise foi, la juridiction les restitue au titulaire du droit auquel il été porté atteinte.»

Ce dispositif s'inspirerait très directement des dispositions des articles 547 à 555 du code civil qui prévoient que le possesseur de mauvaise foi doit restituer les fruits de la chose au légitime propriétaire.

Cette disposition est appliquée par la jurisprudence en cas de succès d'une action en revendication d'un droit de propriété industrielle , tel qu'un brevet. La proposition consiste à étendre cette solution en cas de succès de l'action en contrefaçon.

Il ne s'agirait pas, naturellement, d'instaurer la confiscation automatique de tout le profit retiré par le contrefacteur , car ce profit n'a généralement pas comme cause unique la contrefaçon puisqu'il peut résulter également des efforts propres du contrefacteur.

Il appartiendrait aux tribunaux de déterminer, au cas par cas, quels sont les réels « fruits de la contrefaçon ».

Le système proposé serait parfaitement conforme à la tradition juridique française puisque :

- il s'appuierait sur un principe inscrit dans le code civil, à savoir la restitution des fruits d'un bien exploité par un possesseur de mauvaise foi ;

- il prévoirait, conformément aux principes généraux du code civil, que les indemnités allouées par le juge seraient intégralement versées au titulaire des droits ;

- il n'imposerait pas de plafonnement au juge.

Par son caractère confiscatoire, ce mécanisme juridique permettrait d'annihiler la faute lucrative . La contrefaçon n'apporterait aucun enrichissement au contrefacteur condamné et ce, même si le contrefacteur dispose de capacités de production sans communes mesures avec celles du titulaire de droits.

Lors de leur audition, les représentants de l'INPI et du ministère de la justice ont paru intéressés par ce mécanisme juridique, mais ont mis en lumière la difficulté, pour les juridictions, de distinguer entre la bonne et la mauvaise foi.

Toutefois, vos rapporteurs rappellent que ces notions sont familières des juges civilistes et existent déjà en matière de brevets (cf art. 615-1 du CPI).

Recommandation n° 7 : Introduire en droit de la propriété intellectuelle la notion de « restitution des fruits » afin d'éviter tout enrichissement du contrefacteur de mauvaise foi.

d) Les dommages-intérêts punitifs : un sujet qui ne fait pas consensus

Vos rapporteurs insistent sur le fait que le mécanisme juridique décrit plus haut - qui permettrait sans nul doute d'améliorer la lutte contre la contrefaçon - est tout à fait distinct de celui des dommages-intérêts punitifs dont la proposition de loi de M. Laurent Béteille portant réforme de la responsabilité civile 27 ( * ) propose d'inscrire le principe dans le code civil.

Ce principe - les auditions l'ont clairement confirmé - fait débat parmi les professionnels du droit.

Les partisans d'un tel système ont mis en avant les arguments suivants :

- la restitution des fruits répare le préjudice et évite tout enrichissement du contrefacteur mais ne sanctionne pas le contrefacteur ; autrement dit, ce dernier n'est pas puni pour ses agissements : il est simplement condamné à verser au titulaire des droits les bénéfices qu'il a réalisés du fait de la contrefaçon ; l'opération est donc « blanche » pour lui, et encore, s'il est poursuivi et condamné. Seuls les dommages-intérêts punitifs le dissuaderont de récidiver ;

- l'institution de dommages et intérêts punitifs dans le domaine de la contrefaçon est conforme à l'esprit de la directive 2004/48 précitée qui vise à instaurer des sanctions « dissuasives » (article 3). La possibilité qui serait offerte aux juridictions de condamner le contrefacteur à un montant de dommages et intérêts (réparatoires et punitifs) très supérieur au préjudice de sa victime serait, sans conteste, de nature à décourager la contrefaçon.

Les adversaires des dommages-intérêts punitifs ont souligné que :

- le procès civil n'a pas vocation à punir, à la différence du procès pénal ; les dommages-intérêts punitifs conduiraient à faire totalement disparaître la distinction entre la responsabilité pénale et la responsabilité civile qui constitue le coeur du droit français depuis l'Ancien Régime ;

- la directive 2004/48 précitée, en son considérant 26, semble écarter toute peine privée : « Le but est non pas d'introduire une obligation de prévoir des dommages et intérêts punitifs, mais de permettre un dédommagement fondé sur une base objective tout en tenant compte des frais encourus par le titulaire du droit tels que les frais de recherche et d'identification. ». La directive invite donc le juge à évaluer au mieux le préjudice en tenant compte de tous les éléments pertinents du dossier.

Considérant que le sujet n'est ni mûr ni consensuel, vos rapporteurs ont décidé de ne pas recommander l'introduction de dommages-intérêts punitifs en matière de contrefaçon.

Ils insistent sur le fait, d'une part, que l'introduction du principe de restitution des fruits constituerait déjà une avancée importante, d'autre part, que la création de pôles mixtes compétents en matière de contrefaçon ( cf. infra ) constituerait une alternative aux dommages-intérêts punitifs puisqu'elle devrait conduire à une réponse pénale plus ferme tant sur l'intérêt public (dimension punitive) que sur les intérêts civils (dimension réparatrice).


* 25 Ainsi une entreprise capable de produire illégalement 1000 produits, en violation des droits d'une société capable de produire seulement 100 produits authentiques, est aujourd'hui condamnée sur la base de 100 produits, et non de 1000. Les tribunaux apprécient, en effet, le préjudice subi par le titulaire de droits en fonction de son manque à gagner, calculé sur la base de ses capacités réelles de production. Dans l'exemple développé, la jurisprudence ne tient pas compte aujourd'hui des 900 produits que le titulaire n'était pas en mesure de réaliser.

* 26 Voir, par exemple, l'arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 28 janvier 2003, validant le raisonnement d'une cour d'appel relatif au trouble commercial subi du fait de « l'atteinte au crédit commercial ». - CA Paris, 2 avril 2003 : (PIBD 2003, III, p. 454) reconnaissant qu'un « trouble commercial a été causé en portant atteinte à la valeur patrimoniale du modèle du fait de sa banalisation ». - CA Paris, 13 juin 2003 (PIBD 2003, III p. 392), tenant compte du « préjudice commercial inhérent à la contrefaçon » d'un brevet.

* 27 Proposition de loi n° 657 (2009-2010) déposée le 9 juillet 2010, consultable sur Internet à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/leg/ppl09-657.html .

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