CONCLUSION

A l'issue de cette mission, il nous semble qu'il ne serait pas dans l'intérêt de la France de laisser la relation qui l'unit à la Turquie continuer à se dégrader. Ce pays, qui a retrouvé une centralité géopolitique depuis la fin de la guerre froide, impressionne par son dynamisme, sa croissance économique et son influence culturelle en pleine expansion. Nous avons pu constater que les mots prononcés dans chacun de nos pays rencontrent souvent un écho bien plus grand que celui qui était attendu et que les blessures causées par certaines déclarations sont longues à cicatriser. Il ressort de nos entretiens qu'une nouvelle escalade verbale serait susceptible de porter un coup fatal à notre relation et nous espérons que la campagne pour les prochaines élections législatives et présidentielles ne sera pas le théâtre de déclarations que nous pourrions regretter par la suite.

Il ne paraît pas souhaitable, en effet, de détourner la Turquie du processus de réformes. En dépit des progrès qu'elle a réalisés au cours des dernières années, elle doit encore fournir de nombreux efforts pour satisfaire pleinement aux standards européens. Il serait regrettable que la paralysie actuelle des négociations ne conduise la Turquie à abandonner les aspirations européennes qu'elle nourrit pourtant depuis l'avènement de la République en 1923. A cet égard, le découragement qui semble avoir saisi la population turque depuis quelques années est inquiétant. Il nous appartient donc de convaincre nos opinions publiques qu'il serait dommage de fermer dès aujourd'hui la porte à la Turquie, quelle que soit leur opinion sur l'élargissement à ce pays ou leurs craintes sur le processus d'élargissement en général. Il sera temps, à l'issue du processus de négociations, de débattre de l'opportunité d'intégrer la Turquie, en fonction des transformations qu'elle aura connues d'ici là.

Aussi espérons-nous que le Sénat conservera, à l'avenir, l'attitude constructive dont il a toujours fait preuve à l'égard de la Turquie. Cependant, la position du Sénat sera d'autant plus aisée à maintenir que la Turquie, de son côté, poursuivra ses efforts pour répondre aux critères de Copenhague. De ce point de vue, le respect plein et entier par la Turquie du protocole additionnel à l'accord d'Ankara serait interprété comme un signe fort de la volonté de la Turquie de continuer à avancer main dans la main avec l'ensemble des pays de l'Union européenne.

EXAMEN EN COMMISSION

La commission s'est réunie le mardi 28 juin 2011 pour l'examen du présent rapport.

M. Jean Bizet :

Du 28 mars au 1 er avril derniers, je me suis rendu en Turquie, à l'invitation de Yaþar Yakéþ, mon homologue au sein du Parlement turc, en compagnie de nos collègues Bernadette Bourzai, Robert Del Picchia et Charles Gautier.

Notre déplacement avait été organisé conjointement par la Grande Assemblée Nationale de Turquie et l'Ambassade de France à Ankara et avait pour but de suivre l'évolution de la candidature de la Turquie à l'Union européenne. Depuis le dernier rapport qu'avait fait notre commission sur cette question, en 2008, les négociations d'adhésion semblent connaître un ralentissement de plus en plus marqué, que nous souhaitions pouvoir analyser.

Nous avons rencontré, dans la première étape de notre déplacement à Ankara, des personnalités politiques de tout premier plan : le Président de la République, Abdullah Gül, le ministre des affaires de l'Union européenne et négociateur en chef, Egemen Baðé°, le Président de la GANT, Mehmet Ali Þahin, le Président de la commission des affaires étrangères, Murat Mercan, et, bien sûr, le Président de la commission des affaires européennes, Ya°ar Yakéþ. Dans la deuxième partie de notre mission, qui avait lieu à Istanbul, nous avons pu dialoguer avec les milieux intellectuels et culturels, grâce à la visite des lycées francophones et de l'université Galatasaray, et avons été reçu pour une audience par le patriarche oecuménique grec orthodoxe Bartholomeos I er . Lors de notre déplacement à Bursa, l'un des principaux centres industriels du pays, situé sur la rive sud de la mer de Marmara, nous avons pu échanger sur les questions économiques, tout en mesurant le dynamisme de l'économie turque, comme la vitalité de certaines entreprises françaises sur le pays, en particulier de Renault dont nous avons visité l'usine.

Les questions d'ordre bilatéral ont d'ailleurs, au-delà du seul aspect économique, tenu une part importante des discussions que nous avons eues avec nos interlocuteurs turcs, comme vous l'avez sans doute lu dans le projet de rapport d'information que vous avez reçu par voie électronique.

Je crois que le plus intéressant, puisque le rapport a été distribué, serait que chacun des participants au déplacement livre ses impressions et les enseignements qu'il tire. Je donne d'abord la parole à Robert Del Picchia qui est le rapporteur de notre commission pour la Turquie et qui a suivi les négociations depuis leur début. Je solliciterai ensuite les autres participants, mais Charles Gautier m'a fait savoir qu'il ne pourrait pas être parmi nous.

M. Robert Del Picchia :

Il s'agissait de la quatrième mission que j'effectuais dans ce pays pour le compte de notre commission. J'ai été une nouvelle fois frappé par la détérioration des relations franco-turques. La population conserve manifestement le sentiment d'avoir été trahie par la France, qu'elle considérait jusqu'ici comme une alliée et même une amie. Notre pays avait en effet beaucoup oeuvré pour l'ouverture des négociations d'adhésion et les Turcs comprennent mal les réticences dont nous faisons désormais preuve en ce qui concerne leur adhésion.

Les Turcs ont beau être toujours majoritairement favorables à l'adhésion (64 %), ils sont encore plus nombreux (67 %) à penser désormais que leur pays n'adhérera jamais à l'Union européenne. En effet, les négociations piétinent. Seuls treize des trente-cinq chapitres de négociation ont été ouverts à ce jour et aucune avancée n'a même été enregistrée au cours de la dernière année. Les Turcs sont parfaitement conscients que les négociations ne devraient pas aboutir avant une bonne dizaine d'années. Le Président de la République, Abdullah Gül, a par exemple émis le souhait que l'adhésion soit intervenue avant 2023, date du centenaire de la République turque.

La Turquie a déjà réalisé de grands progrès sur la voie de l'adhésion. Elle connaît un développement économique spectaculaire, avec une croissance de l'ordre de 8,9 % en 2010, au premier rang des pays de l'OCDE. Sa diplomatie est de plus en plus influente, en particulier dans le monde arabe depuis la rupture avec Israël. Elle constitue aujourd'hui une puissance économique, militaire et politique dans cette région. Elle n'hésite d'ailleurs par à mettre en avant le rôle qu'elle pourrait y jouer pour l'Union européenne si elle en était membre. Enfin, la révision constitutionnelle du 12 septembre 2010 a constitué, de l'aveu même de la Commission, « un pas dans la bonne direction », c'est-à-dire celle de l'alignement sur les standards européens.

Malgré tout, il faut reconnaître que la Turquie doit encore fournir des efforts importants dans plusieurs domaines fondamentaux. La liberté d'expression, par exemple, n'est toujours pas pleinement garantie, même si certains sujets jusqu'ici tabous sont peu à peu tolérés dans le débat public. La liberté de la presse surtout semble aujourd'hui en recul, comme en témoignent l'emprisonnement actuel d'une cinquantaine de journalistes et l'autocensure dont ces derniers disent aujourd'hui faire preuve en raison des pressions gouvernementales qu'ils ressentent. La question kurde également n'a guère progressé, l'ouverture démocratique lancée en 2009 n'ayant finalement jamais été mise en oeuvre. Enfin, la liberté religieuse est encore loin d'être totale, avec des problèmes persistants pour les minorités religieuses en matière de sécurité, de propriété, de liberté de culte et d'autorisation de formation du clergé, mais le patriarche oecuménique grec orthodoxe, Bartholomeos I er nous a indiqué qu'il constatait un engagement de l'AKP sur ce sujet et espérait des améliorations prochaines. Les autorités turques ont indiqué que le pays devrait se doter d'une toute nouvelle constitution dans les prochains mois. Il convient d'espérer que l'élaboration de cette nouvelle loi fondamentale sera l'occasion de renforcer la démocratie et l'État de droit en Turquie.

Les relations de la Turquie avec son voisinage immédiat restent également tendues, en dépit de la doctrine « zéro problème avec le voisinage » qu'elle a développée depuis quelques années. Les relations avec l'Arménie sont de nouveau au point mort, malgré l'esquisse de rapprochement qui avait eu lieu en 2008 et 2009. Le problème de Chypre reste entier, la Turquie n'ayant toujours pas non plus ouvert ses ports et aéroports aux marchandises de la République de Chypre, conformément aux engagements auxquels elle a pourtant souscrit dans le cadre de l'union douanière. En revanche, les relations avec la Grèce ont connu une nette amélioration au cours des dernières années, avec désormais des contacts politiques réguliers entre les deux pays et l'instauration d'un dialogue stratégique sur les points d'intérêt commun entre les deux États.

Les Turcs ont aujourd'hui le sentiment qu'on leur impose des conditions d'adhésion beaucoup plus difficiles qu'aux autres pays candidats et que l'Union européenne invoque constamment des arguments qu'ils ne jugent pas objectifs - autrement dit, des arguments « politiques » - pour empêcher leur adhésion. Or, les Turcs sont très attachés au processus de négociations, qui constitue un moyen pour eux de se réformer et d'obtenir de leur population certains sacrifices au nom de l'adhésion.

Sur la question de l'adhésion, nos interlocuteurs ont clairement réaffirmé qu'elle est leur unique objectif et qu'ils n'accepteront aucune alternative. Je pense effectivement que les Turcs iront jusqu'au bout des négociations de manière à poursuivre leur modernisation. Ceci dit, je pense que ce seront peut-être eux qui, à la fin, choisiront de ne pas adhérer, de manière à éviter qu'un référendum négatif dans l'un des États membres, et peut-être même dans un petit État, ne leur bloque l'accès à l'Union européenne, ce qui serait une situation politiquement ingérable.

En ce qui concerne la relation franco-turque, il nous est apparu qu'il existait toujours un fort ressentiment en Turquie à l'égard de l'attitude de la France. Nos interlocuteurs nous ont confié qu'ils avaient été vexés d'avoir été mis à l'écart dans la gestion de la crise libyenne, en particulier de ne pas avoir été invités au sommet de Paris le 19 mars. Ils ont également évoqué la reconnaissance du génocide arménien et ont fait part de leur frustration que la France s'immisce dans les relations entre la Turquie et l'Arménie, en leur donnant le sentiment qu'ils étaient incapables de surmonter par eux-mêmes leur passé douloureux.

Cela étant, la France et la Turquie conservent malgré tout des liens étroits et c'est particulièrement vrai dans le domaine économique. Nos échanges commerciaux ont connu un fort développement au cours des dernières années et nos deux pays sont respectivement l'un des principaux partenaires commerciaux pour l'autre. La Turquie est ainsi le troisième débouché commercial des exportations françaises, hors pays de l'Union européenne et Suisse, et arrive loin devant des pays comme l'Inde, le Brésil, le Maghreb ou même le Japon. L'importance de cette relation commerciale n'est pas toujours connue, parce qu'elle est assez récente. Pourtant, nous avons réalisé 6,2 milliards d'euros grâce aux exportations vers ce pays en 2010. Mais, il existe un risque réel que la détérioration de nos relations politiques avec la Turquie n'ait un impact négatif sur le volume de nos échanges. Déjà, les parts de marché de la France ne cessent de se réduire depuis quelques années, passant de 5,1 % en 2005 à 4,3 % en 2010 et même, semble-t-il, à 3,7 % au début de l'année 2011. Dans ce contexte, on peut craindre que le gouvernement turc ne soit tenté de rejeter les candidatures des entreprises françaises à différents appels d'offres en raison de l'état de nos relations actuelles. Cette situation serait regrettable, d'autant que plusieurs marchés publics sont susceptibles d'intéresser nos entreprises, que ce soit dans le domaine des télécommunications, de l'aéronautique, de la construction et de la voirie et, bien sûr, de l'énergie, avec la question du projet Nabucco, mais aussi du programme nucléaire.

Mme Bernadette Bourzai :

Je partage globalement l'analyse de Robert Del Picchia, mais j'ajouterai quelques mots. Je tiens d'abord à souligner que notre délégation a été fort bien reçue en Turquie, même si nos interlocuteurs turcs n'ont pas mâché leurs mots pour nous dire ce qu'ils pensaient de l'attitude de la France. C'est un peuple qui préfère manifestement crever l'abcès, quitte à brusquer légèrement leurs interlocuteurs. Mais, loin de moi l'idée de dire qu'il s'agit d'un défaut.

Cela faisait vingt ans que je ne m'étais pas rendue en Turquie et j'ai été frappée par le développement spectaculaire qu'elle a connue, à la fois sur le plan économique et sur le plan social. La population a bénéficié de l'essor du pays et vit clairement plus confortablement que dans les années 1980 et ou 1990. Les rencontres avec les milieux culturels, à l'université de Galatasaray, au lycée de Galata, comme au lycée Saint-Michel, ont été très riches et ont montré une nouvelle fois le dynamisme de la population turque.

Les relations franco-turques présentent incontestablement des tensions, mais je dirai plutôt qu'il s'agit de relations où se mêlent des sentiments à la fois d'amour et de détestation : les points de crispation actuels ne doivent pas faire oublier qu'il existe aussi une certaine fascination réciproque, qui s'appuie sur des liens solides et la persistance d'une convergence de vues sur de nombreux sujets. D'ailleurs, pourrait-il en être autrement au regard de la longue histoire que nous avons partagée ou même de la forte population d'origine turque vivant en France, qui soude nécessairement les liens entre la Turquie et les régions françaises ?

J'ai eu le sentiment que les Turcs avaient pris une certaine distance vis-à-vis de l'adhésion à l'Union européenne. D'une part, ils sont conscients qu'il leur reste un long chemin à parcourir, qui exige beaucoup d'efforts de leur part, avant de satisfaire pleinement les critères de Copenhague. Le Président Gül nous en a d'ailleurs fait part lors de l'entretien qu'il nous a accordé. Sur une question que je lui posais relative à l'égalité entre les hommes et les femmes, par exemple, il a reconnu que la Turquie accusait encore un grand retard. D'autre part, les Turcs se rendent compte que les évènements récents dans le monde arabe leur confèrent de nouvelles responsabilités. Ils pourraient être amenés à devenir un pont entre l'Union européenne et le monde arabe et donc à jouer un rôle beaucoup plus central que celui qu'ils pourraient avoir s'ils intégraient l'Union européenne, dont ils resteraient, géographiquement tout au moins, à la périphérie. Dans ce contexte, j'ai l'impression qu'ils se projettent de plus en plus comme une puissance du bassin méditerranéen oriental plutôt que comme un pays membre de l'Union européenne parmi d'autres. Aussi, je me demande si la Turquie ne s'interroge pas de plus en plus sur l'opportunité d'une adhésion, qui exige de sa part un travail encore important et induira nécessairement une perte d'autonomie.

Ce n'est sans doute pas un hasard si la question de l'adhésion à l'Union européenne n'a tenu qu'une place très marginale dans la campagne électorale pour les législatives du 12 juin dernier. L'AKP a une nouvelle fois remporté largement ces élections, avec 49,8 % des voix. Cependant, j'ignore si l'on doit interpréter ce résultat comme un réflexe de résistance de la part de l'électorat turc, mais toujours est-il qu'il ne permet pas à l'AKP de disposer d'un nombre de sièges suffisant au Parlement pour modifier la Constitution à sa guise. Il n'a obtenu que 326 sièges, alors qu'il lui en aurait fallu 367, soit les 3/5 e , pour modifier seul la Constitution ou au moins 330 pour lancer seul une procédure de révision constitutionnelle par voie référendaire. Dans ces conditions, il n'est pas certain qu'il puisse faire évoluer la Turquie vers un régime présidentiel, comme le souhaitait le Premier ministre, Recep Tayyip Erdoðan.

L'entretien que nous avons eu avec le Président de la République a été fort intéressant. Abdullah Gül nous a alors présenté les objectifs que son pays s'était assignés à l'horizon 2023, une date particulièrement symbolique pour les Turcs puisqu'il s'agira du centenaire de la République. Le premier concernait l'adhésion à l'Union européenne, la Turquie espérant en être devenue membre à cette date. Le deuxième avait trait au développement économique, la Turquie ambitionnant de faire partie des dix premières économies mondiales, sachant qu'elle se classe aujourd'hui 17 e . Le troisième était un objectif social, qui consiste à garantir une meilleure répartition des richesses à la fois entre les Turcs et entre les différentes régions de Turquie. Quand on connaît aujourd'hui les écarts de richesse entre l'ouest du pays et certaines zones reculées d'Anatolie comme de l'est et du sud-est du pays, il paraît clair que la Turquie devra déployer de nombreux efforts en ce sens au cours des prochaines années. Enfin, le quatrième et dernier objectif devrait avoir un impact sur la politique étrangère turque, puisqu'il s'agit de ramener la paix et la stabilité dans le voisinage régional, en y oeuvrant en faveur de la démocratie et des droits de l'homme, tout en promouvant la prospérité économique par l'instauration d'une zone de libre-échange. Une nouvelle fois, cet objectif semble confirmer l'existence d'une volonté turque de retrouver une véritable centralité en constituant leur propre marché commun.

M. Jean Bizet :

Comme mes deux autres collègues, j'ai été surpris de découvrir l'ampleur des tensions qui portent aujourd'hui atteinte à la relation franco-turque. Lors des entretiens politiques à Ankara, nous avons été constamment interpellés sur la question de la crise libyenne comme sur celle de la répression de la négation du génocide arménien. J'ai pris conscience que les déclarations et les décisions politiques que nous prenons, même si elles ne visent pas toujours directement la Turquie, ont un réel retentissement dans ce pays. Je crois que nous devons prendre garde à ne pas trop froisser les Turcs. La Turquie a toujours été un pont entre l'Union européenne et le Moyen-Orient et elle l'est sans doute encore plus aujourd'hui à la faveur des révolutions dans le monde arabe. Il ne faut pas se couper de ce grand pays. Au contraire, il faut poursuivre les négociations pour l'amarrer solidement à l'Union européenne - l'avenir dira quelle est la meilleure formule - et garantir sa stabilité.

Pour autant, cela n'exonère pas la Turquie de poursuivre ses réformes. Le pays a déjà connu de nombreuses transformations depuis les deux dernières décennies, mais il reste encore beaucoup à faire. J'insiste en particulier sur le respect du protocole additionnel à l'accord d'Ankara. La Turquie ne peut pas continuer à refuser d'ouvrir ses ports et ses aéroports aux marchandises de la République de Chypre, au mépris des engagements qu'elle a contractés auprès de l'Union européenne. J'espère qu'elle acceptera de faire un geste sur ce sujet, de manière à prouver qu'elle souhaite toujours avancer avec l'Union européenne.

J'ai beaucoup évoqué avec nos interlocuteurs turcs le rôle central que la Turquie pourrait jouer au sein d'une Union pour la Méditerranée relancée. Je dois avouer qu'ils n'ont généralement pas démontré l'engouement que nous pouvions espérer. La crainte que ce projet ne constitue qu'une alternative à leur adhésion à l'Union européenne semble toujours vivace, en dépit des assurances qui leur ont été données. Cependant, certains ont reconnu que la Turquie pourrait être très intéressée par le caractère pragmatique de l'Union pour la Méditerranée et la dimension économique, environnementale et éducative des projets.

Compte rendu sommaire du débat

M. Simon Sutour :

J'ai longtemps fait partie des soutiens de la candidature turque car j'estimais que les perspectives d'adhésion inciteraient ce pays à se moderniser. Malheureusement, la situation actuelle en Turquie me laisse à penser que le pays, au contraire, connaît plutôt ces dernières années un recul démocratique. A mes yeux, la Turquie ne respecte pas suffisamment aujourd'hui les standards européens pour prétendre y entrer.

Les relations avec l'Arménie restent tendues et les Turcs demeurent intransigeants sur la question du génocide arménien, alors même qu'il s'agit d'un fait survenu avant la constitution de la République turque.

Sur la question de Chypre, Ankara ne semble faire aucun effort. Il s'agit pourtant d'une occupation illégale, confortée par une politique de colonisation. J'avoue que je comprends mal que la Turquie ne recherche aucune solution à ce conflit qui les oppose à un État membre de l'Union européenne, à l'heure même où ils tentent d'en devenir membre.

La liberté religieuse demeure loin d'être respectée. Le Patriarcat oecuménique grec orthodoxe rencontre encore de nombreuses difficultés pour célébrer librement son culte. Il n'a toujours pas obtenu l'autorisation de rouvrir son séminaire théologique. Dans la partie nord de Chypre, une messe de Noël a même été interdite et les fidèles délogés manu militari .

Le problème kurde reste entier, alors même qu'ils sont 15 millions à vivre en Turquie, soit plus d'un cinquième de la population. Le parti kurde est obligé de présenter des candidats en indépendants pour garantir sa représentation politique, en raison du barrage électoral qui impose à un parti de franchir le seuil éliminatoire de 10 % des suffrages au niveau national pour obtenir des sièges au Parlement. Certains Kurdes sont aujourd'hui arbitrairement emprisonnés. Les droits culturels de cette minorité ne sont pas respectés.

Je m'inquiète enfin de l'évolution de la société turque. Je ne voudrais pas que la généralisation du voile porte atteinte à la liberté des femmes turques. Je crains également que la future Constitution turque ne vienne remettre en cause le principe de laïcité que nos deux pays avaient jusqu'ici en partage. A cet égard, j'ai été déconcerté d'apprendre que l'AKP pourrait finalement profiter de la décision des Kurdes de boycotter le Parlement pour pouvoir modifier seul la Constitution. Le BDP a en effet fait savoir que ses membres ne siégeraient pas dans la nouvelle assemblée, suite à l'invalidation de l'élection de l'un de ses membres, condamné il y a quelques jours par la cour d'appel pour ses liens avec le PKK, et tant que celui-ci n'aurait pas été réintégré.

M. Serge Lagauche :

Depuis 1993, la Turquie a fermé sa frontière commune avec l'Arménie, pénalisant ainsi grandement le développement de ce pays. Je ne crois pas qu'il serait pourtant très coûteux pour la Turquie d'ouvrir progressivement cette frontière commune.

Deux raisons expliquent l'attitude actuelle de la Turquie. D'une part, sa dépendance énergétique, qui la conduit à prendre le parti de l'Azerbaïdjan qui possède des réserves en pétrole. D'autre part, l'intransigeance de certaines formations politiques sur la question du génocide arménien. Il est vrai qu'Ankara a toléré, au cours des dernières années, que certains intellectuels, qui se prononçaient ouvertement pour la reconnaissance du génocide arménien, abordent publiquement cette question. Il est également exact que la Turquie accepte, de-ci de-là, de faire quelques gestes mineurs en faveur d'un rapprochement. Mais, il ne s'agit jamais d'une véritable politique qui permettrait réellement de retrouver la stabilité et l'harmonie à la frontière arméno-turque. En témoigne le nombre de soldats turcs massés à la frontière. En témoigne également la volonté des autorités turques de ne pas soumettre cette question à leur Parlement, pour ne pas déchaîner l'ire parmi les rangs des nationalistes. A cet égard, je doute que les Turcs soient vraiment favorables à la constitution d'une commission d'historiens composée à la fois d'Arméniens et de Turcs chargée de qualifier les faits, même s'ils en ont fait la proposition.

A mon sens, cette situation de blocage devrait perdurer tant que l'Union européenne n'aura pas fait preuve de davantage de fermeté sur le sujet. Il serait temps que les Turcs sortent du déni et adoptent une culture du dialogue. C'est d'ailleurs également un effort que je demande aux Arméniens, qui rencontrent souvent des difficultés de dialogue, comme l'illustre le muselage dont est l'objet l'opposition dans ce pays. Ce n'est pourtant qu'à travers lui que cet épineux dossier pourra être résolu.

M. Pierre Bernard-Reymond :

En écoutant votre rapport, je me suis demandé si l'enlisement actuel des négociations ne profitait finalement pas aux deux parties : l'Union européenne, d'un côté, dont le processus de négociations lui permet de stabiliser et de moderniser un pays de son environnement géographique ; la Turquie, qui développe sa puissance économique, noue un partenariat solide avec l'Union européenne, sans pour autant perdre son indépendance et son autonomie, même sur certaines valeurs.

Il est vrai que l'attitude de la France a sans doute contribué à ralentir le rythme des négociations, mais la candidature de la Turquie semble néanmoins poser de réelles difficultés. D'une part, la capacité d'assimilation de l'Union européenne est plus faible qu'elle ne l'a été, surtout après les deux derniers élargissements qui n'ont toujours pas été totalement « digérés ». D'autre part, la Turquie rencontre encore de nombreux problèmes, peut-être plus graves encore que ceux dont souffraient certains pays candidats par le passé, et qui entravent aujourd'hui le processus d'adhésion. Nous avons évoqué les entorses à la liberté d'expression et au droit des minorités religieuses. Nous avons également évoqué le sort des Kurdes de Turquie et les difficiles relations de voisinage que ce pays entretient avec l'Arménie et la République de Chypre.

Dernière question, un parallèle a-t-il été fait entre la Turquie et l'Ukraine lors de votre déplacement ? Dans les deux cas, il s'agit de grands pays, qui ont une population à la fois jeune et nombreuse et qui présentent des intérêts géostratégiques certains.

Mme Bernadette Bourzai :

Sur la question arménienne, il est vrai que le patriarche oecuménique grec orthodoxe nous a confirmé que le projet de commission d'historiens était aujourd'hui en sommeil. De là à dire que les Turcs ne tiennent pas à sa mise en place, je n'en suis pas certaine, mais on ne peut pas totalement l'exclure. Il n'en demeure pas moins que Charles Gautier et moi-même nous sommes retrouvés dans une situation inconfortable car nous avons découvert au milieu de notre déplacement que la proposition de loi visant à réprimer la négation du génocide arménien serait inscrite à l'ordre du jour, alors que nous avions donné des assurances à nos interlocuteurs dans les jours qui avaient précédé, en nous fondant sur le vote que nous avions eu au sein de notre groupe politique.

Il est indéniable que la Turquie doit encore accomplir un lourd travail pour satisfaire pleinement les critères de Copenhague. Mais, encore une fois, je crois qu'ils sont parfaitement conscients qu'ils ne sont pas au bout de leurs efforts. Parvenir aux standards européens suppose encore l'adoption de nombreuses réformes, mais aussi la modification de certaines pratiques - je pense, en particulier, en matière de liberté de la presse. Il est vrai que les performances économiques spectaculaires, comme le développement social qu'a connu ce pays ont parfois tendance à faire passer au second plan certaines réformes politiques, pourtant indispensables, en matière de démocratie et de droits de l'homme. Mais la Turquie est une grande nation, dont le peuple est fier. Je ne crois pas que les Turcs abandonneront leur rêve d'adhésion. A mon avis, ils poursuivront les réformes pour aller jusqu'au bout du processus de négociations, quitte à prendre le risque d'un échec au moment de la ratification.

La position géographique de ce pays, au carrefour des routes énergétiques, est un élément déterminant à prendre en compte pour comprendre la Turquie d'aujourd'hui. En quelques années, ce pays est devenu un acteur incontournable pour l'approvisionnement énergétique de l'Union européenne, à l'heure où celle-ci cherche à diversifier ses sources d'approvisionnement. Cette position confère à la Turquie un avantage non négligeable dans ses relations avec l'Union européenne, qu'elle n'hésitera probablement pas à utiliser à son profit dans les années à venir.

M. Robert Del Picchia :

Depuis quelques années, la Turquie ambitionne en effet de devenir l'un des principaux « hubs » énergétiques du monde, susceptible d'acheminer les ressources pétrolières et gazières d'est en ouest. Elle occupe une position géographique centrale dans les échanges énergétiques et dispose, par conséquent, de réels moyens de pression. Elle pourrait, par exemple, mettre en difficulté les pays de l'Union européenne si elle décidait de fermer l'accès au détroit du Bosphore.

Bien sûr, la démocratie turque n'est pas aujourd'hui parfaite, mais il faut mesurer aujourd'hui le chemin parcouru. De réels progrès ont été faits au cours des dernières années, même s'ils sont encore jugés insuffisants. Il me paraît essentiel, à l'heure actuelle, de poursuivre le processus de négociations, qui profite véritablement aux deux parties. Il constitue un moteur pour que la Turquie poursuive son travail de modernisation. Si les négociations étaient interrompues, il existerait, au contraire, un risque réel que la Turquie s'éloigne de l'Union européenne et qu'elle se tourne vers d'autres zones géographiques, ce qui porterait atteinte tant à l'avenir de l'influence de l'Union européenne dans le monde qu'à son développement économique. Je rappelle que les pays de l'Union figurent aujourd'hui parmi les principaux partenaires commerciaux de la Turquie et que l'économie de ce pays reste aujourd'hui en plein essor, malgré la crise. Par ailleurs, la Turquie compte aujourd'hui près de 80 millions d'habitants et donc, potentiellement, autant de consommateurs.

Il faut donc encourager la Turquie à entreprendre de nouvelles réformes politiques pour améliorer la liberté d'expression et parfaire la liberté religieuse. En ce qui concerne le problème de Chypre, il faut inviter la Turquie à mettre pleinement en oeuvre le protocole additionnel à l'accord d'Ankara. Sur cette question, je rappelle néanmoins que les Turcs reprochent à l'Union européenne d'avoir intégré en 2004 la République de Chypre, alors même que le conflit entre les deux parties de l'île n'était pas réglé et que la candidature de la Turquie était déjà connue. Ils soulignent également que l'échec du plan Annan proposé par les Nations unies doit être imputé à la partie grecque de l'île, qui l'a rejeté par voie référendaire, alors que la partie turque l'a approuvé.

M. Simon Sutour :

Mais, le plan Annan entérinait la partition de l'île et la colonisation turque dans la partie nord. La partie grecque ne pouvait pas l'accepter !

M. Jean Bizet :

Nos interlocuteurs turcs n'ont pas évoqué la situation de l'Ukraine au cours de notre déplacement. Ils ont seulement indiqué qu'ils comprenaient mal que l'Union européenne refuse à la Turquie de discuter d'un régime de libéralisation des visas, alors même qu'elle est candidate à l'Union européenne, tandis qu'elle avait ouvert des pourparlers avec l'Ukraine sur cette question, alors qu'il s'agit d'un pays qui n'a pas obtenu officiellement le statut de candidat.

M. Simon Sutour :

D'un entretien que j'ai eu avec l'ambassadeur d'Ukraine, il ressort que les Ukrainiens considèrent avec envie le statut de pays candidat qui est celui de la Turquie !

*

A l'issue du débat, la commission des affaires européennes a autorisé la publication du rapport d'information.

Programme de la mission en Turquie
(28 mars - 1er avril 2011)

_______

Lundi 28 mars 2011 :

- 17 h 00 : Arrivée à Ankara.

- 20 h 00 : dîner à la résidence de l'Ambassade de France en Turquie, présidé par M. Vincent Guérend, premier conseiller, en compagnie de M. Marc Pierini, chef de la délégation de l'Union européenne en Turquie.

Mardi 29 mars 2011 :

- 09 h 00 : Petit-déjeuner avec M. Egemen BAÐIÞ, ministre des affaires de l'Union européenne et négociateur en chef de la République de Turquie.

- 10 h 30 : Dépôt de gerbe au mausolée d'Anitkabir et signature du livre d'or.

- 11 h 30 : Entretien avec M. Mehmet Ali AHIN, Président de la Grande Assemblée Nationale de Turquie (GANT).

- 12 h 15 : Entretien avec M. Murat MERCAN, Président la commission des affaires étrangères de la GANT.

- 13 h 00 : Déjeuner offert par M. Murat MERCAN, en présence de membres de la commission des affaires étrangères de la GANT.

- 15 h 00 : Entretien avec le Président de la République, M. Abdullah GÜL.

- 16 h 30 : Entretien avec M. Ya°ar YAKI, Président de la commission des affaires européennes de la GANT, et des membres de cette commission.

- 19 h 30 : Dîner offert par M. Ya°ar YAKI.

Mercredi 30 mars 2011 :

- 10 h 00 : Départ pour Istanbul.

- 11 h 05 : Arrivée à Istanbul.

- 12 h 30 : Déjeuner en compagnie de M. Hervé MAGRO, consul général de France à Istanbul.

- 14 h 30 : Entretien avec le Recteur de l'Université Galatasaray.

- 15 h 00 : Discours de M. Jean BIZET à l'Université Galatasaray.

- 16 h 30 : Visite du lycée Galatasaray.

- 18 h 30 : Visite du lycée Saint-Michel.

- 19 h 00 : Réception avec la communauté française au lycée Saint-Michel

- 20 h 00 : Dîner offert par M. Mehmet ERBAK, consul honoraire de France à Bursa, en compagnie de représentants de la mission économique de la France et du directeur de l'usine Oyak-Renault.

Jeudi 31 mars 2011 :

- 06 h 45 : Départ pour Bursa.

- 10 h 30 : Présentation de l'usine Oyak-Renault par son président-directeur-général, M. Tarýk TUNALÝOðLU.

- 11 h 30 : Visite des installations de l'usine Renault.

- 13 h 30 : Déjeuner offert par M. ahabettin HARPUT, Préfet de Bursa, en présence de la communauté française et francophone de la ville.

- 15 h 30 : Visite de Bursa.

- 17 h 30 : Départ pour Istanbul.

- 19 h 30 : Arrivée à Istanbul.

- 20 h 00 : Réception au Palais de France à l'occasion de la remise de décoration à M. Cengiz AKTAR par l'ambassadeur Bernard EMIÉ.

Vendredi 1 er avril 2011 :

- 10 h 00 : Visite de l'église Saint-Sauveur in Chora.

- 11 h 30 : Audience avec le patriarche oecuménique grec orthodoxe, Bartholomeos I er .

- 15 h 15 : Départ pour Paris.

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