M. François Molins, procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris

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Présidence de Mme Annie David, présidente de la commission des affaires sociales -

Mme Annie David , présidente . - Monsieur le procureur, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation et vous passe immédiatement la parole, pour nous exposer votre point de vue sur la question du harcèlement sexuel.

M. François Molins, procureur de la République . - Merci d'avoir souhaité m'entendre. Je ne suis pas spécialiste de ces procédures, mais le Tribunal de grande instance (TGI) de Paris a sans doute un éclairage à apporter sur la question. Peu d'affaires de harcèlement sexuel parviennent devant les juridictions, plus rares encore sont celles qui donnent lieu à des poursuites ou à condamnation, mais le TGI de Paris en draine une bonne partie.

Je commencerai par vous exposer l'impact de la décision du Conseil constitutionnel sur l'activité du tribunal. La portée de cette décision dépasse le seul article 222-33 du code pénal, puisque la définition du harcèlement sexuel donnée dans le code du travail est tout aussi imprécise. L'article du code du travail pourrait ainsi être déclaré inconstitutionnel à l'occasion d'une QPC. La décision du Conseil a eu des suites fâcheuses : la presse a rapporté comment une victime a sauté à la gorge de son agresseur au moment où le tribunal a prononcé sa relaxe, alors qu'il aurait vraisemblablement été condamné sans cette abrogation. Une audience est prévue le 8 juin sur une autre affaire ; il n'existe aucun autre cas en cours de fixation à l'audiencement, mais 24 dossiers d'information sont ouverts.

L'abrogation de l'article 222-33 du code pénal a été traumatisante pour les victimes qui, pour la plupart, sont déjà en souffrance. Mais il faut en relativiser les effets juridiques, notamment sur les procédures en cours : même si les faits sont poursuivis sous la seule qualification de harcèlement sexuel, le juge pénal, saisi in rem , n'est jamais lié par la qualification retenue par le ministère public. Il a seulement l'obligation de respecter le principe du contradictoire : toutes les parties doivent être en mesure de livrer leurs observations sur la nouvelle qualification. Des faits de harcèlement sexuel peuvent ainsi être requalifiés en tant que violences volontaires, notamment psychologiques.

Au tribunal de grande instance de Paris, nous avons pris deux mesures à la suite de la décision du Conseil constitutionnel : donner instruction à la police de continuer à recevoir les plaintes, inviter nos collègues du parquet à examiner la possibilité de requalifier les faits. L'abrogation du texte a eu un autre effet, que je n'avais pas perçu au début. Mes collègues ont pris conscience qu'étaient poursuivis sous la qualification de harcèlement sexuel des actes qui relevaient parfois de l'exhibition ou de l'agression sexuelle. Ce n'est pas neutre pour la cohérence du code pénal : cela soulève la question de la place de cette infraction dans les différentes catégories d'infractions et les différents chapitres du code.

La situation est compliquée pour les victimes. La justice est souvent décrite comme un parcours d'obstacles, dont le premier réside dans la difficulté à produire des preuves. Cette difficulté est récurrente, on la rencontre dans tous les dossiers de harcèlement.

A considérer l'ensemble des dossiers de harcèlement sexuel au travail, de harcèlement moral ou de harcèlement sexuel traités par le tribunal de grande instance de Paris, 3 dossiers ont donné lieu à des poursuites devant un tribunal correctionnel, 27 à des classements sans suite. Ceux-ci s'expliquent par l'absence d'infraction, une infraction insuffisamment constituée -la plainte repose uniquement sur la parole de la victime contre celle de l'agresseur- ou encore la carence du plaignant, qui ne répond pas aux convocations des policiers ou se désiste. Il en va de même pour le délit de harcèlement sexuel : en 2011, des poursuites ont été engagées dans 12 dossiers ; on retrouve la même problématique en termes de classements sans suite que précédemment. Pour cette infraction, le taux de réponse pénale est extrêmement bas par rapport à la moyenne, qui est de 78,3% à Paris.

Le harcèlement sexuel est un contentieux difficile. Les enquêtes, qui procèdent soit d'un dépôt de plainte soit d'un signalement par l'inspection du travail, sont longues ; elles ont pour but de rapporter des faits précis, détaillés et datés. Par exemple, le harcèlement au travail commence souvent par une demande d'augmentation de salaire ou la manifestation d'une opposition à la direction. L'enquête consistera à auditionner des témoins, recueillir des documents écrits et, parfois, lorsque la victime est en état de le supporter, organiser une confrontation avec l'agresseur. Le recours aux expertises psychologiques éclaire souvent le dossier sur tel ou tel profil d'agresseur, qui va du pervers narcissique à la personne ayant une relation difficile avec les hommes ou, au contraire, les femmes. En outre, il n'est pas rare que le harceleur pathologique s'en prenne à des personnes déjà affaiblies. Même lorsque les faits sont signalés par l'inspection du travail, le dossier peut être classé pour manque de preuve, absence de témoignages concordants ou encore constatation d'un simple conflit de personnes. L'investissement de la victime jusqu'au bout de la procédure est essentiel ; sans elle, il est difficile d'obtenir une condamnation. Les poursuites sont en outre fragilisées si des insuffisances professionnelles sont avérées. Pour les sécuriser, nous avons donné instruction à l'inspection du travail de travailler au signalement sur le fondement de l'article 40 du code de procédure pénale.

En dépit de nos carences statistiques, auxquelles l'installation de l'application Cassiopée en novembre devrait remédier, un phénomène apparaît clairement : les dossiers pour harcèlement sexuel sont relativement peu nombreux au regard de ceux pour harcèlement dans le cadre d'une relation de travail. Le contentieux de harcèlement moral ne cesse d'augmenter. D'après mes collègues, cette évolution reflète sans doute le fait que les victimes préfèrent taire des faits de harcèlement sexuel parce qu'elles les considèrent infamants, et s'en tenir au harcèlement moral.

A Paris, très peu de dossiers aboutissent à des condamnations : 2 pour harcèlement sexuel et 8 pour harcèlement moral en 2010, 1 pour harcèlement sexuel et 7 pour harcèlement moral en 2011. Depuis le 1 er janvier de cette année, s'agissant du harcèlement sexuel, une relaxe a été prononcée et une autre en raison de la décision du Conseil constitutionnel.

Quelle définition donner du harcèlement sexuel ? Le texte, précis en 1992, a évolué vers une définition allégée et moins précise en 1998. Voyons d'abord à quel type d'agissements cette infraction correspond en nous reportant aux dossiers traités à Paris. Le harcèlement sexuel dans le cadre d'une relation de travail peut avoir lieu sur le lieu de travail ou en déplacement, en public ou à huis clos, dans une voiture ou un hôtel. Il peut tenir à des propos à caractère sexuel tels que « arrange-toi mieux pour les clients », « mets une mini-jupe et je t'apporterai ton déjeuner », des propositions de relations sexuelles ou de participation à des parties fines. Il peut également consister en de la lingerie fine déposée sur le bureau ou l'envoi d'images à caractère sexuel. Typiquement, ce peut être des photos pornographiques, parfois montées avec la tête de la victime, placardées sur la porte du bureau de la victime ou le panneau d'affichage de l'entreprise.

Les faits recouvrent également des attouchements -une pression un peu prolongée à la main, à l'épaule, au cou, ou alors la manipulation d'une bretelle de soutien-gorge- ou des regards appuyés dans des lieux de déshabillage comme les vestiaires -un cas qui touche particulièrement les femmes de ménage. Ces comportements donnent rarement lieu à une « promotion canapé ». D'ailleurs, leur but n'est pas forcément d'obtenir des faveurs sexuelles. De nombreux auteurs frustrés ne passeront jamais à l'acte. Récemment, un professeur de droit publiait dans une revue de Dalloz un article à titre très accrocheur : « Faut-il condamner Valmont ? ». Toute la difficulté est de faire la part des choses entre, d'une part, la séduction, que nous appellerions en termes contemporains la drague, et la goujaterie et la malveillance, qui portent atteinte à la dignité.

De ce tour d'horizon des dossiers, nous pouvons tirer un enseignement : les comportements qui relèvent du harcèlement sexuel sont nombreux et divers. De fait, l'imagination humaine n'a pas de limite en ce domaine ! La volonté d'établir une liste me paraît complètement irréaliste.

La notion d'agissements répétés prête à discussion. Certes, une cour d'appel a rendu un arrêt, mais l'arrêt d'une cour ne fait pas une jurisprudence. Celle-ci, force est de le constater, sanctionne les comportements multiples. Cela dit, il peut s'agir de comportements répétés à l'égard d'une victime unique ou d'un comportement répété à l'égard d'une pluralité de victimes, voire unique pour chacune d'elles, et étalé dans le temps. Rien n'interdit de considérer un acte unique particulièrement grave, qui serait l'acte de trop venant dans un contexte global, comme du harcèlement sexuel. Jusqu'à ce jour, la jurisprudence n'a pas eu à connaître de ce type de situations. Il serait bon, en tous les cas, que la nouvelle définition précisât les choses sur ce point. Toutes les situations de harcèlement méritent d'être prises en compte.

Cette définition, et j'ai conscience de ne pas vous aider en disant cela, doit être suffisamment précise pour se conformer au texte européen et au principe de légalité des délits et des peines, suffisamment vaste aussi pour dépasser en la résolvant la question de la répétition.

M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - Le problème est bien posé !

M. François Molins, procureur de la République . - L'expression « comportement non désiré », si elle diffère des canons de notre code pénal, est claire. A titre personnel, je suis partisan de reprendre la définition de la directive européenne.

Un point important : mieux vaudrait éliminer la condition de relation hiérarchique quand, dans de nombreux cas, le harcèlement sexuel survient entre collègues, et faire de l'abus d'autorité une circonstance aggravante.

Le délit de harcèlement sexuel a vocation à réprimer des comportements de harcèlement, non pas les contacts physiques poussés ou les agressions sexuelles. Ce qui pose la question de sa place dans le code pénal. Je n'ai pas d'avis tranché. La réponse renvoie à un débat de société, à une réflexion sur la valeur juridique et humaine à protéger. Veut-on protéger la dignité ? Dans ce cas, il faudra classer l'infraction dans le chapitre sur les atteintes à la dignité de la personne. Veut-on protéger l'intégrité physique ou psychique, la liberté sexuelle ? La question n'est pas anodine car le Conseil constitutionnel a relevé le classement de l'infraction dans un chapitre intitulé « De l'exhibition sexuelle et du harcèlement sexuel ».

La question de la peine encourue -traduction de l'importance de la valeur que la société entend protéger- est importante. La cohérence du code pénal de 1994 ayant été plutôt bousculée ces dernières années, il convient de prendre garde à l'échelle des peines. Actuellement, la peine est d'un an pour le harcèlement, de trois ans pour un vol simple, un an pour des blessures involontaires par conducteur ayant entraîné un arrêt de travail de moins de trois mois, trois ans pour l'abus de faiblesse. Il m'apparaît que s'agissant d'une infraction volontaire attentatoire à la dignité de la personne ou à sa sexualité, la peine pourrait utilement être alourdie : 2 ans pour le délit, 3 ans en cas de circonstances aggravantes . En fait de circonstances aggravantes, on peut penser aux personnes particulièrement vulnérables, l'orientation sexuelle de la victime ou encore à l'abus d'autorité.

Mme Annie David , présidente . - Merci de cette intervention qui revient sur l'ensemble des questions en débat depuis ce matin.

Il ne faudrait pas créer un « délit de drague », nous a dit un avocat hier. Ce propos m'a bousculée. La drague, ce sont toujours les femmes qui la subissent ! A quel moment, la drague devient-elle grossièreté ?

Autre sujet, vous avez évoqué les possibilités de requalification. Ne pensez-vous pas que les victimes peuvent se sentir frustrées ? N'y a-t-il pas une autre solution ?

M. Alain Gournac . - Peut-on considérer un acte unique comme du harcèlement ? Le terme implique une répétition... Ensuite, nous pensons à retenir le terme « situation » plutôt que celui « d'environnement » inscrit dans les directives européennes. Juridiquement, qu'en pensez-vous ? Notre souci est de bien choisir les mots pour que le texte ne se retourne pas contre les victimes.

Mme Chantal Jouanno . - Vous avez repris la définition européenne. La notion d'environnement peut-elle avoir une base juridique solide, qui pourrait amener un juge à considérer que l'acte unique est l'acte de trop ? Nous voudrions faire oeuvre utile.

M. Alain Anziani . - Je reviendrai d'abord sur la notion de répétition. Certes, la cour d'appel de Lyon n'est pas la Cour de cassation. Pour autant, son argumentation, qui procède par comparaison avec la définition du harcèlement moral, est précise.

L'acte unique pourrait être constitutif du harcèlement sexuel lorsqu'il est accompagné de chantage, corruption ou menace, avec renvoi par articulation au code pénal. Quant à la connotation sexuelle, elle est facile à interpréter.

Nous pensons à remplacer la notion anglo-saxonne d'environnement par celle de situation. Qu'en pensez-vous ?

Enfin, la grande préoccupation des associations de victimes est de faciliter la preuve. Comment y parvenir tout en protégeant les droits de la défense ?

Mme Catherine Tasca . - Le terme de « situation » nous semble plus précis que celui d'environnement. Est-il pour autant davantage recevable juridiquement ? Le milieu dans lequel intervient le harcèlement sexuel importe : par sa passivité ou ses incitations, il peut constituer, pour l'agresseur, un encouragement. Qu'en pensez-vous ? Nous cherchons la formule la plus adaptée.

M. François Molins, procureur de la République . - Il faut tout faire pour faciliter la preuve dans ce type d'affaires. J'ignore comment le législateur peut résoudre cette difficulté ; en revanche, je sais qu'il ne faut pas inverser la charge de la preuve. La preuve incombe au ministère public. Si nous touchons à ce principe sacro-saint, cela deviendra ingérable. Dans cette matière comme dans les autres, il faut respecter les droits de la défense.

La drague peut être appréciée, voire encouragée ou, au contraire, subie. Il est parfois difficile de distinguer séduction et harcèlement, ce qui ne signifie pas qu'il faut aller jusqu'à pénaliser toute tentative de séduction au quotidien. La limite entre l'admissible et l'inadmissible, à mon sens, est d'abord l'atteinte à la dignité et à la liberté, ensuite ses conséquences sur le plaignant. La constatation de changements ou de déséquilibres dans les conditions de vie de la victime peut aider à placer le curseur au bon endroit.

M. Nicolas Alfonsi . - Nous retombons sur l'élément intentionnel !

Mme Annie David , présidente . - Un « délit de drague » ? Des propos qui se veulent flatteurs sont parfois durement ressentis. Quand commence le harcèlement ?

M. François Molins, procureur de la République . - Prenons un exemple : un homme qui dépose un bouquet de roses devant la porte d'une femme une ou deux fois est dans la séduction. En revanche, s'il le fait durant un ou deux mois tous les jours... On pourra considérer qu'il s'agit de harcèlement, pour autant que ce soit vécu ainsi.

M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - La manifestation de la volonté de la personne est un point essentiel...

M. François Molins, procureur de la République . - ...et compliqué. Au travail, la relation hiérarchique peut conduire une personne à tolérer plus longtemps des comportements qu'elle ne tolèrerait pas dans un cadre différent... jusqu'à l'acte qui dépasse les bornes. On ne peut pas exiger de la victime la formulation d'un refus pour caractériser un comportement de harceleur.

M. Jean-Pierre Sueur , président de la commission des lois . - Le refus est d'autant plus difficile à formuler que la victime est en situation de subordination. C'est pourquoi nous considérons la situation hiérarchique comme une circonstance aggravante.

M. François Molins, procureur de la République . - Je reviens aux questions que vous m'avez posées. La requalification des actes ne réparera pas tous les dégâts de la décision du Conseil constitutionnel ; les victimes éprouvent, en effet, un sentiment de dépossession. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas employé, à propos de cette solution, le terme de remède.

Que signifie, au juste, la répétition ? C'est une notion difficile à manier. Qu'est-ce qu'un acte répété ? Qu'est-ce qui est répété ? On est face à une accumulation d'actes qui ne se situent pas tous au même niveau et ne se caractérisent pas de la même façon. Le terme de comportement me semble approprié parce qu'il recouvre des attitudes, des paroles, l'envoi de messages, des gestes, des mimiques. L'acte isolé peut être la conclusion d'un processus. En tout cas, définir cette infraction est complexe car ses manifestations sont protéiformes.

Mme Annie David , présidente . - Comment traduire juridiquement cette idée ? Un dernier acte grave, qui aura été précédé d'actes de moindre gravité... Peut-on parler de répétition ?

M. François Molins, procureur de la République . - Vous pourriez employer le mot « comportements » puis dresser une liste non exhaustive.

Mme Annie David , présidente . - L'option de la liste, qu'elle soit ou non fermée, me semble à exclure.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Je vais me faire l'avocat du diable en me mettant à la place d'un homme qui, en raison de son éducation, n'a absolument pas l'impression de harceler la victime d'autant que celle-ci n'a pas eu le courage, ce qui est compréhensible dans un certain nombre de situations, d'exprimer un non clair et franc. L'intention n'est pas là, mais il pourrait se retrouver au tribunal. Ne faut-il pas envisager un système de mise en garde ?

Mme Annie David , présidente . - Avant qu'une affaire n'arrive devant les tribunaux, ces personnes, qui se croient charmantes, ont été amplement informées qu'elles ne sont pas perçues comme telles ; des médiations ont été organisées.

M. François Molins, procureur de la République . - Dans mon intervention, j'ai cité des exemples qui ne laissent aucun doute : un montage à partir d'une photographie pornographique attente à la dignité de la personne. Ensuite, on entre dans la zone grise de ce que certains appellent la drague lourde. Un texte de loi ne résoudra pas la question ; cela renvoie à l'éducation et à l'humain.

M. Alain Anziani . - Que pensez-vous de la notion d'environnement ? Et de celle de situation ?

M. François Molins, procureur de la République . - C'est un peu la même chose... L'expression « connotation sexuelle » est par ailleurs assez commode. Si l'on conserve comme seul objectif l'obtention de « faveurs sexuelles », tout un pan de comportements harceleurs sera laissé de côté.

Mme Annie David , présidente . - Je vous remercie.

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