B. QUELQUES PISTES DE REFLEXION

1. L'Etat gagnerait à simplifier ses outils d'analyse stratégique et à rendre sa démarche plus libre, plus cohérente et plus transparente.
a) Simplifier les outils de l'analyse stratégique

Vos rapporteurs ont le sentiment que le grand nombre de documents 15 ( * ) nuit à la clarté de la démarche stratégique. Ils doutent que la diffusion, et plus encore l'exploitation de ces documents au sein de l'appareil d'Etat et dans la communauté industrielle de défense, soit optimale. Ils ne sont même pas certains que les décideurs étatiques accordent à ces documents l'importance qu'ils méritent. Le champ et l'articulation de ces documents mériteraient d'être repensés. Il serait dans l'intérêt de l'Etat de rendre publique, de façon maîtrisée, une partie de ces documents, comme c'est le cas aux Etats-Unis avec les listes de technologies militaires critiques ( military technologies critical list MTCL) ou en Grande-Bretagne avec la stratégie d'acquisition. Le PP30 mériterait d'être scindé en deux documents, car il est à la fois un outil de prospective opérationnelle, dans sa dimension scientifique et technologique, mais aussi un instrument de stratégie industrielle et de dialogue avec les entreprises.

Bref, une mise à plat des outils d'analyse stratégique et une clarification du statut des différents documents semblent nécessaires. Elles pourraient être inspirées par les impératifs suivants :

- l'impératif de transparence : le fait, par exemple, que la prospective opérationnelle soit secrète rend toute appréciation de l'adéquation du format des armées aux menaces anticipées impossible et, partant, tout contrôle parlementaire illusoire. Certes, il semble difficile, en raison même du principe de séparation des pouvoirs, que des parlementaires participent à des exercices de ce type. Il n'est même pas certain que les dirigeants de l'exécutif doivent y être très présents, sauf pour en valider ou infirmer in fine les conclusions et donc en assumer la responsabilité politique. Néanmoins, il est indispensable, comme c'est le cas aux Etats-Unis, que les grandes conclusions de la prospective opérationnelle soient rendues publiques. C'était du reste l'un des principaux mérites du Livre blanc de 2008 que de dresser une cartographie des menaces auxquelles notre pays doit se préparer. A défaut d'une telle cartographie, il est impossible pour les parlementaires d'apprécier l'adéquation des ambitions de défense aux menaces. Il y a évidemment en matière de défense beaucoup d'éléments qui ne peuvent être rendus publics. Mais nous sommes peut être allés trop loin dans la culture du secret-défense et l'intérêt bien compris de l'Etat commande de rendre publics certains documents.

- l'impératif de permanence : la présence d'un document stratégique fixant les lignes directrices de la défense de l'Etat pour une période longue présente des avantages, en particulier celui de fonder les lois de programmation militaire dans le but de mettre les équipements de défense à l'abri des régulations budgétaires annuelles. Néanmoins, le monde change au quotidien et pas tous les quinze ans. L'analyse stratégique doit donc être permanente. C'est une fonction de veille et de pilotage qui, parce que complexe, doit être organisée avec des personnes et des organismes spécialement mandatés pour la conduire. Par ailleurs, le fait de figer dans un document à longue durée de vie la vision stratégique de l'Etat peut conduire certains acteurs à en exagérer la valeur et lui conférer le statut d'un dogme. Peut être notre pays gagnerait-il à désacraliser l'analyse stratégique en ayant des documents de long terme plus brefs et plus incisifs, en synchronie avec les lois de programmation, et une analyse stratégique conduite sur une base plus rapprochée. Actuellement l'analyse du PP30 est censée être menée sur une base annuelle. Cette périodicité s'est avérée en pratique intenable. Il faudrait la recaler en synchronie avec les lois de programmation, peut-être sur la base d'une analyse tous les trois ans.

- l'impératif de liberté : pour être pertinentes la prospective géostratégique et la prospective opérationnelle ne doivent pas être contraintes par la prise en compte des moyens ou la définition des ambitions. Elles doivent associer de façon harmonieuse des hommes de l'art, militaires, industriels, politiques, mais aussi et surtout, des personnalités fortes capables d'envisager des scénarios inédits et de décrire des menaces improbables. La perversion de l'analyse serait de minorer certaines menaces, sachant qu'on ne pourra les parer pour des raisons budgétaires, ou d'en majorer d'autres, afin de justifier le maintien d'armements coûteux, mais désormais inutiles.

- l'impératif de sincérité commande de ne pas se payer de mots, comme par exemple définir au coeur des objectifs de la politique « la préservation de l'indépendance », et en même temps définir « l'ambition européenne comme une priorité ». Le plus d'Europe se traduira par un moins d'indépendance. Ce qui ne veut pas dire moins de souveraineté. Les termes mêmes de « souveraineté » et de « stratégie » utilisés ad nauseam doivent retrouver leur sens et ne pas servir à dissimuler des intérêts particuliers. L'idée même d'Europe de la défense doit être repensée et son expression reformulée. Sans doute faut-il cesser de parler « d'Europe de la défense » concept ectoplasmique et polysémique, et désormais parler de « défense européenne », concept plus solide, plus ancré dans une réalité tangible et susceptible de recouvrir le petit nombre de pays qui veulent et qui peuvent coopérer à une oeuvre commune. Qu'elle se fasse à deux, à trois ou à vingt sept, cette défense européenne nécessitera au préalable de conduire ensemble une analyse stratégique, car il ne peut pas y avoir de thérapie commune sans diagnostic partagé. Si défense européenne il doit y avoir, il faut au préalable une grande stratégie européenne, qu'elle porte ou non le titre de Livre blanc.

- l'impératif de cohérence consiste à adapter ses moyens à ses ambitions. Si la France veut vraiment mettre en oeuvre une politique d'indépendance nationale, cela a un coût important qu'il faudra assumer par des choix budgétaires volontaristes. L'impératif de cohérence commande également de ne pas procéder à la programmation financière, et encore moins aux arbitrages budgétaires - à la hausse comme à la baisse - sans avoir au préalable conduit une nouvelle analyse stratégique. Il serait inconséquent de s'interroger sur les programmes qu'il ne faut pas lancer ou sur ceux qu'il est possible de réduire sans réexaminer les ambitions de défense. S'il fallait envisager une diminution des dépenses de défense, ce que vos rapporteurs se refusent à faire, il faudrait alors, pour rester cohérent, accepter une diminution de nos niveaux d'ambition.

Précisions terminologiques

La matière est propice à l'abus de certains mots dont l'utilisation a contribué à en faire perdre le sens. Parmi ceux-là, il en est deux qui nécessitent d'être définis avec précision.

La souveraineté : il s'agit d'un concept de droit, qui a été dégagé par le légiste Jean Bodin en 1576 dans les "Six livres de la République". La définition retenue aujourd'hui en droit est celle énoncée par Louis Le Fur à la fin du XIX ème siècle : « La souveraineté est la qualité de l'État de n'être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu'il est appelé à réaliser ». Autrement dit, la souveraineté est un concept de droit qui ne connait que deux états : soit on est souverain, soit on ne l'est pas. La souveraineté se différencie de l'indépendance qui est un concept de fait, variable (indépendance énergétique, indépendance technologique, militaire etc) et contingent c'est-à-dire susceptible de prendre une multiplicité d'états de la dépendance à l'indépendance. Tous les Etats sont souverains. Rares sont ceux indépendants. Même la Chine et les Etats-Unis dépendent étroitement l'un de l'autre en raison de leurs liens commerciaux et financiers.

Stratégique est dérivé du grec stratos qui signifie « armée » et ageîn qui signifie « conduire ». Le strategos est celui qui marche en arrière des armées. Il n'est pas nécessairement lui-même un militaire. Dans la Grèce à la période classique, un tiers des stratèges étaient d'origine civile 16 ( * ) . Le strategos donne la "feuille de route" au général qui conduit les hommes à la bataille, quand il ne se confond pas dans la même personne. De façon simple, mais efficace, il apporte les réponses à cinq questions essentielles : 1) où aller ? 2) pour faire quoi ? 3) avec qui ? 4) avec quels moyens ? 5) dans quel calendrier ? Plus largement, la stratégie est l'art de coordonner l'action de l'ensemble des forces de la nation pour conduire une guerre, gérer une crise ou préserver la paix. Selon Charles de Gaulle : « La stratégie est de la compétence du gouvernement et de celle du haut-commandement des forces armées.» Par extension, c'est l'élaboration d'une politique, définie en fonction de ses forces et de ses faiblesses, compte tenu des menaces et des opportunités. Dépassant cette acception, certains pensent que la stratégie ne se résume pas à « l'organisation efficace de moyens pour atteindre un but ». « La stratégie est la capacité de définir une raison d'être - un dessein - qui assure la pérennité et l'épanouissement de ce qui est, et de ce qui sera » 17 ( * ) . Pour sa part, le général Beaufre dans Introduction dans la stratégie : « la stratégie est une dialectique des volontés employant la force pour atteindre leur but. » Derrière cette définition, on retrouve le pourquoi, le quoi et le comment qui sont les composantes de toute stratégie.

b) Mieux articuler les différentes étapes de l'analyse stratégique et de la définition de la politique de défense

En second lieu, vos rapporteurs considèrent que la coordination entre les différentes étapes de l'analyse stratégique gagnerait à être mieux articulée.

C'est le cas en particulier de la liaison entre la prospective géostratégique menée par la DAS et la prospective opérationnelle menée par l'EMA. Notre sentiment est qu'il n'est pas tenu suffisamment compte de la prospective géostratégique, dans l'exercice consistant à dresser la physionomie des menaces. En outre, d'autres acteurs devraient être associés à ce passage particulièrement critique : la DGA, bien sûr, pour ce qui est de l'aspect scientifique, mais aussi les laboratoires de recherche tels l'ONERA, pour les technologies, le ministère des affaires étrangères et, bien évidemment, les services de renseignement. Enfin, la notion de « menace » ne doit pas être l'angle unique de considération de la prospective opérationnelle. Celle-ci devrait également mieux englober la notion d'opportunité, qui inclut les prospects à l'export d'armements, mais pas seulement.

Par exemple, le fait que le monde se réarme, en particulier la Chine et l'Inde, et qu'il continuera de le faire (conjecture de prospective géostratégique) doit-il être considéré comme une menace (risque d'interruption des routes maritimes, approvisionnement des matériaux stratégiques etc...) ou au contraire comme une opportunité (vente d'armes aux compétiteurs) ?

c) Consacrer plus de temps et d'attention à la confrontation des ambitions et des moyens

Il serait souhaitable de travailler davantage sur la boucle « définition des ambitions de défense - analyse des moyens ». C'est la partie la plus difficile mais aussi la plus nécessaire de l'analyse stratégique. Car il ne servirait à rien de mener une prospective stratégique et opérationnelle très élaborée si, in fine , tout est dicté par des considérations budgétaires ou de préservation de tel ou tel programme, de telle ou telle compétence, de telle ou telle entreprise. Autant dans ces conditions en faire l'économie et se contenter du vote annuel du budget.

Il s'agit de confronter l'outil de défense idéal que l'on souhaiterait avoir, avec l'équation budgétaire du moment et l'état de l'appareil de défense à un instant donné, ainsi que ses capacités d'évolution.

C'est le résultat de cette confrontation qui conditionne la cohérence du format des armées, la pertinence des stratégies d'alliance et d'acquisition, mais aussi la soutenabilité dans la durée de la trajectoire budgétaire et la faisabilité technologique et industrielle des programmes d'armement.

C'est pour cela qu'il sera essentiel d'attendre qu'une nouvelle analyse stratégique soit conduite par une nouvelle commission du Livre blanc avant d'effectuer des arbitrages budgétaires. Il ne serait en effet pas cohérent de trancher dans des programmes majeurs du type A400M, Rafale, Rénovation des Mirage 2000D, FREMM, Barracuda, Scorpion... afin d'obtenir des réductions de dépenses immédiates et puis de modifier le format des armées en fonction.

Pour faire des choix industriels pertinents, il faut déterminer quel format d'armées nous souhaitons, au service de quelles ambitions de défense, dans quel cadre d'alliance. Bref, il faut conduire une analyse stratégique prenant en compte la nouvelle équation budgétaire avant de décider de faire des coupes dans tels ou tels équipements.

d) Élaborer et rendre publique la stratégie d'acquisition des équipements militaires

La stratégie des trois cercles exposée dans le Livre blanc découle du constat que la France ne peut plus se payer tous les équipements militaires et qu'identifier les capacités et technologies les plus critiques pour notre indépendance, c'est se donner les moyens de concentrer nos ressources sur l'essentiel.

Or ce qui est essentiel n'est pas ce qui est important. Dresser un inventaire à la Prévert de toutes les technologies importantes et de toutes les capacités industrielles à fort effet de levier ne ferait que nous conduire à disperser nos moyens sur des capacités dont l'utilité militaire ne nous est peut être pas indispensable.

La stratégie d'acquisition doit permettre de prendre en compte les intérêts de l'Etat et de ses forces armées, qui ne se confondent pas toujours avec ceux de l'industrie de défense.

Pour être comprise et partagée par tous au sein de l'appareil d'Etat, cette stratégie d'acquisition doit être claire et transparente.

La transparence présente en soi plusieurs vertus dont la première est de permettre la critique et donc les améliorations. Une stratégie d'acquisition n'a pour objet de définir au cas par cas, au jour le jour, ce que l'Etat doit acheter ou pas. Mais elle permet de se doter des outils et des principes permettant, une fois le cap fixé, de conduire les affaires de l'Etat dans le brouhaha quotidien des actions militaires et diplomatiques internationales.


* 15 Voir annexe : la démarche stratégique française

* 16 Debra Hamel, « Strategoi on the Bema : The separation of Political and Military Authority in Fourth-Century Athens » the Ancient History Bulletin 1995 ç (1) pp 25.39

* 17 Philippe Baumard, « le vide stratégique » CNRS Editions janvier 2012

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