F. UNE GOUVERNANCE ÉVANESCENTE

1. Un État pilote privé de moyens

Rappelons d'abord l'obsolescence de l'ingénierie publique, pourtant caractéristique majeure de l'État français depuis la monarchie et la création au XVIII ème siècle des premiers corps et écoles prévus pour son service. Au nom du principe de libre concurrence, placé au coeur de la construction européenne, les liens de l'ingénierie publique avec les collectivités territoriales a été remis en cause. La RGPP a fait le reste.

Les services techniques de l'État ont donc été invités à se retirer du secteur concurrentiel pour laisser la place aux prestataires privés, via la commande publique. Résultat : réduction des effectifs de l'administration territoriale de l'État et de la capacité d'expertise qui va avec. Que le ministère en charge de la prévention des risques 165 ( * ) ait donné la prévention des risques comme un des neuf domaines prioritaires d'intervention des services techniques déconcentrés, ne change rien à l'affaire.


Les conséquences de la révision générale
des politiques publiques sur l'ingénierie publique

La réduction et la réorientation du champ de l'ingénierie concurrentielle s'accompagnent de la suppression de 3 300 ETP entre 2009 et 2011 pour le ministère de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de la mer, et de 1 200 ETP pour le ministère de l'agriculture et de la pêche. Dans les directions départementales des territoires, la suppression de l'ingénierie publique concurrentielle s'accompagne de la suppression de 137 ETP entre 2011 et 2013 auxquels s'ajoute la suppression de 264 ETP au titre de la rationalisation des fonctions support, selon les informations fournies à la mission par M. Bruno Le Maire.

La majorité des agents concernés par l'arrêt des missions d'ingénierie concurrentielle mais ne partant pas à la retraite sont orientés vers les postes des nouvelles DDT. Face aux incertitudes liées à la réorganisation des services et à la fin des prestations d'ingénierie publique dans le secteur concurrentiel, beaucoup de personnels qualifiés des services déconcentrés préfèrent réorienter leur carrière plutôt que de s'investir dans les missions axées sur le Grenelle de l'environnement , pourtant assez proche de leurs anciennes missions. On constate, à ce titre, une certaine désaffection des agents qualifiés pour le niveau départemental, considéré comme moins attractif que le niveau régional ou le ministère, en termes de carrières, de contenu du poste et de protection des statuts.

La combinaison de l'application du principe du non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite et la désaffection des ingénieurs pour le niveau départemental pourrait créer une pénurie des personnels de catégorie A , ce qui remettrait en cause la pérennité des missions de service public en faveur des collectivités territoriales, et plus particulièrement celles liées à l'ATESAT 166 ( * ) .

Source : Sénat - Rapport d'information de M. Dominique de LEGGE, fait au nom de la Mission commune d'information RGPP n° 666 tome II (2010-2011) - 22 juin 2011 - p. 166

L'administration d'État elle-même en est donc réduite à recourir de plus en plus à des prestataires privés. Ce sont ainsi, par la voie de marchés publics, des bureaux d'études qui élaborent les PPRI pour le compte de l'État. Se trouve ainsi rompue la relation pérenne, souvent tissée de confiance, qui unissait traditionnellement les services de l'État et les élus locaux. Sur le temps long, la mémoire du service se perd et les ingénieurs encore en poste ont du mal à faire face à toutes les sollicitations. Avec un gain douteux, les services de l'État doivent assurer la surveillance de l'exécution des marchés passés, tant au niveau des études que des travaux. Au final, cette perte d'expertise conduira inexorablement à poser la question de la légitimité de l'État à intervenir, ce que les grandes communes et puissantes intercommunalités ont naturellement commencé à faire 167 ( * ) .

Le comble, c'est que l'offre privée n'est pas toujours suffisante pour répondre à la demande des maîtres d'ouvrage publics. L'ingénierie publique ayant longtemps occupé le secteur, une offre privée alternative n'a pas systématiquement pu se former.

Notre collègue, M. Pierre Jarlier, dans son rapport sur l'ingénierie publique en matière d'urbanisme relevait en juillet 2012 « une dynamique très récente de flux d'ingénieurs de l'État partant vers le privé (par exemple dans des bureaux d'études ou des sociétés d'autoroutes) et vers la fonction publique territoriale. 168 ( * ) » Au regard de cette réduction des moyens humains de l'État, les collectivités territoriales recrutent donc des ingénieurs au sein de leurs services, souvent en détachement depuis les services de l'État, pour exercer les missions délaissées par l'État.

Finalement cette situation est préjudiciable pour l'État, de plus en plus dépendant de l'expertise extérieure et des bureaux d'études.

Privé de moyens d'expertise (et financiers) dans le domaine de la prévention des risques, l'intervention de l'État se limite largement à la production de normes et la coordination. Il garde la main en disant aux autres ce qu'ils doivent faire et ce qu'il ne fait plus et en les « animant ». Le seul levier lui permettant d'agir concrètement, comme on l'a vu, demeure le fonds « Barnier » (financé, en fait, par les assurés) avec le financement des PAPI.


* 165 Circulaire du 19 mai 2009 du ministre de l'écologie, de l'énergie du développement durable et de l'aménagement du territoire sur l'évolution des capacités d'ingénierie des services régionaux et départementaux pour porter les politiques du ministère de l'écologie, de l'énergie, du développement durable et de l'aménagement du territoire et du ministère du logement.

* 166 Depuis 2001, l'Assistance Technique fournie par l'État pour des raisons de Solidarité et d'Aménagement du Territoire (ATESAT), est une mission technique assurée, hors champ concurrentiel, par les services de l'État à destination des collectivités territoriales qui ne disposent pas des moyens humains et financiers suffisants pour exercer leurs compétences en matière de voirie, d'aménagement et d'habitat.

* 167 Même en matière de secours, où l'État reste aux commandes, il est de plus en plus tributaire des moyens mis à sa disposition par les collectivités territoriales, notamment les services départementaux d'incendie et de secours (SDIS), les structures communales (services techniques, comité de volontaires, comme le CCFF, dans la cadre de la mise en oeuvre des plans communaux de sauvegarde), sans compter les moyens de prévisions, d'alertes et de gestion de crise que certaines collectivités comme Nîmes ont patiemment mis en place. Même l'armée s'interroge sur sa capacité d'intervention en cas de catastrophe naturelle.

On comprend que notre collègue Jean-Paul Fournier, maire de Nîmes, dans son rapport de mission sur la prévision et la prévention des inondations liées à des phénomènes localisés de ruissellement urbain (janvier 2009) puisse proposer d'« expérimenter le rassemblement des moyens de gestion de crise auprès d'un maire ou d'un président de communauté d'agglomération plutôt que du préfet » (p.80). Décidément, Rome n'est plus dans Rome.

* 168 Sénat - Rapport d'information n° 654 (2011-2012), « Pour une nouvelle architecture territoriale de l'ingénierie en matière d'urbanisme », de M. Pierre Jarlier , au nom de la délégation aux collectivités territoriales, du 17 juillet 2012.

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