Table ronde 2 - Les nouveaux défis de la cohésion sociale

M. François-Xavier Guillerm, animateur des débats

La seconde table ronde est consacrée aux nouveaux défis de la cohésion sociale. Pour en parler, nous avons réuni Mmes Ketty Bernos et Juliette Corré, MM. Claude-Valentin Marie, Jacques Moineville et Thani Mohamed Soilihi qui est resté à la tribune. Sans plus attendre, je passe la parole au sociologue et démographe M. Claude-Valentin Marie pour qu'il nous présente les résultats d'une enquête, menée par l'INED en 2010 et qui a été cofinancée par l'AFD.

Présentation introductive par M. Claude-Valentin Marie, Sociologue, démographe, Conseiller pour l'outre-mer à la direction de l'Institut national d'études démographiques (INED)

Merci tout d'abord au président Larcher pour son invitation et à l'AFD pour sa précieuse contribution à la réalisation de l'enquête « Migration, familles et vieillissement » (Mfv) dont je vais vous présenter les premiers résultats.

L'ambition de ce travail était de prendre la pleine mesure des bouleversements dont nos sociétés d'Outre-mer sont aujourd'hui le théâtre, et qui modifient en profondeur leurs équilibres démographiques, économiques et sociaux. Mais, plus frappant encore est la rapidité avec laquelle ces changements s'opèrent, avec pour conséquences : un renouvellement des manières de vivre des individus, des familles et des groupes sociaux, l'émergence de nouvelles précarités, l'accentuation des inégalités et l'apparition de nouveaux besoins. Des changements qui sont aussi porteurs de risques nouveaux pour la cohésion sociale, dont témoigne la montée grandissante des incivilités et de la délinquance.

Des changements et des risques qui, au total, imposent une réflexion urgente sur le projet de société que nous souhaitons promouvoir.

Je centrerai mon propos sur trois questions : les effets des migrations, la transformation des structures familiales et le vieillissement de la population. Quels défis posent les migrations et le vieillissement à nos sociétés ? Quelle vision nouvelle de nos sociétés imposent-ils ? Quelle place occupent et quel rôle doivent jouer les jeunes dans les changements en cours ? Comment, dans ce contexte, repenser la cohésion sociale et les solidarités ?

Je m'attarderai plus particulièrement sur le vieillissement de la population et sur son impact en termes de « dépendance », appréhendée ici sous toutes ses formes : individuelle, économique, sociale et, même, politique. Mais nous verrons aussi qu'il existe une singularité guyanaise, très éloignée des réalités des trois autres Dom étudiés.

L'analyse comparée des migrations souligne d'abord l'importance du déficit migratoire que connaissent les Antilles aux âges d'entrée dans la vie adulte (18-24 ans). Les départs continus des jeunes, depuis le début des années 1960, ont transformé en profondeur la structure démographique des deux îles, contribuant en bonne part au vieillissement de leur population. Tout autre est la situation de La Guyane, marquée, à l'inverse, par un solde migratoire très largement positif, lié aux entrées continues de populations nées hors du département. Si les Antilles sont aujourd'hui encore 1 ( * ) des terres d'émigration, la Guyane est, elle, d'abord et avant tout une terre d'immigration, avec des effets extraordinaires sur la composition de sa population.

Quotients migratoires en Martinique

Quotients migratoires en Guyane

L'enquête Mfv confirme ces dynamiques. Mais elle permet surtout, et pour la première fois, d'en appréhender l'ampleur. Ainsi, en 2010, les « immigrants » (c'est-à-dire l'ensemble des personnes qui ne sont pas nées dans le département) forment 62 % de la population de Guyane âgée de 18 à 79 ans, dont 42 % nés à l'étranger, 13 % en métropole, les autres étant originaires des autres Dom. Trois nationalités dominent cette configuration : Surinamiens, Haïtiens et Brésiliens. Pour la grande majorité de ces immigrants, la Guyane est plus encore leur « terre d'adoption », et ils tiennent leur installation pour définitive. Du reste l'enquête montre qu'une très grande part (40 %) y est installée depuis plus de 20 ans.

Nous avons là tous les ingrédients de la création en cours d'une nouvelle société. Ce que confirme, plus explicitement encore, un autre résultat de notre enquête qui révèle que plus de 7 personnes sur 10 nées en Guyane sont, à une deux générations près, des descendants d'immigrants. M. Georges Patient a donc tout à fait raison de souligner la spécificité, voire l'exception guyanaise. Elle est la région française où l'apport de l'immigration est le plus net. Elle est aussi celle où la natalité est la plus forte, elle est enfin la région française dont la croissance de la population est la plus importante.

En conséquence, toutes les questions abordées dans la table ronde précédente à propos de l'éducation, de la scolarisation, de l'abandon ou de l'échec scolaire ou encore de l'insertion professionnelle des jeunes adultes, déjà très importantes en Guyane, de la concerner plus fortement et durablement que les autres Dom dans les prochaines décennies.

Mais les migrations jouent également, on l'a dit, un rôle prépondérant dans la vie des populations natives des Dom, et en particulier des populations antillaises. L'enquête Mfv confirme évidement ce point, et surtout elle en précise l'ampleur. Seules 10 % des personnes nées aux Antilles n'ont jamais quitté leur département, tandis qu'à l'inverse plus de la moitié ont inscrit leur itinéraire de vie sur deux espaces : la France métropolitaine et leur département de naissance. Les uns sont revenus au pays, après une période d'émigration parfois extrêmement longue (entre 10 et 20 ans) ; retours qui, eux aussi, modifient leur société d'origine. Les autres sont restés en Métropole, devenue le lieu de résidence durable d'un Antillais sur quatre. La proportion dépasse même les 40 % pour les jeunes Guadeloupéens âgés de 20 à 34 ans ! Au total, ce sont 35 % des Guadeloupéens d'âge actif (15-64 ans) qui vivent en métropole.

Un antillais sur quatre vit dans l'Hexagone

Cette part les 40 % chez les jeunes adultes guadeloupéens

Une analyse plus fine de ces résultats met en lumière un redoutable processus de sélection, à la fois de ceux qui partent, de ceux qui restent et de ceux qui reviennent. En résumé, ce sont d'abord les jeunes adultes, les plus diplômés, les mieux formés et ceux ayant un emploi qui, aujourd'hui, s'installent durablement en métropole. C'est le cas de 53 % des natifs de la Guadeloupe âgés de 20 à 34 ans et diplômés du supérieur. La moyenne globale pour les Antilles et la Guyane est de 50 %. C'est donc bien une véritable sélection qu'opère cette dynamique migratoire ! Avec pour conséquence, une recomposition tout aussi remarquable en termes d'emplois et de qualification de la population des natifs des Dom résidant en métropole.

L'étude par âge et niveaux de qualification des natifs installés en métropole le confirme amplement. Alors que le niveau de diplôme des plus âgés (35 ans et plus) apparaît nettement inférieur à celui des natifs métropolitains du même âge, cette différence s'annule pour les jeunes adultes (18 à 34 ans) qui affichent, eux, des niveaux équivalents. Une transformation en profondeur s'est donc opérée ces dernières années dans la composition des jeunes natifs des Dom s'installant durablement en métropole, comparée à celle des générations antérieures que l'on retrouvait très majoritairement dans les emplois de faible qualification (cat B et C) de la fonction publique. Si ces jeunes diplômés répondent bien aux besoins nouveaux du marché du travail métropolitain, leur départ et leur « non-retour » constitue du même coup un véritable défi pour le développement économique des Dom d'origine qui ne peuvent plus compter sur leurs nouvelles élites les plus qualifiées. D'autant que cette « attraction métropolitaine » demeure forte chez ceux du même âge (18 à 34 ans) vivant encore dans leur département, notamment chez les jeunes Martiniquais qui, à 67 %, se disent prêts à le quitter pour trouver un emploi. Une aspiration qui apparaît nettement moindre chez les jeunes Réunionnais (43%).

S'agissant du vieillissement, les changements sont plus impressionnants encore. Indiquons d'emblée que, de notre point de vue, le vieillissement ne saurait être tenu pour un handicap : il est au contraire pour une chance, témoignant du progrès continu de l'espérance de vie dans nos territoires. Mais à quel degré et sous quelles formes nos sociétés sont-elles concernées par le vieillissement ? Quelles en sont les conséquences économiques et sociales ?

Le trait majeur ici - et singulièrement aux Antilles - est le caractère à la fois massif et rapide du vieillissement en cours, dont témoigne l'évolution observée en Guadeloupe des années 1960 à nos jours. En 1961, la pyramide d'âge de l'île présentait en effet tous les attributs d'une population extrêmement jeune (52 % de moins de 20 ans), avec 10 000 naissances par an, une moyenne de six enfants par femme, un petit nombre de personnes âgées et une émigration à peine esquissée. En 2005, les changements sont déjà impressionnants, modifiant fortement la structure de la pyramide : un creux marqué chez les jeunes adultes, témoignant de départs en grand nombre, un resserrement de sa base, reflétant la forte chute de natalité (l'indice de fécondité n'est plus que de 2,1 enfants par femme), et un renforcement du sommet, marquant l'accélération du vieillissement, renforcé par les nets progrès de l'espérance de vie. Tous les signes d'une transition démographique extrêmement rapide s'y retrouvent (passage d'un nombre élevé de naissances et d'une forte mortalité à une situation de faible fécondité et de faible mortalité). Des changements qui se sont opérés en à peine cinquante ans là où, en Europe,  il a fallu plus d'un siècle et demi ! Nous avons, avouons-le, peine prendre la mesure de ce que cela a signifié comme transformations dans la vie quotidienne des femmes et des hommes dans une si courte période.

Mais les choses vont encore en s'accélérant. Une projection à l'horizon 2030 (dans moins de vingt ans) aboutit à une inversion totale de la situation des années 1960 : la pyramide prenant une forme de champignon avec un sommet élargi (forte augmentation des 60 ans et plus) reposant sur une base rétrécie (réduction drastique le nombre de jeunes). Dès 2030, les 60 ans et plus formeront 36 % de la population de la Martinique, 33 % de celle de la Guadeloupe.

La région Limousin offre à cet égard un point très instructif de comparaison. Souvent prise comme le symbole du vieillissement de la population française, cette région a de longue date engagé des politiques publiques adaptées (tant au plan de l'accompagnement, que des équipements) que nos territoires n'ont jamais envisagées, persuadées qu'ils étaient de leur éternelle jeunesse. La réalité d'aujourd'hui apparaît donc plus que surprenante. En effet, si le Limousin comptait encore en 2010 une part plus importante de personnes âgées que la Martinique ou la Guadeloupe, ce ne sera plus le cas en 2040 : le classement sera inversé. À cette date, les Antilles seront alors les deux les plus vieilles régions de France, devant la Corse et le Limousin.

La Martinique de 1954 à 2030 : le choc démographique

La population de la Martinique en 1954

La population de la Martinique en 2005

La population de la Martinique à l'horizon 2030

Comparée aux Antilles, La Réunion présente une particularité qu'il convient de souligner. Le taux plus faible des personnes âgées (22 %) masque, en réalité, un poids autrement plus lourd (en valeur absolue)  du nombre de personnes concernées : plus faibles en proportion, elles seront deux fois plus nombreuses en effectifs qu'aux Antilles. Dans le même temps, le nombre de naissances y étant encore relativement élevé, La Réunion verra se poursuivre sa croissance démographique et devra donc assumer, conjointement au coût du vieillissement, celui de l'insertion d'un nombre toujours grandissant de jeunes se présentant sur le marché travail.

Le vieillissement ne pose pas seulement la question de l'équilibre entre les âges. Il pose également celles de l'état de santé des plus âgés, de leurs conditions de vie, des solidarités intergénérationnelles et des solidarités familiales. Un volet spécifique de l'enquête MFV a été consacré à ces sujets. Les premiers résultats montrent des taux de prévalence d'incapacité déclarée nettement plus élevés et plus précoces dans les Dom qu'en métropole. Une réalité dont le coût en termes de développement humain et de cohésion pèsera indubitablement sur les collectivités locales et ce de plus en plus lourdement.

Un éclairage complémentaire sur les questions de précarité permet de mieux apprécier encore les inégalités entre la métropole et Dom ; inégalités qui - l'enquête le montre - s'accentuent notablement avec l'avancée en âge. Ce qui nous renvoie à l'histoire des conditions d'application dans les Dom des politiques de protection sociale et de la législation du travail et de l'inégalité de traitement dont ils ont été l'objet. Résultat : ce qui n'a pas a été assuré il y a trente ou quarante ans se paye aujourd'hui, comme en témoigne le poids très lourd de l'APA sur les finances des collectivités et que confirme l'importance de la part des personnes éligibles au minimum vieillesse. Si la métropole enregistre une diminution rapide de leur nombre ces dernières décennies, il n'en va pas de même - loin de là - dans les Dom. Il est même à craindre que l'évolution sur ce plan y soit nettement plus lente à l'avenir.

Dès lors, cela nous oblige à nous s'interroger sur la réalité des solidarités dans ces départements, leur intensité et leurs formes actuelles. Qui aide qui ? Et Comment ?

Comme souvent, la population adulte en âge de pleine activité (dite « génération-pivot ») est celle qui contribue le plus et reçoit le moins. Simultanément parents de jeunes, et enfants de personnes âgées, elle est en revanche soumise à une double obligation. En effet, une grande part de ces « aidants » doit en permanence arbitrer entre l'aide à apporter à leur(s) enfant(s) sans emploi et l'aide à apporter leur(s) parent(s) en situation de précarité. Cela se traduit par une orientation quasi exclusive des aides financières vers les jeunes et des aides non-financières vers les personnes âgées. Un arbitrage qui, cependant, sera difficilement tenable, sans une amélioration de l'accès à emploi des jeunes présents sur le marché du travail.

À ce titre l'impact des changements dans la vie des familles (relations entre les membres, formes nouvelles d'organisation) est déterminant. Plus dans une société se transforment les relations et les dynamiques familiales, plus importants sont les risques d'effritement des solidarités. C'est peut-être ce qu'indiquent déjà les différences observées, sur ce plan, entre les réalités martiniquaises et réunionnaises. L'enquête Mfv montre, en effet, que ce sont les Réunionnais qui semblent maintenir le plus fortement les traditions de solidarités familiales.

Les effets de l'émigration viennent, ici, encore compliquer la situation : l'intensité et la forme des solidarités ne sont en effet pas les mêmes selon que le(s) parent(s) âgé(s) compte(nt) ou pas un enfant vivant à proximité dans le département. C'est à ce titre que les suites des émigrations des années antérieures pèsent encore aujourd'hui sur les conditions de vie des personnes âgées Outre-mer. L'enquête montre, là encore, que La Réunion, moins concernée par l'émigration, est aussi le Dom où la proximité de vie entre enfants et parents est la plus étroite. S'y ajoutent les effets des bouleversements opérés par l'aménagement du territoire et les migrations internes : ils influent sur la spatialisation de la solidarité intergénérationnelle en éloignant le lieu de vie des enfants de ceux de leur(s) parent(s). Une nouvelle fois, les changements semblent moins marqués à La Réunion qu'aux Antilles.

Mais le grand défi au plan des solidarités intergénérationnelles est, en réalité, celui de l'emploi des jeunes. Sans amélioration significative sur ce plan, on ne répondra pas aux enjeux nouveaux qui accompagnent le vieillissement. Ce défi et ces enjeux constituent les deux facettes d'une même réalité. C'est sous cet angle que nous devons réfléchir aux politiques publiques d'accompagnement.

Avec des taux d'emploi maintenus à leur niveau actuel, la « dépendance effective » - c'est-à-dire le rapport entre les actifs ayant un emploi et l'ensemble des inactifs - on devrait, à l'horizon 2030, compter 3 personnes dépendantes pour une personne ayant un emploi... Le risque potentiel est celui d'une mise en cause de la « soutenabilité » et de la « durabilité » des politiques sociales. Une différence importante distingue ici les Antilles de la Guyane. Pour les premières, cette « dépendance » est quasi exclusivement liée au vieillissement tandis que, pour la seconde, elle découlera de sa croissance démographique et de la forte augmentation du nombre de jeunes à scolariser, avant leur entrée sur le marché du travail.

En conclusion, maîtriser les nouveaux enjeux du vieillissement suppose impérativement de renforcer l'emploi des jeunes, ce qui impose d'élever fortement leurs niveaux d'éducation et de qualification. Sans éducation pas d'accès à l'emploi, et sans emploi, la «dépendance effective » ne pourra que se renforcer. Le risque est donc bien celui d'une accentuation des inégalités sociales fragilisant la cohésion de nos sociétés.

C'est dire aussi que ces défis supposent une nouvelle orientation des projets de développement privilégiant de nouvelles niches d'activités et de services à forte valeur ajoutée, et ouvertes à l'export. Quant à l'effort concomitant à fournir en matière d'éducation et de formation, il impose de mobiliser - notamment aux Antilles - les fonds libérés par la réduction des effectifs scolaires au profit d'une nette amélioration de la qualité et de la performance des systèmes éducatifs. Face à ces défis, les risques sont aussi ceux du désengagement financier de l'État central et du recul des interventions européennes.


* 1 La situation réunionnaise est ici relativement proche de celle des Antilles.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page