D. LES SERVICES SOUMIS À L'INFLATION NORMATIVE

Parmi les principaux problèmes auxquels sont soumis les services préfectoraux aujourd'hui figure malheureusement en bonne place l'inflation normative. Chaque semaine, voire chaque jour, de nouvelles instructions (à caractère législatif ou règlementaire) sont adressées aux préfectures. Ne pouvant compter que sur des moyens humains de plus en plus limités, les services éprouvent les pires difficultés à gérer ce flux . La vérité devrait même pousser à reconnaître que les préfectures ne parviennent plus à le gérer, ou en tout cas très mal.

1. Le constat : 80 000 pages de circulaires adressées chaque année aux préfectures

Afin de mesurer le flux de normes auquel sont confrontés les services préfectoraux au cours d'une même année, votre rapporteure spéciale a interrogé le secrétariat général du ministère de l'intérieur ainsi que la direction général des collectivités locales (DGCL) du même ministère. Les résultats sont saisissants : l'ampleur du phénomène de l'inflation normative, subi non seulement par les préfectures mais aussi par l'ensemble de l'administration territoriale, est considérable.

Selon le secrétariat général du ministère, le stock de normes existantes peut être évalué à « pas moins de 400 000 ». Le nombre de pages de circulaires adressés aux préfets est, quant à lui, estimé à 80 000 par an .

A l'appui de son recensement, la DGCL apporte les réserves suivantes permettant de pondérer une approche strictement quantitative de sa « production » normative annuelle . Tout d'abord, elle rappelle que cette production est en lien direct avec l'activité législative. Par exemple, en matière de fonction publique, telle norme qui peut être fixée par décret pour la fonction publique de l'Etat sera fixée par la loi pour la fonction publique territoriale. Par ailleurs, depuis quelques années, les propositions de loi représentent une part significative de l'activité de la DGCL. La direction n'est évidemment pas à leur origine, cependant elle apporte son concours à des degrés divers. Enfin, la DGCL produit de nombreuses circulaires-cadres dont l'objectif n'est pas de donner une instruction à mettre en oeuvre dans un délai fixé, mais plutôt d'apporter aux agents-instructeurs des préfectures les éléments utiles à l'application de la loi (les agents instructeurs se réfèreront à ces éléments à mesure qu'ils en auront besoin). A titre d'exemple, la circulaire-cadre annuelle sur la répartition de la dotation générale de fonctionnement (DGF), ou d'autres dotations ayant été modifiées par la dernière loi de finances, actualise la description de la législation sur la base des derniers changements. Il en est de même pour celle sur la fiscalité locale. La taille de ces documents doit donc être quelque peu relativisée : ce sont des documents de référence qui ne sont pas destinés à une lecture in extenso .

Sous ces réserves, le tableau ci-après retrace le nombre de normes adressées par la DGCL aux préfets depuis 2007.

Les normes adressées par la DGCL aux préfets depuis 2007

Année

Lois

Décrets

Circulaires

2007

1 (loi n° 2007-209 du 17 février 2007 relative à la fonction publique territoriale)

43

77

2008

1 (loi n° 2008-352 du 16 avril 2008 visant à renforcer la coopération transfrontalière)

39

107

2009

0

35

88

2010

2 (loi n° 2010-559 du 28 mai 2010 pour le développement des sociétés publiques locales et loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales)

25

82

2011

1 (loi n° 2011-1749 du 5 décembre 2011 relative au plan d'aménagement et de développement durable de la Corse)

20

ND

2012

1 (loi n° 2012-281 du 29 février 2012 visant à assouplir les règles relatives à la refonte de la carte intercommunale)

23

77

Source : source commission des finances d'après la DGCL

Au total, la DGCL indique avoir préparé à l'attention des préfets (en tant qu'auteur ou contributeur principal) sur les dernières années, en moyenne et par an: une loi (hors loi de finances), 31 décrets (avec un maximum à 43 et un minimum à 20) et 86 circulaires (avec un maximum à 107 et un minimum à 77).

2. La pression sur les services

Les causes de cette inflation normative sont bien connues : la multiplication des sources du droit (à l'Etat sont venus s'ajouter les sources communautaires et internationales), l'émergence de nouveaux domaines (avec la montée en puissance des normes environnementales, des nouvelles technologies...) et l'absence de réexamen périodique des normes.

Les conséquences en sont tout aussi bien identifiées : le ralentissement de l'activité économique en raison du coût et de la durée des procédures, des charges disproportionnées pesant sur les acteurs (les collectivités territoriales, les services déconcentrés de l'Etat...), ainsi qu'un réel manque d'accessibilité et d'intelligibilité de la norme pour le citoyen.

Dans les préfectures plus spécifiquement, il en résulte une forte pression sur les services destinataires de ce flux de normes. Les stocks s'accumulent, tandis que le temps passé à traiter ces informations s'allonge. Les effectifs sont mobilisés sur des tâches administratives dont on ne voit pas la fin. Les préfectures ne sont ainsi pas seulement le relais de l'inflation normative, elles en sont aussi l'une des principales victimes.

Pour les personnels , le « syndrome de Sisyphe » guette. Surtout, quand la norme devient si dense et pléthorique, il devient difficile de l'assimiler et, plus encore, de la mettre effectivement en application : « trop de normes tue la norme ». Outre le risque juridique alors encouru, la perte de sens menace. A quoi sert une norme qu'on n'a quasiment plus le temps de lire ? C'est alors un sentiment de malaise généralisé qui se diffuse, malaise que votre rapporteure spéciale a pu ressentir dans les entretiens qu'elle a menés au cours de sa mission de contrôle.

3. Les voies pour une maîtrise du flot normatif

Aucun interlocuteur rencontré par votre rapporteure spéciale ne conteste cet état de fait. Il y a même, au travers de l'administration française, un vrai consensus, et la prise de conscience quant aux effets ravageurs de cette dérive normative a eu lieu il y a maintenant longtemps. La question porte donc sur les voies et moyens pour parvenir aujourd'hui à juguler cette dérive .

Les administrations centrales , tout d'abord, s'organisent pour parvenir à une meilleure maîtrise du phénomène normatif.

Ainsi, par exemple, la DGCL a nommé cette année un expert de haut niveau dont l'une des missions, en lien étroit avec le secrétariat général du ministère de l'intérieur, est l'allègement et la simplification des tâches des préfectures dans le champ de compétences de la direction. Une impulsion confiée à un même fonctionnaire a été retenue pour des raisons essentiellement pragmatiques. Les simplifications envisagées correspondent en effet souvent à des points marginaux de l'activité des services centraux. Le travail nécessaire pour obtenir une simplification est considérable, alors que l'économie qu'il est possible d'en espérer en ce qui concerne les charges des préfectures est souvent modeste. C'est pourquoi une impulsion spécifique a paru souhaitable pour que ce dossier se tienne à un bon rang dans l'ordre des priorités. Dans une deuxième étape, l'expert de haut niveau sera chargé d'une enquête de satisfaction auprès des préfectures, considérées par conséquent comme des utilisateurs des services rendus par la DGCL. Il devra notamment mesurer les appréciations et les attentes des préfectures quant aux outils d'information que la DGCL met à leur disposition.

L'activité normative résultant pour une part conséquente de la publication de circulaires, une « circulaire des circulaires » en date du 25 février 2011 est venue établir une typologie de ces actes en fonction de laquelle sont applicables des règles spécifiques en matière de signature et de diffusion. Par exemple, les circulaires définissant des priorités politiques ou des objectifs stratégiques doivent être signée personnellement par le ministre et être adressées à l'ensemble des préfets.

Plus généralement, le 17 juillet 2013, le Conseil interministériel pour la modernisation de l'action publique (CIMAP) a décidé (dans sa résolution n° 25) que « l'usage des circulaires sera réservé à la diffusion d'instructions signées personnellement par les ministres, se présentant sous l'intitulé « Instructions du Gouvernement », et limitée à 5 pages maximum . L'information des services sera assurée par les outils intranet des ministères en privilégiant l'interactivité (« questions-réponses », guides et modes d'emploi, forums d'échanges notamment). Les sites Internet des ministères permettront de proposer au public un service d'informations actualisées et indexées pour les moteurs de recherche ». La limitation à cinq pages des circulaires et l'obligation de signature par le ministre en charge paraît de nature à introduire un frein dans l'inflation normative.

L'activité législative ne doit pas non plus être exemptée de toute contrainte, dans la mesure où elle est aussi directement responsable de la dérive normative subie par les préfectures (comme par les autres services de l'Etat et les collectivités territoriales, entre autres). L'obligation d'une étude d'impact est prévue (pour les projets de loi) tant par l'article 53 de la LOLF que par l'article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.

Toutefois, cette étude d'impact demeure encore trop souvent un exercice purement formel, au final guère utile . La plupart du temps, elle ne permet pas d'évaluer clairement la charge de travail qui incombera aux préfectures (ainsi qu'aux autres administrations) si le texte est adopté.

Recommandation n° 7 : renforcer le caractère substantiel des études d'impact accompagnant les projets de loi pour en faire de vrais outils d'aide à la décision du législateur.

Afin d'ériger en véritable réflexe la vérification préalable de la capacité du réseau de l'administration territoriale de l'Etat à mettre en oeuvre les mesures élaborées au niveau national, une piste consisterait aussi à prendre à l'avance l'avis des futurs exécutants. Cette démarche pourrait avoir lieu en interrogeant des « groupes miroirs » ou des « panels » d'agents des administrations chargées de la mise en oeuvre des politiques publiques au niveau local.

Recommandation n° 8 : instaurer des « groupes miroirs » ou des « panels » d'agents des préfectures, afin de tester en amont la capacité du réseau à mettre en oeuvre une mesure.

Dans la même perspective, la pratique d'ores et déjà assez répandue des « carrières alternées » entre l'administration centrale et l'administration préfectorale doit être encouragée. Elle permet en effet de préserver en administration centrale un certain recul et un regard critique sur les dispositions envisagées et ayant vocation à être mises en oeuvre ensuite par les préfectures.

Recommandation n° 9 : encourager les « carrières alternées » entre l'administration centrale et l'administration préfectorale, afin de maintenir l'administration centrale en phase avec la réalité du travail en préfecture.

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