5. La nécessité d'une association plus étroite du juge pénal en matière d'identification et de sanction des fraudes fiscales complexes

Le maintien du « verrou de Bercy » constitue en effet et sans aucun doute un frein à la poursuite des intermédiaires financiers indélicats, en privant notamment les juridictions d'informations précieuses sur l'identité et les pratiques de ces derniers lorsque l'administration n'a pas porté ces faits à sa connaissance.

Il est également un obstacle à la répression de fraudes de grande ampleur lorsque, pour des raisons qui lui appartiennent, l'administration ne transmet pas le dossier à la justice. Lors de son audition, Me Éric Ginter a ainsi cité l'affaire dite « des fonds turbo » qui, au terme de longues procédures, n'a jamais donné lieu à des sanctions pénales : « [cette affaire] constitue à ce titre un exemple éloquent en tant que plus grande fraude fiscale organisée en France depuis plusieurs années. Celle-ci était connue de l'administration, qui l'a sanctionnée très tardivement. L'administration s'est fondée sur l'abus de droit, mais le Conseil d'État a considéré que la fraude n'avait pas existé. Les entreprises qui avaient été redressées se sont retournées contre les banques qui leur avaient vendu ce type de produits. Le contentieux a alors porté sur la responsabilité. Lorsqu'il s'est agi de sanctionner les établissements financiers - souvent de petites banques - le ministère de l'économie a saisi la CIF, qui a donné un avis négatif. Cette fraude massive n'a ainsi jamais été sanctionnée pénalement ».

Ce débat rejoint celui, plus général, de la question de la mise en oeuvre de l'article 40 du code de procédure pénale par les agents de l'administration fiscale. Rappelons que cet article fait obligation à « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit [...] d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ». Or, non seulement le nombre de ces signalements par l'administration fiscale est infime mais en outre, de sources concordantes, des instructions seraient même données, au sein de l'administration, pour les interdire , au mépris des prescriptions légales.

Cet état de fait, très contestable dans son principe, prive en pratique les juridictions d'informations utiles sur les intermédiaires qui pourraient sans doute, dans de nombreux cas, faire l'objet de poursuites sur le fondement d'autres qualifications que la complicité de fraude fiscale (démarchage illicite, escroquerie, abus de confiance, etc.).

Lors de son audition par votre commission d'enquête, Bernard Petit, sous-directeur de la lutte contre le crime organisé et la délinquance financière à la DCPJ du ministère de l'Intérieur, a confirmé cet état de fait : « trop peu de déclarations sont faites au titre de l'article 40 du code de procédure pénale : quand l'administration fiscale fait une enquête et constate qu'elle n'a pas matière à une exploitation fiscale, elle devrait systématiquement communiquer les éléments en sa possession aux services de police judiciaire. Il faut constituer des alliances entre les services, plutôt que de les laisser coexister comme une mosaïque ».

Votre commission d'enquête juge indispensable de remédier à cette situation et demande que des instructions fermes soient rapidement données à l'ensemble des agents de l'administration fiscale pour leur rappeler l'obligation qui leur incombe de signaler à la justice tout fait pouvant être qualifié de crime ou de délit dont ils auraient connaissance dans le cadre de leurs fonctions.

Proposition n° 33 : rappeler aux agents de l'administration fiscale l'obligation qui leur incombe au titre de l'article 40 du code de procédure pénale de signaler à la justice tout crime ou délit dont ils auraient connaissance dans le cadre de leurs fonctions.

S'agissant du « verrou », votre commission d'enquête estime nécessaire que l'administration fiscale cesse de considérer le juge pénal comme un concurrent ou un adversaire et que de nouvelles modalités de collaboration entre les deux institutions puissent être définies de façon concertée, au bénéfice de la lutte contre la fraude.

Comme l'indiquait Antoine Peillon, journaliste à La Croix , lors de son audition : « le verrou de Bercy choque profondément tous les experts avec lesquels je suis en relation, et avant tout les magistrats. Ils ne comprennent pas qu'il soit interdit d'enquêter, y compris lorsqu'il s'agit de flagrant délit de fraude fiscale. Ils doivent attendre que la commission des infractions fiscales donne son feu vert et soit proactive sur le sujet, à la discrétion de la très haute administration et du Gouvernement. De l'avis unanime des officiers de police judiciaire et des magistrats, ceci est une aberration ».

Avis partagé par Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart : « le défaut d'alerte est un autre problème, y compris pour les services enquêteurs. Les défaillances sont multiples, concernant l'utilisation de l'article 40 ou la judiciarisation des découvertes de la Cour des comptes et des chambres régionales des comptes. Le verrou de Bercy existe toujours. Nous sommes la seule démocratie où l'administration fiscale a les pleins pouvoirs sur la judiciarisation ou non d'un délit. L'opportunité de poursuite ne concerne que le blanchiment de fraude fiscale. Comment, dès lors, peut-il y avoir une pédagogie politique vis-à-vis de ces affaires si l'on ne considère pas que la fraude fiscale est une attaque contre la société ? Cela ne peut pas se résumer à des questions de négociations ».

A minima , votre commission d'enquête souhaite que la solution de compromis proposée il y a quelques semaines par la commission des lois - tendant, pour l'essentiel, à autoriser l'engagement des poursuites pénales dans les conditions de droit commun s'agissant des fraudes fiscales complexes - soit à nouveau sérieusement envisagée, après concertation de l'ensemble des partenaires concernés - agents de l'administration fiscale, magistrats, services d'enquête, associations, avocats spécialisés, etc.

Proposition n° 34 : engager une réflexion, avec l'ensemble des professionnels concernés, sur un assouplissement du « verrou de Bercy » s'agissant de la poursuite et de la répression des fraudes fiscales complexes.

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