AUDITION DE M. FABRICE ARFI, JOURNALISTE À MÉDIAPART

(mercredi 2 juillet 2013)

M. François Pillet . - Nous allons poursuivre nos auditions avec celle de Monsieur Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart. Je voudrais d'abord vous remercier des mots, fondés mais néanmoins agréables, que vous avez écrits dans un récent ouvrage sur un rapport qui avait été mené par le Sénat.

Je voudrais toutefois faire une observation sur un certain passage. Vous affirmez que le journaliste doit éviter de faire du journalisme d'opinion. Je pense qu'on doit reconnaître au journalisme d'opinion, sous réserve qu'il annonce ce qu'il est, une forme de légitimité. Nous avons tout de même expérimenté la semaine dernière les méfaits d'un certain journalisme spectacle. En revanche, lorsque vous écrivez « le mensonge de Monsieur Cahuzac fut accompagné, cautionné, entretenu par la majorité de la classe politique », vous allez peut-être au-delà du journalisme de faits. Je pense que cette affirmation procède d'une certaine méconnaissance de la classe politique et des réalités institutionnelles. Vous trouverez peu de sénateurs qui puissent relever de ce jugement un peu amalgamant. Cette affirmation n'entame toutefois en rien la considération que nous inspire votre travail d'enquête, d'autant qu'il est très exact qu'en ce domaine, on se sent quelquefois très seul.

La commission d'enquête s'intéresse au contrôle des faits de soustraction de richesses, soit dans une utilisation légale de la concurrence fiscale, soit dans les pratiques frauduleuses. Nous sommes satisfaits de voir que notre travail a été lu et approuvé.

Sur ce fait, je vais vous demander de prêter serment. Monsieur Fabrice Arfi, prêtez-vous serment de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Levez la main droite et dites « je le jure ».

M. Fabrice Arfi . - Je le jure.

M. François Pillet . - Vous nous indiquerez tout ce que vous souhaitez révéler ou réaffirmer à la commission pendant une dizaine de minutes. Notre rapporteur vous posera ensuite un certain nombre de questions qui seront développées par mes collègues.

M. Fabrice Arfi . - Je vous remercie de votre invitation. C'est toujours un moment démocratique important quand le parlement se saisit de son pouvoir d'investigation.

Concernant le journalisme d'opinion, je pense ce sont les faits qui font l'opinion. J'essaie d'être un artisan de l'information par les faits. C'est ce que je vais tenter en ces lieux, si tant est que cela puisse éclairer les travaux de la commission.

Depuis que le journal Mediapart a été lancé, nous avons mis au jour un certain nombre d'histoires, qui sont devenues des « affaires » puis des informations judiciaires. Je peux citer l'affaire Tapie, l'affaire Bettencourt, l'affaire Takieddine, l'affaire Karachi, ou encore l'affaire Cahuzac. Toutes ces affaires comportent un invariant : les paradis fiscaux.

Le paradis fiscal permet de contourner l'impôt avec une obsession qui relève de la jouissance. C'est aussi une boîte noire qui permet de cacher l'origine ou la destination de l'argent et toutes les pratiques financières illicites qui font que l'enrichissement de quelques-uns correspond à l'appauvrissement de tous. Nous parlons de l'argent que nous nous devons les uns les autres.

Il est parfois compliqué pour nous, une fois après avoir révélé les faits de façon plus ou moins spectaculaire, d'effectuer la pédagogie qui doit s'en suivre. Si les affaires que nous révélons se résument à des faits divers financiers, j'estime que nous perdons la bataille de l'information. Le travail des commissions d'enquêtes, des institutions est aussi de montrer en quoi tout cela a du sens.

J'aimerais citer un ouvrage publié en 2012 par les éditions André Versaille, s'intitulant Les paradis fiscaux. Il a été écrit par mon confrère américain Nicolas Shaxson, journaliste pour, entre autres, The Economist ou The Financial Times, journaux qui ne sont pas réputés pour être révolutionnaires. Nicolas Shaxson nous explique que les paradis fiscaux ne sont pas une économie à la marge, mais qu'ils sont au coeur de l'économie mondiale. Je me permets de lui emprunter une image : Imaginez-vous dans un supermarché où vous faites vos courses tous les jours. Derrière un cordon de velours rouge des personnes bien habillées règlent leurs achats à une caisse prioritaire. Sur votre ticket de caisse il y a une ligne « frais divers » avec en face une somme énorme destinée à financer les achats des personnes derrière le cordon rouge. « Désolé », vous dit le gérant du supermarché, « nous n'avons pas le choix. Si vous ne payez pas la moitié de leurs achats, ils iront faire leurs courses ailleurs. Veuillez régler s'il vous plaît ». C'est ce qui se passe concrètement si l'on applique le principe du paradis fiscal à la vie courante.

Je suis venu avec des éléments factuels qui, je crois, peuvent éclairer le sujet de votre commission. J'ai apporté des exemples issus de six affaires que j'ai eu à connaître dans le détail à travers mon travail à Mediapart. Je crois qu'ils peuvent répondre à la question que vous posez sur la complicité de certains organismes bancaires ou l'insuffisance des contrôles institutionnels face à ce type de pratiques.

Le premier exemple concerne l'affaire HSBC. Nous avons raconté comment un président de commission des finances, dont les pouvoirs d'investigation sont considérables, a été destinataire en août 2010 d'informations extrêmement précises sur les opérations illicites de la banque HSBC. Ce président de commission était Jérôme Cahuzac. Il n'a rien fait de ces informations. Il était concerné personnellement par la fraude fiscale. Il avait lui-même recours au service des banques pour pouvoir échapper à l'impôt et dissimuler des avoirs. Contrairement à ce qu'il a indiqué à une commission d'enquête à l'Assemblée Nationale, son frère était bien membre du comité exécutif de HSBC France au moment de ces faits. L'enquête judiciaire qui a été ouverte et confiée aux juges Van Ruymbeke et Bilger porte bien sur les relations entre HSBC France et HSBC Genève. Dans cette affaire on a pu voir également des problèmes permanents de liens incestueux pouvant exister entre certains pouvoirs d'enquête et le pouvoir exécutif. J'entendais mon confrère évoquer TRACFIN. C'est un outil formidable, qui marche sur la bonne volonté des établissements bancaires, mais TRACFIN ne judiciarise pas certains dossiers. Le lien existant avec le monde politique dans certaines affaires est problématique.

Ensuite, l'affaire Bettencourt, que certains ont pu considérer comme la rencontre de Dallas et de Balzac, concerne également les paradis fiscaux. Madame Bettencourt n'a jamais été contrôlée par le fisc. Ce sont les déclarations de la comptable Claire Thibout, restée quinze ans au service de Madame Bettencourt, qui ont été confirmées. Il a fallu cet accident rocambolesque d'un majordome enregistrant des conversations, pour que nous découvrions l'immensité de la fraude fiscale de la maison Bettencourt. Cela a amené à la découverte de douze comptes, rassemblant des centaines de millions d'euros. Un majordome a dû prendre le risque de placer un dictaphone pour enregistrer les conversations d'affaires de l'héritière de L'Oréal. Y avait-il un pacte tacite entre les pouvoirs politiques successifs pour ne pas enquêter sur Madame Bettencourt ? Toutes les grandes fortunes sont contrôlées environ tous les trois ans. Ce déficit pourrait être d'ordre politique ou culturel. Il se situe très au-delà d'une ligne de fracture droite-gauche.

L'affaire Cahuzac est un autre exemple. De nouveaux développements sont apparus grâce à l'enquête parlementaire de l'Assemblée Nationale. Nous nous sommes interrogés sur le degré de connaissance de l'Elysée. La note blanche de la DCRI a été transmise à la commission. Monsieur Cahuzac n'apparaissait pas dans ladite note, mais celle-ci révèle qu'en avril 2009, la DCRI savait tout des pratiques d'évasion fiscale de la banque UBS en Suisse et en France. Il ne s'est pourtant rien passé. C'est la publication du livre d'Antoine Peillon qui a abouti à la mise en examen des personnes morales UBS France et UBS Suisse. Il est extrêmement rare qu'une personne morale soit mise en examen dans les affaires de corruption ou de blanchiment.

Cela pose une question fondamentale, celle de l'article 40. Tout agent dépositaire de l'autorité publique est censé alerter le procureur de la République s'il est témoin de crimes ou délits. C'est une obligation assez subtile car le fait de ne pas la respecter n'entraîne pas de sanction.

Nous avons également entendu parler récemment de l'affaire Hermès LVMH. LVMH est secrètement monté au capital d'Hermès. Les dirigeants d'Hermès ont découvert du jour au lendemain que LVMH était un actionnaire très important de leur société. Tout s'est fait à partir des paradis fiscaux, via des sociétés liées à LVMH domiciliées au Panama. Les sommes sont considérables. La plus-value sur le papier, en titres, s'élève à plus d'un milliard d'euros. L'AMF a condamné LVMH à huit millions d'euros d'amende. Comment voulez-vous qu'il y ait une autorité réelle témoignant d'une volonté à la fois politique, sociale et culturelle de lutter contre ce type de pratiques quand l'amende maximale est de dix millions d'euros ? J'ai le sentiment que l'on s'attaque à des portes blindées avec un plumeau.

L'affaire Takieddine, très complexe, est un autre exemple. Je vous ai amené un document qui a fait l'objet d'un article sur Mediapart en juillet 2012, signé par Karl Laske et moi-même, intitulé « Libye, Sarkozy, argent noir. Les affaires de Takieddine avec la Barclay's ». M. Takieddine voulait contracter des emprunts bancaires auprès de la Barclay's. Cette dernière a fait une enquête de solvabilité et de profitabilité. La lecture de ce rapport montre que la Barclay's sait tout des montages offshore de M. Takieddine, et de ses techniques de blanchiment. Tout est décrit. Je cite : « Ses revenus actuels découlent d'un contrat qu'il a négocié pour la fourniture d'équipements de surveillance électronique aux fins de surveillance des e-mails et d'internet entre les gouvernements français et libyens ». Monsieur Takieddine a touché 4,2 millions d'euros de commissions via des structures offshore. Ce contrat de vente de matériel d'espionnage est aujourd'hui au coeur de plusieurs enquêtes judiciaires dont une pour complicité de crimes contre l'humanité. Ce matériel d'espionnage a en effet permis d'espionner les opposants de Monsieur Kadhafi, de les faire arrêter, de les torturer et parfois même de les tuer. « Comme on peut s'y attendre de la part d'un client de la nature de Ziad Takieddine, ses avoirs sont détenus par des structures offshore bien qu'il soit lui, et non un trust, le bénéficiaire direct de chacune. En raison de sa résidence fiscale, la structure de ses propriétés d'actifs est un peu complexe ». William Hartford, qui a écrit ceci, travaille aujourd'hui pour le vendeur d'armes Adnan Khashoggi. « Notre relation de prêt bancaire passera par la structure aux îles vierges britanniques qui détient la propriété de Londres de Monsieur Ziad Takieddine. Il est probable que le client possède des liquidités et des avoirs au-delà de ce qu'il a déclaré mais il est réticent à déclarer la totalité de ses actifs à une tierce partie à ce stade de la relation avec la banque. Sa résidence en France et le régime fiscal qui lui est associé font qu'il est prudent lorsqu'il discute de ses revenus et avoirs imposables ». C'est la preuve qu'une grande banque savait tout des motivations et des activités d'un homme qui est aujourd'hui sous écrous.

Ces exemples, certes partiels, démontrent par les faits, sans jugement moral, quelle est l'immensité du problème. J'ai eu la chance de rencontrer des magistrats, des enquêteurs, des agents secrets qui sont détenteurs d'informations d'intérêt public. Pour nous journalistes, plusieurs questions se posent. Le respect de la protection des sources n'est pas une mince affaire. La nouvelle loi comporte toujours une impasse importante : la protection des lanceurs d'alerte. Ceux-ci sont fondamentaux dans la connaissance de la vérité si l'on part du principe que dans une démocratie, la transparence doit être la règle.

Le défaut d'alerte est un autre problème, y compris pour les services enquêteurs. Les défaillances sont multiples, concernant l'utilisation de l'article 40 ou la judiciarisation des découvertes de la Cour des Comptes et des Chambres Régionales des Comptes. Le verrou de Bercy existe toujours. Nous sommes la seule démocratie où l'administration fiscale a les pleins pouvoirs sur la judiciarisation ou non d'un délit. L'opportunité de poursuite ne concerne que le blanchiment de fraude fiscale. Comment, dès lors, peut-il y avoir une pédagogie politique vis-à-vis de ces affaires si l'on ne considère pas que la fraude fiscale est une attaque contre la société ? Cela ne peut pas se résumer à des questions de négociations.

Que se passe-t-il lorsque des personnalités coupables de fraude fiscale sont ensuite réélues ? Ce panorama nous montre un paysage dévasté de la culture démocratique vis-à-vis de ces questions, qui sont au coeur de la vie quotidienne. Il est difficile de mobiliser l'opinion publique. Il est donc important de considérer cela au-delà des questions partisanes. C'est pourquoi Mediapart s'emploie le plus sincèrement possible à produire des informations d'intérêt public, susceptibles de nourrir cette prise de conscience.

M. Eric Bocquet . - Je vous remercie, Monsieur Arfi, de ce préambule. Je partage le souci que vous avez de la pédagogie. Chacun a cette responsabilité commune de porter à la connaissance du plus large public l'analyse, la compréhension et la transparence.

Avez-vous des informations sur le rôle qu'ont pu jouer les opérateurs, les structures financières ? Quels établissements financiers avez-vous croisé dans vos investigations ?

M. Fabrice Arfi . - J'ai croisé le nom de tous les établissements financiers connus ou moins connus. Des associations comme CCFD Terre Solidaire ou Tax Network Justice ont produit des rapports très précis.

En ce qui concerne les pratiques, je ne suis pas un spécialiste. J'ai tout de même constaté l'existence d'une forme de mafia financière. Comme dans le crime organisé, les acteurs s'adaptent toujours à la nouvelle législation avec une technicité toujours plus grande. Les techniques sont extrêmement nombreuses. Vous avez reçu Monsieur Pierre Condamin-Gerbier qui connaît bien ce genre de pratiques, comme les prêts Lombard par exemple. Les stratégies financières sont multiples. Les administrations sont parfois mal outillées face à des gens très armés. Comment se battre à armes égales pour percer cette énorme puissance financière et cette mobilité permanente ? Chaque année, la place forte de l'offshore change.

M. Eric Bocquet . - Nous sommes preneurs des documents que vous nous avez proposés. Quelles sont les grandes défaillances en matière de supervision et d'enquêtes de la part des autorités en charge ? Pensez-vous que les services de la République ont pu avoir connaissance des mêmes éléments que vous ?

M. Fabrice Arfi . - Oui. L'affaire Cahuzac en est la preuve manifeste. Nous avons réussi à retrouver le compte de Monsieur Cahuzac là où la DGFIP avait dit qu'il n'y en avait pas. Je ne sais pas s'il s'agit d'incompétence ou de complicité. Avec les mêmes éléments d'information, la DGFIP et la justice sont arrivées à deux conclusions contraires. Les services de renseignement français sont très bien informés. La question centrale est celle de la judiciarisation. L'article 40 me semble un outil formidable, mais une obligation dont le non-respect n'est pas sanctionné est un non-sens.

M. Eric Bocquet . - Peut-on imaginer que la DCRI dispose d'informations auxquelles la DGFIP n'a pas accès ?

M. Fabrice Arfi . - C'est le cas.

M. Eric Bocquet . - Pourquoi y a-t-il eu une enquête interne ?

M. Fabrice Arfi . - Au sein de la DCRI, il existe une sous-direction K qui accueille une section K5 dont le travail consiste à traquer le blanchiment. Les agents de la DCRI fournissent un travail de grande qualité. J'ai souvent croisé des fonctionnaires qui avaient eu des soupçons. Concernant l'affaire Cahuzac, le fisc avait déjà été alerté en 2001 et en 2008. Il s'en est fallu de peu pour que la justice ne trouve pas les comptes. Le blanchiment de fraude fiscale ne suffit pas pour coopérer judiciairement avec la Suisse. Dans la demande d'entraide pénale du parquet de Paris, étaient également concernées les activités de Monsieur Cahuzac liées à l'industrie pharmaceutique, ce qui a poussé la Suisse à coopérer.

Mme Nathalie Goulet . - Je vous remercie de votre intervention.

Nous étudierons dans quelques jours un texte sur la transparence de la vie publique. Pensez-vous que ce texte est nécessaire et suffisant ?

Je m'inquiète des débordements que pourrait provoquer la publication des déclarations du patrimoine des élus. Qu'en pensez-vous ?

Nous avons reçu Dominique Strauss-Kahn qui a souligné la distorsion énorme existant entre la réalité de la fraude fiscale et financière et les moyens employés pour la combattre. Avez-vous relevé des carences manifestes dans la formation des agents que vous avez pu rencontrer ?

Enfin, avez-vous une préconisation concernant les textes sur la transparence de la vie publique et sur l'évasion fiscale ?

M. Fabrice Arfi . - Je ne suis pas arbitre des élégances législatives. Je ne crois pas que les nouvelles règles concernant les déclarations de patrimoine auraient permis de dévoiler les pratiques de Jérôme Cahuzac. Cela étant, je pars du principe qu'un homme public doit rendre des comptes. Je n'ai pas toutefois de réponse sur la question de la publication du patrimoine. Il est tout à fait normal que des autorités puissent contrôler les personnes vivant de l'argent public. J'ai notamment apporté un billet de blog de Fabienne Sintes intitulé « Si Jérôme Cahuzac était américain ». Elle y explique le « vetting process » américain pendant lequel chaque ministre doit accepter de dévoiler toute sa vie privée avant de prendre des fonctions aussi importantes. Il existe une culture du parjure aux Etats-Unis. Il ne serait pas absurde de créer un délit de parjure pour les hommes et les femmes publics. Si ce processus avait été appliqué à Jérôme Cahuzac, il n'aurait jamais été ministre du budget. Est-ce transposable en tant que tel en France ? Je ne saurais dire, mais il faut s'y intéresser.

Il est évident que les lois comportent des avancées, mais les nouvelles grandes lois n'ont pas changé beaucoup les choses dans le passé. Il existe des statu quo insupportables, notamment concernant le lien incestueux entre le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire. La Cour européenne des Droits de l'Homme souligne pour sa part régulièrement le manque d'indépendance du parquet. Les affaires dont je parle ici n'ont prospéré que lorsqu'elles sont arrivées aux mains de juges indépendants. Dans le cadre de l'affaire Bettencourt, le procureur Courroye, qui avait reçu la médaille de l'Ordre du mérite des mains de Monsieur Sarkozy, a dépensé une énergie considérable à ne rien découvrir. Les juges indépendants ont réussi à découvrir les faits.

Mon métier ne consiste pas à juger moralement ou légalement les gens. En revanche, les faits recouvrent parfois des qualifications pénales. Le lien incestueux du pouvoir exécutif avec les pouvoirs d'enquête est problématique. TRACFIN est sous l'autorité directe du ministre de l'économie et des finances. Beaucoup de signalements TRACFIN ne sont pas transmis car la personne concernée est liée à une personnalité politique. Nous n'avons par ailleurs aucune culture du contre-pouvoir institutionnel dans notre pays. Le secret-défense est utilisé à outrance. Je le rencontre en permanence. Le secret-défense n'est pas utilisé dans l'intérêt supérieur de la nation. Les juges n'ont pas le moyen de savoir si ce qui leur est proposé correspond à la totalité des documents.

M. Eric Bocquet . - Avez-vous un exemple précis de cette pratique ?

M. Fabrice Arfi . - L'affaire Karachi en est un exemple probant. A chaque vague de déclassification, il était affirmé que tous les documents avaient été déclassifiés. Lorsqu'un juge demande au ministre de la Défense de lui communiquer certains éléments, c'est la DGSE qui choisit les documents soumis à la commission consultative du secret de la défense nationale. Le ministre choisit ensuite de déclassifier l'affaire ou non. En Angleterre, le principe est inverse.

Voilà quelques problèmes qui sont à la fois techniques et culturels sur la lutte contre les paradis fiscaux.

M. François Pillet . - Êtes-vous en possession d'éléments que Monsieur Condamin-Gerbier n'a pas donnés à la commission ?

M. Fabrice Arfi . - Nous avons publié cet après-midi un début de grand entretien avec M. Pierre Condamin-Gerbier. Nous l'avons rencontré le 29 mai à Genève pendant six heures. Nous avons été destinataires d'informations très riches et très précises, incluant des informations concernant des hommes politiques. Il ne s'agit pas d'une liste avec des numéros de compte. Monsieur Condamin-Gerbier a été témoin d'un certain nombre de pratiques. Mediapart ne publiera pas ces noms tant que nous n'aurons pas contre-enquêté.

M. Eric Bocquet . - Si les sources avec lesquelles vous avez été amené à travailler souhaitent s'exprimer sur l'espace participatif du sénat, qu'elles n'hésitent pas. Il existe une page dédiée à cette commission.

Quelle est par ailleurs votre appréciation du rôle de la presse ? Elle n'est pas homogène sur ces sujets.

M. Fabrice Arfi . - Je peux simplement parler de l'histoire de Mediapart. Je sais quelle est la valeur de beaucoup de mes confrères dans beaucoup de rédactions. Au plus fort de l'affaire Cahuzac, nous nous réunissions de façon informelle avec d'autres journalistes tous les vendredis soirs. Il n'y a que Mediapart qui a réussi à publier ces informations, qui étaient pourtant mutualisées. La situation capitalistique de la presse en France est en effet extrêmement compliquée. Quand de grands capitaines d'industrie achètent des journaux et vivent de la commande publique, cela ne crée pas un univers journalistique très sain. Certains journaux sont subventionnés au-delà du raisonnable. Mediapart essaie modestement d'emprunter un chemin différent, dépendant de la confiance des lecteurs et non de la publicité.

Nous ne pouvons continuer notre travail sans la protection des sources. Il ne s'agit pas de réflexe corporatiste. C'est une liberté donnée à chacun de venir alerter la presse sur des informations qu'il pense d'intérêt public. Les journalistes doivent ensuite assumer les conséquences d'une éventuelle publication. C'est à nous de répondre de nos écrits devant la loi. Si l'information est vraie et d'intérêt public, elle est alors publiée. C'est pourquoi la loi sur la protection des sources est extrêmement importante. Malheureusement, l'idée d'intérêt supérieur de la nation permettant à tel ou tel pouvoir exécutif de porter atteinte aux sources a été maintenue. La définition de l'intérêt supérieur de la nation est trop lâche. Chacun met le curseur à un endroit différent. La Cour européenne des Droits de l'Homme fait de la protection des sources la pierre angulaire du travail démocratique des journalistes.

M. François Pillet . - Nous avons entendu le message. Je donne la parole à ma collègue.

Mme Corinne Bouchoux . - Les journalistes ayant enquêté ces derniers temps sur ce sujet ont-ils eu des soucis de type cambriolage ou vol ?

M. Fabrice Arfi . - Le fait est que nous avons été cambriolés au plus fort de l'affaire Bettencourt, au même moment qu'un journaliste du Point et qu'un journaliste du Monde. Nous savons que nous avons été surveillés, y compris par la DCRI. Claude Guéant, que nous avons désigné comme pilote de la surveillance d'Etat, avait déposé une plainte en diffamation contre Mediapart. Il a ensuite retiré sa plainte. Le Canard enchaîné a révélé les mêmes faits. Un livre intitulé L'espion du président a donné des éléments extrêmement précis sur la surveillance dont Mediapart a pu être l'objet.

Ensuite il y a ce que l'on nous dit, ou ce que l'on croit savoir. Je pars du principe que je ne deviendrai jamais paranoïaque.

Enfin, il y a ce qui est techniquement possible. Les révélations du Guardian dans l'affaire Snowden nous montrent ainsi ce qu'il est techniquement possible de faire. Les responsables des gouvernements espionnés ont raison de pousser des cris d'orfraie. Il aurait été juste qu'ils poussent les mêmes cris lorsque la France vendait du matériel d'espionnage informatique contre les populations syriennes et libyennes à une époque où nous étions les amis de ces dictatures.

M. Eric Bocquet . - Avez-vous été en mesure d'exploiter les données révélées dans l'enquête Offshore Leaks ?

M. Fabrice Arfi . - Le journal partenaire de cette opération était le Monde. Karl Laske et moi-même sommes membres de l'ICIJ, outil formidable d'intelligence et de mutualisation du travail. Un certain nombre de données ont été rendues publiques. Les révélations du Guardian ont provoqué un débat politique considérable, peut-être parce que beaucoup de paradis fiscaux sont liés à la couronne britannique. En France, elles n'ont pas obtenu la même dimension. L'exploitation des données est très lente. Tout est organisé de façon à ce qu'il soit difficile de comprendre les montages.

M. François Pillet . - Nous vous remercions chaleureusement.

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