E. UNE EUROPE FAIBLE VIS-À-VIS DE L'EXTÉRIEUR

L'Union européenne cumule deux faiblesses majeures pour exister en tant que telle sur la scène internationale : elle ne s'est toujours pas dotée d'une politique étrangère commune. L'Europe de la défense paraît encore bien loin de se concrétiser.

1. L'absence d'une véritable politique étrangère européenne

L'Europe ne pourra s'affirmer comme puissance sur la scène internationale si elle ne met pas en oeuvre une véritable politique étrangère commune. Or, les résultats dans ce domaine demeurent très faibles. En politique étrangère, les États membres de l'Union européenne en sont toujours au « chacun pour soi ».

Lancée dans les années 70, la coopération politique européenne avait permis quelques résultats intéressants comme la préparation commune de la Conférence d'Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe (1973-1975), une réaction coordonnée à l'invasion de l'Afghanistan par les troupes russes (1979), ou encore l'adoption à Venise en 1980 d'une déclaration commune sur le Proche-Orient (qui demandait que l'OLP soit associée aux négociations de paix).

Cette diplomatie essentiellement déclaratoire n'a néanmoins pas permis à l'Europe d'exercer, en tant que telle, une réelle influence. Les États membres ont réagi en ordre dispersé face au conflit dans les Balkans. Ils se sont divisés sur la reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie.

Le traité de Maastricht (1992) a par la suite créé la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), sous la forme d'un « second pilier » dans les traités. Des objectifs communs ont été fixés (comme maintenir la paix et la sécurité internationales). Pour autant, l'Union est restée dans une position marginalisée face aux grandes crises internationales. Au Proche-Orient, elle n'exerce qu'une influence négligeable (alors même qu'elle est le premier débouché des exportations israéliennes et fournit près de la moitié de l'aide publique aux Palestiniens) ; en ex-Yougoslavie, son rôle a été mineur même après la création de la PESC ; la guerre du Kosovo a confirmé l'impuissance européenne.

On doit au traité d'Amsterdam (1997) la création du Haut représentant pour la PESC et au traité de Nice (2001) la consécration du comité de politique et de sécurité (COPS), déjà mis en place en janvier 2001, en matière de direction et de contrôle des opérations de crise. Ces avancées sont intéressantes mais elles ne suffisent pas à bâtir une politique commune.

Comme indiqué précédemment, la principale innovation du traité de Lisbonne consistant à faire porter cette politique par un Haut représentant, à la fois vice-président de la Commission, chargé de présider le conseil affaires étrangères et mandataire du Conseil, n'a pas donné les résultats escomptés.

Après le traité de Lisbonne, le processus décisionnel reste largement intergouvernemental. Le Conseil européen conserve le rôle premier. Il lui revient d'identifier les intérêts stratégiques de l'Union et d'adopter, à l'unanimité, les décisions européennes portant sur ces intérêts et objectifs stratégiques (qui remplacent les stratégies communes).

L'unanimité est restée la règle. Elle ne connaît que quatre exceptions : lorsque la décision en cause définit une action ou une position de l'Union sur la base d'une décision européenne du Conseil européen portant sur les intérêts et objectifs stratégiques de l'UE (elle-même adoptée à l'unanimité) ; lorsqu'il s'agit de l'adoption d'une position européenne prise sur proposition du Haut représentant « à la suite d'une demande spécifique que le Conseil européen lui a adressée » ; pour la mise en oeuvre d'une décision européenne qui définit une action ou une position de l'UE ; lorsque la décision porte sur la nomination d'un représentant spécial.

Le choix de préserver la règle de l'unanimité a été en retrait par rapport aux propositions franco-allemandes (contribution de janvier 2003 à la convention européenne) qui, au contraire, tendaient à faire de la majorité qualifiée la règle générale. D'autres recommandations - comme celles du groupe de travail de la convention - envisageaient la majorité qualifiée pour les propositions conjointes émanant du Haut représentant et de la Commission.

Cette attitude timorée exprime surtout la défaillance des États membres à progresser vers une véritable politique étrangère commune. La crise irakienne a manifesté leurs divergences, en particulier lorsque la solidarité transatlantique est en cause, face à une crise internationale grave. Aucun des deux groupes de pays concernés n'aurait accepté d'être mis en minorité et ainsi d'être forcé de soutenir le conflit ou au contraire de s'en abstenir.

Les récentes crises malienne puis centrafricaine expriment cruellement l'incapacité de l'Union européenne à se projeter en tant que telle comme puissance politique et militaire.

C'est bien l'absence de volonté politique, d'une véritable ambition européenne qui aboutit à ce résultat attristant qui prive l'Union européenne de sa capacité à s'affirmer comme puissance et à peser véritablement sur la scène internationale comme son poids économique et son histoire le justifieraient.

2. Les défaillances de l'Europe de la Défense

L'Europe de la Défense peine à se réaliser. Tout se passe comme si elle portait encore le fardeau de l'échec de la Communauté européenne de défense, en 1954, suite au refus de la France, puis du plan Fouchet de 1961-1962 d'inspiration intergouvernementale mais qui intégrait la politique de défense dans le champ des politiques européennes.

En instituant la politique étrangère de sécurité commune (PESC), le traité de Maastricht (1992) a pris en compte les questions de défense.

Compte tenu des positions divergentes des États membres, il a néanmoins retenu une approche très prudente et dénuée d'une véritable ambition : « La politique étrangère et de sécurité commune inclut l'ensemble des questions relatives à la sécurité de l'Union européenne, y compris la définition à terme d'une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune. »

Le traité d'Amsterdam (1997) a intégré dans le traité les « missions de Petersberg », c'est-à-dire les trois grands types de missions décidées par les ministres de l'UEO lors du conseil de Petersberg (1992) : les missions humanitaires ou d'évacuation des ressortissants ; les missions de maintien de la paix ; les missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris des opérations de rétablissement de la paix.

Le sommet franco-britannique de Saint-Malo, en décembre 1998, a suscité l'espoir d'une véritable relance de l'Europe de la défense en marquant le rapprochement des points de vue des deux principales puissances militaires européennes. La France, qui, après s'être retirée en 1966 du commandement intégré de l'OTAN, participait au comité militaire de l'OTAN depuis 1995 avant de rejoindre le comité militaire intégré de l'OTAN en mars 2009, a admis que l'OTAN jouait un rôle essentiel dans la sécurité européenne. Le Royaume-Uni ne s'est plus opposé à ce que les questions de défense soient évoquées au sein de l'Union européenne. La déclaration de Saint-Malo affirme la nécessité pour l'Union de se doter d'une « capacité d'action autonome » , appuyée sur des forces militaires crédibles afin de répondre aux crises internationales. Au sommet d'Helsinki (décembre 1999), les dirigeants européens ont fixé l'objectif global d'être en mesure en 2003 de déployer, en soixante jours et sur une durée au moins égale à un an, une force de réaction rapide, si besoin de l'importance d'un corps d'armée, soit au total, pour la composante terrestre, de l'ordre de 50 à 60 000 hommes, sur la base des moyens mis à sa disposition par chaque pays.

Le traité de Lisbonne a élargi les objectifs de la PSDC qui vise « le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la Charte des Nations unies » (art. 42 TUE). Il a renforcé l'Agence européenne de défense en étendant ses compétences aux aspects industriels et commerciaux des questions d'armement. Des coopérations plus étroites entre certains États membres peuvent désormais être développées sous la forme de « coopérations structurées permanentes » . Ces coopérations sont ouvertes aux États membres « qui remplissent des critères plus élevés de capacités militaires et qui ont souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes » (art. 42 TUE). Le recours aux coopérations renforcées était exclu par le traité de Nice. Le traité de Lisbonne a établi une clause de défense mutuelle (art. 42 TUE), selon laquelle « au cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l'article 51 de la Charte des Nations unies » relatif à la légitime défense. Il fait aussi référence aux forces multinationales qui, tels l'Eurocorps, ont été créées par certains États membres et qui sont intégrées dans le cadre de l'Union européenne.

En dépit de ces progrès, on est encore très loin d'une Europe de la défense. Les budgets militaires déjà insuffisants ont tendance à régresser dans le contexte de crise. Surtout, l'effort budgétaire est très hétérogène puisque la France et le Royaume-Uni concentrent 40 % de l'effort de défense. Les capacités de projection de l'Union européenne sur des théâtres extérieurs disposent d'une faible capacité représentant moins de 20 % des capacités militaires américaines. Les États-Unis (313,9 millions d'habitants) investissent quatre fois plus que l'Union européenne (509 millions d'habitants) dans les dépenses d'équipement et six fois plus dans la recherche. L'Europe ne s'est toujours pas dotée de la capacité de projection envisagée par le Conseil européen : 60 000 hommes en 60 jours sur une durée d'au moins un an. Les opérations menées par l'Union européenne sont le plus souvent à dominante civile et de faible ampleur.

Pas plus que dans les Balkans dix ans auparavant, l'Union européenne n'a su apporter une réponse collective face à la crise libyenne qui concernait pourtant une zone géographique proche. Elle n'a pas su non plus réagir à la situation au Mali en testant le déploiement d'un groupement tactique européen. Malheureusement la crise centrafricaine a semblé, dans un premier temps, témoigner à nouveau de l'incapacité de l'Union à se mobiliser de façon unie et coordonnée. Cependant, le Conseil a marqué, le 20 janvier 2014, son accord politique sur la perspective d'une opération militaire PSDC et a approuvé le concept de gestion de crise à cette fin. Cette opération contribuera par un appui temporaire, pour une période pouvant aller jusqu'à six mois, à fournir un environnement sécurisé, dans la région de Bangui, en vue de passer le relais à l'Union Africaine.

L'Union européenne devrait être en mesure de déployer rapidement des troupes pour appuyer des actions qui entrent pleinement dans le cadre des objectifs que le traité a retenus pour la politique européenne de sécurité et de défense commune (PSDC). Elle devra prendre en compte l'évolution de la position stratégique américaine désormais plus axée sur l'Asie.

En décembre 2008, le Conseil européen a exprimé sa volonté de donner un nouvel élan à la PSDC, qui continuera à se développer « en pleine complémentarité avec l'OTAN ». Ces conclusions de 2008 ont été rappelées par le Conseil européen en décembre 2012. Le Conseil européen de décembre 2013 a, à nouveau, évoqué cette question. Il a notamment souligné que l'Union et ses États membres doivent être « en mesure de planifier et de déployer les moyens civils et militaires appropriés rapidement et efficacement ». Les aspects financiers des missions et opérations de l'Union devraient être examinés « sans tarder ». D'ici juin 2014, une stratégie devrait être élaborée en matière de sécurité maritime. À l'horizon 2020-2025, des systèmes aériens pilotés à distance devraient être mis au point. Les progrès concrets en matière de défense seront évalués par le Conseil européen en juin 2015.

Plus que de déclarations d'intention, c'est de réalisations concrètes dont l'Europe de la défense a besoin.

3. Une certaine naïveté dans le commerce international et la politique des changes

L'Union européenne s'est clairement positionnée en faveur d'un développement du commerce international. Pour satisfaire cet objectif, elle a privilégié l'approche multilatérale. Cela a conduit l'Union à prendre une part active aux négociations commerciales multilatérales dans le cadre du GATT puis au sein de l'OMC dont elle a appuyé la création en 1995. Elle l'a confirmé dans le cadre du cycle de Doha. Confrontée au risque d'échec de ce cycle de négociations, lancé à Doha en novembre 2001, l'Union européenne a décidé, à compter de 2004, de donner une place plus importante à la négociation bilatérale. Cette nouvelle orientation s'est concrétisée de façon spectaculaire avec la décision du Conseil européen, en février 2013, de négocier un accord commercial global avec les États-Unis.

Mais l'Union européenne devra impérativement relever le défi de la réciprocité dans ses relations commerciales avec le reste du monde. Elle a jusqu'à présent privilégié une approche libre échangiste ouvrant largement ses marchés sans se préoccuper de l'ouverture réciproque de ses partenaires commerciaux. Cette attitude, d'une naïveté confondante, l'a conduite à faire peu usage des instruments de défense commerciale dont elle s'est pourtant dotée. Le domaine des marchés publics illustre jusqu'à la caricature cette naïveté européenne. Comme l'avait montré notre collègue, le président Simon Sutour, dans une communication de novembre 2012 11 ( * ) , 85 % des marchés publics de l'Union européenne sont ouverts aux pays tiers contre 32 % des marchés américains et 28 % des marchés japonais ! Cette situation est inacceptable et l'Europe doit réagir. C'est pourquoi le Sénat a appuyé la proposition présentée par le commissaire Michel Barnier, qui prévoit une série de mesures concernant la réciprocité dans l'accès aux marchés publics, dans une résolution du 26 novembre 2012.

Malheureusement, là encore, les États membres ne parviennent pas à surmonter leurs divergences pour affirmer une stratégie commune. Certains États comme la France souhaiteraient légitimement que l'Union exprime fortement son exigence de réciprocité à ses partenaires et fasse usage, le cas échéant, de ses instruments de défense commerciale ; d'autres États, comme le Royaume-Uni et le Danemark, privilégient une vision positive du libre-échange généralisé qui serait bénéfique tant pour les consommateurs en termes de prix que pour les producteurs obligés de se moderniser pour faire face à la concurrence internationale.

Une même naïveté semble affecter l'attitude de l'Union européenne concernant le taux de change de l'euro. Les principales puissances mondiales pilotent leur monnaie (dollar, yen, yuan) tandis que l'Europe semble considérer que le niveau de l'euro doit plutôt être la résultante d'autres politiques ou de politiques appliquées aux autres monnaies. Ne devrait-on pas au contraire considérer que le taux de change de l'euro doit être une préoccupation à prendre en compte ? Cela impliquerait d'avoir une politique des changes qui permettent de limiter les fluctuations de changes tout en demeurant pour prévenir certains effets négatifs que pourrait avoir une baisse des taux de change.

*

La construction européenne est un grand projet. Elle a permis de bâtir durablement un espace de paix et une communauté de droit. Le marché unique est une grande réalisation à mettre à son crédit. Des avancées concrètes ont bénéficié aux citoyens européens. L'Europe a démontré à plusieurs reprises et encore récemment sa capacité de réaction face aux crises. Pour autant, elle n'apparaît pas aujourd'hui assurée de son avenir. Confrontée à une crise de confiance des citoyens, elle cumule plusieurs faiblesses qui l'empêchent de relever les défis auxquels elle est confrontée. Elle doit donc se fonder sur ses atouts incontestables pour trouver un nouvel élan.


* 11 Communication du 6 novembre 2012 (compte rendu disponible en ligne sur la page Europe du site du Sénat).

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