Annexe 3 - Résolution 1970 (2014) : Internet et la politique : les effets des nouvelles technologies de l'information et de la communication sur la démocratie

(adoptée le 29 janvier 2014)

1. L'Assemblée parlementaire constate que le développement d'internet a entraîné des conséquences majeures en ce qui concerne l'exercice de droits fondamentaux au coeur de la construction de nos sociétés démocratiques, tels que les droits aux libertés d'information, d'expression, d'opinion, de réunion et d'association, ainsi que la protection de la sphère privée.

2. Ce développement et l'accélération exponentielle des capacités de transmission sur le réseau ont mis un terme à la concentration du pouvoir d'information et ont modifié le paradigme de la communication. L'espace public a été élargi et la Toile est devenue un immense champ sans frontières, véritable agora globale où tout individu peut chercher et échanger des informations, partager ses connaissances, s'exprimer sur tout sujet, s'engager pour une idée ou une cause.

3. Les bouleversements apportés par internet changent la relation entre monde politique et citoyens et l'équilibre entre démocratie représentative et démocratie directe. Ils imposent de s'interroger sur les nouvelles opportunités qui s'ouvrent pour une démocratie plus forte et dynamique, mais aussi sur les nouveaux dangers qui peuvent l'affaiblir, et sur le rôle qu'ont dans ce contexte les législateurs.

4. Internet facilite la mobilisation des citoyens et assure à leurs actions une visibilité renforcée. Il a aussi profondément modifié la communication institutionnelle et l'articulation des relations entre électeurs et forces politiques, ainsi qu'entre citoyens, élus et administrations. Plus généralement, il a enrichi les possibilités de participation à la vie politique. Internet est donc un élément essentiel de la démocratie moderne et les institutions politiques doivent tenir compte du foisonnement d'initiatives de participation citoyenne qui prennent forme sur le web.

5. Les progrès en matière de technologies de communication permettront à l'avenir d'utiliser le vote électronique pour développer les mécanismes traditionnels de la démocratie. Ce processus devrait être graduel.

6. Toutefois, l'Assemblée ne croit pas que, dans le monde complexe d'aujourd'hui, il soit possible de remplacer la représentation politique issue du suffrage universel par un quelconque modèle fondé essentiellement sur des processus de démocratie directe par voie électronique et ce même à supposer que tous aient accès aux procédures de consultation et vote par internet et que l'on puisse trouver une réponse adéquate aux problèmes qui freinent la généralisation du vote électronique.

7. La définition et la mise en oeuvre des politiques exigent des choix à long terme, qui appellent des négociations complexes et mettent en jeu des intérêts conflictuels difficiles à pondérer; cette complexité n'est pas appréhendée suffisamment dans les processus décisionnels sur la Toile, qui doivent nécessairement simplifier le contenu des discussions. Les politiques publiques exigent aussi une cohérence interne et une coordination auxquelles la fragmentation du processus décisionnel sur le web opposerait des obstacles infranchissables.

8. Enfin, dans un tel système, ceux - avec plus de moyens et en petit nombre, forcément - qui dicteraient de fait les décisions finales ne seraient ni connus, ni tenus de répondre de ces décisions et exerceraient donc un pouvoir à la fois sans légitimation et sans responsabilité. Dans ce cas, on ne peut plus parler de démocratie.

9. Participation et représentation vont de pair; mais il faut alors que la démocratie représentative soit réellement participative. Depuis plusieurs années, l'Assemblée constate l'érosion de la confiance des citoyens envers leurs institutions politiques. Pour endiguer cette tendance, les responsables politiques devront davantage être à l'écoute, développer la participation des citoyens et promouvoir une citoyenneté active.

10. L'Assemblée constate, à cet égard, qu'internet et les médias sociaux ouvrent des voies nouvelles pour un dialogue élargi entre citoyens et élus et stimulent une participation plus dynamique à la vie démocratique. Il faut saisir l'opportunité de reconnecter, grâce à internet, les institutions démocratiques avec les citoyens qui s'en sont éloignés et il faut développer, notamment au sein de nos parlements, les capacités et compétences nécessaires pour exploiter ce potentiel bénéfique d'internet.

11. À côté des élus, les partis politiques ont un rôle extrêmement important; l'Assemblée les invite à une réflexion sur leurs relations avec leurs bases électorales et sur l'utilisation des nouvelles technologies de l'information et de la communication pour développer avec les électeurs un dialogue permanent, afin de les impliquer dans l'élaboration des programmes politiques, pour mieux les engager ensuite dans leur réalisation.

12. Cependant l'Assemblée est consciente du fait qu'internet accroît les risques d'abus et de dérives pouvant mettre en danger les droits de l'homme, l'État de droit et la démocratie: il héberge l'expression de l'intolérance, de la haine et de la violence contre les enfants et les femmes; il arme la criminalité organisée, le terrorisme international, les dictatures; il augmente aussi le risque d'informations biaisées et de manipulation des opinions, et il rend possible le contrôle sournois de notre vie privée.

13. Il est difficile d'exercer un contrôle sur l'utilisation légale des données circulant sur la Toile : les législations nationales sur la protection des données varient d'un pays à l'autre et les politiques de protection de la vie privée appliquées par les grandes entreprises transnationales du secteur numérique - qui sont, à l'échelle mondiale, les premiers acteurs du traitement des données à caractère personnel - sont uniquement soumises à la législation des États où ces entreprises sont enregistrées. Il est plus qu'inquiétant de constater que les données à caractère personnel sont dégradées en simples biens marchands et détournées à des fins commerciales ou politiques, menaçant gravement la protection de la sphère privée. D'autre part, l'utilisation accrue des nouvelles techniques de sondage sémantique peut mener à une manipulation de l'opinion publique et altérer les processus politiques.

14. Internet appartient à tout le monde et, de ce fait, il n'appartient à personne et n'a pas de frontières. Nous devons préserver son caractère ouvert et sa neutralité. Néanmoins, internet ne doit pas devenir une machine tentaculaire fonctionnant hors de tout contrôle démocratique. Il faut empêcher que la Toile ne devienne de fait une zone de non-droit, un espace dominé par des pouvoirs cachés où aucune responsabilité ne pourrait être clairement attribuée.

15. La responsabilité des opérateurs d'internet est donc un problème fondamental que l'Assemblée traite actuellement par le biais de deux rapports sur le droit d'accès à internet et sur des stratégies coordonnées pour une bonne gouvernance d'internet. Au niveau de l'Union européenne, le « Code des droits en ligne dans l'UE » et la « Stratégie numérique pour l'Europe » sont aussi deux initiatives sur cette question.

16. Les internautes peuvent contribuer à faire d'internet un environnement plus sûr et respectueux des droits de l'homme et les opérateurs doivent assumer leurs responsabilités dans la lutte contre les abus et les dérives. À cet égard, l'autorégulation est indispensable pour garantir la neutralité d'internet et devrait être stimulée; cependant, elle ne semble pas suffisante.

17. Les États doivent prendre des mesures concertées et adopter des règles communes, tout en évitant que les mécanismes de surveillance eux-mêmes mettent en danger les libertés fondamentales, pour sauvegarder internet comme espace de liberté. Les révélations sur les opérations des services secrets qui dépassent tout cadre légal en ordonnant des intrusions systématiques dans la vie privée sont inacceptables, ce qui doit nous amener à réfléchir sur le prix que nous payons pour notre sécurité et sur les précautions que nous devons prendre pour éviter d'annihiler l'espace de liberté d'internet.

18. Les parlements nationaux sont un lieu privilégié pour discuter sur la démocratie et le renouveau possible du système démocratique à l'ère d'internet; mais ils doivent s'ouvrir, impliquer largement les diverses parties prenantes - tels que les institutions étatiques, les organismes privés et les sociétés commerciales - et engager la société civile toute entière dans le débat sur la démocratie, la politique et internet.

19. Dès lors, l'Assemblée recommande aux États membres, et en particulier à leurs parlements nationaux :

19.1. d'accroître la capacité des institutions politiques - et notamment parlementaires - d'utiliser les nouvelles technologies de l'information et de la communication pour améliorer la transparence du processus décisionnel et le dialogue avec les citoyens, notamment grâce aux réseaux sociaux, aux chaînes parlementaires sur internet et aux autres plates-formes qui permettent aux citoyens de réagir ;

19.2. de poursuivre, dans ce contexte, le développement de programmes ciblés de formation à internet pour les élus, la modernisation des sites internet des parlements et des gouvernements et une meilleure utilisation des outils de consultation et participation en ligne ;

19.3. de ne pas se contenter de reproduire en ligne les outils traditionnels, mais d'aller à la rencontre des citoyens dans les espaces virtuels qu'ils créent et de réfléchir de manière créative au potentiel du réseau comme plateforme d'engagement et de partage des connaissances ;

19.4. de mieux utiliser le réseau comme source de données agrégées permettant d'identifier les préférences et les besoins des citoyens, afin que l'agenda politique, à tous les niveaux de gouvernement, reflète davantage les questions qui préoccupent la société, tout en gardant à l'esprit les effets à long terme dans le cadre de l'intérêt général ;

19.5. d'exploiter les fonctionnalités d'internet pour renforcer la collaboration entre autorités publiques, société civile et monde universitaire, en vue de l'élaboration et de la mise en oeuvre d'initiatives en faveur de l'engagement politique et démocratique des citoyens ;

19.6. de combattre les inégalités socioculturelles qui alimentent la fracture numérique, y compris par l'introduction de programmes éducatifs destinés aux adolescents et aux jeunes élèves afin qu'ils acquièrent les compétences nécessaires pour se servir d'internet en internautes avertis ;

19.7. de favoriser la convergence de l'éducation aux nouveaux médias et de l'éducation à la citoyenneté démocratique et aux droits de l'homme, qui devrait prendre dûment en considération les atouts et les défis d'internet, et de développer à cet égard des programmes capables d'atteindre les divers groupes d'âge et les divers groupes sociaux; ces programmes devraient mobiliser le monde de l'école et de l'université, les partenaires sociaux et les médias ;

19.8. d'inviter les universités à développer des programmes académiques dans le domaine de la «science des données» ( data science ) incluant des dimensions éthiques, techniques, juridiques, économiques et sociétales ;

19.9. d'engager, tant au niveau national qu'au sein du Conseil de l'Europe, une réflexion sur les normes et mécanismes, en phase avec l'évolution des technologies, nécessaires :

19.9.1. à créer un espace de sécurité sur la Toile tout en garantissant la liberté d'expression telle que définie à l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5) ainsi que la protection de la vie privée telle que définie à son article 8 ;

19.9.2. à prévenir les risques de distorsion de l'information et de manipulation de l'opinion publique, et de considérer par exemple :

19.9.2.1. l'élaboration d'une réglementation cohérente et/ou l'incitation à une autoréglementation concernant la responsabilité des grands opérateurs d'internet ;

19.9.2.2. l'établissement d'une institution indépendante dotée de pouvoirs, compétences techniques et moyens suffisants pour expertiser les algorithmes des moteurs de recherche qui filtrent et conditionnent l'accès aux informations et savoirs sur le web, tout en évitant le risque qu'une telle institution puisse porter atteinte à la nature même de la liberté d'expression ;

19.9.2.3. l'élaboration de principes et de normes générales afin d'encadrer les nouvelles pratiques de sondage sémantique ;

19.9.2.4. l'élaboration d'une réglementation devant être appliquée par les entreprises qui proposent des systèmes de communication sur internet pour prévenir les abus à l'encontre de la vie privée ou familiale des particuliers dus aux activités des fauteurs de troubles (trolling), tout en maintenant un équilibre avec la liberté d'expression ;

19.10. de veiller d'une part au respect des droits de l'homme sur le web et d'autre part à la liberté d'internet, et d'agir au sein des instances internationales où se poursuit la réflexion sur la gouvernance de l'internet pour préserver ces droits et cette liberté partout dans le monde et tout particulièrement là où la démocratie est affaiblie, en danger, voire abolie ;

19.11. de soutenir sans réserves la proposition de lancer la rédaction d'un livre blanc du Conseil de l'Europe sur « La démocratie, la politique et internet », que l'Assemblée a formulée dans sa Recommandation 2033 (2014) « Internet et la politique: les effets des nouvelles technologies de l'information et de la communication sur la démocratie » ;

19.12. de poursuivre, en étroite collaboration avec la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), la réflexion en vue d'élaborer un protocole à la Convention européenne des droits de l'homme sur le droit de participer à la conduite des affaires publiques, comme le préconisent la Résolution 1746 (2010) et la Recommandation 1928 (2010) «Démocratie en Europe: crises et perspectives», et d'accorder une attention particulière au rôle d'internet et des autres outils électroniques de participation, comme les réseaux sociaux, les forums de discussion en ligne, le vote électronique et les initiatives de gouvernement ouvert.

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