B. L'IDENTITÉ JORDANIENNE DANS UN CONTEXTE RÉGIONAL DÉLICAT

1. Répondre au défi de l'accueil des réfugiés syriens

576 634 Syriens s'étaient installés en Jordanie le 31 décembre 2013 depuis le déclenchement du conflit, soit 25 % du nombre total de réfugiés et près de 8 % de sa population. En un an, le nombre de réfugiés a plus que triplé sur le territoire jordanien. Les flux d'entrée semblaient cependant en nette diminution depuis mai 2013 et la mise en place d'une politique de gestion restrictive des entrées. Un accord entre le Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies et le ministère jordanien de l'intérieur le 3 décembre 2013, a néanmoins contribué à inverser cette tendance, 700 réfugiés étant désormais autorisés à entrer quotidiennement au sein du Royaume hachémite, contre 300 auparavant. Cette réouverture relative est en partie liée à la crainte du gouvernement jordanien d'un désengagement des donateurs. La frontière ouest du pays reste cependant fermée. 527 réfugiés entraient en moyenne chaque jour début mars 2014, contre 478 par jour en février et 298 en janvier.

Nombre de réfugiés syriens par pays

Pays

Décembre 2012

Décembre 2013

Estimation
Juin 2014

Estimation
Décembre 2014

Égypte

13 059

145 042

197 521

250 000

Irak

73 749

216 283

308 141

400 000

Jordanie

167 959

576 634

687 404

800 000

Liban

180 105

904 873

1 277 436

1 650 000

Turquie

148 441

562 187

781 093

1 000 000

Total

583 313

2 403 192

3 251 596

4 100 000

Source : Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies , 2014 Syria Regional Response Plan

Compte tenu de ceux déjà présents sur le territoire avant 2011, 1,3 million de Syriens résideraient au sein du Royaume hachémite selon le gouvernement, soit près de 20 % de la population jordanienne. Les autorités jordaniennes assimilent de fait cet afflux de réfugiés à l'absorption du Canada par les États-Unis. Ce chiffre reste cependant exagéré. Selon certains observateurs, un nombre de réfugiés estimé entre 800 et 900 000 personnes serait plus conforme aux réalités, 100 à 200 000 Syriens ayant fui en Jordanie dès le début du « printemps arabe » et avant qu'un enregistrement officiel ne soit mis en place.

L'essentiel des réfugiés vivent dans le nord du pays. 600 familles ont néanmoins trouvé refuge au sud du pays, autour du site archéologique de Pétra. Le camp de Za'tari, au nord du pays, compterait 110 000 réfugiés et constituerait la quatrième ville du pays en termes de population. 38 tonnes de pains, 6 millions de litres d'eau et 60 000 colis alimentaires sont acheminés chaque jour. Le camp n'est pas raccordé à un système d'approvisionnement en eau. Le camp d'Azraq était, quant à lui, avant l'accord du 3 décembre 2013, quasiment vide. Il devrait désormais accueillir les réfugiés originaires des régions de Hama, Homs et Rif Dimashq. Pour autant, 85 % des réfugiés vivent en dehors des six camps installés sur le territoire jordanien.

Cette présence massive n'est pas sans incidence sur les ressources du pays, en particulier l'eau, et ses infrastructures. La concurrence des travailleurs syriens sur le marché du travail est également observable dans un pays fragilisé par le chômage. Les réfugiés syriens sont dans leur grande majorité pauvres, issus des zones agricoles du sud du pays. La pression sur les loyers induite par les réfugiés quittant les camps pour les villes est également une réalité. Aux inquiétudes sociales et économiques induites par cette augmentation du nombre de réfugiés s'ajoutent des considérations plus politiques. La politisation croissante des réfugiés, l'adhésion de certains d'entre eux à l'islamisme radical, conjuguée au retour au pays de Jordaniens engagés dans les groupes djihadistes en Syrie ( Jabhat al-Nosra ), suscitent une certaine inquiétude au sein des autorités, encore marquées par le souvenir des attentats d' Al Qaeda à Amman en novembre 2005. Il convient de rappeler que la Jordanie demeure une des bases intellectuelles du salafisme, même si les succès en matière de lutte contre le terrorisme sont indéniables depuis près de dix ans. Un programme mis en place dans les prisons tente notamment de lutter contre toute dérive.

Le gouvernement jordanien insiste en conséquence régulièrement sur le fait que les réfugiés n'ont pas vocation à rester sur son territoire et qu'il convient de créer le cadre et les conditions d'un retour en Syrie. Le lancement d'un groupe des « Amis des déplacés syriens », à l'initiative de proches du Roi, traduit bien cette préoccupation. Celle-ci s'est très vite fait jour au sein de l'opinion publique : 65 % des Jordaniens se sont en effet prononcés dès septembre 2012 contre la poursuite de l'accueil des réfugiés syriens. C'est dans ce contexte que les autorités locales se montrent réticentes à certaines mesures en faveur d'une meilleure intégration des réfugiés, à l'image de la formation professionnelle qui pourrait renforcer la rivalité entre Syriens et Jordaniens sur le marché du travail. Même si certains observateurs relèvent que cette concurrence se fait plutôt au détriment des émigrés égyptiens. 160 000 réfugiés syriens travailleraient déjà en dehors des camps, de façon illégale ou en acceptant des salaires réduits. Une autorisation de travail temporaire dans certains secteurs serait néanmoins à l'étude afin de faire sortir les réfugiés de l'économie informelle. 30 % de leurs revenus ainsi légalement obtenus pourraient être bloqués sur un compte épargne en vue de leur retour effectif en Syrie. Le Royaume hachémite se montre ainsi favorable à la mise en place de mécanismes de réinstallation afin d'éviter que plusieurs générations se succèdent au sein des camps, à l'image des Palestiniens depuis 1967.

Les Nations unies estiment les besoins de financement pour les réfugiés à 865 millions d'euros pour 2014. Cette somme reste inférieure aux évaluations présentées le 9 janvier 2014 par les autorités dans le cadre du Plan de résilience national. Les besoins de la Jordanie en investissements pour faire face à la présence des réfugiés syriens ont ainsi été estimés à 1,73 milliard d'euros sur les trois prochaines années, soit 10 % du PIB local. La question de l'eau fait figure de priorité puisque le nord du pays, où se concentrent les réfugiés syriens, est déjà marqué par un faible raccordement des foyers jordaniens au réseau d'assainissement : 43 % des ménages contre 67 % au niveau national.

Estimations jordaniennes des investissements nécessaires par secteur

(en millions d'euros)

Eau et assainissement

541,4

Santé

349,1

Éducation

284,6

Protection sociale

226,4

Services municipaux

180,8

Emploi et moyens de subsistance

101,5

Énergie

79,4

Logement

3,8

Source : National resilience plan

À cette somme, il convient d'ajouter l'impact de la présence des réfugiés sur le coût des services de sécurité, chiffré à 965,3 millions de dollars sur trois ans (696 millions d'euros), et sur le subventionnement par l'État des produits de première nécessité : majoration de 758 millions de dollars (546,5 millions d'euros). Le volet humanitaire stricto sensu est, quant à lui, estimé à 413,7 millions de dollars sur les trois prochaines années (298,2 millions d'euros). Le coût d'un réfugié syrien en Jordanie est, par ailleurs, évalué à 3 000 dollars par an (2 163 euros). Le coût avancé par le gouvernement jordanien reste difficilement vérifiable. Le FMI tablait quant à lui, en décembre 2013, sur un coût de 700 millions de dollars (504,7 millions d'euros) pour le budget de l'État, soit 2 points de PIB.

Il convient à ce stade de rappeler que la contribution de l'Union européenne associée à celle des États membres pour répondre à la crise humanitaire en Syrie atteignait fin 2013 le montant de 2 milliards d'euros. L'Union européenne et ses États membres ont par ailleurs promis 550 millions d'euros de dons pour l'ensemble de la région à l'occasion de conférence des donateurs pour la Syrie, dite Koweït II, le 15 janvier 2014. 1,73 milliard d'euros de promesses de dons ont été enregistrées au cours de cette réunion. Cette aide semble souffrir pourtant d'un manque de visibilité auprès des autorités jordaniennes. Celles-ci regrettent de façon générale que l'aide ne leur soit pas versée directement et transite plutôt par des organisations non gouvernementales ou des agences des Nations unies. Amman dénonce notamment les coûts de gestion des ONG, estimés entre 25 et 30 % des sommes versées. Les autorités jordaniennes estiment que 30 à 40 % de l'aide internationale devraient être dirigés vers les communautés hôtes plutôt que les camps de réfugiés.

Au-delà des dons bilatéraux, la Jordanie bénéficiera de la facilité sous-régionale pour le développement, lancée par les Nations unies en janvier 2014 et destinée aux pays accueillant des réfugiés syriens. Elle devrait à ce titre percevoir 32,4 millions de dollars (23,4 millions d'euros) afin de gérer non plus la crise humanitaire induite par cet afflux mais bien la problématique de développement qui lui succède logiquement, en raison de la présence sur une longue durée des réfugiés. La première priorité vise notamment la scolarisation des plus jeunes, 34,9 % des réfugiés syriens ayant entre 5 et 17 ans. Pour l'heure, 86 170 jeunes réfugiés sont scolarisés, dont près de 67 500 dans les écoles jordaniennes. L'UNICEF s'est fixé pour objectif la scolarisation de 120 000 enfants. Plus largement, il semble indispensable de renforcer la coordination entre la Jordanie, les grands donateurs et les organisations internationales. La conférence de Koweït II constitue une première étape avec la présentation des huit priorités définies par le ministère de la coopération jordanien pour l'accueil des réfugiés.

Les autorités jordaniennes appuient parallèlement les opérations transfrontalières d'aide (« cross borders ») depuis son territoire jusqu'à la région de Deraa, dont sont issus les réfugiés du camp de Za'tari. Une telle aide améliore la situation humanitaire en Syrie et diminue en conséquence le nombre de réfugiés à la frontière jordanienne. Ce soutien pourrait déboucher en liaison avec les Nations unies sur la mise en place d'un mécanisme administratif et fiscal ad hoc qui pourrait prévoir une exemption fiscale des produits achetés en Jordanie et destinés au « cross border ». Les pays du Golfe et la France financent pour l'heure ces opérations.

En tout état de cause, la Jordanie estime s'être substituée à la communauté internationale dans ses obligations humanitaires. Elle estime en conséquence indispensable un soutien financier adéquat. Faute de quoi, comme l'a indiqué le Roi à l'occasion du discours du Trône de novembre 2013, les autorités locales pourraient prendre des mesures pour protéger ses intérêts. Il convient de relever que la Jordanie a adopté une position prudente sur le conflit en tant que tel. Si le Roi a appelé au départ de Bachar el-Assad en novembre 2011, il s'est montré hostile par la suite à une intervention militaire étrangère et milite pour une solution politique qui permette à la fois de maintenir l'unité territoriale de la Syrie et de garantir les droits de toutes les confessions. Sous l'influence de ses bailleurs de fonds, notamment celle de l'Arabie Saoudite, le Roi a cependant été conduit à réviser sa politique de neutralité, en facilitant l'acheminement d'armes à la rébellion non-djihadiste, en formant certain de ses membres, en acceptant le déploiement de troupes militaires américaines sur son territoire ou en autorisant le survol de son territoire par des drones israéliens. Le pays a également accueilli en mai 2013 une réunion des « Amis de la Syrie » 4 ( * ) sur son territoire.

La question des réfugiés syriens prend un relief particulier en Jordanie, pays déjà marqué depuis 1948 par des afflux réguliers de ressortissants des États voisins, qu'il s'agisse des Palestiniens, des Irakiens (entre 250 000 et 400 000 personnes) ou des Égyptiens. La crainte d'une installation durable des Syriens à l'image des Palestiniens n'est pas absente du discours des autorités sur la question. Les conséquences sociales de l'émigration égyptienne depuis 2011, notamment sur le marché du travail, sont également mises en avant. L'écart entre les estimations sur le nombre d'Égyptiens sur le territoire jordanien fournies par Le Caire, soit 200 000 personnes, et celles mises en avant par Amman, entre 500 000 et 700 000, est assez révélateur de l'inquiétude des autorités hachémites à l'égard des mouvements migratoires dans un pays traversé par des interrogations sur sa propre identité.

2. L'intégration des réfugiés palestiniens en question
a) Une intégration relative...

Le nombre des réfugiés palestiniens ayant quitté leurs terres après le conflit israélo-arabe en 1948 et leurs descendants est estimé à 6 millions. 4,7 millions sont enregistrés auprès l'UNRWA, agence créée par les Nations unies en 1949 en vue de favoriser la réinsertion socio-économique des réfugiés les plus démunis dans les pays du Proche-Orient où ils avaient trouvé asile : Jordanie, Liban, Syrie, Cisjordanie et bande de Gaza. Les réfugiés palestiniens en Égypte, en Irak et en Lybie ainsi que les personnes déplacées restées en Israël ne sont pas affiliés à l'UNRWA. 1,95 million de réfugiés palestiniens sont enregistrés en Jordanie auprès des services de l'agence internationale. L'UNRWA emploie dans toute la région plus de 27 500 personnes dont 120 fonctionnaires internationaux pour gérer notamment les 10 camps présents sur le territoire jordanien. Ses domaines d'intervention couvrent l'instruction présecondaire et la formation professionnelle, la santé, les secours et les services sociaux, la micro-finance et le micro-crédit.

La Ligue arabe a insisté en 1949 et 1954 sur le maintien des réfugiés palestiniens dans un statut d'apatridie. Il s'agissait de prévenir toute implantation durable au sein des pays d'accueil et maintenir ainsi un droit au retour. Il s'agissait dès lors pour les pays hôtes de délivrer des documents de voyages mentionnant le statut de « réfugiés palestiniens ». Le Royaume hachémite n'a pas suivi cette option puisqu'il a accordé dès 1949 la citoyenneté jordanienne à 350 000 réfugiés environ (280 000 en Cisjordanie et 70 000 en Transjordanie, soit la Jordanie actuelle). Le dessein affiché était la mise en place à terme d'une grande Syrie, réunissant l'ensemble des États du Proche-Orient sous la tutelle hachémite. La Jordanie comme la plupart de ses partenaires ratifie par ailleurs le Protocole sur les Palestiniens dans les États arabes dit « Protocole de Casablanca », présenté par la Ligue arabe le 11 septembre 1965. Le texte, qui reprend de nombreuses résolutions de la Ligue arabe publiées depuis le début des années 50, garantit l'égalité de droit entre réfugiés et citoyens du pays d'accueil en matière de libre-circulation, de résidence et d'emploi.

Reste que les années 70 voient une discrimination de fait se mettre en place concernant l'accès aux emplois publics. S'ajoute au plan social une discrimination visant les réfugiés vivant encore dans les camps, les moukhayyamji . 17 % des réfugiés palestiniens vivent aujourd'hui encore dans dix camps répartis sur le territoire jordanien (300 000 personnes). Les réfugiés en provenance de Gaza en 1967 ne se verront pas, quant à eux, octroyer la citoyenneté. Les Palestiniens qui ont quitté les Émirats pour le Royaume hachémite après la première guerre du Golfe en 1991, marquée par le soutien de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et du Roi Hussein à l'Irak, n'obtiendront pas non plus la citoyenneté jordanienne. Par ailleurs, depuis 2009, les autorités ont décidé de retirer la nationalité jordanienne aux réfugiés de Cisjordanie qui n'ont pas renouvelé leur résidence sur ce territoire depuis l'entrée en vigueur des accords d'Oslo de septembre 1993 qui permet l'obtention de papiers de l'Autorité palestinienne.

La montée en puissance de l'OLP à partir de 1964 et ses relations difficiles avec le gouvernement jordanien expliquent en partie cette fin de la politique initiale d'assimilation. Une de ses branches, le Fatah de Yasser Arafat, est suspectée d'installer un « État dans l'État », contestant la légitimité de la monarchie hachémite : rôle croissant des 40 000 miliciens palestiniens ( fedayins ) sur le territoire jordanien, levées d'impôts, refus des Palestiniens de voyager avec des plaques minéralogiques jordaniennes sur leurs véhicules. Le mouvement palestinien utilise par ailleurs le territoire jordanien pour mener des attaques contre Israël et des opérations terroristes (détournements d'avions), alors qu'après la guerre des Six-jours en 1967 et la perte de la Cisjordanie annexée en 1948, le royaume hachémite semble enclin à reconnaître l'État hébreu. La répression des fedayins par les autorités jordaniennes du 17 au 27 septembre 1970 (« septembre noir ») a constitué le point culminant de ces tensions. Près de 3 500 fedayins ont alors été tués, la plupart des combattants palestiniens fuyant vers le Liban. La réconciliation avec l'OLP intervient quatre ans plus tard.

Si en 1972 puis en 1983, la Jordanie appelle encore de ses voeux la création d'une confédération réunissant Cisjordanie palestinienne et Jordanie, la première Intifada (décembre 1987) va conduire le Roi Hussein à se limiter à reconnaître le fait palestinien en Cisjordanie et renoncer à toute tutelle sur ce territoire. Aux termes d'un discours prononcé le 31 juillet 1988, la Jordanie rompt les liens juridiques et administratifs que le Royaume avait maintenus avec la Cisjordanie. Les habitants de ce territoire sont désormais considérés comme des Palestiniens et ont donc perdu la nationalité jordanienne.

Au début des années 2000, la crainte de voir la Jordanie, sous la pression américaine et israélienne, devenir une patrie alternative pour les Palestiniens, a conduit le Royaume à réaffirmer son rôle de représentant exclusif des réfugiés-citoyens résidant sur le territoire jordanien. Le discours royal rappelle régulièrement que l'octroi de la citoyenneté en 1948 n'est pas assimilable à l'octroi d'une patrie. Les autorités vont ainsi limiter l'immigration de réfugiés palestiniens en provenance de Cisjordanie et d'Irak.

Le gouvernement va dans le même temps lancer sa campagne de mobilisation « Jordan first » destinée, à approfondir le sens d'une identité nationale parmi les citoyens jordaniens. Les campagnes « al-Urdunn Awalan » lancée en octobre 2002 et « Kuluna al-Urdunn » en juillet 2006 insistent ainsi sur la nécessité de renforcer la cohésion nationale au lendemain du 11 septembre 2001 et de la deuxième Intifada. 43 % des citoyens jordaniens seraient d'origine palestinienne. Compte tenu des réfugiés de Gaza et de Cisjordanie, la part des Palestiniens dans la population totale de la Jordanie serait de l'ordre de 60 %.

Contrastant avec les efforts des autorités en faveur de l'unité nationale, le manifeste du « Comité national des vétérans » composé notamment d'anciens généraux publié le 1 er avril 2010 dénonçait déjà le fait que la Jordanie se soit transformée en une patrie de substitution pour les Palestiniens, avec la complicité de hauts fonctionnaires d'origine palestinienne et appelait au retrait de la citoyenneté jordanienne aux Palestiniens et à leur retour en Cisjordanie. Le texte insiste sur la nécessité d'inscrire dans la Constitution la rupture des liens avec la Cisjordanie annoncée en 1988. Une pétition portée actuellement par différentes formations politiques demande par ailleurs la révocation de la citoyenneté jordanienne accordée aux réfugiés palestiniens après 1988.

b) Le camp de Gaza : miroir d'une position ambigüe

Même affectée par la crise économique et sociale que traverse le pays, accentuée par les conséquences de la guerre civile en Syrie, la situation des deux millions de réfugiés palestiniens en Jordanie demeure toutefois nettement plus favorable que celle constatée au sein des pays voisins (Liban et Syrie). L'UNRWA rencontre, cependant, de graves difficultés financières. Le budget de l'Organisation pour 2014 s'élève à 506,9 millions d'euros. Le déficit budgétaire est estimé à 52,6 millions d'euros.

L'Union européenne et ses États membres constituent pour l'heure les plus gros contributeurs. Début 2013, 40 millions d'euros ont été versés par l'Union européenne au budget ordinaire de l'UNWRA pour 2013 afin de soutenir les programmes en matière d'éducation, de santé, d'aide humanitaire et de services sociaux en faveur des réfugiés palestiniens dont l'UNWRA est responsable Ce montant a été porté à 80 millions d'euros en 2014. 2 millions d'euros ont par ailleurs été redéployés à partir des crédits restant de 2012 pour reconstruire des abris destinés à une centaine de familles de réfugiés palestiniens parmi les plus pauvres du camp de Jerash en Jordanie (camp dit de Gaza). 24 % des familles y vivent en effet à plus de trois personnes par chambre. Cette intervention de l'Union européenne suscite des réserves de la part des autorités hachémites dans un contexte marqué par le débat en cours sur la citoyenneté jordanienne et le statut des réfugiés palestiniens.

Le camp a été créé en 1968 en tant que camp « d'urgence » pour accueillir 11 500 anciens réfugiés de Gaza (réfugiés palestiniens qui ont fui vers la bande de Gaza en 1948 et qui en ont été déplacés en 1967) et « personnes déplacées » de la bande de Gaza (résidents de Gaza déplacés en 1967 pour la première fois), qui ont quitté la bande de Gaza à la suite de la guerre des Six-jours. 27 604 réfugiés sont aujourd'hui enregistrés dans ce camp auprès de l'UNRWA. Environ 14 000 d'entre eux vivent à l'intérieur des limites officielles du camp. Celui-ci est le plus pauvre des dix installés sur le territoire jordanien. 53 % des réfugiés sont ainsi en dessous du seuil de pauvreté, contre 32 % dans le camp de Baqa'a situé plus au sud et considéré comme le camp le plus pauvre après celui de Jerash. 17 % des familles vivent avec moins de 1,45 euro par jour. Le chômage atteint 16 % des hommes et 15 % des femmes. Le revenu moyen par famille s'élève à 237 euros environ. Par ailleurs, 88 % des réfugiés ne bénéficient pas d'une assurance santé

41 % des réfugiés enregistrés au camp de Gaza ont moins de 18 ans. Seuls 12 % des garçons et 17 % des filles terminent leurs études au sein de l'enseignement secondaire. 4 787 enfants sont actuellement scolarisés au sein de 4 écoles. Lancé en 2007, un projet, en partie financé par la Commission européenne, vise à mieux accompagner les étudiants, via la construction de nouvelles classes et de laboratoires informatiques, l'aide à l'orientation et l'octroi de prêts d'études.

La situation des réfugiés de la bande de Gaza en Jordanie diffère de celle des réfugiés venant de Cisjordanie puisqu'ils ne bénéficient pas de la nationalité jordanienne. S'ils ont pu obtenir de la part des autorités du Royaume hachémite un passeport reconductible tous les deux ans, ils ne disposent pas de numéro national d'identité. Ce numéro permet l'accès au statut d'auto-entrepreneur ainsi qu'à un certain nombre de professions (fonction publique, avocats, dentistes, journalistes, ingénieur agricole, transports publics, etc) et de services : aide à la lutte contre la pauvreté, assurance santé nationale, réduction des frais d'entrée à l'université. Le coût des études universitaires pour les réfugiés de Gaza représente ainsi dix fois le revenu annuel des ménages du camp de Jerash, soit au total 28 840 euros environ. Seul un système de quotas permet à 350 étudiants provenant des dix camps de réfugiés de s'inscrire au sein des universités jordaniennes, la représentation de l'Autorité palestinienne bénéficiant également de 640 places (189 accordées au cours de l'année scolaire en 2012/2013). L'absence de sécurité sociale au-delà de six ans conduit les réfugiés de Gaza à se voir appliquer un forfait hospitalier relativement coûteux, même s'il s'avère moins élevé que ceux appliqués aux étrangers. Un accouchement coutera ainsi 46 euros, soit 20 % du revenu moyen d'une famille au camp de Gaza. S'il est pratiqué par césarienne le montant atteint 175 euros. L'UNRWA prend néanmoins une partie de ces sommes en charge.

Cette question trouve un prolongement dans les discussions actuellement en cours sur la question de la transmission de la citoyenneté jordanienne par les femmes. Celle-ci est actuellement impossible. Une épouse jordanienne ne peut donner la nationalité jordanienne à son conjoint étranger ou à ses enfants : 80 000 mariages et 300 000 enfants sont concernés. Cette disposition, inscrite dans la loi depuis 1954 et réaffirmée en 1987, permet en premier lieu de limiter l'octroi de la citoyenneté jordanienne à des réfugiés palestiniens. Elle se traduit par des difficultés d'accès à l'emploi ou aux services sociaux. Le gouvernement a cependant décidé le 12 janvier 2014 de préparer un texte censé accorder certains droits civils aux conjoints étrangers de Jordaniennes ainsi qu'à leurs enfants. Ce projet suscite un certain nombre de tensions au Parlement.

Le pays compte également au moins 11 000 réfugiés palestiniens de Syrie même si les autorités tentent de refouler cette population à la frontière ou les dissuadent de venir (le nombre de Palestiniens réfugiés en Syrie avant la guerre civile est estimé à 520 000). 74 Palestiniens, dont 34 enfants, ont été expulsés en 2013 vers la Syrie. Cette décision est motivée à la fois par le nombre de réfugiés palestiniens vivant déjà sur le territoire jordanien et la présence parmi les Palestiniens de Syrie d'opposants au régime jordanien ou de descendants d'anciens fedayins de l'OLP impliqués dans les évènements de « Septembre noir » en 1970. En dépit de ces mesures, l'UNRWA table sur la présence de 20 000 Palestiniens fuyant la Syrie sur le territoire jordanien d'ici à la fin 2014, dont 3 200 en âge d'être scolarisés. 600 nouveaux réfugiés traversent chaque mois la frontière. 30 % des chefs de famille sont des femmes. Le financement de l'accueil de ces réfugiés particuliers est estimé à 10,5 millions d'euros.

c) Le débat sur l'identité jordanienne et le règlement du conflit israélo-palestinien

C'est dans ce contexte qu'il convient d'analyser les réserves exprimées par l'opinion publique jordanienne à l'endroit du plan américain de sortie du conflit israélo-palestinien dont les contours ont été présentés en janvier 2014 par le secrétaire d'État, John Kerry. Sa proposition inclut pour l'heure la reconnaissance palestinienne de la judéité de l'État d'Israël, l'établissement d'une partie de Jérusalem-Est comme capitale de la Palestine - la Jordanie demeurant gardienne des Lieux Saints musulmans au sein de cette ville -, le maintien du contrôle israélien sur les grands blocs de colonies et le déplacement des autres implantations coloniales en Israël, le contrôle d'Israël sur les passages frontaliers et l'espace aérien, et la présence de forces militaires d'Israël, de Jordanie, des États-Unis et de Palestine à la frontière. Les autorités israéliennes disposeraient également d'un droit de « poursuite » à l'encontre des fugitifs ou des suspects dans l'État palestinien. En ce qui concerne les réfugiés, le plan « Kerry » ne prévoit en l'espèce qu'un nombre limité de retours à l'intérieur de l'État d'Israël, estimé à 80 000 selon certains observateurs.

Le projet reprend dans ce domaine les propositions formulées par le président américain Bill Clinton en décembre 2000 lors de l'ouverture des négociations dites de Camp David 2. Aux termes de celles-ci, le droit au retour des Palestiniens était envisagé comme le droit pour eux de revenir au sein de l'État de Palestine. Israël pourrait accueillir quelques-uns de ces réfugiés, mais il n'y aurait cependant pas un droit au retour à l'intérieur des frontières de l'État d'Israël. Cinq possibilités existeraient de fait pour les réfugiés : installation à l'intérieur de l'État palestinien, installation sur les terres israéliennes transférées à l'État palestinien dans le cadre des échanges de territoires, aide à une installation dans les pays d'accueil, réinstallation dans des pays tiers, admission en Israël. Le retour à Gaza ou en Cisjordanie serait un droit pour tous les réfugiés palestiniens. La priorité devrait être donnée aux réfugiés du Liban.

Les efforts du médiateur américain sont officiellement soutenus par le Royaume hachémite. La position jordanienne sur le conflit repose en effet sur trois axes :

- nécessité pour que la communauté internationale fasse pression sur Israël pour mettre fin à l'occupation ;

- création d'un État palestinien, dont Jérusalem-Est serait la capitale ;

- fin des actions contre le processus de paix dont les mesures de confiscation de terres.

Cette position est assez proche de celle de l'Union européenne, réaffirmée lors du Conseil Affaires étrangères du 16 décembre 2013. Celui-ci avait notamment été l'occasion de condamner fermement la reprise de la colonisation, jugée contraire au droit international et assimilée à un obstacle au processus de paix. Un plan de construction de 558 nouveaux logements à Jérusalem-Est a également été vivement critiqué le 6 février 2014 par la Haute représentante de l'Union européenne.

La peur d'une transformation du Royaume en un État palestinien a cependant été une nouvelle fois exprimée lors d'une manifestation contre le plan « Kerry » réunissant différentes formations politiques à Amman le 2 février. Elle fait écho à la position de la presse locale, globalement critique à l'égard du processus suspecté de mettre fin à la cause palestinienne. 33 députés jordaniens ont par ailleurs mis en place un front parlementaire destiné à lutter contre le projet du Secrétaire d'État américain. Les propos de personnalités éminentes à l'instar de l'ancien chef de la Cour royale, Adnan Abu Odeh, ou de l'ancien président du Sénat, Taher al-Masri, sur les menaces pesant sur le droit au retour des réfugiés palestiniens sont également à prendre en considération.

Ces craintes sont relayées par le gouvernement qui a insisté sur une meilleure association de la Jordanie aux négociations, une réflexion sur le statut des réfugiés palestiniens et les conditions de leur retour ainsi que l'octroi d'une compensation au Royaume hachémite pour les avoir accueillis depuis 1948. Amman s'interroge également sur le sort de la Cisjordanie, refusant toute souveraineté israélienne sur les territoires situés à l'ouest du Jourdain. En ce qui concerne le caractère juif de l'État d'Israël, le Royaume estime que le principe peut être retenu si tant est que soit mise en place une garantie explicite de l'égalité des droits entre Israéliens de confession juive et Arabes israéliens.

La population jordanienne est de façon générale assez hostile au rapprochement entre le Royaume hachémite et Israël matérialisé par le traité de paix signé le 26 octobre 1994. Les opérations militaires au Liban en 2006 et les bombardements de Gaza de décembre 2008 - janvier 2009 ont contribué à radicaliser une opinion publique, Transjordaniens et Jordaniens d'origine palestinienne confondus, désormais prompte à rejeter l'accord de 1994. Là encore, un relais est observable au sein du Parlement puisque les députés ont appelé, le 15 février 2014, le gouvernement jordanien à présenter un projet de loi sur l'abrogation du traité de paix avec Israël signé en 1994. Le 26 février 2014, une majorité de députés a également appelé à l'expulsion de l'Ambassadeur d'Israël en Égypte.


* 4 Allemagne, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Espagne, États-Unis, France, Italie, Qatar Royaume-Uni et Turquie.

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