3. Des manuels encore loin d'être exemplaires en terme de stéréotypes et de préjugés

De nombreux chercheurs, conscients de l'enjeu de l'impact des représentations sur les enfants, ont consacrés des travaux à l'analyse des supports éducatifs : on peut notamment citer, parmi les recherches récentes, l'étude rendue à la Haute autorité de lutte contre la discrimination et pour l'égalité (HALDE) en 2009 11 ( * ) , dont nous avons entendu le coordinateur, Pascal Tisserand, ou encore les travaux de Sylvie Cromer et Carole Brugeilles portant sur l'arithmétique au masculin 12 ( * ) .

La première, commandée par la HALDE et réalisée par l'Université Paul Verlaine - Metz, repose sur trois approches : juridique, cognitive et socio-psychologique, visant au repérage d'éventuels stéréotypes pouvant se glisser dans les manuels du secondaire. Chaque méthode a été appliquée à la place des femmes, des minorités visibles, des personnes en situation de handicap, des personnes homosexuelles et des seniors, dans les manuels scolaires.

D'après cette étude, si la lutte contre les inégalités en raison du genre, de l'origine et, dans une moindre mesure, du handicap est prise en compte, des asymétries subsistent :

- les femmes sont moins présentes dans la sphère professionnelle ou reléguées à des postes subalternes ;

- les minorités visibles et plus encore les personnes en situation de handicap et les personnes homosexuelles n'apparaissent qu'à un niveau collectif, en tant qu'objet de débat plutôt qu'en tant que sujet à part entière ;

- les séniors sont, quant à eux, associés à l'inactivité.

La seconde, qui repose sur l'exemple de l'Afrique francophone, tend à démontrer que les élèves qui apprennent à compter assimilent en même temps une vision biaisée des rapports entre hommes et femmes.

Les travaux du Centre Hubertine Auclert nous ont semblé les plus pertinents pour le champ de notre étude.

Du point de vue de la méthode , d'une part, qui repose sur la méthodologie exposée par Sylvie Cromer et Carole Brugeilles.

Une discipline et un corpus de manuels nouvellement parus destinés aux séries générales et professionnelles sont sélectionnés, et font l'objet d'une étude quantitative et qualitative.

Comme le soulignait Amandine Berton-Schmitt, chargée de mission éducation au sein de ce centre, l'analyse quantitative fait la force de cette méthode : « il est fondamental de disposer d'un décompte précis des données que nous extrayons du corpus et qui représentent des stéréotypes » .

Du point de vue du panel des manuels analysés ² : les manuels d'histoire, de mathématiques et de français dans différents niveaux ont été successivement analysés en 2010, 2011 et 2012.

C'est pourquoi nous avons choisi d'illustrer notre propos par ces analyses, tout en les confrontant aux résultats des études précités.

Il ressort de ces trois études annuelles :

- d'une part, une sous-représentation très importante des femmes, qui résulte à la fois d'un déséquilibre numérique et de procédés « d'invisibilisation » ;

- d'autre part, la persistance des stéréotypes sexués.

Considérant la sous-représentation des femmes , les manuels d'histoire sont les plus caractéristiques 13 ( * ) : le Centre Hubertine Auclert en veut pour preuve l'absence quasi-totale des femmes dans les développements relatifs à la production économique de l'Antiquité à 1848, notamment au Moyen-Âge, dans les manuels d'histoire de CAP et de seconde générale.

Ce procédé d'« invisibilisation » est décrit, dans certains cas, comme particulièrement choquant quand il conduit à occulter des travaux majeurs : un exemple topique est donné par un manuel qui consacre une double page à la diffusion de la pensée de Newton par Voltaire. Le rôle d'Émilie du Chatelet, qui a traduit les ouvrages du savant anglais et qui a donc directement permis leur diffusion en France, est tout simplement oublié.

De même, les arts et les sciences demeurent des domaines masculins : dans l'ensemble des manuels étudiés, les oeuvres des femmes sont 25 fois moins nombreuses que celles des hommes ; une seule femme peintre - Barbara Krafft 13 ( * ) , portraitiste de Mozart - est présente, et encore est-elle relativement méconnue, comme l'a souligné Amandine Berton-Schmitt.

Parallèlement, les femmes sont absentes des notices biographiques : sur 339 biographies proposées, 11 seulement sont consacrées à des femmes, soit 3,2 %.

L'exemple d'un manuel qui, se terminant par plusieurs pages de notices biographiques, rassemblées par ordre alphabétique - de l'empereur Auguste à l'empereur Yongle 14 ( * ) - ne cite aucune femme, est, pour Amandine Berton-Schmitt, particulièrement éloquent !

Enfin, sur 1 537 documents proposés à l'étude dans les manuels - textes, articles de presse, images, photos - 65 seulement sont réalisés par des femmes, soit 4,2 %.

Selon Amandine Berton-Schmitt, quand les manuels d'histoire traitent de l'histoire des femmes, c'est en annexe : par exemple, des dossiers thématiques ponctuels ou des encadrés sont consacrés à la place des femmes dans la Révolution ou à leur exclusion de la citoyenneté athénienne. Mais il s'agit de « doubles pages », pas véritablement intégrées au cours dans lequel elles s'insèrent, de telle sorte que les femmes n'apparaissent pas de manière régulière dans le texte enseigné.

Selon l'heureuse expression de l'historienne Annie Rouquier 15 ( * ) , « les femmes sont reléguées dans les marges du récit historique ».

Comme on a pu l'entendre, notamment lors de la table-ronde réunissant les éditeurs de manuels scolaires 16 ( * ) , la surreprésentation des hommes dans les manuels d'histoire est parfois attribuée au primat de l'histoire politique et militaire dans l'enseignement de cette discipline, domaine dans lequel les hommes se sont majoritairement illustrés.

Donner une place majoritaire aux hommes reviendrait donc à respecter la réalité historique.

Le Centre Hubertine Auclert réfute cette logique, arguant du fait qu'un domaine scientifique comme celui des mathématiques ne devrait pas permettre une approche aussi biaisée.

Pour Amandine Berton-Schmitt, l'étude des nouveaux manuels de mathématiques de Terminale S et de Terminale Bac pro parus en 2010 et en 2011 prouve le contraire, puisque la sous-représentation numérique des femmes se retrouve dans ces ouvrages : sur 348 personnes sexuées mentionnées, 67 seulement sont des femmes, soit une femme pour cinq hommes ! Et la proportion de femmes parmi les personnages historiques cités est rigoureusement la même que dans les manuels d'histoire, soit 3,2 % !

« L'invisibilisation » des femmes est donc également à l'oeuvre dans ces manuels scientifiques. Amandine Berton-Schmitt cite, à titre d'exemple, Marie Curie, toujours associée aux travaux de son mari... Par ailleurs, certains noms de femmes ne sont employés qu'en épithètes : les manuels évoquent la courbe d'Agnesi 17 ( * ) sans présenter cette savante, alors que l'explication du théorème de Pythagore s'accompagne d'une notice biographique du mathématicien grec. D'autres femmes disparaissent purement et simplement : Ada Lovelace 18 ( * ) , par exemple, précurseure de la programmation informatique, et dont le prénom fut donné à l'un des tout premiers langages de programmation, n'est pas mentionnée....

L'analyse du Centre Hubertine Auclert sur les manuels de français aboutit aux mêmes conclusions : sur 13 192 noms mentionnés en histoire littéraire et artistique, 6,1 % appartiennent à des femmes. Les femmes représentent 3,7 % des auteurs cités, 6,7 % des artistes et 0,7 % des philosophes. Sur 254 biographies recensées, 11 seulement sont consacrées à des femmes, comme dans les manuels d'histoire.

Comme dans les manuels de mathématiques, ceux de français minimisent le rôle des femmes dans la production littéraire : 5 % des textes littéraires étudiés sont l'oeuvre de femmes, sans que cette exclusion des femmes du champ littéraire ne soit questionnée. Sur l'ensemble du corpus artistique présenté, 93,3 % des auteurs sont des hommes.

Plus étonnant encore que la sous-représentation numérique, la permanence de certains clichés et stéréotypes ont étonné notre délégation .

Si certains peuvent passer pour une méconnaissance historique - l'exemple de Louise Collet 19 ( * ) est frappant : décrite comme la confidente de Flaubert, mais jamais comme la poétesse qu'elle est aussi - d'autres démontrent la puissance des assignations de genre.

Ainsi, dans les manuels d'histoire de seconde générale et de CAP, les personnages féminins sont le plus souvent représentés au travers du seul prisme du désir masculin : la femme du Moyen-Âge n'est représentée que par trois figures stéréotypées : la pécheresse tentatrice, la Vierge, ou la dame de l'amour courtois.

Même si les clichés « risibles » ont quasiment disparu (à titre d'exemple, l'étude n'a mis au jour qu'un seul manuel montrant une femme debout à côté d'une machine à laver et un homme assis au volant d'une camionnette), d'autres, plus sournois, persistent.

Amandine Berton-Schmitt a ainsi cité l'exemple d'un manuel de CAP à l'industrie textile dans lequel il est indiqué, au-dessus d'une photographie montrant des femmes debout dans une usine, que cette industrie a été la première à employer des femmes et souligne que les machines « ne demandent pas de force musculaire mais de l'habileté et de la concentration » . Comme elle l'a souligné, le cliché de la « petite main » n'est pas loin... En effet, l'auteur omet de rappeler que pour rester debout douze heures dans la chaleur et le bruit de ces ateliers, il fallait en réalité une certaine force physique !

Cet exemple démontre à quel point les stéréotypes se nichent dans l'iconographie.

De manière unanime, tant les représentantes du Centre Hubertine Auclert que les éditeurs eux-mêmes ont reconnu la difficulté à faire évoluer les images.

Un des extraits choisis par Amandine Berton-Schmidt à l'appui de ce constat nous a particulièrement choqués. Ainsi, dans un manuel de mathématiques de Terminale S, la seule représentation féminine figure sur la double page consacrée aux nombres complexes : l'image d'une jeune fille, face à son miroir, prononce ces mots : « ils disent tous que j'ai un complexe mais je le vois bien, j'ai encore grossi ! » .

Quand on sait l'impact et l'importance relative des images par rapport aux textes dans un manuel, on ne peut que s'inquiéter de trouver un tel cliché, si lourd de conséquences, dans un manuel pourtant récent !


* 11 Étude sur les stéréotypes liés au genre, à l'origine, au handicap, à l'orientation et à l'âge dans les manuels scolaires du secondaire.

* 12 L'arithmétique au masculin. Les élèves qui apprennent à compter assimilent en même temps une vision biaisée des rapports entre hommes et femmes. Exemple en Afrique francophone, par Carole Brugeilles et Sylvie Cromer, septembre 2013.

* 13 Barbara Krafft, née Steiner, le 1 er avril 1764, morte le 28 septembre 1825 : peintre autrichienne essentiellement connue pour le portrait posthume de Wolfgang Amadeus Mozart.

* 14 L'empereur Yongle est le troisième empereur chinois de la dynastie des Ming (« Joie éternelle », 1363-1424). Il opère le transfert de sa capitale de Nankin à Pékin, plus au nord, ceci afin de pouvoir mieux contrôler les mouvements des Mongols. Tenant d'une politique centralisatrice et expansionniste, C'est lui qui fit construire la Cité interdite, palais d'un luxe démesuré et d'une ampleur rarement égalée (75 ha) en plein coeur de la Cité impériale de Pékin, dont l'immense chantier se poursuivit de 1407 à 1420

* 15 Annie Rouquier est historienne et membre de l'Association pour le développement de l'histoire des femmes et du genre ( www.mnemosyne.asso.fr ). Elle a coécrit le manuel sur « La place des femmes dans l'histoire, une histoire mixte » aux Éditions Belin et association Mnémosyne, Paris, 2010, 416 p.

* 16 Table ronde du29 avril 2014.

* 17 Maria Gaetana Agnesi, née et morte à Milan (16 mai 1718 - 9 janvier 1799), est une mathématicienne italienne. Elle a écrit un traité d'analyse mathématique renommé pour sa clarté et l'unité de sa méthode. Nommée à l'université de Bologne par le pape Benoît XIV, elle n'y a jamais enseigné.

* 18 Ada Lovelace, de son nom complet Augusta Ada King, comtesse de Lovelace, née Ada Byron le 10 décembre 1815 à Londres et morte le 27 novembre 1852 à Marylebone dans la même ville, fille de lord Byron, est principalement connue pour avoir traduit et annoté une description de la machine analytique de Charles Babbage, un ancêtre de l'ordinateur.

* 19 Louise Collet, née Révoil de Servannes à Aix-en-Provence le 15 août 1810 et morte à Paris le 8 mars 1876, est une poétesse française, auteure de, notamment, Fleurs du Midi (1836) et de La jeunesse de Goethe (1839).

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