III. UNE DÉFIANCE CROISSANTE ENVERS LA CAPACITÉ DU SYSTÈME À REMPLIR SES OBJECTIFS

Se traduisant par des critères d'éligibilité plus stricts pour l'accès à un grand nombre de dispositifs, les réponses apportées à la crise dans le domaine social - adoption d'un nouveau cadre de gouvernance et nombreuses réformes structurelles - ont mécaniquement amoindri le rôle d'amortisseur et de stabilisateur joué par les dépenses de protection sociale.

Dans ce contexte, les interlocuteurs rencontrés par votre mission d'étude ont dans leur grande majorité insisté sur la très forte dégradation de la situation sociale du pays. De manière générale, l'accentuation des déséquilibres du système de protection sociale et la recrudescence des tensions et des inégalités territoriales, en particulier en matière de santé, contribuent à accroître le sentiment d'exposition aux risques sociaux.

1. Une nette dégradation de la situation sociale
a) L'accroissement des situations de pauvreté

La profondeur et la durabilité de la crise ainsi que l'ampleur des réductions budgétaires ont conduit à une très forte dégradation de la situation sociale. Les associations rencontrées (Caritas, la Croix Rouge, le Mouvement pour la paix) ont de manière unanime alerté sur le nombre sans cesse croissant de personnes en situation de précarité, voire de pauvreté.

L'une des expressions les plus visibles des difficultés affrontées est assurément la dégradation du marché du travail. Entre 2008 et 2013, le taux de chômage espagnol est en effet passé de 8 % à 27 %, ce qui correspond à une augmentation de 4,3 millions du nombre de demandeurs d'emploi. Les jeunes générations sont particulièrement touchées puisque le taux de chômage des 20-24 ans s'élevait à 49 % en 2012 contre 17 % en 2007 .

Si, depuis, le taux de chômage global a connu une légère baisse, celui des jeunes a continué de croître pour atteindre 53,6 % en février 2014.

Taux de chômage en Espagne et dans l'UE-28 (fin février 2014)

Taux de chômage total

Taux de chômage
des jeunes
(moins de 25 ans)

Espagne

25,6

53,6

UE-28

10,6

22,9

France

10,4

23,6

Source : Eurostat (stat/52/2014 - 1 er avril 2014)

Ces chiffres placent l'Espagne en deuxième position après la Grèce s'agissant de l'importance relative du nombre de chômeurs dans les pays de l'Union européenne.

Taux de chômage dans les Etats membres de l'Union européenne
(février 2014)

Source : Eurostat (stat/52/2014 - 1 er avril 2014)

Dans ces conditions, bien qu'elle ne soit pas un phénomène nouveau en Espagne puisqu'elle apparaissait déjà relativement importante dans les années d'avant-crise, la pauvreté a connu une nette augmentation. Selon l'enquête sur les conditions de vie de l'Institut national de la statistique espagnol (INE), entre 2007 et 2009, un million de personnes supplémentaires ont basculé sous le seuil de pauvreté . Le taux de pauvreté 11 ( * ) atteignait près de 21,8 % en 2011 contre 14 % en France et 17 % en moyenne dans l'Union européenne . Le nombre de travailleurs pauvres est estimé à 940 000. Des associations comme le Mouvement pour la paix demeurent en outre particulièrement préoccupées par l'importance de la pauvreté infantile qui place l'Espagne au deuxième rang après la Grèce au sein de l'Union européenne .

Taux de pauvreté en Espagne et en France

Source : commissions ouvrières espagnoles (CCOO) d'après les données d'Eurostat

Dans ce contexte, les observateurs de la société espagnole soulignent l'émergence d'une défiance croissante envers les institutions de la protection sociale et leur capacité à remplir les objectifs qui leur sont assignés.

Les deux confédérations syndicales majoritaires du pays, l'Union générale des travailleurs (UGT) et les Commissions ouvrières (CCOO), dénoncent l'échec des politiques mises en place pour lutter contre la crise et en appellent à une coordination accrue des systèmes fiscaux et sociaux entre Etats membres de l'Union européenne. Elles s'estiment en outre insuffisamment associés aux dernières réformes entreprises alors que la mise en place de l'Etat-providence de 1977 jusqu'au début des années 1980 s'était appuyée sur un accord entre partis politiques, représentants syndicaux et représentants patronaux. A l'époque, les syndicats et les partis de gauche avaient en effet accepté de renoncer en partie à leurs revendications salariales en échange d'une amélioration de la protection sociale et d'un engagement prévoyant l'inscription d'un large éventail de droits sociaux dans la Constitution de 1978.

Les organisations syndicales rappellent enfin que, dans le contexte de régression du pouvoir d'achat et de paupérisation, de nombreux Espagnols ont choisi la voie de l'émigration . Entre 2008 et 2012, près d'un demi-million d'entre eux ont en effet quitté le pays.

b) L'exacerbation des tensions et des inégalités territoriales dans le domaine social

A cela s'ajoute, comme votre mission d'étude a pu le constater sur le terrain à Parla et à Tolède, une exacerbation des tensions institutionnelles et politiques qui caractérisent l'organisation territoriale espagnole, en particulier dans le domaine social et sanitaire.

De l'avis général, la décentralisation des compétences en matière sociale et sanitaire constitue un point positif. Chacun reconnaît cependant qu'elle s'accompagne d'importantes inégalités territoriales que les mesures d'austérité ont eu tendance à renforcer.

Situées en première ligne des difficultés sociales, les municipalités tentent, tant bien que mal, d'atténuer les conséquences de la crise (à travers, par exemple, la mise en place « de bourses de réfectoire » à Tolède ou d'aides alimentaires d'urgence à Parla - où le taux de chômage s'élève à 50 % de la population). Mais leur gestion sociale est rendue très difficile par l'étroitesse de leurs marges de manoeuvre et la diminution des fonds attribués par les communautés autonomes.

Dans ce contexte, les communes dans lesquelles s'est rendue votre mission d'étude s'alarment du vaste plan de rationalisation des compétences territoriales mis en oeuvre par l'Etat central, qui envisage de leur retirer les quelques compétences résiduelles détenues en matière sociale pour les transférer intégralement aux communautés autonomes.

2. L'accentuation des déséquilibres du système de protection sociale

La capacité du système de protection sociale espagnol à limiter les situations de pauvreté et d'exclusion sociale apparaît d'autant plus limitée que les problèmes d'ordre structurel de ce système ont été accentués par la crise.

De manière constante depuis la fin des années 1990, si l'on met à part les Etats membres ayant adhéré à l'Union européenne depuis 2004, l'Espagne appartient aux Etats membres de l'Union européenne dont le niveau de dépenses de protection sociale est le moins élevé. Celui-ci atteignait en 2011 26,1 % de son PIB pour une moyenne européenne de 29,1 %.

La crise a en outre eu tendance à renforcer la structure particulière des dépenses de protection sociale espagnole, caractérisées par l'importance des prestations chômage et la faiblesse relative des dépenses dévolues à la famille, au logement et à la lutte contre l'exclusion sociale.

Dépenses de protection sociale et répartition par risque en 2008

Dépenses de protection sociale en % du PIB

Part des prestations par risque en % dans le total des dépenses de protection sociale

Vieillesse

Maladie et invalidité

Famille

Chômage

Logement et exclusion sociale

Espagne

22,7

39,6

38,0

6,8

13,6

2,1

France

30,8

45,8

35,8

8,4

5,8

4,2

UE-27

26,4

45,4

37,8

8,3

5,2

3,4

Source : Eurostat (statistics in focus 17/2011)

Dépenses de protection sociale et répartition par risque en 2011

Dépenses de protection sociale

Part des prestations par risque en % dans le total des dépenses de protection sociale

en % du PIB

par habitant en SPA (UE28=100)

Vieillesse

Maladie et invalidité

Famille

Chômage

Logement et exclusion sociale

Espagne

26,1

83

43,8

34,4

5,4

14,6

1,7

France

33,6

127

45,4

34,7

8,2

6,6

5,0

UE-28

29,1

100

45,7

37,1

8,0

5,6

3,6

Source : Eurostat (communiqué de presse 174/2013 du 21 novembre 2013)

Compte tenu des grandes difficultés rencontrées en matière d'emploi, la part relative des prestations chômage a en effet eu tendance à croître : de l'ordre de 12,5 % en 2006, elle s'établit aujourd'hui à 14,6 %, contre 5,6 % pour la moyenne européenne . Si l'on en juge globalement d'après les conditions d'éligibilité, la durée d'indemnisation et les montants alloués, le système d'indemnisation du chômage apparaît plutôt généreux en Espagne par rapport aux voisins européens. Bien qu'une durée de cotisation minimale de 12 mois soit exigée (contre 4 mois en France et 6 mois au Royaume-Uni), la durée maximale d'indemnisation s'élève à 24 mois comme en France (contre 8 mois en Italie ou 6 mois au Royaume-Uni).

La part des pensions de vieillesse dans le total des prestations sociales (44 %) est quant à elle légèrement inférieure à la moyenne européenne (45,7 %) mais elle augmente régulièrement avec le vieillissement de la population.

En revanche, les prestations familiales, qui représentent 5,4 % du total des dépenses sociales contre 8 % en moyenne dans l'Union européenne, ainsi que les allocations logement et les dépenses consacrées aux autres prestations de lutte contre l'exclusion sociale (1,7 % en Espagne contre 3,6 % en moyenne dans l'UE) apparaissent relativement peu étendues et leur part relative a diminué au cours de la crise.

Dans ces conditions, les difficultés économiques ont conduit à une réactivation des solidarités familiales et de proximité, dont l'une des manifestations est le retour du phénomène de cohabitation intergénérationnelle. Il n'est pas rare en effet que les besoins de l'ensemble ou d'une grande partie d'un même foyer soient couverts par les revenus issus de pensions de retraite. Il convient de souligner à cet égard que le système de retraites espagnol fait preuve d'une certaine résilience malgré la crise.

La situation des retraités demeure relativement bonne en effet par comparaison avec d'autres pays européens. En 2010, la pension de retraite moyenne brute en Espagne s'élevait à 880 euros par mois, soit 46 % du salaire brut moyen, contre 1 216 euros, soit 47 % du salaire brut moyen, en France. La pension minimale s'élève à 618 euros par mois en Espagne, soit 34 % du salaire brut moyen, ce qui constitue un niveau proche du niveau atteint par le minimum vieillesse en France (791 euros pour une personne seule, soit environ 25 % du salaire brut moyen français).

S'agissant des dépenses publiques consacrées au système de santé, un grand nombre des interlocuteurs de votre mission d'étude ont insisté sur les lourdes menaces qui pèsent sur le caractère universel du système de santé espagnol jusque-là réputé comme l'un des meilleurs au monde d'après les indicateurs sanitaires de l'OMS et de l'OCDE 12 ( * ) . Pour les groupes politiques d'opposition, les syndicats et les associations, les déremboursements de médicaments et les restes à charge ont touché les populations les plus vulnérables. Ils soulignent le risque d'exclusion de certaines catégories de la population (retraités, personnes à faibles revenus, étrangers) et critiquent les projets adoptés par plusieurs communautés autonomes, comme celles de Madrid ou de Valence, visant à mettre en place une gestion privée de certains services hospitaliers, ainsi que l'allongement des listes d'attente pour l'accès aux soins. Si la part de la population couverte par une assurance privée en matière de santé est encore faible (entre 13 % et 17 %, soit environ 7 millions de personnes), on ne peut exclure que cette part augmente dans les années à venir.

De même, les évolutions restrictives apportées aux dispositifs de prise en charge de la dépendance alors que l'Espagne est l'un des pays les plus concernés par le phénomène de vieillissement démographique sont fortement critiquées. Les indicateurs de l'OCDE place le pays en seconde position après le Japon au regard de la proportion de personnes âgées de plus de 80 ans à l'horizon 2050.

Ainsi, alors même qu'il avait atteint une certaine maturité pour affronter de nouveaux défis, comme le vieillissement démographique, le système de protection sociale espagnol voit son développement fortement contrarié par la lenteur avec laquelle se résorbent les déséquilibres. Malgré l'amélioration de la situation budgétaire du pays dans la période récente, la persistance d'un taux de chômage élevé (notamment parmi la jeunesse), qui pourrait avoir un impact sur son niveau structurel, compromet à court terme la possibilité pour le système de protection sociale espagnol de retrouver les ressources sur lesquelles il avait pu fonder son déploiement.


* 11 Il s'agit de la proportion de personnes dont le revenu disponible se situe en dessous du seuil de risque de pauvreté, fixé à 60 % du revenu médian disponible.

* 12 L'Espagne arrive en tête des pays européens en termes d'espérance de vie (82,4 ans), devant la France (82,2 ans) et le Royaume-Uni (81,1 ans).

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