TRAVAUX DE LA MISSION

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Réunie le mercredi 25 juin 2014 sous la présidence de Mme Annie David, présidente, la commission entend le compte rendu de la mission d'information sur les conséquences de la crise économique sur le système de protection sociale espagnol.

Mme Annie David, présidente. - Nous allons à trois voix, en excusant notre collègue Gérard Roche, vous rendre compte de la mission d'étude que nous avions décidée en commission, à savoir un déplacement en Espagne du 21 au 25 avril dernier, dans l'objectif de prendre la mesure des conséquences de la crise sur le système de protection sociale espagnol.

J'ai en effet eu l'honneur d'y conduire une délégation de notre commission, aux côtés de Gilbert Barbier, Laurence Cohen et Gérard Roche.

Comme vous le savez, parmi nos voisins directs, l'Espagne est celui qui a été le plus durement frappé par les turbulences économiques et financières des dernières années, subissant les effets conjoints de l'éclatement de la bulle immobilière, de la crise financière internationale puis de celle des dettes souveraines. Sous la pression des marchés et à l'appel des institutions communautaires et internationales, le Gouvernement espagnol a adopté d'importantes mesures d'austérité budgétaire et engagé de nombreuses réformes structurelles qui ont fortement mis à contribution les dépenses de protection sociale, ce qui a eu pour effet de réduire l'accès au système de protection sociale.

Au cours de notre mission, nous avons pu nous entretenir avec de nombreux acteurs institutionnels du champ social (responsables politiques de la majorité et de l'opposition, en particulier de notre commission homologue du Sénat espagnol ; partenaires sociaux ; services ministériels ; associations).

Compte tenu de l'importance jouée par les échelons territoriaux dans le domaine des affaires sociales, il nous a également paru indispensable d'aller à la rencontre des acteurs locaux. Nous avons donc effectué deux déplacements en dehors de la capitale : à Parla, une ville de 120 000 habitants située en périphérie de Madrid, pour nous entretenir avec le maire et le responsable du centre d'action sociale, ainsi qu'à Tolède, pour nous rendre à la mairie et au ministère régional de la santé et des services sociaux du gouvernement de la communauté autonome de Castille-la-Manche.

Je cède la parole à Gilbert Barbier, qui va entrer un peu plus dans le coeur de notre mission.

M. Gilbert Barbier . - Rappelons, avant d'entrer dans le vif du sujet, que l'institution d'un Etat-Providence en Espagne constitue un fait historique relativement récent par comparaison avec d'autres pays européens comme la France ou le Royaume-Uni. Dans sa forme actuelle, le système de protection sociale espagnol a en effet été mis en place à partir de la seconde moitié des années 1970 avant d'être consolidé à la fin des années 1980 concomitamment avec l'adhésion de l'Espagne à l'Union européenne en 1986. Il s'est ainsi développé à la faveur des trente années de croissance économique qui ont suivi la transition démocratique (1977-2007).

Quelles sont ses principales caractéristiques ? Il présente, par rapport à la France, deux spécificités majeures : d'une part, les partenaires sociaux n'interviennent pas directement dans la gestion de la sécurité sociale. Ils sont néanmoins associés aux réformes, en particulier dans le cadre du consensus établi par le Pacte de Tolède de 1995 qui définit les modalités d'évolution du système de retraite ; d'autre part, le périmètre de la sécurité sociale n'inclut pas les dépenses de santé. Celles-ci ne sont pas financées par les cotisations sociales mais quasi exclusivement par l'impôt et leur gestion relève des dix-sept communautés autonomes.

L'ensemble de la protection sociale espagnole se fonde d'ailleurs sur une structure institutionnelle et territoriale fortement décentralisée qui tire les conséquences de l'organisation du pays en « Etat composé » conformément aux principes de la Constitution de 1978. Celle-ci prévoit que l'Etat détient une compétence exclusive pour définir « la législation fondamentale et le régime économique de la sécurité sociale, sans préjudice de la mise en oeuvre de ses services par les communautés autonomes ».

Dans ce cadre, le rôle de l'Etat est de fixer les grandes orientations des politiques sociales à travers l'adoption de plans et de schémas pluriannuels dans les différents domaines concernés. Pour assurer sa mission de gestion de la sécurité sociale, il recourt à des organismes de caractère public placés sous sa tutelle : la Trésorerie générale de la sécurité sociale (TGSS) ; l'Institut national de la sécurité sociale (INSS) ; le Service public pour l'emploi de l'Etat (Sepe) ; l'Institut national des personnes âgées et des services (Imserso).

Les communautés autonomes, dotées de l'autonomie budgétaire et d'une capacité propre à légiférer, élaborent, financent et mettent en oeuvre leurs politiques sociales dans le respect des grandes orientations ainsi fixées au niveau national. Au-delà d'un certain seuil démographique, les communes ont elles aussi une compétence en matière de promotion et d'insertion sociale.

Les modalités de partage des compétences varient ainsi selon le champ de l'action sociale.

Relèvent entièrement de l'Etat la prise en charge des prestations chômage, le versement des pensions de retraite et de réversion ainsi que les prestations servies en matière d'incapacité et d'accident du travail ;

En ce qui concerne la famille, l'Etat fournit à travers l'INSS un certain nombre d'allocations, comme par exemple pour les familles nombreuses, tandis que les communautés autonomes servent des prestations dites « de base » telles que les aides à domicile ou les prestations pour les enfants de moins de trois ans (offre de garde par exemple) ;

En matière de handicap, l'Imserso a délégué aux communautés autonomes la délivrance de prestations sur la base d'un budget alloué à la sécurité sociale par l'Etat ;

S'agissant de la prise en charge de la dépendance, une loi de décembre 2006 a créé un dispositif national de prise en compte de la perte d'autonomie censé garantir une couverture universelle ainsi que l'égalité d'accès aux droits ; sa mise en oeuvre relève des communautés autonomes ;

Enfin, ces dernières sont responsables, en coordination avec les municipalités, de la lutte contre l'exclusion sociale par la mise en place de revenus minimaux.

Quant au système national de santé (SNS), qui a vu le jour en 1986, sa mise en oeuvre est entièrement assurée par les communautés autonomes depuis la dernière vague de décentralisation intervenue en 2002.

L'Etat, à travers l'Institut national de gestion sanitaire (INGS), a pour mission de garantir l'égalité d'accès aux soins et leur uniformité. Il définit pour ce faire un catalogue de soins qui dresse la liste des services gratuits, lesquels incluent en particulier les consultations en médecine générale et spécialisée, les services d'urgence, les transports sanitaires ainsi que les soins dans les hôpitaux publics.

Dans le respect de ces principes d'universalité et de gratuité, les communautés autonomes sont chargées d'organiser l'accès aux soins. L'assuré peut librement choisir son praticien (médecin généraliste, pédiatre ou dentiste) dans la zone où il réside et ne paie pas d'honoraires. Le personnel du SNS relève d'un statut particulier de la fonction publique régi par la législation nationale mais le recrutement et la rémunération relèvent de chaque communauté autonome dans le respect des principes généraux définis au niveau national. Une coordination a minima est prévue dans le cadre d'un « Conseil interterritorial du SNS » qui rassemble le ministre chargé de la santé et les conseillers des communautés autonomes en charge de la santé.

L'Etat conserve quant à lui la compétence exclusive de la politique du médicament et des formations sanitaires et sociales.

Au total, le système de protection sociale espagnol constitue un système « mixte » combinant, depuis 1986, de forts éléments de type « beveridgien » avec une conception assurantielle plus ancienne.

Il repose sur une répartition des compétences complexe - voire conflictuelle - régulée s'il le faut et en dernier recours par le Tribunal constitutionnel.

Mme Laurence Cohen . - La crise économique et financière a mis un coup d'arrêt brutal à l'extension de la couverture sociale à de nouveaux risques et catégories d'assurés.

Dans un premier temps, les prestations sociales ont connu une certaine amélioration dans le cadre du plan de relance du gouvernement Zapatero (2009-2010). Mais sous les effets conjoints de ce plan de relance massif (évalué à 7 points de PIB), de la chute des ressources fiscales, de l'augmentation mécanique des dépenses liées à la crise et du coûteux sauvetage du système bancaire, le niveau de la dette publique espagnole a considérablement augmenté, passant de 36 % du PIB en 2007 à plus de 68 % en 2011. Après une décennie d'excédents (1999-2009), les comptes sociaux ont connu une détérioration rapide à partir de 2010.

Dans un second temps, les politiques d'austérité amorcées sous le gouvernement Zapatero et poursuivies par celui de Mariano Rajoy après l'alternance politique de l'automne 2011 ont donc mis en oeuvre un programme drastique d'assainissement budgétaire.

Quelles que soient leurs fonctions et leur appartenance politique, tous nos interlocuteurs en Espagne ont insisté sur l'ampleur et la gravité des réductions mises en oeuvre. Aucune branche de la protection sociale n'a en effet été épargnée et le Gouvernement est revenu sur de nombreuses avancées qui avaient vu le jour dans les années d'avant-crise. Les communautés autonomes, qui représentaient environ la moitié des dépenses publiques et les deux tiers du déficit public espagnol en 2011, ont elles aussi été contraintes de revoir leurs politiques sociales pour tenir compte des coupes budgétaires imposées au niveau central. Les élu-es rencontré-e-s ont dénoncé les conséquences dramatiques de choix ainsi imposés concernant notamment les centres de santé, les hôpitaux de proximité avec des listes d'attente pour les opérations d'urgence qui deviennent exponentielles. Conséquences tout aussi dramatiques sur la cohésion sociale, le « mieux vivre ensemble. »

Permettez-moi de détailler quelque peu les principales mesures adoptées.

S'agissant du marché du travail, plusieurs réformes successives - mises en oeuvre par des lois de septembre 2010, juin 2011 et février 2012 - sous couvert de simplification des règles de licenciement - ont considérablement réduit la protection des salarié-es. Outre l'introduction de procédures plus rapides, les indemnités de licenciement ont été fortement réduites, passant de 45 à 33 jours par année d'ancienneté, voire à 20 jours par année d'ancienneté dans le cas d'une entreprise déficitaire.

Les modalités d'indemnisation du chômage ont également été rendues plus restrictives en 2012 avec notamment : la réduction de 10 % des prestations à partir du septième mois d'indemnisation pour les nouveaux entrants. A compter du 181 e jour d'indemnisation, le montant de la prestation a ainsi été ramené de 60 % à 50 % du salaire de référence ; le resserrement des conditions d'accès au revenu actif d'insertion : le bénéficiaire doit avoir épuisé tous ses droits aux prestations chômage contributives et non contributives, n'avoir refusé aucune offre d'emploi, ni participé à des actions de formation ou de reconversion professionnelle au cours de l'année écoulée ; la suppression d'une allocation spécifique qui existait pour les personnes de plus de 45 ans et la réduction des prestations non contributives pour les personnes de plus de 52 ans ; la suppression de la prise en charge par le Sepe de 35 % des cotisations sociales dues par le bénéficiaire durant la période de chômage.

Comme nous l'a précisé le directeur général de la sécurité sociale, dans le domaine des retraites, les mesures adoptées sont à la fois paramétriques et structurelles.

Pour limiter le dynamisme des dépenses à court terme, l'indexation des pensions a été suspendue en 2011 (sauf pour les pensions non contributives et les pensions minimales) et la revalorisation limitée à 1 % en 2012 et 2013, puis 0,25 % en 2014.

Pour garantir la soutenabilité des régimes de retraite à un horizon de plus long terme, la réforme Zapatero entrée en vigueur le 1 er août 2013 prévoit le recul de l'âge légal de départ en retraite de 65 à 67 ans d'ici à 2027, l'augmentation du nombre d'annuités de référence pour le calcul du montant de la retraite de 15 à 25 ans d'ici 2022 et enfin une hausse de 2 ans de la durée de cotisation nécessaire pour obtenir une retraite à taux plein (de 35 à 37 ans). Cette réforme concerne à la fois les salariés et les fonctionnaires et s'accompagne d'un durcissement des conditions d'accès aux retraites anticipées ou partielles.

A la fin de l'année dernière a en outre été adoptée une loi prévoyant l'entrée en vigueur en 2019 d'un facteur de soutenabilité et d'équité intergénérationnelle destiné à réguler de manière automatique les pensions versées pour tenir compte des contraintes budgétaires et des évolutions de l'espérance de vie. Il sera calculé de sorte qu'aux revalorisations près le montant théorique touché pendant la retraite reste constant au fil des générations.

Un nouveau mécanisme de revalorisation des pensions, qui tient compte de l'écart entre la croissance des recettes de la sécurité sociale et la croissance des dépenses de pension, est par ailleurs entré en vigueur dès 2014.

Dans le domaine des prestations familiales, les mesures adoptées ont consisté à revenir sur un certain nombre d'avantages consentis en 2009 : suspension en 2010 du prolongement du congé parental porté de 13 à 20 jours entre 2007 et 2009 ; suppression en 2011 de la prime de 2 500 euros versée lors de la naissance ou l'adoption d'un enfant sous forme de crédit d'impôt ou de prestation.

Derrière la froideur des chiffres, se dessinent des drames humains ou pour le moins des situations individuelles et familiales fragilisées car plus précarisées !

En ce qui concerne la prise en charge de la dépendance, le Gouvernement a sensiblement réduit en juillet 2012 la portée de la réforme entrée en vigueur en 2007. Celle-ci prévoyait la mise en place d'un niveau minimum de protection financé et garanti par l'Etat, d'un deuxième niveau cofinancé par l'Etat et les communautés autonomes et d'un troisième niveau facultatif laissé à la discrétion de ces dernières. Se référant au coût plus élevé que prévu de cette réforme, le Gouvernement a progressivement augmenté la participation financière des bénéficiaires (de 10 % à 15 %), supprimé la prise en charge par l'Etat des cotisations sociales des aidants familiaux et réduit le montant maximal des prestations financières versées à ces derniers.

Dans le domaine de la santé, la réduction de l'effort public s'est notamment traduite par une plus grande participation des assurés au coût du médicament ainsi qu'aux transports sanitaires non justifiés par l'urgence, qui risquent de devenir purement et simplement un transport payant. Suite à un décret royal adopté en 2012, qui a remplacé le système de santé universel par l'assurance de santé publique, le ticket modérateur est compris entre 40 % et 60 % du prix du médicament en fonction des revenus de l'assuré. Les retraités, qui étaient auparavant exemptés de toute participation, doivent aujourd'hui contribuer à hauteur de 10 % de ce prix.

Le Gouvernement a également cherché à préciser l'accès au SNS en le conditionnant à la qualité d'assuré social. Les personnes non assurées ou n'ayant pas la qualité d'ayant droit voient leur accès maintenu moyennant le paiement d'une contribution financière. Les étrangers en situation irrégulière n'ont quant à eux plus accès au SNS sauf s'ils sont mineurs, en cas de maternité et en cas d'urgence.

S'agissant par ailleurs des mesures portant sur les recettes de la sécurité sociale, l'assiette des cotisations sociales a été élargie par l'intégration de l'ensemble des éléments de rémunération, y compris en nature (comme les tickets restaurant ou les prestations sociales directement prises en charge par l'employeur).

Toutes ces mesures qui visent à assurer la réduction des dépenses publiques de santé engendrent des inégalités de plus en plus importantes.

A cela s'ajoute la remise en cause du droit à l'avortement, dans la logique d'une Europe qui glisse fortement du droit des femmes à disposer librement de leur corps à l'idée de « droit à la vie ».

M. Gilbert Barbier . - La crise a également conduit le Gouvernement à préciser les modalités de gouvernance et de régulation des finances publiques et sociales.

La prise en charge des besoins de financement de la sécurité sociale - dont les pensions de retraite constituent la grande majorité des dépenses - fait intervenir un fonds de réserve de la sécurité sociale institué en 1997 dans la continuité du Pacte de Tolède qui, signé par toutes les forces politiques et sociales du pays, visait à établir une feuille de route pour garantir la soutenabilité des prestations sociales. Il a été décidé en 2003 que l'utilisation de ce fonds serait réservée au financement des pensions contributives et qu'il ne pourrait être mobilisé qu'à hauteur de 3 % au maximum du montant des pensions contributives.

Pour faire face à la persistance des difficultés financières et assurer le financement des pensions, l'application de cette limite a été suspendue pour les années 2012, 2013 et 2014 dans le cadre d'une loi organique qui oblige les administrations de sécurité sociale à maintenir leurs comptes à l'équilibre ou en excédent. Si cette obligation n'est pas remplie, le déficit maximum autorisé pour l'administration centrale est minoré à hauteur du déficit enregistré par la sécurité sociale. Le Gouvernement a ainsi été autorisé à disposer du fonds de réserve dans la limite du montant du déficit de la sécurité sociale. En 2012 et 2013, 18,6 milliards d'euros ont été mobilisés pour financer le déséquilibre des comptes sociaux. Fin 2013, le niveau du fonds de réserve atteignait 53,7 milliards d'euros.

La loi organique de 2012 fixe également les conditions dans lesquelles les communautés autonomes doivent respecter un objectif global de déficit et de dette publics, notamment pour leurs dépenses de santé.

L'adoption de ce nouveau cadre de gouvernance et de ces nombreuses réformes structurelles, qui se traduisent par des critères d'éligibilité plus stricts pour l'accès à un grand nombre de dispositifs, ont mécaniquement amoindri le rôle d'amortisseur et de stabilisateur joué par les dépenses de protection sociale.

La profondeur et la durabilité de la crise ainsi que l'ampleur des efforts d'assainissement ont conduit à une très forte dégradation de la situation sociale. Les associations que nous avons rencontrées (Caritas, la Croix Rouge, le Mouvement pour la paix) ont de manière unanime - et sans surprise hélas - alerté sur le nombre sans cesse croissant de personnes en situation de précarité, voire de pauvreté.

L'une des manifestations les plus visibles des difficultés rencontrées est sans doute la dégradation du marché du travail. Entre 2008 et 2013, le taux de chômage espagnol est en effet passé de 8 % à 27 %, ce qui correspond à une augmentation de 4,3 millions du nombre de demandeurs d'emploi. Les jeunes générations sont particulièrement touchées puisque le taux de chômage des 20-24 ans s'élevait à 49 % en 2012 contre 17 % en 2007.

Entre 2007 et 2009, un million de personnes supplémentaires ont basculé sous le seuil de pauvreté selon l'enquête sur les conditions de vie de l'Institut national de la statistique espagnol (INE). Le taux de pauvreté atteignait près de 21,8 % en 2011 contre 14 % en France et 17 % en moyenne dans l'Union européenne. Le nombre de travailleurs pauvres est estimé à 940 000. Le Mouvement pour la paix demeure en outre particulièrement préoccupé par l'importance de la pauvreté infantile qui place l'Espagne au deuxième rang après la Grèce au sein de l'Union européenne.

Mme Laurence Cohen . - Dans ce contexte, les observateurs de la société espagnole soulignent l'émergence d'une défiance croissante envers les institutions de la protection sociale et leur capacité à remplir les objectifs qui leur sont assignés.

De manière générale, l'Union générale des travailleurs (UGT) et les Commissions ouvrières (CCOO), qui représentent les deux confédérations syndicales majoritaires du pays, dénoncent l'échec des politiques mises en place pour lutter contre la crise et en appellent à une coordination accrue des systèmes fiscaux et sociaux entre Etats membres de l'Union européenne. Elles rappellent que, dans le contexte de régression du pouvoir d'achat et de paupérisation, de nombreux Espagnols ont choisi la voie de l'émigration. Entre 2008 et 2012, près d'un demi-million d'entre eux ont en effet quitté le pays.

Un grand nombre de nos interlocuteurs ont également insisté sur les lourdes menaces qui pèsent selon eux sur le caractère universel du système de santé espagnol pourtant réputé comme l'un des meilleurs au monde d'après les indicateurs sanitaires de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Pour les groupes politiques d'opposition, les syndicats et les associations, les déremboursements de médicaments et les restes à charge ont touché les populations les plus vulnérables. Ils soulignent le risque d'exclusion de certaines catégories de la population (retraités, personnes à faibles revenus, étrangers) et critiquent les projets adoptés par plusieurs communautés autonomes, comme celles de Madrid ou de Valence, visant à mettre en place une gestion privée de certains services hospitaliers.

De même, ils regrettent les évolutions restrictives apportées aux dispositifs de prise en charge de la dépendance alors que l'Espagne est l'un des pays les plus concernés par le phénomène de vieillissement démographique. Pour mémoire, l'OCDE la place en seconde position après le Japon au regard de la proportion de personnes âgées de plus de 80 ans à l'horizon 2050.

Enfin, comme nous avons pu nous en rendre compte à l'occasion de nos déplacements à Parla et à Tolède, la crise et les réponses qui lui ont été apportées ont exacerbé les fortes tensions institutionnelles et politiques qui caractérisent l'organisation territoriale espagnole, en particulier dans le domaine social.

De l'avis général, la décentralisation des compétences en matière sociale et sanitaire constitue un point positif. Chacun reconnaît cependant qu'elle s'accompagne d'importantes inégalités territoriales, que les mesures d'austérité ont eu tendance à renforcer selon les responsables politiques locaux que nous avons rencontrés.

Mme Annie David, présidente . - Situées en première ligne des difficultés sociales, les municipalités tentent, tant bien que mal, d'atténuer les conséquences de la crise (à travers, par exemple, la mise en place « de bourses de réfectoire » à Tolède ou d'aides alimentaires d'urgence à Parla - où le taux de chômage s'élève à 50 % de la population). Mais leur gestion sociale est rendue très difficile par l'étroitesse de leurs marges de manoeuvre et la diminution des fonds attribués par les communautés autonomes. Dans ce contexte, les communes se montrent particulièrement préoccupées par le vaste plan de rationalisation des compétences territoriales mis en oeuvre par l'Etat central, qui envisage de leur retirer les quelques compétences résiduelles détenues en matière sociale pour les transférer intégralement aux communautés autonomes.

Les nombreuses spécificités évoquées ne nous autorisent à établir des comparaisons, notamment avec la France, qu'avec une grande prudence. Je souhaiterais néanmoins formuler sous cette réserve deux observations avant de conclure.

Il convient tout d'abord de revenir quelques instants sur les caractéristiques particulières de la structure des dépenses sociales en Espagne, que la crise a eu pour conséquence d'accentuer.

Compte tenu des grandes difficultés rencontrées en matière d'emploi, la part relative des prestations chômage s'avère élevée et a tendance à croître : de l'ordre de 12,5 % en 2006, elle s'établit aujourd'hui à 14,6 %, contre 5,6 % pour la moyenne européenne.

La part des pensions de vieillesse dans le total des prestations sociales (44 %) est légèrement inférieure à la moyenne européenne (45,7 %) mais augmente régulièrement avec le vieillissement de la population.

En revanche, les prestations familiales, qui représentent 5,4 % du total des dépenses sociales contre 8 % en moyenne dans l'Union européenne, ainsi que les allocations logement et les dépenses consacrées aux autres prestations de lutte contre l'exclusion sociale (1,7 % en Espagne contre 3,6 % en moyenne dans l'UE) apparaissent relativement peu étendues et leur part relative a diminué au cours de la crise.

Dans ces conditions, comme nous l'a confirmé la directrice de l'enfance et de la famille au ministère des affaires sociales, pour qui la France fait encore figure de modèle, les mesures prévues risquant néanmoins d'y porter atteinte, la crise a conduit à une réactivation des solidarités familiales et de proximité, dont l'une des manifestations est le retour du phénomène de cohabitation intergénérationnelle.

Notre interlocutrice soulignait en outre que les subventions allouées par l'Etat aux organisations non gouvernementales (ONG) représentaient le seul poste budgétaire de sa direction dont le niveau avait augmenté au cours de la crise. A cet égard, les associations que nous avons rencontrées ne remettent bien sûr pas en cause la légitimité de leurs missions - dans lesquelles les citoyens espagnols placent une grande confiance - mais elles estiment être trop souvent mobilisées pour pallier les carences des pouvoirs publics.

En tout état de cause, alors même qu'il avait atteint une certaine maturité pour affronter de nouveaux défis, comme le vieillissement démographique, le système de protection sociale espagnol voit son développement fortement contrarié par la lenteur avec laquelle se résorbent les déséquilibres, et sans doute aussi par les mesures d'économie drastiques mises en oeuvre.

Pourtant, les représentants de la majorité politique et des organisations d'employeurs considèrent que la société espagnole a aujourd'hui surmonté les difficultés les plus importantes générées par la crise et placent de nombreux espoirs dans les premiers signes de reprise économique apparus depuis le troisième trimestre de l'année 2013. Une croissance positive est attendue pour 2014 (+ 0,6 % selon les prévisions du FMI) et la Commission européenne a jugé que les efforts structurels demandés avaient été réalisés pour assainir le secteur bancaire.

Nous pouvons cependant craindre que la situation sociale du pays ne profite pas de ce frémissement de reprise et que la population espagnole attende encore avant de connaitre une amélioration de leur protection sociale, et de fait de leurs conditions de vie. L'endettement privé reste important puisqu'il atteignait 215 % du PIB en 2012 (contre 161 % en France). Surtout, malgré les premiers signes de reprise, le taux de chômage demeure toujours aussi élevé, atteignant 25,8 % à la fin du premier trimestre de cette année, soit un niveau qui place le pays en seconde position après la Grèce.

La persistance d'un taux de chômage élevé compromet à court terme la possibilité pour le système de protection sociale espagnol de retrouver les ressources sur lesquelles il avait pu fonder son essor. Il nous paraît donc que l'optimisme affiché par les autorités nationales doive être accueilli avec circonspection.

En effet, et à titre plus personnel, il me semble que cet éclairage du système de protection social espagnol doit nous interroger sur les avantages mais aussi les limites d'un système autant décentralisé, au regard notamment des responsabilités de chacune des collectivités en présence et parfois des antagonismes entre elles, de la mission unique du ministère de la santé qui est de fixer les grandes orientations des politiques sociales à travers l'adoption de plans et de schémas pluriannuels dans les différents domaines concernés et des inégalités d'accès que cela induit ; cela a déjà été dit mais l'Espagne est aujourd'hui classée deuxième la pauvreté des enfants... car, oui, cet affaiblissement du système de protection sociale aggrave les inégalités.

Tels sont, mes chers collègues, les remarques que je souhaitais partager avec vous et les principaux éléments d'information et d'observation que nous voulions, avec mes trois collègues, car j'associe Gérard Roche, vous livrer au terme de cette mission très dense.

Je veux, pour terminer, souligner l'accueil très chaleureux qui nous a été réservé par nos hôtes, la parfaite information qu'ils ont su nous procurer ainsi que le concours particulièrement actif de notre ambassade de Madrid pour l'organisation et le bon déroulement de notre mission.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

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