II. L'EUROSCEPTICISME MAJORITAIRE N'IMPLIQUE PAS UN REJET ABSOLU DE LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE NI UNE SORTIE INÉLUCTABLE DE L'UNION

A. PERMANENCE D'UNE IRRÉDUCTIBLE SINGULARITÉ BRITANNIQUE

1. Euroscepticisme, pragmatisme et insularité

Nos interlocuteurs nous ont demandé de partir de la question simple : « Que représente l'Europe pour les Britanniques ? » Il ressort de nos entretiens que l'Europe pour les Britanniques est d'abord un continent qui, sans leur être étranger, leur apparaît malgré tout différent et surtout irrationnel, comme l'ont amplement montré l'histoire récente du XX ème siècle - avec ses deux conflits suicidaires - et la glaciation communiste de la moitié du continent pendant près de cinquante ans.

Dans ces conditions, tout ce qui vient du continent est regardé, d'une manière générale, non seulement avec amusement, mais avec circonspection et le plus grand scepticisme est de mise dès qu'il s'agit d'affaires sérieuses, et a fortiori d'affaires tout court.

Ainsi, la construction européenne, pour les Britanniques, est un projet économique, un marché commun, un marché intérieur, un Marché unique, bref, une idée simple. Le scepticisme naît dès qu'on en fait un projet politique, romantique et millénariste.

Pour les Britanniques, l'Europe ne doit pas être un projet politique, et encore moins un projet géopolitique. Lorsqu'ils entrent dans l'Europe communautaire, ils ne souhaitent pas changer leur identité ni leur place dans le monde.

Il convient alors de revenir aux origines et au débat de 1975. À cette date, en Angleterre, la gauche s'oppose au projet européen parce qu'elle pense que c'est un projet économique libéral. Aujourd'hui, cette même gauche est favorable à l'Europe parce qu'elle y voit un projet de plus en plus social.

En 1975, les Conservateurs, au contraire, voulaient, selon leurs dires, sortir leur pays du carcan socialiste et l'exposer à la concurrence et à la modernité. Alors, ils soutenaient sans réserve le projet économique européen et incitaient à une réponse positive au référendum. Or, ils pensent maintenant que l'Europe de 2015 nuit au libéralisme et représente un obstacle à la prospérité économique : ils souhaitent moins d'Europe.

En quarante ans, les fronts se sont renversés, mais ce qui n'a pas changé entre 1975 et 2015, c'est qu'en matière d'adhésion à l'Europe, le coeur n'a jamais été de la partie. Les Britanniques ont toujours joui pleinement de la démocratie depuis la fin du XVII ème siècle et ils n'ont jamais connu de traumatisme politique comme la dictature ou l'occupation. C'est pourquoi ils ne comprennent pas qu'on puisse voir l'Union européenne comme un instrument de réconciliation, un gage de paix, un garde-fou, en un mot une protection contre l'Histoire, et qu'à ce titre, on puisse attribuer à une construction supranationale le pouvoir de vous opprimer pour mieux vous défendre. L'idée de construire les États-Unis d'Europe provoque de leur part un sourire amusé, car non seulement ils n'en veulent pas, mais ils pensent que l'idée est une douce utopie.

Les Britanniques se définissent par l'idée de liberté et par celle d'indépendance nationale qui, pour eux, est sa traduction dans les relations internationales et ils regardent avec suspicion les États qui ne se définissent que par la grandeur nationale. Ainsi, pour être clair, ils se méfient d'une Europe qui serait une amplification du modèle français.

Enfin, nos interlocuteurs nous ont rappelé qu'ils gardaient en mémoire toutes les constructions européennes éphémères qui vont de Charlemagne à Hitler en passant par Napoléon, et cultivaient toujours un authentique scepticisme à l'égard de toute entreprise étatique supranationale.

Cette attitude toute britannique serait, selon eux, qualifiée d'euroscepticisme par tous ceux qui ne la partagent pas, mais ils rappellent qu'il est illusoire de vouloir travailler avec les Britanniques sans garder en mémoire cette méfiance naturelle qui est la leur face à toute entreprise humaine où entre plus d'exaltation que de bon sens.

2. Les aspects conjoncturels du sentiment anti-européen

En sus du scepticisme traditionnel britannique à l'égard de la construction européenne, il existe bien aujourd'hui des facteurs conjoncturels qui viennent le conforter et le renforcer, parfois d'une manière qui peut paraître caricaturale, vue du continent.

Tout d'abord, au Parti conservateur, arrive une nouvelle génération dont il faut dire qu'elle a été façonnée par l'ère Thatcher et qu'elle reste fascinée par cette période qu'elle juge glorieuse et dont elle pense que le Royaume-Uni récolte aujourd'hui les fruits. Cela signifie que le libéralisme pratiqué sous Madame Thatcher leur apparaît comme un choix audacieux qui s'est d'abord fait contre l'Europe de Bruxelles. Même si celle-ci lui a, par la suite, emboîté le pas dans certains secteurs, l'Europe de Bruxelles leur apparaît encore comme majoritairement antilibérale, dirigiste et socialisante.

Au même moment, le Parti travailliste continue à s'appuyer sur cette Europe sociale pour faire accepter le projet d'une politique plus sociale ou ouvertement antilibérale, renforçant ainsi l'idée que l'Europe de Bruxelles est essentiellement opposée à ce qui définit le Royaume-Uni aujourd'hui : un libéralisme tempéré et pragmatique.

Cette simplification du débat idéologique joue aujourd'hui contre l'Union européenne et une certaine presse s'amuse du fait que les Conservateurs soient obnubilés par la question européenne (entendre l'oppression anti-libérale de Bruxelles) et que le Labour soit, lui, obnubilé par les dérives du National Health Service , symbole de de l'État-Providence, et son possible sauvetage grâce à une Europe à dominante sociale.

Cette tendance simplificatrice est accentuée par la montée du Parti UKIP ( United Kingdom Independence Party ) qui a réussi un curieux tour de passe-passe en mettant à la charge de l'Union européenne le problème de l'immigration non contrôlée.

Parmi les autres phénomènes conjoncturels qui jouent contre l'Union, il faut ranger naturellement la crise de l'euro et son corollaire actuel, le dossier grec. L'euro continue à être présenté comme un désastre qui affaiblit l'Europe. La presse britannique, hostile à l'Europe, a beau jeu d'ironiser sur le navire qui coule par l'obstination idéologique de son capitaine. La presse financière, plus sérieuse, s'inquiétait jusqu'à une date récente de la surévaluation de l'euro et des sacrifices faits pour maintenir la monnaie unique, au prix d'une stagnation et de déséquilibres Nord-Sud intolérables au sein de l'Europe.

Un sentiment très pernicieux s'est développé dans l'opinion et dans la classe politique devant ce qu'elles jugent être une faute majeure de l'Eurozone. Les Européens s'attachent à sauver l'euro en employant de formidables moyens à cette fin. Comme le Royaume-Uni n'est pas dans l'euro, il court le risque de se marginaliser progressivement, au fur et à mesure que l'Union ne sera plus concentrée que sur l'Eurozone et sa défense à tout prix. Il sera difficile pour la Grande-Bretagne de garder du poids dans l'Union si elle est contrainte de rester aux marches de l'Union. La monnaie unique marginalise objectivement le Royaume-Uni. Il s'agit d'un dilemme embarrassant puisqu'adopter la monnaie unique ou ne pas l'adopter présente de graves inconvénients et nuit aux intérêts du pays. Entre les deux maux, le Royaume-Uni estime avoir choisi le moindre.

Mais en extrapolant, certains imaginent un Royaume-Uni quittant l'Union parce que le Marché unique ne fonctionnerait plus que pour l'Eurozone. Il est ressorti clairement de nos entretiens que depuis la création de l'euro et la crise de l'euro, les Britanniques éprouvent l'impression d'avoir été trahis parce qu'un autre projet européen est maintenant prioritaire et non celui pour lequel ils étaient entrés en 1975.

Enfin, l'immigration a pris des proportions spectaculaires et, pour la première fois de leur histoire, les Anglais sont minoritaires à Londres. Une partie de la population se sent dépossédée de son identité. L'immigration est devenue le premier sujet d'inquiétude pour l'opinion, remplaçant l'économie et le chômage qui connaissent au contraire une véritable embellie (croissance : + 2,6 % ; chômage : 5,7 % de la population active).

3. Les griefs britanniques à l'égard de l'Union européenne

Comme toujours, parmi les craintes éprouvées par l'opinion et la classe politique, certaines relèvent plus de la spéculation ou du fantasme que de la réalité Toutefois, il convient de les prendre toutes en compte, car elles déterminent une atmosphère à un moment donné.

a) « Great Britain » contre « Little England »

Il existe une peur diffuse dans l'opinion que la Grande-Bretagne devienne une petite Angleterre. Cette angoisse se rattache au déclin de l'Occident, à la percée des pays émergents et aux risques de la mondialisation. Au Royaume-Uni, cette crainte a été ravivée pendant la campagne du référendum pour l'indépendance de l'Ecosse et le scénario catastrophique d'un éventuel éclatement du royaume.

Cette inquiétude, où se mêlent « déclinisme » et crise identitaire, n'est pas propre au Royaume-Uni, mais le phénomène qui est propre au Royaume-Uni, c'est qu'une partie très éclairée de l'opinion, habituée à regarder vers le grand large, est parvenue à imaginer que le pays est limité dans son essor par l'Union européenne.

Certains suggèrent qu'une fois en dehors de l'Union, le Royaume-Uni pourrait contracter des accords commerciaux plus avantageux avec le reste du monde et que si le royaume Uni a un destin européen, ce destin n'est certainement pas continental et bruxellois. C'est une sorte d'euroscepticisme élitiste où Londres joue le rôle d'une capitale mondiale et où le Royaume-Uni est présenté comme un grand Singapour.

Ces idées sont véhiculées, telles des ballons d'essai, par des lobbies comme Business for Britain ou des personnalités comme Boris Johnson, le maire de Londres. Il y entre naturellement une part de fantaisie et de provocation, mais aussi une grande part d'exaspération devant la manière désespérément lente avec laquelle l'Union a négocié le traité de libre-échange avec le Canada et dont elle négocie maintenant celui avec les États Unis.

b) La mystique répulsive de l' « ever closer union »

Tous nos interlocuteurs, à des degrés divers, nous ont alertés sur leur agacement face à ce qu'ils ressentent comme un attachement quasi mystique, de la part de certains europhiles, à l'idée d' « une union toujours plus étroite  entre les peuples européens », concept réintroduit par le Traité de Lisbonne.

La majorité de la classe politique britannique préfèrerait que cette référence ne figure plus dans les Traités ; elle insiste sur le fait que le fédéralisme n'est plus d'actualité et s'oppose vivement à tous ceux qui continuent à évoquer la prétendue inéluctabilité d'une fédération européenne à plus ou moins longue échéance. Ils rappellent que les Danois et les Hollandais partagent ce point de vue.

Pour appuyer leur position, les Britanniques font remarquer en guise d'exemple que, grâce à l'indépendance de la Banque d'Angleterre, ils ont pu pratiquer le « quantitative easing » cinq ans avant la Banque Centrale européenne tandis que Mario Draghi continuait à négocier difficilement pour aboutir à une décision tardive dont l'efficacité risque d'être moins grande.

De même, l'illustration dogmatique la plus négative, selon nos interlocuteurs, du principe d'une union toujours plus étroite est l'obstination de ceux qui ont voulu la création anticipée de l'euro dans le seul but de pousser à cette union politique plus étroite, alors même que cette union plus étroite aurait dû être réalisée avant la création de la monnaie unique. Or une union politique plus étroite doit s'accompagner de contraintes plus fortes et de renoncements plus grands à la souveraineté, ce que certains États membres ne voulaient pas. Selon nos interlocuteurs, les tenants d'une « union toujours plus étroite » ont volontairement pris le risque d'amener les récalcitrants à cette union par la force, sous le coup de la nécessité.

c) L'Eurozone ou comment certains devinrent plus égaux que les autres

Il s'agit d'un grief majeur des Britanniques à l'égard de l'Union. Ils redoutent que la création et maintenant le sauvetage de l'euro entraînent l'Union dans une spirale de renforcement du « Hardcore Europe » où, selon eux, se trouvent les États membres considérés comme plus égaux que les autres États membres simplement parce qu'ils ont adopté la monnaie unique.

C'est pourquoi ils demandent des garanties pour tous les États membres qui n'ont pas souhaité adopter la monnaie unique afin qu'ils ne soient pas traités comme des citoyens de seconde classe.

d) Une application trop idéologique du principe de la libre circulation des personnes

Sur cette question qui occupe le centre du débat européen à cause des conséquences de l'afflux d'immigrés, le gouvernement, quel qu'il soit après les élections du 7 mai prochain, demandera des accommodements.

Aujourd'hui un consensus se dégage contre une application trop idéologique ou trop systématique du principe de la libre circulation des personnes et les déclarations fermes, voire tonitruantes, de la Commission, sur cette question délicate, n'ont fait que galvaniser davantage l'opinion britannique contre ce qui est perçu comme la rigidité de Bruxelles.

4. Le débat sur l'immigration est à l'origine, malgré lui, du consensus sur la réforme de l'Union européenne

Le débat porte non pas sur l'immigration non-communautaire, mais sur l'arrivée d'une immigration communautaire massive au titre de la libre circulation des personnes. Celle-ci a explosé sous le précédent gouvernement travailliste du fait que le Royaume-Uni, à la différence de la France, n'avait pas jugé bon d'imposer une période transitoire après l'élargissement de 2004.

C'est ainsi que le Royaume-Uni a accueilli plus d'un million de ressortissants de l'Europe centrale et orientale. Depuis, le gouvernement actuel n'a pas pu tenir sa promesse de limiter cette immigration à 100 000 entrées par an. Les chiffres actuels avoisinent le double (à cause aussi, il est vrai, d'une immigration venue d'Europe du sud depuis la crise de 2008).

Autrefois, la question européenne au Royaume-Uni tournait tantôt autour des problèmes économiques, tantôt autour des questions de souveraineté. Aujourd'hui, le débat s'articule autour des conséquences de l'immigration. On le doit au chef du parti UKIP, Nigel Farage, qui a déclaré à tort que l'Europe avait fait perdre au Royaume-Uni le contrôle de ses frontières.

Les ressortissants communautaires issus d'Europe centrale, et plus particulièrement les Polonais et les Baltes, ont beaucoup apporté à l'économie britannique, mais l'amalgame est fait avec d'autres immigrations plus problématiques (Roumanie). Ensuite, même si Polonais et Baltes sont suffisamment formés pour bien s'intégrer, ils sont si nombreux que les services publics en pâtissent.

Quatre problèmes importants sont issus de ce phénomène et alimentent la tension du débat sur l'immigration :

- l'abondance de main-d'oeuvre depuis 2004 a pesé à la baisse sur les salaires qui se redressent à peine depuis un an ;

- les services publics n'arrivent plus à suivre et un grand nombre d'autorités locales, d'enseignants, de médecins et d'infirmiers sont mis sous pression par une augmentation importante de leurs administrés ;

- le logement est en crise ; les prix sont partis à la hausse et les listes d'attente pour l'habitat social s'allongent ;

- enfin, l'immigration a été massive et elle ne se fond pas dans le paysage : clubs, pubs, écoles et églises polonaises, par exemple, se sont multipliés sur le territoire, donnant à l'immigration des airs de colonisation.

54 % de la population anglaise, pourtant très tolérante, reconnaît éprouver un malaise devant ce phénomène brutal et rapide qui remet en cause son identité, au moment même où l'immigration non communautaire, même anciennement établie, montre des signes de revendication, où le djihadisme devient un sujet de conversation récurrent et où enfin, les Britanniques prennent conscience que d'avoir cru aux bienfaits du laisser-faire et de la diversité était peut-être une erreur.

Cependant, ce malaise et le débat qui en découle conduisent l'opinion et la classe politique à revenir à l'essentiel : la recherche de solutions. La majorité s'accorde pour considérer que les solutions passent par une réforme de l'Europe.

David Cameron, qui est personnellement favorable au maintien du Royaume-Uni au sein de l'Union européenne et qui affiche un euroscepticisme de bon ton reflétant seulement le sentiment majoritaire de l'opinion, a dû régulièrement céder aux eurosceptiques de son parti (depuis le retrait du groupe PPE jusqu'à la promesse d'un référendum sur le maintien dans l'Union européenne annoncé en 2013).

Aujourd'hui, David Cameron maintient l'idée d'un référendum qui ferait suite à une renégociation avec Bruxelles sur les points suivants :

- renforcement du rôle des parlements nationaux dans le processus législatif ;

- diminution de l'activité législative et des excès bureaucratiques ;

- aménagement du principe de la libre circulation des personnes ;

- possibilité pour la police et la justice britannique de protéger les citoyens sans interférences inutiles de l'Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l'homme ;

- création de nouveaux mécanismes pour empêcher de nouveaux phénomènes migratoires trop importants ;

- renoncement - au moins pour le Royaume-Uni - au principe d'une « union toujours plus étroite ».

L'attitude de l'actuel Premier ministre ne saurait toutefois être simplement analysée comme la conséquence d'un équilibre politique menacé par l'aile la plus eurosceptique de son parti. En réalité, il apparaît que les demandes de David Cameron sont une position de compromis et qu'elles sont soutenues par les trois grands partis de gouvernement. Il est même probable aujourd'hui que si le Labour accédait au pouvoir, il organiserait, sous la pression de l'opinion, le référendum promis par David Cameron, même si le leader travailliste soutient aujourd'hui le contraire.

En effet, les Travaillistes appellent eux aussi de leurs voeux des réformes de l'Union. Aussi faut-il garder en mémoire qu'il existe un consensus britannique sur les questions européennes qui s'étend de la suppression du siège strasbourgeois du Parlement européen à la suppression de la PAC en passant par une redéfinition du principe de la libre circulation des personnes.

Il n'est pas faux de dire qu'il existe un euroscepticisme général et bien ancré chez les Britanniques, mais ce sentiment est insuffisant pour remettre en cause la place du Royaume Uni dans l'Union. Seule une accumulation de graves phénomènes exogènes pourrait conduire à une rupture. À l'heure actuelle, les aspects conjoncturels du sentiment anti-européen ne constituent pas une menace déterminante. Au fond d'eux-mêmes, les Britanniques aspirent à une place spéciale au sein de l'Union européenne qui traduirait leur irréductible et insoumise insularité.

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