B. DES ENJEUX ÉCONOMIQUES SUSCITANT UN REGAIN D'INTÉRÊT POUR L'ARCTIQUE

Les phénomènes physiques précédemment décrits augurent de bouleversements économiques et géopolitiques, à une échéance qui demeure toutefois incertaine. Le développement de l'Arctique n'est pas sans risque. Ce milieu demeure hostile et peu préparé à affronter les conséquences d'un développement économique rapide.

L'Arctique ressuscite le mythe de la « nouvelle frontière ». Le réchauffement pourrait en effet faciliter l'accès à des ressources géologiques et biologiques abondantes et jusque-là inaccessibles.

1. Les bouleversements de la pêche

Des migrations d'espèces, probablement provoquées par le réchauffement, sont d'ores et déjà observées. Du maquereau a, par exemple, été récemment pêché aux Svalbard, alors qu'il n'y était auparavant pas présent.

La distribution des espèces en Atlantique nord et en Arctique pourrait être bouleversée par le dérèglement climatique. Des adaptations des accords de pêche existants et la conclusion de nouveaux accords, dans les régions qui en sont pour le moment dépourvues, pourraient devenir nécessaires. Les litiges existant sur les délimitations maritimes (voir ci-après) risquent de rendre ce processus d'adaptation plus complexe.

Modifications possibles de la distribution des ressources halieutiques en Europe du nord

Source : Institut polaire norvégien

Lecture : herring = hareng ; cod = morue ; capelin = capelan ; mackerel = maquereau ; anchovy = anchois

Deux autres facteurs sont susceptibles de bouleverser l'activité de pêche dans le Grand nord :

- d'une part, le recul des glaces, puisque l'océan Arctique pourrait être librement accessible à la fin de l'été, y compris dans sa portion centrale, d'ici à 2050 ;

- d'autre part, le déclin des stocks de poisson dans les autres régions de l'hémisphère nord, qui pourrait inciter les pêcheurs à développer leur activité en direction du Nord.

Se pose, en premier lieu, la question de la création de mécanismes internationaux de gestion des pêches en zone de haute mer, au-delà des zones économiques exclusives des États côtiers. Cette partie de l'océan Arctique n'est en effet que très partiellement couverte par les organisations régionales de gestion de la pêche de l'Atlantique nord existantes, notamment la Commission des pêches de l'Atlantique du Nord-Est (NEAFC 148 ( * ) ) et l'Organisation des pêches de l'Atlantique du Nord-Ouest (NAFO 149 ( * ) ). Cette dernière organisation couvre environ un dixième de l'océan Arctique central. La pêche arctique pourrait être gérée par une organisation régionale spécifique, ou par extension du champ géographique des organisations existantes, à condition de développer la recherche scientifique sur les stocks de poissons et le fonctionnement des écosystèmes marins du Grand nord, indispensable à la définition de taux admissibles de capture.

Les cinq pays riverains du Haut-Arctique (Canada, Danemark au nom du Groenland, Norvège, Russie, États-Unis) ont signé, le 16 juillet 2015, une déclaration sur la prévention de la pêche non régulée en haute mer dans l'Arctique central, interdisant la pêche dans les zones de haute mer de l'océan Arctique, tant que des mécanismes de gestion des pêches, conformes aux standards internationaux dans ce domaine, n'auront pas été mis en place pour cette région. La déclaration adoptée prévoit l'élaboration d'un programme commun de recherche scientifique. Elle invite, en outre, l'ensemble des pays intéressés à souscrire des engagements analogues à ceux des cinq pays riverains, afin de prévenir tout développement non régulé des activités de pêche dans les eaux internationales de l'océan Arctique.

Dans l'attente du développement de la recherche scientifique sur les ressources halieutiques et leur évolution en réponse au changement climatique, cette interdiction de la pêche en haute mer dans le Grand nord doit être soutenue par l'ensemble de la communauté internationale.

Une gestion prudente et coopérative de la pêche dans les zones économiques exclusives doit également être encouragée. En l'absence de connaissances scientifiques suffisantes, les États-Unis ont, par exemple, décidé d'interdire la pêche dans leur ZEE située au nord du détroit de Béring depuis 2009.

Par ailleurs, une coopération bilatérale étroite existe entre la Norvège et la Russie en mer de Barents depuis 1976. Le développement de ce type de coopérations bilatérales, qui est souhaitable, nécessite la résolution des litiges persistants ; en l'espèce, entre la Norvège et la Russie, des divergences demeurent sur l'interprétation du traité du Svalbard.

2. L'extension des terres arables

Le dégel du pergélisol pourrait libérer des terres pour des activités agricoles, notamment en Sibérie orientale. Il favorisera l'implantation de cultures jusqu'alors plus méridionales, et pourrait augmenter la productivité des terres arables.

Cette évolution risque de susciter l'intérêt de pays voisins, et ce d'autant plus que le dérèglement climatique provoquera des phénomènes de sécheresse, notamment en Chine, où la pression sur les terres agricoles est forte.

L'immigration chinoise en Russie orientale est ancienne. Après avoir démarré dans les années 1860 150 ( * ) , elle s'est interrompue pendant la période soviétique, avant de reprendre après la dislocation de l'URSS. Cette immigration est la conséquence d'un fort écart de dynamisme démographique entre régions voisines de la Russie et de la Chine, la population active de l'Extrême-Orient russe étant en forte décroissance.

L'accès aux terres agricoles est l'un des enjeux de cette immigration chinoise en Russie, alors que la Chine manque de terres cultivables. Illustrant la politique d'investissement chinoise dans les terres agricoles à l'étranger, un accord signé en mai 2015, permet la location par la Russie à la Chine de 150 000 hectares de terres agricoles en Sibérie orientale, pour une durée de 49 ans.

3. Hydrocarbures et minerais : le risque d'une fuite en avant ?

La concurrence pour l'appropriation des ressources de l'Arctique concerne aussi les hydrocarbures et minerais, que le réchauffement pourrait rendre plus accessible.

L'exploitation des ressources arctiques n'est pas nouvelle, notamment en Alaska et en Sibérie occidentale (mers de Barents et de Kara, péninsule de Yamal). Il existe actuellement 400 gisements actifs de pétrole et gaz dans cette zone, également riche en minerais.

Les ressources minières et énergétiques de l'Arctique

Source : Eric Canobbio, Mondes arctiques. Miroirs de la mondialisation (La Documentation Française)

D'après les estimations de l'US Geological Survey (USGS) 151 ( * ) , fondées sur des modèles, et non sur des travaux d'exploration effectifs, 22 % des ressources de gaz et de pétrole conventionnels, restant à découvrir, pourraient provenir de gisements situés au nord du cercle polaire. Cette proportion s'élèverait à 29 % pour les réserves de gaz et à 10 % pour les réserves de pétrole. Total évalue cette proportion moyenne (pétrole et gaz) à 15 %.

Une large partie des ressources de l'Arctique demeure en effet inexplorée, notamment en mer. Environ 84 % des ressources à découvrir de pétrole et de gaz seraient situées offshore .

Depuis les années 2000, la fonte de la banquise et la hausse du cours des matières premières ont relancé les perspectives d'exploitation de ces ressources, avant que la « révolution » des hydrocarbures non conventionnels (gaz et pétrole de schiste) ne vienne capter les investissements et faire baisser les prix.

L'exploitation des ressources de l'Arctique demeure complexe, risquée et donc coûteuse. Le réchauffement climatique rend la météorologie plus imprévisible, déstabilise les infrastructures telles que ports, plateformes et pipelines, en raison de la fonte du pergélisol, et réduit la période de praticabilité des routes de neige et de glace pour le transport. Cette situation complique considérablement la logistique des projets d'exploration ou d'exploitation. La rentabilité économique des gisements d'hydrocarbures dans le Grand Nord est sujette à caution.

Sur le site de Goliat, qui sera exploité par ENI, dans les eaux norvégiennes de la mer de Barents, le coût d'extraction du baril de pétrole est estimé à 110 dollars le baril. Seuls des cours élevés des matières premières pourraient, à l'avenir, encourager les entreprises, à se lancer dans de tels projets.

L'exploitation des ressources de l'Arctique pourrait, par ailleurs, être encouragée par le développement du transport maritime dans cette région.

4. L'ouverture des « routes du Nord » entre Atlantique et Pacifique ?

Depuis 500 ans, la recherche de routes plus courtes entre l'Europe et l'Asie a laissé une place marginale aux routes du Grand nord. Celles-ci sont demeurées des lieux d'exploration, plutôt que de commerce, depuis la découverte des passages maritimes, franchis pour la première fois par le Suédois Adolf Erik Nordenskjöld pour le passage du Nord-Est (1879), et par le Norvégien Roald Amundsen pour le passage du Nord-Ouest (1906).

Le recul de la glace est-il susceptible de transformer ces routes en grands axes de navigation ? Ce qui est envisagé, en tout état de cause, c'est l'augmentation de la durée de la saison navigable, qui pourrait passer de deux à trois, voire cinq mois sur une partie de l'océan Arctique, et non pas la perspective de routes ouvertes toute l'année. Le transport maritime en milieu extrême requiert des équipements particuliers et est très consommateur de carburant, ce qui implique un coût susceptible d'annuler le gain résultant du raccourcissement du trajet. Le transport international de marchandises tolère mal les retards et les changements de routes et de logistique au cours de l'année. Les routes du nord permettent peu d'escales propices à des chargements et déchargements intermédiaires de marchandises.

Bien qu'incertaine, la perspective d'un développement à plus ou moins long terme des routes du Nord conduit les États riverains, notamment le Canada et la Russie, à réaffirmer leur souveraineté sur ces eaux. Le recul des glaces permettrait notamment à la Russie d'affirmer son statut de puissance océanique, de soutenir le développement économique de la Sibérie, alors que plusieurs grands fleuves sibériens (Ob, Iénisseï, Léna) débouchent sur l'océan Arctique et que plusieurs agglomérations sont implantées à proximité du passage du Nord (Mourmansk, Archangelsk), ce qui n'est pas le cas au Canada où il n'existe pas de gros centres urbains et industriels à proximité du passage du Nord-Ouest.

Pour le Canada, il s'agit d'affirmer sa souveraineté sur le passage du Nord-Ouest, alors que les États-Unis revendiquent un statut international pour ces routes.

Enfin, pour le Groenland, le développement du commerce, en complément de l'exploitation de ressources naturelles, revêt une importance particulière dans la perspective de son indépendance du Danemark.

Les routes maritimes arctiques

Source : The Arctic Institute

Le développement des routes du nord intéresse l'ensemble de l'hémisphère nord, au-delà des seuls États riverains, puisque ces routes réduisent considérablement les distances entre les grands ports d'Europe, d'Amérique du Nord et d'Asie, par rapport aux routes des canaux de Suez et de Panama.

Par la route du nord-est, Hambourg est, par exemple, à 13 000 km de Tokyo, contre 21 000 km par le canal de Suez, soit un gain de 8000 km.

Une route libre de glace vers l'Asie ?

Source : ministère de la Défense norvégien (d'après Der Spiegel)

Le trafic maritime a, de fait, connu une augmentation au cours des années récentes, mais cette augmentation reste timide 152 ( * ) .

Au cours de l'année 2013 :

- 2 navires commerciaux sont passés par le passage du Nord-Ouest ;

- la Russie a déclaré 71 passages par la Route du Nord-Est. Encore ce dernier chiffre inclue-t-il des navires à destination des villes du Nord de la Russie, c'est-à-dire du trafic de destination et non de transit.

Le trafic a toutefois diminué en 2014, avec 53 navires ayant emprunté le passage du Nord-Est, dont 22 sur seulement une partie de cette route. Cette baisse pourrait être la conséquence, d'une part, de la reformation de la banquise après le minimum atteint en 2012, d'autre part, des sanctions prises contre la Russie et, enfin, de la diminution des prix du pétrole 153 ( * ) . Des sondages menés auprès de compagnies maritimes montrent qu'elles sont peu intéressées par le transit dans ces zones 154 ( * ) , y compris les compagnies chinoises 155 ( * ) . L'année 2014 a toutefois vu, pour la première fois, un navire commercial traverser le passage du Nord-Ouest sans accompagnement par un brise-glaces, à l'aide de drones.

Le trafic par la route maritime du nord de la Russie demeure aujourd'hui très inférieur à ce qu'il fut à l'époque de l'Union soviétique, et notamment à son maximum de 1987, ce qui suggère que les évolutions actuelles résultent au moins partiellement d'un effet de rattrapage.


* 148 North East Atlantic Fisheries Commission.

* 149 Northwest Atlantic Fisheries Organization.

* 150 Olga Alexeeva, « La circulation migratoire des Chinois dans l'Extrême-Orient russe », Perspectives chinoises, 2008.

* 151 Circum-Arctic Resource Appraisal : Estimates of undiscovered oil and gas north of the Arctic circle (USGS, 2008).

* 152 La géopolitique de l'Arctique : sous le signe de la coopération, par Frédéric Lasserre, CERISCOPE Environnement, 2014.

* 153 New-York Times, 5 janvier 2015.

* 154 « Polar super seaways ? Maritime transport in the Arctic : an analysis of shipowners' intentions », F. Lasserre et S. Pelletier, Journal of Transport Geography (2011).

* 155 L. Huang et F. Lasserre (2013).

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