III. RÉUNION DU JEUDI 4 JUIN 2015

A. AUDITION DE M. LOÏC AUBOUIN, DIRECTEUR JURIDIQUE DE BOUYGUES CONSTRUCTION

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Nous poursuivons les auditions de la mission commune d'information sur la commande publique avec M. Loïc Aubouin, directeur juridique de Bouygues Construction. Nos travaux s'organisent en deux temps. Jusqu'à la mi-juin, nous nous concentrerons sur la transposition des trois directives du 26 février 2014, et en particulier des deux directives sur les marchés. Puis, jusqu'à la fin septembre, nous élargirons notre réflexion en nous intéressant à l'accès des PME à la commande publique et aux modalités organisationnelles de celle-ci.

Notre questionnement est économique et politique plus que juridique, même si la commission des lois est représentée au sein de la MCI. Nous ne souhaitons pas réécrire le code des marchés publics ! Comment la commande publique peut-elle participer à un meilleur fonctionnement de l'économie française ? Comment peut-elle être améliorée dans ce but, soit en facilitant la participation des PME, soit en encourageant la conquête par les « majors » françaises de parts de marché en Europe ?

Notre approche est pratique et ouverte. Nous vous demandons une contribution très libre sur ce qui pourrait être amélioré pour que notre pays soit plus efficace, plus opérationnel.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Présentez-nous votre entreprise, avant de répondre à une série de questions précises : est-il plus facile de répondre à un marché public qu'à un marché privé ? Quel est le surcoût de la commande publique ? Comme donneur d'ordres, quels sont vos critères de choix de TPE ou de PME et quels sont vos liens avec elles ? Quelle est votre attitude vis-à-vis des entreprises de sous-traitance employant des travailleurs détachés, ce qui pourrait s'apparenter à une offre anormalement basse ?

M. Loïc Aubouin, directeur juridique de Bouygues Construction . - Ces sujets importants nous préoccupent quotidiennement. Le groupe Bouygues Construction réunit toutes les entreprises de construction du groupe Bouygues, sauf le secteur des routes, à la charge de Colas, et la promotion immobilière, domaine de Bouygues Immobilier. Le chiffre d'affaires, de 11,7 milliards d'euros, est réparti entre la France, à 49%, en stagnation, et l'international, à 51%, en hausse. Les zones très actives en matière de bâtiment et travaux publics (BTP) sont l'Europe, hormis la France, et principalement le Royaume-Uni et la Suisse, et l'Asie-Pacifique, où la croissance peut atteindre 8 à 10%. Des opérations immobilières très importantes se déroulent en ce moment à Londres, où, comme en Suisse, notre implantation est pérenne. À l'international, nous travaillons surtout sur de grands projets d'infrastructures, tels que des autoroutes en Australie - les perspectives y sont intéressantes -, alors qu'en France, les projets peuvent être bien plus petits, qu'il s'agisse de marchés publics ou de contrats de partenariat. Nos filiales, spécialisées en bâtiment, en travaux publics ou en maintenance, telles que Bouygues Bâtiment Ile-de-France ou Bouygues Énergies et Services, emploient 53 500 collaborateurs dans le monde.

Il est difficile de répondre à votre question, monsieur le rapporteur, sur la simplicité comparée des marchés publics et privés. Les modes de dévolution des marchés publics dépendent du type de contrat. Nous maîtrisons très bien les procédures simples qui peuvent être assez rapides et n'entraînent pas nécessairement des coûts plus importants que le privé. Les contrats de partenariat, comme dans le cas du tribunal de grande instance de Paris, ou les délégations de service public peuvent se révéler bien plus compliqués et onéreux, y compris pour de petites opérations, c'est-à-dire portant sur moins de 30 ou 50 millions d'euros d'investissement, comme des universités ou la cité municipale de Bordeaux - et ce, quel que soit le mode de dévolution. La phase de développement, précédant l'attribution, peut être très coûteuse. Nous devons mener des études préalables très abouties, ce qui représente une prise de risque pour l'entreprise.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - N'existe-t-il aucune convergence entre les procédures publiques et privées ? N'est-ce pas la même mécanique pour les études préalables ?

M. Loïc Aubouin . - Dans le privé, la phase de développement très détaillée a lieu après l'attribution et non avant. L'entreprise est assurée de récupérer ses frais de développement. Or dans certaines commandes publiques, le développement peut être très important : le ministère de la défense demande plusieurs projets architecturaux à chaque candidat.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Vous avez dit être très présent en Suisse et au Royaume-Uni. Quelle est la différence avec nos procédures de marchés publics ?

M. Loïc Aubouin . - La pratique de la commande publique anglaise est très standardisée. Nombre de contrats sont consultables par tous. La standardisation rend la matrice de risques toujours identique. Les collectivités s'appuient sur une trame de contrats standardisées et tout se joue plutôt sur des critères de performance.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Est-ce un facteur de simplification ?

M. Loïc Aubouin . - Oui, puisque nous connaissons la répartition des risques grâce à cette pratique uniforme. En France, les disparités sont très grandes selon les ministères et les collectivités territoriales, notamment sur les conditions en cas d'annulation des contrats. Il faut s'adapter à cette diversité qui se ressent lors des appels d'offres. Certaines collectivités retiennent trois candidats à l'issue d'une offre préliminaire, puis engagent le dialogue compétitif, trois « tunnels » de négociation étanches. Le risque est alors pour nous que la collectivité cherche à synthétiser les points positifs des trois offres. D'autres réunissent tous les candidats autour d'un même projet, l'offre finale portant sur un projet identique. Ces particularités nous empêchent de standardiser nos réponses. Le business model varie sans cesse.

Les recours représentent une difficulté, en France. Le Conseil constitutionnel a voulu réserver les partenariats public privé (PPP) à des cas exceptionnels, obéissant à certains critères. C'est un formidable nid à contentieux, la pertinence des critères et leur respect étant toujours contestés. Les contentieux, postérieurs à l'attribution des contrats dans la pratique, posent aussi des problèmes aux banques assurant le financement de ces contrats potentiellement remis en cause. Ils soulèvent aussi la question de l'indemnisation.

Le juge administratif a ainsi annulé les contrats que nous avions signés, pour la cité municipale de Bordeaux comme pour des centres d'entretien et d'intervention des routes, après la réception des bâtiments. L'exploitation et la maintenance prévues dans le partenariat posent problème pour les sociétés qui devaient s'en charger, mais aussi pour le client public.

Les pratiques d'indemnisation varient fortement, ce qui induit des risques différents. Dans le meilleur des cas, nous signons des accords autonomes d'indemnisation. En effet, si le contrat est annulé, la clause d'indemnisation qu'il comporte en est-elle divisible ? L'indemnisation doit pouvoir être traitée séparément en cas de contentieux afin que les partenaires privés aient une visibilité.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Lorsque l'on parle de simplification, vous évoquez essentiellement la standardisation. Quelles sont les autres voies ?

M. Loïc Aubouin . - La réduction des délais de consultation serait une amélioration. Six ou douze mois de dialogue compétitif représentent déjà un coût pour nous, il est encore plus lourd pour des sociétés plus petites.

Une autre simplification serait d'autoriser les recours jusqu'à la dévolution du contrat, non après. Dans le cas du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, les requérants, des associations d'avocats, contestaient la décision politique du déménagement dans le quartier des Batignolles, dont nous ne sommes bien sûr pas responsables. Mais le seul acte attaquable était le contrat ! Une possibilité de recours dans les deux mois à compter de l'avis d'appel d'offres purgerait les opérations d'un certain nombre de risques. Or, le partage des risques est souvent le point d'achoppement lors des négociations.

La standardisation représente un facteur de simplification, mais tout dépend du standard... L'avantage est que l'on connaît à l'avance la matrice des risques. Le Royaume-Uni s'appuie sur l'idée simple : la personne la plus à même de maîtriser un risque doit le prendre en charge. Les risques financiers doivent être assumés par les banques, et les risques de construction par le constructeur, tandis que la personne publique doit assumer le choix du mode de dévolution du marché. Certains contrats établis dans le cadre du plan Campus imposent au partenaire privé d'assumer le risque d'un changement législatif de la fiscalité. Cela lui est extrêmement difficile. Si l'État lui-même ne se sent pas capable d'assumer ce risque-là, les partenaires privés le seront encore moins. Il en va de même pour les banques, qui ne souhaitent pas prendre de risque sur les taux d'intérêt ! Sans aller jusqu'à une standardisation complète comme au Royaume-Uni, la fixation d'une matrice des risques pourrait améliorer l'accès à la commande publique.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Qu'en est-il des sous-traitants ?

M. Loïc Aubouin . - Nous sous-traitons une grande partie de nos activités à des petites et moyennes entreprises (PME) en essayant de privilégier le réseau local. La part de sous-traitance à des PME est souvent imposée dans le contrat. Nous ne rencontrons pas de problème particulier, si ce n'est le travail illégal. Nous nous montrons intraitables vis-à-vis des sous-traitants qui ne respecteraient pas les règles. La loi Savary fait peser des responsabilités très lourdes sur les donneurs d'ordre.

M. Daniel Raoul . - C'est normal !

M. Loïc Aubouin . - En effet. Cela nous conduit à nous montrer très vigilants dans la sélection des sous-traitants, certains n'étant pas suffisamment rigoureux dans l'embauche de leurs salariés. La situation se complique encore lorsque les sous-traitants sont étrangers, l'application des directives européennes sur les travailleurs détachés suscitant des débats juridiques.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Combien de niveaux de sous-traitance pratiquez-vous ?

M. Loïc Aubouin . - Nous n'acceptons généralement pas plus de deux niveaux de sous-traitance, parfois trois. Les difficultés naissent des grandes chaînes de sous-traitance où nous perdons peu à peu le contrôle. Nous menons des audits sur nos propres chantiers.

M. Éric Doligé, président . - On a évoqué les marchés classiques, sans problèmes majeurs, et les partenariats, pour lesquels les difficultés sont la fiabilité et le risque de recours. Vous avez évoqué la prise en compte du risque législatif ou fiscal. Il est dangereux que l'État reporte ce risque sur son partenaire. Traitera-t-on ces problèmes dans la réforme de la commande publique ? Parviendra-t-on à la simplifier ?

L'objectif est de limiter les contrats de partenariat aux commandes compliquées, mais on risque alors de rencontrer encore plus de difficultés. Quelle est votre vision de l'avenir de ce système de commande ? Si un retard de livraison est lié à un problème chez le commanditaire public, parvenez-vous à le faire reconnaître ? Se dirige-t-on vers une ouverture et une simplification, ou vers une contrainte plus forte avec des montants plus importants ? Sur le dossier du TGI, une sortie élégante est-elle envisageable ? Doit-on se préparer à un problème majeur ?

M. Loïc Aubouin . - Le recours contre le TGI de Paris a été introduit juste après la signature du contrat. Les juridictions administratives ont été très diligentes. Le traitement de l'affaire, jusqu'au Conseil d'État, a duré environ un an, ce qui a reporté d'autant les travaux. Le retard a été préjudiciable à l'entreprise, en raison de la démobilisation du personnel, mais surtout à la personne publique, en l'occurrence le ministère de la justice, qui attend son bâtiment.

L'immeuble de la cité municipale de Bordeaux a été livré en juillet 2014, avant l'annulation du contrat de partenariat fin 2014 et l'injonction à la personne publique de résilier le contrat. Dans un cas pareil, il est extrêmement compliqué de s'en sortir élégamment. Nous avons demandé le sursis à exécution. Nous pourrions recevoir une indemnisation pour la construction. Il sera délicat pour la mairie de Bordeaux de gérer des installations de performance énergétique, très techniques, si le contrat de partenariat est résilié. Elle devra soit relancer un appel d'offres, sur lequel nous pourrions avoir un avantage sur nos concurrents en tant que concepteurs et constructeurs, soit laisser le bâtiment se détériorer.

M. Daniel Raoul . - Aurez-vous recours sur certains projets à des sociétés d'économie mixte à opération unique (Semop), c'est-à-dire des partenariats à gouvernance publique, palliant les inconvénients des PPP ? La procédure d'appel d'offres initiale ne comptera plus qu'une étape, depuis la construction jusqu'à la gestion. Si cet outil avait existé dans le passé, avant la proposition de loi sur les Semop que j'ai présentée avec Jean-Léonce Dupont, j'aurais choisi cette forme juridique pour l'usine de traitement des déchets de mon territoire... Est-ce plus compliqué ou plus simple que le PPP pour vous ? Quels sont les risques pour les collectivités et pour l'opérateur ?

M. Loïc Aubouin . - À ma connaissance, nous n'avons pas de projets de ce type, ou alors ils n'ont pas posé de problème. La gestion publique donne aux collectivités territoriales le contrôle, par exemple, des tarifs, ce qui est intéressant pour elles - en ce qui nous concerne, nous ne répondons pas à ce type de consultation. Le contrôle, cependant, est tout aussi rigoureux lorsque la personne publique fixe des objectifs de performance.

M. Daniel Raoul . - Certains stades en PPP, comme celui du Mans, ont donné lieu à des dérapages.

M. Loïc Aubouin . - Il est évident que des difficultés peuvent apparaître. Je comprends que vous préfériez être associés à la gouvernance d'un ouvrage.

M. Daniel Raoul . - C'est une question de suivi.

M. Loïc Aubouin . - Les outils contractuels existants permettent déjà un suivi rigoureux. La grande attention d'un maître d'ouvrage remplace avantageusement une gouvernance intégrée.

M. Daniel Raoul . - Le match de la gouvernance intégrée se jouera entre les services juridiques de la collectivité territoriale et ceux de l'opérateur.

M. Loïc Aubouin . - Ce type de partenariat n'est sans doute pas adapté aux petites structures.

M. Daniel Raoul . - Les grands opérateurs ne s'intéresseront pas aux Semop, mais aux plus grands marchés. Des contrats de maintenance et de gestion sur trente ans se justifient pour des montants de 30 à 40 millions d'euros au minimum. D'autres procédures plus simples existent pour les plus petits contrats.

M. Éric Doligé, président . - Quel est votre avis sur la transposition des directives en France : peut-elle être simplifiée ? Pourrait-on rester plus près du texte européen ?

M. Loïc Aubouin . - Plus la règlementation nationale s'en rapproche, mieux nous nous portons car nous travaillons dans de nombreux pays européens. Une législation unifiée est préférable pour nous.

M. Éric Doligé, président . - Sur quels points s'en écarterait-on le plus ?

M. Loïc Aubouin . - Trop de contraintes imposées au maître d'ouvrage dans sa conduite de l'appel d'offre seraient dommageables, tout comme une limitation de la possibilité pour l'opérateur de répondre à tous les lots - l'offre peut être économiquement plus avantageuse si elle est globale.

M. Éric Doligé, président . - Vous pensez aux allotissements ?

M. Loïc Aubouin . - Oui. La France a tendance à ajouter des exemptions ou des limitations. Sur les allotissements, nous avons transmis en début d'année nos commentaires sur les projets de transposition, comme sur les contrats de partenariat.

M. Didier Mandelli . - Quelle est la part du public et celle du privé dans la portion nationale de votre chiffre d'affaires et quelles sont vos projections ? Avez-vous des signes encourageants sur la part du public ?

M. Loïc Aubouin . - La part du public est d'environ 47%. Je ne pourrais vous indiquer précisément ici la répartition entre l'État et les collectivités. Nos perspectives sont plutôt à la baisse, du fait du recul de l'investissement public en France. Notre chiffre d'affaires national a du reste légèrement baissé, de 1%, en 2014.

M. Martial Bourquin, rapporteur . - Merci.

Page mise à jour le

Partager cette page