B. AUDITION DE M. ANTONY TAILLEFAIT, PROFESSEUR DE DROIT ET DE FINANCES PUBLICS À L'UNIVERSITÉ D'ANGERS

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Cette mission commune d'information a pour but d'étudier les améliorations possibles à apporter aux procédures de commande publique, selon trois critères : faire plus simple et voir s'il existe un « réservoir » de simplification ; faire moins cher, et évaluer le coût éventuel de la procédure démocratique qui garantit le libre accès, la transparence, la lutte contre la corruption, par rapport aux pratiques d'achat des entreprises privées ; améliorer l'accès aux PME, préoccupation particulière de notre rapporteur Martial Bourquin.

Notre approche n'est pas uniquement juridique - loin de nous l'ambition de réécrire les textes - mais plutôt politique et économique. Nous disposons d'une fenêtre de tir jusqu'au 15 juin pour faire des propositions au gouvernement sur les projets de transposition des directives sur les marchés publics ; nous pourrons ensuite élargir la réflexion jusqu'à fin septembre, notamment sur le sujet des concessions.

Vous pouvez vous exprimer en toute liberté et émettre toute proposition qui vous paraitrait pertinente, par exemple sur d'autres formes d'achat public liés à l'innovation. Y a-t-il eu des occasions ratées ? Quels sont les freins en matière de groupements d'achat et de mutualisation ? Comment améliorer notre efficacité, sachant que notre pays compte 130 000 entités adjudicatrices, soit la moitié du total de l'Union européenne ?

M. Antony Taillefait, professeur de droit et de finances publics à l'université d'Angers . - Le droit des contrats publics ne concerne pas seulement les commandes publiques et va enfler avec la transposition des deux directives sur les secteurs classique et spéciaux. C'est une matière technique, dont les règles évoluent rapidement ; ces modifications sont parfois considérées comme des détails, alors qu'elles ont un effet d'onde, qui désoriente le citoyen ou les élus. J'étais récemment à l'université autonome de Barcelone pour un séminaire sur les conventions d'occupation du domaine public, dont certaines vont basculer dans le champ de la commande publique avec la transposition des directives : nos collègues européens sont eux aussi préoccupés.

Les deux directives Marchés comportent des adaptations techniques intéressantes. Elles multiplient les objectifs assignés à l'achat public et oblige à les concilier, ce qui introduit un assouplissement dans l'interprétation et la mise en oeuvre des textes. Ces transformations auront sans doute un effet d'onde sur le droit des contrats publics. À la différence de certains de mes collègues, j'estime que la transposition des directives ne devrait pas remettre en cause notre classification des contrats publics. Nous n'avons pas besoin de faire exploser notre droit des contrats publics en faisant un copier-coller du droit européen.

Les directives apportent de nombreuses adaptations techniques sur les règles de passation ou d'exécution des marchés publics, qui seront facilement intégrées en droit interne. Parmi les innovations intéressantes, citons la procédure concurrentielle avec négociation pour la passation des marchés publics, avec une amélioration du cahier des charges en cours de sélection des candidats et des effets sur les prix, ce qui répond à vos préoccupations. Des innovations sont aussi possibles en matière de dématérialisation.

L'exécution du régime des avenants est améliorée sans grand changement mais la question des cessions de contrats, auparavant plutôt maîtrisée par notre jurisprudence, le sera à l'avenir par les textes communautaires.

La directive brasse généreusement une mixité d'objectifs et de principes de l'achat public. Alors que la législation européenne visait précédemment essentiellement l'ouverture du marché intérieur, assurée par le principe de concurrence, la directive marchés « secteurs classiques » place les objectifs environnementaux et sociétaux et la bonne utilisation des deniers publics au même niveau. Ainsi, la conciliation rogne la portée des principes de publicité et de transparence, et la liberté de gestion des autorités publiques est réaffirmée solennellement par le droit européen. Le préambule de la directive admet l'existence de traditions nationales en matière de marchés publics, de pratiques et d'expériences propres. Bref, en forçant un peu le trait, on dira que la technique des achats publics n'est plus totalement saisie par un ensemble de règles d'inspiration communautaire, et qu'il est possible d'adapter les pratiques.

Les règles européennes concilient des objectifs de niveau comparable. Les nouvelles directives allègent les seuils pour les services sociaux ou spéciaux, et permettent de réserver des marchés à des organisations chargées d'un service public, tout en les encadrant, avec une place dérogatoire pour la négociation dans le cahier des charges des marchés publics. Dans la même veine, lorsqu'il est nécessaire de procéder à une modification substantielle du contenu du marché en cours d'exécution, il fallait précédemment refaire le marché, avec appel public à concurrence. Avec la directive « secteurs classique », la modification substantielle l'est moins qu'auparavant, ce qui devrait permettre d'adapter le cahier des charges.

On avance donc. Il faudra sans doute aller plus loin. J'ai le sentiment que les rédacteurs des directives se défient moins des autorités publiques et administratives qu'auparavant. Ils admettent que le pouvoir adjudicateur peut, même après un appel public à concurrence, améliorer le document pour améliorer l'exécution du contrat, voire le prix. La conciliation des objectifs de l'achat public alimentera les travaux des praticiens et de la jurisprudence, ce qui aura une incidence sur la passation des marchés publics.

Difficile de mesurer l'efficacité de la législation européenne car seul un faible pourcentage des marchés publics nationaux est attribué à des entreprises d'autres États-membres : selon un rapport de la Commission européenne de 2011, les marchés transfrontaliers directs représentent 1,6 % des attributions de marchés dans toute l'Union, en volume financier et en nombre d'entreprises.

La transposition des directives ne devrait pas, à mon sens, remettre en cause les catégories de contrats publics. Le droit interne est devenu un droit des contrats publics spéciaux. Ceux-ci sont complexes et difficiles à distinguer les uns des autres - on est loin d'une classification à la Buffon ! Cela ne me gêne pas car les différentes catégories se recouvrent en partie ; dans le secteur privé, le droit civil et le droit commercial offrent également toute une palette de contrats et d'outils. Les techniques du privé ont été transposées dans le public avec l'adjonction de normes de droit public pour concilier intérêt général et efficacité économique.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Y a-t-il convergence entre les procédures d'achat public et d'achat privé ?

M. Antony Taillefait . - Sans ambages, oui. La sophistication est comparable même si des sujétions supplémentaires s'appliquent aux contrats publics. Le secteur privé a davantage développé l'analyse économique du droit, l'évaluation de l'efficacité et le chiffrage des procédures en cours, qui restent à inventer pour l'achat public. Nous pourrions nous inspirer de l'exemple anglo-saxon, où l'achat public se voit assigner des objectifs en matière de célérité de la procédure, de multiplicité de phases, de conditions d'exécution et de modification du contrat, tout cela ayant un coût. L'analyse économique est une information parmi d'autres, qui permet le chiffrage. Un économiste américain a ainsi élaboré des grilles d'analyse et de chiffrage du contrat, ce qui n'a pas été fait en France où l'approche est exclusivement juridique et protectrice, et non économique et managériale. Nous ne sommes pas plus en retard que l'Italie ou l'Espagne, mais devons former des spécialistes ayant une approche d'économiste du coût des marchés publics.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Dans le classement annuel des systèmes juridiques, le système français est jugé peu efficace. Le droit de la commande publique est-il un élément en faveur du droit anglo-saxon dans la compétition juridique ?

M. Antony Taillefait . - La comparaison des systèmes ne me semble pas appropriée car même si objectif poursuivi est le même, la place des collectivités publiques, les procédures et la notion d'intérêt général sont différents. Cela ne nous empêche pas de regarder les méthodes de nos voisins et d'engranger des informations. Plutôt qu'une compétition des droits, j'observe plutôt un syncrétisme ; sinon une hybridation, du moins une convergence : des travaux de juristes américains montrent comment notre droit des contrats les aide à améliorer la connaissance de la concurrence et à sauvegarder un certain nombre d'intérêts essentiels qu'ils appellent le bien commun.

Quels sont les différents types de contrats de partenariat existants ? Le partenariat public-privé (PPP) est le financement privé d'un équipement public, avec une maîtrise d'ouvrage privée à la naissance ou durant l'existence de l'équipement, voire une propriété privée. En France, les PPP sont considérés comme des formules contractuelles. Pourquoi avoir laissé subsister des contrats de PPP dits sectoriels après l'ordonnance de 2005 ? Ces contrats sectoriels sont en réalité des contrats inspirés du droit civil, des locations avec option d'achat, des marchés publics globaux, des baux emphytéotiques qui peuvent toujours perdurer. La question n'est pas tant la diversité des techniques contractuelles que les raisons du recours à ce type de contrats. Faut-il ajouter des conditions à ces contrats de PPP sectoriels ? La réponse est oui.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Quels outils nouveaux nous offre la transposition des directive, notamment avec les partenariats d'innovation ? Est-ce intéressant pour les acheteurs publics français ?

M. Antony Taillefait . - Les partenariats d'innovation sont une nouveauté. Ils ressemblent aux anciens marchés de définition. Sont prévues des phases successives, assez longues. De quel type d'innovation parle-t-on ? Il faudra une approche au cas par cas, en fonction des partenaires privés, de la recherche publique et de la recherche-développement, mais la question est surtout économique. Les partenariats d'innovation sont sans doute un bon instrument - si la recherche-développement retrouve du dynamisme. Toutefois, c'est surtout le besoin qui doit susciter l'instrument.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Historiquement, la France gère difficilement l'achat de services complexes - souvenez-vous du système informatique Louvois du ministère de la Défense, véritable catastrophe financière et humaine. Pourquoi de tels échecs de la commande publique dans notre pays ?

M. Antony Taillefait . - Le droit des contrats publics n'implique pas, dans le détail et au quotidien, une uniformisation des pratiques. Le service n'est jamais absolument identique aux quatre coins du pays car les besoins et l'urgence varient. Au quotidien, le praticien cherche des assouplissements dans les instruments qui lui sont prescrits. Plutôt qu'une approche uniformisante, mieux vaut laisser des marges d'appréciation et de formalisation au plus près de l'achat, ce qui de fait est le cas.

Comme élu local, je suis préoccupé par l'accès des PME à la commande publique, et je sais combien il est difficile d'expliquer à un chef d'entreprise local pourquoi il n'a pas été retenu. Toutefois, une politique préférentielle de type Small Business Act est incompatible avec les obligations résultant de l'accord international sur les marchés publics conclu dans le cadre de l'organisation mondiale du commerce (OMC). Si un régime particulier existe aux États-Unis, c'est qu'ils ont émis des réserves sur l'application de l'accord international, à la différence de l'Union européenne. L'Europe - et notamment l'Allemagne - hésite à émettre des réserves aux accords internationaux, à la différence des pays d'Amérique, ce qui explique que nous avancions très lentement.

En droit interne, l'allotissement est obligatoire pour améliorer l'accès des PME aux marchés publics, avec deux exceptions : en cas de marché de conception-réalisation ou de performance énergétique.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Est-ce une exception française ?

M. Antony Taillefait . - Oui, cela relève d'un choix français. Autre exception : lorsque le recours à l'allotissement a un effet potentiellement anti-concurrentiel, mais la jurisprudence n'est pas très claire sur ce critère d'évitement, qui mériterait d'être approfondi.

J'ai également exploré la piste des délais de paiement, qui sont souvent une manière de demander aux PME de faire des avances de trésorerie aux collectivités publiques.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - N'est-ce pas un lieu commun ? Les délais ont été fortement réduits...

M. Antony Taillefait . - Oui, le régime a beaucoup évolué. Le problème n'est pas tant le respect global du délai que l'appréciation de son point de départ, qui peut créer des délais masqués. Une collectivité peut prétexter une prestation incomplète pour ergoter sur la date de départ, ce qui sollicite la trésorerie de l'entreprise.

Il faudrait également revisiter la règle dite du service fait : pour certains marchés de fournitures, lorsque la facture définitive est envoyée à la collectivité, elle devrait être immédiatement réglée, à charge pour la collectivité de la contester ensuite pour récupérer d'éventuels indus.

L'article 14 de la loi du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie des entreprises a enfoncé un coin dans le droit public financier en autorisant les collectivités publiques à écarter le recours au comptable public pour recouvrer certaines recettes ou engager certaines dépenses publiques, lorsque cela est prévu dans un contrat public.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - En quoi est-ce un gain de compétitivité pour la collectivité ?

M. Antony Taillefait . - Cela permet d'accélérer l'exécution du contrat et le recouvrement de recettes publiques. D'où un gain en trésorerie. Je parle en tant qu'ancien comptable du Trésor...

M. Philippe Bonnecarrère, président . - La question du point de départ des délais relève-t-elle du droit français ou européen ?

M. Antony Taillefait . - La directive ne contient aucune norme nouvelle sur le sujet, qui reste à explorer.

J'ai présenté globalement le contentieux contractuel de la commande publique, mais la France a une position originale par rapport aux autres États de l'Union Européenne en raison de la multiplicité des juges compétents : le juge administratif, le juge judiciaire, le juge pénal, le juge de la concurrence, le juge communautaire, le juge constitutionnel peuvent être saisis selon les cas, et les voies de recours sont abondantes, notamment pour les tiers, à la différence du droit allemand. Il existe donc des marges de simplification.

L'office du juge administratif a fait évoluer le droit des contrats en se fondant sur la loyauté des relations contractuelles pour améliorer la stabilité des contrats, mais est-ce source d'économie des deniers publics ? Je ne sais.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Les élus ont le sentiment que le contentieux a explosé. Il y a eu des exemples marquants, mais en réalité, ces contentieux restent assez marginaux. Personnellement, je n'ai pas vécu de nombreux recours, et n'en ai jamais perdu.

M. Antony Taillefait . - Les professeurs de droit public ne sont peut-être pas étrangers à cette focalisation sur les contentieux...

Le droit administratif prend ses racines dans le droit des contrats administratifs qui s'est développé à la fin du XIX e siècle et au début du XX e siècle. Aujourd'hui, le Conseil d'État nous invite à imaginer une nouvelle théorie du contrat.

Il y a effectivement peu de recours. D'après une étude thématique, le Conseil d'État n'avait jugé en 2013 que 333 affaires relatives aux contrats publics, représentant seulement 3,4 % des contentieux. Cette proportion ne dépasse pas 3 % aux autres niveaux de la juridiction administrative, et est encore moindre pour ce qui est du volume financier, s'agissant souvent de petits contrats.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Le droit pénal français en matière de favoritisme, qui omet le caractère intentionnel, est-il exceptionnellement sévère ? La directive européenne conduit à légitimer le sourcing : l'acheteur public a presque le devoir de faire le tour les entreprises, d'avoir un contact avec le monde économique. Pour les élus, c'est traumatisant : on leur a appris à changer de trottoir à la simple vue d'un chef d'entreprise ! Est-il opportun, nécessaire, de modifier le droit pénal sur ce point ? Peut-on faire du sourcing sans tomber sous le coup du délit de favoritisme ? Nous devons y réfléchir à deux fois.

M. Antony Taillefait . - Vous avez déployé tout le raisonnement, monsieur le président ! Les principes du code pénal pour le délit de favoritisme  peuvent évoluer ; en Allemagne, les conditions sont moins strictes. Il conviendrait surtout de définir davantage ce qu'on entend par éléments non intentionnels et de fixer dans la loi des critères juridiques au lieu de laisser la jurisprudence dire la règle. Des propositions ont déjà été faites en ce sens, la difficulté est ailleurs. J'ai fait des propositions complémentaires plus techniques dans le document que je vous remettrai.

M. Georges Labazée . - Seuls 1,6 % de marchés font intervenir des entreprises d'autres États membres, dites-vous ; il s'agit bien uniquement de marchés publics ?

M. Antony Taillefait . - Je vous le confirme.

M. Georges Labazée . - Dans mon département, frontalier de l'Espagne, des entreprises espagnoles de BTP viennent, en toute légalité, prendre jusqu'à 25 % des marchés privés, notamment dans le secteur du logement.

M. Antony Taillefait . - Je comparais la sophistication de la législation communautaire par rapport à son objectif d'ouverture des marchés.

M. François Bonhomme . - En tant que praticien et élu local ...

M. Antony Taillefait . - Humble conseiller municipal et communautaire !

M. François Bonhomme . - ... vous sentez la double opposition entre le respect de la mise en concurrence et la pédagogie nécessaire envers les opérateurs économiques qui comprennent difficilement les contraintes auxquelles ils sont soumis alors que la collectivité territoriale en tire un bénéfice certain. On atteint la schizophrénie !

M. Antony Taillefait . - Je rappelle périodiquement aux entreprises locales que l'on ne peut pas comparer les marchés publics aux marchés privés : les objectifs et les sujétions sont différents. Le degré de sophistication est lié à la mise en forme juridique du respect de la concurrence. Cette approche presque religieuse de la concurrence ne laissait la place à aucun autre type d'objectif. La bonne gestion des deniers publics, le respect des traditions locales sont importants. Un certain nombre de contrats nécessiteraient des adaptations, davantage d'espace juridique. On ne peut pas aller jusqu'à régler la manière dont il faut saluer un chef d'entreprise. L'analyse doit se faire catégorie par catégorie de contrats.

M. Philippe Bonnecarrère, président . - Merci de nous avoir éclairés tant par votre expérience de terrain que par votre réflexion théorique. Vous nous avez ouvert des pistes opérationnelles et chiffrées. Nous retiendrons que les évolutions en cours sont de nature à diminuer la défiance vis-à-vis des autorités publiques. Après la période noire des années 1980 et 1990, on observe un effet de balancier, et on nous reproche aujourd'hui un manque de souplesse vis-à-vis des entreprises. Vous nous proposez de passer de la défiance à la confiance tant pour les pouvoirs adjudicateurs que pour les entreprises. C'est ainsi que nous consoliderons la maison France. Soyez remercié pour ce fil conducteur que vous nous livrez : un système de commande publique fonctionnant dans un climat de confiance.

Page mise à jour le

Partager cette page