N° 448

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Enregistré à la Présidence du Sénat le 9 mars 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur les femmes et les mineur-e-s victimes de la traite des êtres humains ,

Par Mmes Corinne BOUCHOUX, Hélène CONWAY-MOURET, Joëlle GARRIAUD-MAYLAM, Brigitte GONTHIER-MAURIN, Chantal JOUANNO et Mireille JOUVE,

Sénatrices.

(1) Cette délégation est composée de : Mme Chantal Jouanno, présidente , Mmes Corinne Bouchoux, Hélène Conway-Mouret, M. Roland Courteau, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Brigitte Gonthier-Maurin, M. Alain Gournac, Mmes Christiane Kammermann, Françoise Laborde, Michelle Meunier, M. Cyril Pellevat, vice-présidents ; M. Mathieu Darnaud, Mmes Jacky Deromedi, Danielle Michel, secrétaires ; Mmes Annick Billon, Maryvonne Blondin, Nicole Bonnefoy, M. Patrick Chaize, Mmes Laurence Cohen, Chantal Deseyne, M. Jean-Léonce Dupont, Mmes Anne Emery-Dumas, Dominique Estrosi Sassone, Corinne Féret, M. Alain Fouché, Mmes Catherine Génisson, Éliane Giraud, Sylvie Goy-Chavent, Christiane Hummel, Mireille Jouve, M. Marc Laménie, Mme Claudine Lepage, M. Didier Mandelli, Mmes Marie-Pierre Monier, Patricia Morhet-Richaud et M. Philippe Paul .

AVANT-PROPOS

La traite des êtres humains fait partie des sujets auxquels la délégation aux droits des femmes du Sénat souhaitait depuis longtemps consacrer une réflexion approfondie :

- les travaux effectués sur la prostitution , d'abord au sein de la commission des affaires sociales 1 ( * ) , puis en vue de l'adoption de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel, ont mis en évidence une convergence entre exploitation sexuelle et traite des êtres humains et l'influence croissante des réseaux de criminalité organisée dans ce fléau ;

- la prolifération de crimes (mendicité forcée, travail forcé, trafic d'organes...) faisant de la traite un « esclavage moderne », ont mis en évidence les nouveaux visages de la traite des êtres humains, bien loin de ce que pourrait laisser entendre la confusion avec la notion ancienne de « traite des blanches » ;

- le lien entre la multiplication récente des conflits et les violences faites aux femmes , souligné par le rapport d'information consacré par la délégation aux viols de guerre 2 ( * ) , a montré combien les conflits qui déchirent le monde contemporain renforcent la vulnérabilité des femmes, constatée depuis toujours, pendant les périodes troublées. Les constats opérés par la délégation à la fin de l'année 2014 trouvent un écho insupportable dans l'esclavage des femmes et leur exploitation sexuelle, tragiquement illustrée aujourd'hui par la barbarie de groupes tels que Daech et Boko Haram ;

- la crise des migrants , enfin, a alerté l'attention de la délégation sur les dangers encourus spécifiquement par les femmes dans ces situations tragiques et l'a incitée à s'interroger sur le lien entre ces migrations et la traite des êtres humains .

70 % des victimes de la traite des êtres humains sont, selon les statistiques de l'ONU, des femmes et des jeunes filles : ce constat a renforcé la détermination de la délégation aux droits des femmes à s'emparer de ce sujet.

L'analyse des chiffres par genre fait par ailleurs apparaître deux formes très différentes de traite : si l'on considère les victimes de sexe féminin, elles sont concernées par l'exploitation sexuelle à 79 % ; si l'on considère les victimes de sexe masculin, 83 % subissent une exploitation par le travail forcé 3 ( * ) .

Ce rapport confirme que la traite des êtres humains s'inscrit dans la continuité des violences faites aux femmes où l'on retrouve certains des fléaux dénoncés par la délégation : prostitution, viols, viols de guerre, violences sexuelles, mariage forcé .

Il ne s'agit pas du premier travail que la délégation consacre à un sujet qui constitue une dimension importante des violences faites aux femmes : en 2013, notre collègue Maryvonne Blondin 4 ( * ) , dont chacun connaît l'implication au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, a analysé les incidences, pour les droits des femmes, du projet de loi tirant les conséquences sur notre droit interne de la convention de Varsovie, instrument international à la portée décisive pour lutter contre la traite.

La délégation aux droits des femmes a commencé ses travaux sur les femmes, victimes de la traite des êtres humains en entendant, le 22 septembre 2015, Myria Vassiliadou, coordinatrice de l'Union européenne pour la lutte contre la traite des êtres humains. Cette rencontre plaçait d'emblée le travail de la délégation sous un angle international indispensable à l'approche d'un phénomène qui dépasse très largement nos frontières .

L'un des points forts de son enquête a eu lieu le 25 novembre 2015 , date éminemment symbolique ; la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes paraissait en effet le moment le plus pertinent pour échanger avec les associations impliquées dans la lutte contre un fléau qui s'inscrit dans le continuum des violences faites aux femmes. Si, en effet, 70 % des victimes sont des femmes, 68 % des personnes poursuivies et 72 % des individus condamnés pour traite sont des hommes , comme le rappelait le 29 octobre 2015, devant la délégation, Michèle Ramis, ambassadrice chargée de la lutte contre la criminalité organisée, qui soulignait par ailleurs que « [La traite] reflète des rapports de force historiquement inégaux entre hommes et femmes et des comportements socioculturels marqués par la domination masculine ». La table ronde du 25 novembre 2015 a également mis en évidence le rôle déterminant des associations dans la lutte contre la traite des êtres humains.

De manière tout aussi symbolique, la délégation a adopté ce rapport le mercredi 9 mars 2016, le lendemain de la Journée internationale des droits des femmes . Son travail s'est donc inscrit entre les deux journées de l'année les plus significatives dans le domaine de la lutte pour l'égalité entre les hommes et les femmes .

Les conséquences particulièrement graves du phénomène de la traite des êtres humains pour les femmes justifiaient que ce rapport soit porté par tous les groupes politiques représentés au Sénat, afin de souligner le consensus au sein de la délégation, par-delà les appartenances politiques, sur ce sujet dramatique . La délégation a donc souhaité désigner six co-rapporteures pour travailler sur les femmes, victimes de la traite des êtres humains :

- Corinne Bouchoux pour le groupe écologiste ;

- Hélène Conway-Mouret pour le groupe socialiste ;

- Joëlle Garriaud-Maylam pour le groupe Les Républicains ;

- Brigitte Gonthier-Maurin pour le groupe communiste républicain et citoyen ;

- Chantal Jouanno, présidente de la délégation, pour le groupe Union des Démocrates et Indépendants - UC ;

- Mireille Jouve pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.

Ses analyses se sont portées sur les trois aspects principaux de la traite des êtres humains :

- son cadre juridique , à commencer par les instruments internationaux de lutte contre la traite, décisifs pour lutter contre un fléau qui dépasse très largement les frontières des États ;

- le bilan d'une politique publique nationale à part entière , encore récente, à quelques mois du terme du premier Plan d'action national contre la traite des êtres humains (2014-2016) dont ce rapport constate des avancées encourageantes mais perfectibles ;

- et, enfin, la crise des migrants , qui appelle à une vigilance accrue contre les réseaux de criminalité organisée.

Les 21 recommandations dont ce rapport est assorti concernent :

- la gouvernance de la lutte contre la traite des êtres humains ;

- ses aspects juridiques ;

- ses moyens budgétaires et humains ;

- la diplomatie et l' action internationale ;

- la formation des acteurs de la lutte contre la traite et la sensibilisation du grand public.

Source : ministère des familles, de l'enfance et des droits des femmes

I. LA TRAITE DES ÊTRES HUMAINS : UNE VIOLENCE DONT LES FEMMES SONT LES PRINCIPALES VICTIMES

A. LES MUTATIONS RÉCENTES DE LA TRAITE DES ÊTRES HUMAINS

1. De la « traite des blanches » à l'« esclavage moderne »
a) Traite des êtres humains, esclavage et réseaux criminels : une histoire ancienne

À bien des égards, la traite des êtres humains est un phénomène aussi ancien que l'esclavage . Elle s'appuie sur une histoire longue : traites négrières, razzias d'esclaves par la piraterie barbaresque et rafles d'esclaves blanches liées aux harems ottomans n'ont jamais épargné aucune région du monde. Les victimes - hommes, femmes et enfants - étaient vouées à l'esclavage sexuel ou au travail dans les mines de sel ou les plantations de cannes à sucre.

À partir du XIX ème siècle, la crainte de la « traite des blanches » devient majeure au point qu'un premier instrument juridique international est adopté en 1904 pour réprimer ce fléau . Il sera suivi d'autres conventions internationales en 1910, 1921 puis 1933.

Le cinéma muet européen s'empare même de ce thème dès 1910, avec un film danois intitulé La traite des Blanches , puis un film allemand de 1927, La traite des Blanches : un danger international .

En 1909, le procureur de Chicago dénonce le phénomène et sa collusion - déjà - avec les mafias internationales : « La traite des Blanches est un système dirigé par un syndicat du crime qui a des ramifications de l'Atlantique au Pacifique, avec des centres de distribution dans presque toutes les grandes villes. [...] Le prix d'achat d'une jeune fille commence à 15 $ et le prix de vente est entre 200 et 600 $. [...] Ce syndicat envoie régulièrement ses agents sillonner la France, l'Allemagne, la Hongrie, l'Italie et le Canada à la recherche de victimes 5 ( * ) ».

Ces réseaux ne limitaient pas à ce qui a été qualifié de « traite des blanches » , si l'on en juge, entre autres exemples, par la pratique du kidnapping à laquelle recouraient des réseaux criminels pour « approvisionner » les travailleurs chinois employés dans les mines et les chemins de fer de l'Ouest américain. Ces mafias chinoises avaient monté un marché très lucratif : de très jeunes filles étaient kidnappées en Chine ou vendues par leurs parents, quand ceux-ci n'étaient pas trompés par de fausses promesses de mariage. Les victimes « basculaient dans un esclavage sans retour, et le jour où elles se retrouvaient malades ou juste fanées - en général, elles n'avaient pas 20 ans - le tenancier les enfermait dans une pièce sans lumière, eau ni nourriture, avec juste un flacon de drogue. À elles de choisir leur mort : la fin ou l'overdose 6 ( * ) ».

Plus près de nous, le démantèlement en 2010 du réseau Hamidovic, qui employait des mineurs pickpockets dans le métro parisien à des fins d'exploitation de la mendicité, a mis en évidence l'actualité de la traite et l'étendue de ses ramifications jusque sur le territoire français. Les jeunes filles victimes de ce réseau étaient mariées à un complice vivant à l'étranger en échange d'une dot versée à la famille. Si la victime parvenait à s'échapper, son trafiquant pouvait réclamer le remboursement de cette somme à la famille de la jeune fille.

Le lien entre les guerres et les violences sexuelles faites aux femmes est mis en évidence dans l'histoire contemporaine par les « femmes de réconfort », jeunes filles - principalement coréennes, mais aussi chinoises, birmanes, taïwanaises, philippines et indonésiennes - enlevées pour servir d'esclaves sexuelles à l'armée impériale japonaise de 1932 à 1945 . En fonction des estimations, leur nombre se serait élevé à 200 000 pour les seules Coréennes, soit un total possible de 400 000 victimes.

Le 24 juin 2014, la délégation aux droits des femmes a rencontré Mme Kil Wonok, survivante de cet enfer, accompagnée de Mme Yoon Meehynag, présidente du Conseil coréen des femmes de réconfort. Ces échanges bouleversants ont confirmé que le calvaire vécu par ces femmes et ces toute jeunes filles s'apparentait évidemment à des crimes de guerre .

Le Japon, en décembre 2015, a d'ailleurs accepté de dédommager partiellement ces victimes tout en exprimant ses « excuses sincères » pour les atrocités commises à l'époque contre ces femmes.

b) Les nouveaux visages de la traite des êtres humains : l'« esclavage moderne »7 ( * )

Selon les Nations Unies et le Conseil de l'Europe, la traite des êtres humains serait la troisième forme de trafic la plus répandue dans le monde après le trafic de drogue et le trafic d'armes. Elle ne générerait pas moins de 32 milliards d'euros de « chiffre d'affaires » annuel, dont trois milliards d'euros rien qu'en Europe 8 ( * ) .

Comme l'a rappelé Michèle Ramis, ambassadrice chargée de la lutte contre la criminalité organisée, lors de son audition par la délégation, le 29 octobre 2015, la traite des êtres humains revêt différentes dimensions , qui ne se limitent pas à l'exploitation sexuelle , forme la plus répandue de traite des êtres humains , dans une proportion de 53 %, et qui concerne à 97 % des victimes de sexe féminin. Elle est majoritaire en Europe par rapport aux autres formes de traite. Ces dernières relèvent, pour leur part, de ce que l'on pourrait qualifier « d'esclavage moderne » :

- l'exploitation par le travail : les cas de cette forme de traite, qui touche aujourd'hui environ 40 % des victimes, ont augmenté depuis dix ans. Majoritaire en Asie, elle concerne les hommes dans une proportion de 65 %. L'Organisation internationale du travail (OIT) estime à près de 22 millions de personnes - dont 5,5 millions d'enfants - le nombre total de victimes du travail forcé dans le monde, dont 11,4 millions de femmes et de filles et 9,5  millions d'hommes et de garçons ;

- la mendicité ou le vol forcé ;

- la servitude pour dettes ;

- le prélèvement illégal d'organes .

En outre, Michèle Ramis a rappelé que la traite fait 2,5 millions de victimes par an à travers le monde , principalement des femmes et des enfants , et que les chances de sortie des réseaux de traite sont malheureusement très limitées , en raison de l'isolement des victimes, de la contrainte morale qui s'exerce sur elles, de la peur ou des menaces physiques dont elles font l'objet. Elle a également relevé que le mariage forcé était « souvent une porte d'entrée dans la traite ».

De surcroît, et de façon plus problématique, « dans de nombreuses régions du monde, la traite fait l'objet d'une certaine acceptation sociale et culturelle car, en remettant leurs proches à des réseaux de traite, les familles en tirent des moyens de subsistance 9 ( * ) ».

Selon l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), la traite des êtres humains sous ses différents visages touche presque tous les pays du monde , comme pays d'origine, de transit ou de destination, et des victimes d'au moins 127 pays seraient exploitées dans 137  États.

La France est principalement un pays de destination des victimes de la traite mais elle est aussi devenue, en raison de son positionnement géographique, un important pays de transit . L'évolution de ce phénomène est préoccupante car notre pays doit faire face à l'extension des réseaux criminels transnationaux, même si le phénomène de la traite des êtres humains peut exister indépendamment de tels réseaux .

En 2013, ce sont ainsi 45 réseaux internationaux qui ont été démantelés , 662 personnes poursuivies et 208 demandes de coopération internationale réalisées 10 ( * ) .

2. L'ampleur inégalée des réseaux de criminalité organisée, l'action de groupes comme Boko Haram et Daech : une barbarie sans précédent

Les travaux réalisés au Parlement dans le cadre de l'examen de la proposition de loi visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel ont permis de mettre en évidence les responsabilités des réseaux de crime organisé dans le développement de la prostitution , qui constitue l'un des piliers aujourd'hui de la traite des êtres humains.

Ainsi que la délégation l'a observé 11 ( * ) , ces grands groupes criminels (roumains, bulgares, chinois, nigérians...), qui ont pris une ampleur accrue au cours des dernières années, ont mis en place une organisation complète de cette traite , intégrant le recrutement des futures victimes, leur acheminement vers les pays où la demande permet des profits, leur conditionnement, que certains observateurs qualifient de « dressage », leur surveillance ainsi que la collecte et le blanchiment des fonds résultant de la prostitution.

Les travaux de la délégation ont confirmé, d'une part la violence inouïe qui caractérise cette forme de traite des êtres humains , d'autre part, l'extrême vulnérabilité de ses victimes , constamment menacées de représailles à l'encontre des proches restés au pays, qu'avait analysées le rapport Situation sanitaire et sociale des personnes prostituées : inverser le regard 12 ( * ) et, enfin, les connexions entre réseaux de prostitution, trafic de drogue et ventes d'armes .

La barbarie et l'esclavage sexuel des femmes ne sauraient malheureusement pas être cantonnés aux manuels d'histoire : l'actualité immédiate nous en fournit des illustrations quotidiennes dans des proportions qui défient l'imagination.

Par sa Résolution du 30 avril 2015 sur la situation au Nigéria , le Parlement européen s'est référé à l'enlèvement par Boko Haram , en avril 2014, de plus de 270 jeunes filles dans une école de la ville de Chibok, dont la plupart n'ont jamais été retrouvées. Ce texte relève que, depuis, « des centaines d'autres personnes ont été enlevées par Boko Haram », qui « cherche à instaurer un État islamique radical au Nigéria prévoyant notamment l'instauration de tribunaux de la charia sur l'ensemble du pays » et « interdit toute forme d'éducation occidentale, en particulier aux femmes ».

La résolution souligne en outre que Boko Haram « s'est servi de fillettes d'à peine dix ans pour porter et faire sauter des explosifs dans des gares routières et des marchés bondés ».

Elle mentionne également les liens entre Boko Haram et les trafics de drogue, le trafic d'armes, les enlèvements de personnes et la mendicité auxquels le groupe recourt pour se financer, ce qui souligne la continuité entre ce type de barbarie et les ramifications internationales de la traite des êtres humains par les réseaux de criminalité organisée.

Les agissements de Daech suscitent un constat comparable.

Auteur de Terreur, la nouvelle ère. Des twin Towers à Charlie Hebdo 13 ( * ) , Mathieu Guidère estime que Daech actualise le « commerce florissant de l'esclavage des femmes qui avait cours au Moyen Âge et jusqu'à l'époque moderne, à la fois en Orient et en Occident, de façon institutionnalisée ». Il dénonce le « marché aux esclaves » de Daech, qui existe depuis 2014 . Selon Mathieu Guidère, ce marché « prospère en même temps et via les mêmes réseaux de trafic déjà existants (pétrole, gaz, voitures, cigarettes...) ». Le trafic deviendrait lucratif « par sa connexion en cours avec les réseaux de prostitution internationaux qui opèrent depuis la plate-forme nigériane ».

Le trafic d'organes, dont les victimes sont tant des hommes que des femmes, s'ajouterait à la longue liste des actes barbares imputables à Daech.

Le témoignage effroyable intitulé Esclave de Daech , publié en 2015, confirme l'enfer vécu par les femmes victimes de Daech, torturées, battues, violées quotidiennement. Il montre que les combattants de Daech échangent des filles contre des armes .

La publication par Daech, en décembre 2015, d'un « protocole » indiquant précisément comment peuvent être traitées les captives confirme que l'on est bien en présence d'une barbarie institutionnalisée. Ce guide légitime l'esclavage sexuel des femmes et leur viol sur une base quotidienne . Il autorise la « consommation » des vierges dès leur achat, les autres femmes devant auparavant être « purifiées ». Le protocole permet également les relations sexuelles avec une enfant prépubère.

Le site Iraqinews.com avait publié une liste des prix édifiante : 34 euros pour une femme yézidie de 40 à 50 ans, quatre fois plus cher pour un enfant de un à neuf ans... Les Yézidies aux yeux bleus s'échangent à des cours plus élevés.

Les échanges entre la délégation et une rescapée de Daech, le 18 février 2016 (voir l'encadré ci-après), ont malheureusement confirmé l'exactitude des informations concernant l'esclavage sexuel des femmes victimes de Daech .

Entretien entre la délégation aux droits des femmes du Sénat
et Nadia Murad Basee Taha, rescapée de Daech, le 18 février 2016

Chantal Jouanno, présidente, Michelle Meunier et Christiane Kammermann, vice-présidentes, Annick Billon et Anne Émery-Dumas, membres de la Délégation aux droits des femmes, ont reçu au Sénat Nadia Murad Basee Taha, jeune femme yézidie de 22 ans, enlevée par Daech puis retenue prisonnière pendant trois mois avant de parvenir à s'évader et de se réfugier en Allemagne .

Le témoignage de Nadia Murad Basee Taha a confirmé les constats formulés par la Délégation aux droits des femmes dans le cadre de la préparation de son rapport d'information sur les femmes, victimes de la traite des êtres humains.

Comme tant d'autres prisonnières de Daech, Nadia Murad Basee Taha a été vendue à un homme dont elle est devenue l'esclave sexuelle.

Le 16 décembre 2015, Nadia Murad Basee Taha est intervenue devant le Conseil de sécurité des Nations Unies pour évoquer le sort des femmes esclaves de Daech 14 ( * ) .

La visite au Sénat de Nadia Murad Basee Taha s'inscrivait dans un voyage au cours duquel elle a souhaité témoigner des massacres et tortures perpétrés par l'État islamique, son objectif étant de mobiliser la communauté internationale pour le soutien des Yézidis.

Son séjour à Paris, entre le 16 et le 19 février, a été organisé avec l'aide de l'association Yazda , basée aux États-Unis et dont la mission est de venir en aide aux victimes yézidis de Daech, et avec le soutien du Mouvement du nid , dont le secrétaire général, Grégoire Théry, était présent au Sénat.

On peut citer la ministre de l'Éducation nationale parmi les personnalités rencontrées à Paris par Nadia Murad Basee Taha. Le témoignage de celle-ci est en effet très important dans le cadre de la lutte contre la radicalisation et la prévention des départs de jeunes Français tentés par le djihad.

Au cours d'une première réunion, Chantal Jouanno a réaffirmé que le principe d'égalité entre hommes et femmes devait être défendu désormais aussi en tant que rempart contre les intégrismes religieux et contre la barbarie et les violences terroristes qui lui sont associées, et dont les femmes sont trop souvent les premières victimes.

Dans son témoignage très émouvant, Nadia Murad Basee Taha a rappelé que depuis un an et demi, la communauté yézidie est la cible de Daech et, plus particulièrement, les filles et les femmes dont 5 800 ont été enlevées . Captives de Daech, elles subissent les traitements « les plus inimaginables » . Les victimes les plus jeunes ont entre dix et douze ans ; toutes sont emmenées dans des camps d'entraînement ; ceux-là même qui ont tué leurs frères leur infligent constamment viols et tortures.

Les captives ne sont pas enlevées pour être épousées ; parfois elles ne sont conservées qu'une heure ou un jour par un bourreau qui ensuite les « repasse » à d'autres hommes.

Nadia Murad Basee Taha a insisté sur le fait que ceux qui maintiennent ces femmes en captivité ont l'apparence d'êtres humains : il ne s'agit pas de « monstres tombés du ciel ». Ils sont en en revanche dénués de toute humanité .

Quelques femmes ont réussi à s'échapper par elles-mêmes, sans que personne ne vienne les sauver . Il y en a cependant toujours 3 000 aujourd'hui qui subissent ce sort terrible. Esclavage sexuel, viols collectifs et tortures continuent encore aujourd'hui.

Nadia Murad Basee Taha a raconté avoir été victime de viols collectifs après l'échec de sa première tentative d'évasion . Puis une famille musulmane opposante à Daech lui a permis de se sauver, prenant des risques immenses pour l'aider.

Ces viols sont infligés à des jeunes filles non mariées ; quant aux femmes mariées ayant eu des enfants, les hommes de Daech attendent 40 jours pour les violer car selon eux, passé ce délai, elles ne sont plus « impures ». Une victime a été enlevée avec son petit garçon de neuf ans, destiné à être enrôlé dans le djihad. Sa mère a voulu le garder avec elle, pensant que ses bourreaux auraient trop honte de la violer devant son enfant. Il n'en a rien été : la présence de cet enfant ne les a pas arrêtés.

Les bourreaux de Daech empêchent leurs victimes de concevoir des enfants en les faisant avorter.

Selon Nadia Murad Basee Taha, de toutes les victimes de Daech, qui s'attaque aussi aux Chrétiens et aux Chiites, ce sont les Yézidis qui subissent les traitements les plus inhumains . Contrairement aux autres victimes, qui ont le choix entre payer une taxe à Daech ou partir, les Yézidis ne font pas partie de la civilisation du Livre. Ils n'ont d'autres options que la mort ou la conversion ; encore celle-ci ne semble-t-elle pas empêcher leur exécution.

En ce qui concerne le sort à venir des 500 000 Yézidis qui restent sur leur territoire, trois options sont ouvertes, a relevé Nadia Murad Basee Taha : établir une zone sécurisée pour les protéger, les accueillir en Europe ou accepter l'idée que cette communauté disparaisse.

70 000 Yézidis se sont déjà rendus en Europe illégalement, généralement par la Grèce ou la Turquie ; des centaines sont morts sur la route.

Nadia Murad Basee Taha a précisé avoir perdu 18 membres de sa famille. L'un de ses frères a été sauvé, mais sa femme en revanche est toujours captive. En Allemagne où elle est maintenant réfugiée, Nadia Murad Basee Taha a bénéficié d'un programme d'accueil de femmes et d'enfants yézidis victimes de Daech.

Le sort fait aux Yézidis est selon elle le cas le plus manifeste d'esclavage sexuel . Ce crime a été perpétré à leur encontre à une échelle sans précédent. Nadia Murad Basee Taha a déclaré souhaiter la reconnaissance, par la communauté internationale, de ce qui constitue selon elle un génocide. Elle a affirmé solliciter le soutien de la France pour que la protection des Yézidis soit effective dans le dialogue international .

Le souhait exprimé par Nadia Murad Basee Taha est de rencontrer le ministre des affaires étrangères et le Président de la République française pour créer une véritable prise de conscience internationale de la cause yézidie .

Une autre de ses priorités, a-t-elle poursuivi, est de faire entendre des témoignages des victimes de Daech dans les pays musulmans pour montrer à l'opinion de ces pays ce que les hommes de Daech font au nom de l'islam . Selon Nadia Murad Basee Taha, de tels témoignages pourraient susciter un rejet susceptible à terme de briser la tolérance du monde musulman pour Daech.

En réponse à Chantal Jouanno, Nadia Murad Basee Taha a confirmé que les atrocités commises par Daech étaient bel et bien perpétrées au nom de la religion.

Malgré le caractère insupportable du sort réservé aux victimes de ces groupes, on a l'impression que, une fois passé le moment de révolte suscité par l'actualité immédiate, ces événements ne font pas véritablement l'objet d'un suivi et tombent dans l'oubli. Qui se souvient encore des 276 lycéennes enlevées par Boko Haram en avril 2014 ? Il semblerait pourtant qu'elles n'aient pas toutes été retrouvées, sans que cela semble susciter une nouvelle émotion.

Révoltée par ces témoignages, la délégation recommande donc une condamnation sans appel, dans toutes les instances internationales, des pratiques de groupes tels que Daech et Boko Haram relatives à l'esclavage des femmes et à leur exploitation sexuelle, ainsi que de tous les États qui participent directement ou indirectement aux trafics scandaleux qui contribuent à financer ces barbares.


* 1 Situation sanitaire et sociale des personnes prostituées : inverser le regard - Rapport d'information n° 46 (2013-2014) de M. Jean-Pierre Godefroy et Mme Chantal Jouanno, fait au nom de la commission des affaires sociales.

* 2 Pour que le viol et les violences sexuelles cessent d'être des armes de guerre - Rapport d'information n° 212 (2013-2014) de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes.

* 3 Chiffres des Nations Unies, rapport sur la traite, 2014.

* 4 Traite des êtres humains et violences faites aux femmes : priorités nationales, lutte internationale ,  rapport d'information n° 583 (2012-2013) de Mme Maryvonne Blondin, fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes.

* 5 Nicole Bacharan , Du sexe en Amérique. Une autre histoire des États-Unis, Robert Laffont, 2016, p. 256 .

* 6 Nicole Bacharan , op. cit., p. 193 .

* 7 Terme auquel recourt la loi britannique pour désigner ce que le droit français qualifie de traite des êtres humains (voir infra ).

* 8 Pour sa part, l'Organisation internationale du travail (OIT) indique que, dans l'économie privée, le travail forcé génère 150 milliards de dollars de profits illégaux par an.

* 9 Compte-rendu de l'audition de Mme Michèle Ramis, ambassadrice chargée de la lutte contre la criminalité organisée, devant la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes du Sénat, jeudi 29 octobre 2015.

* 10 Chiffres du ministère des droits des femmes pour 2013.

* 11 Prostitution : la plus grande violence du monde faite aux femmes - Rapport d'information n° 590 (2013-2014) de Mme Brigitte Gonthier-Maurin, fait au nom de la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes.

* 12 Situation sanitaire et sociale des personnes prostituées : inverser le regard - Rapport d'information n° 46 (2013-2014) de M. Jean-Pierre Godefroy et Mme Chantal Jouanno, fait au nom de la commission des affaires sociales.

* 13 2015, Autrement.

* 14 L'objectif de cette audition était d'appeler les États membres à se mobiliser contre la traite des êtres humains. Il s'agissait de la première réunion de cette instance consacrée à ce sujet aujourd'hui décisif de l'actualité internationale. Au cours de ce témoignage, Nadia Murad Basee Taha a appelé le Conseil de sécurité à saisir la Cour pénale internationale de ce qu'elle qualifie de génocide.

Au cours de cette réunion du Conseil de sécurité, d'autres intervenants, parmi lesquels le directeur exécutif de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), ont souligné le lien entre traite des êtres humains et expansion des théâtres de conflit. À l'issue du témoignage de Nadia Murad Basee Taha au Conseil de sécurité, celui-ci a adopté une déclaration recommandant aux États membres de mieux s'acquitter de leurs obligations pour « incriminer, prévenir et combattre de toute manière la traite des êtres humains » et redoubler d'efforts pour la détecter et la désorganiser.

Le Conseil de sécurité a ainsi appelé les États à ratifier la convention de Palerme et son protocole additionnel, principaux outils du droit international public de lutte contre la criminalité organisée. La déclaration du 16 décembre 2015 « déplore tous les actes de traite des personnes » auxquels se livre l'État islamique notamment à l'encontre des Yézidis [...] à des fins d'esclavage sexuel, d'exploitation sexuelle et de travail forcé [...] et souligne que certains actes liés à la traite des êtres humains en temps de conflit armé peuvent constituer des crimes de guerre ». De surcroît, le Conseil de sécurité relève dans cette déclaration « les effets particuliers que la traite des êtres humains en situation de conflit armé a sur les femmes et les enfants ».

Cette déclaration ne limite pas sa dénonciation à Daech ; elle met en cause également Boko Haram et rappelle le texte de la résolution n° 2242, de 2015, qui dénonçait les actes de violences sexuelle et sexiste s'inscrivant parmi les « objectifs stratégiques » et « dans l'idéologie » de certains groupes terroristes.

Le directeur exécutif de l'ONUDC a par ailleurs commenté le plan élaboré par l'office pour assister les États membres face à l'afflux de migrants traversant la Méditerranée, de manière à renforcer les victimes de la traite et contribuer à la lutte contre les flux financiers illégaux qui bénéficient aux groupes criminels.

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