C. UNE RÉGION MARQUÉE PAR UNE CONFLICTUALITÉ COMPLEXE ET PAR LES TRAFICS

Au Sahel et plus largement en Afrique de l'Ouest, des insurrections d'ampleur modérée et des actes de violence commis par des acteurs non-étatiques ont peu à peu pris la place des conflits de plus grande envergure et des guerres intra-étatiques qui ont suivi la fin de la colonisation puis de la guerre froide. Parallèlement, les violences électorales se sont intensifiées au fur et à mesure de la progression de la démocratie en raison de la défaillance des mécanismes de partage du pouvoir après les élections.

Les facteurs de violence sont nombreux et imbriqués : différences religieuses, ethniques ou culturelles toujours fortes, sentiments d'injustice et de marginalisation économique croissants d'une partie de la population, trafic de drogue, montée de l'extrémisme religieux et terrorisme. Enfin, les conflits liés à la rareté des ressources naturelles pourraient devenir plus fréquents du fait des changements climatiques.

1. Des conflits nombreux et complexes
a) Les conflits « ethniques » ou identitaires hérités du passé

Les conflits ethniques ou identitaires, hérités de la colonisation et d'un tracé des frontières des États ne tenant pas compte de certaines réalités économiques traditionnelles telles que les parcours de transhumance du bétail, persistent encore aujourd'hui au Sahel.

Si les troubles avec le peuple Diola en Sierra Léone, le conflit de la Casamance, les conflits entre certains groupes au sein de la Mauritanie ou du Nigéria constituent des exemples de tels conflits hérités du passé, celui qui a suscité le plus de flambées de violences résulte de la marginalisation économique et politique du peuple Touareg au sein des espaces du Sahara et du Sahel.

Le compromis nigérien sur la question touarègue : un exemple à suivre ?

La Niger compte 1,8 million de Touaregs et le Mali 800 000 (auxquels il faut ajouter environ 250 000 personnes en Algérie et en Libye et quelques dizaines de milliers au Burkina Faso), traditionnellement regroupés en huit confédérations centrées sur des territoires de nomadisation.

Le manque d'accès des Touaregs aux services sociaux de base, les difficultés environnementales extrêmes rencontrées dans le nord du Sahel et l'affaiblissement des modes pré-étatiques de règlement des conflits ont conduit à des soulèvements au Mali à l'indépendance en 1963, puis en 1995, en 2006, en 2009 et en 2012-2013. Ces mouvements sont parfois synchronisés avec des rébellions semblables au Niger.

La situation des deux pays est cependant très différente. En effet, le Niger est parvenu à négocier une solution politique avec les Touaregs contrairement à son voisin malien .

Cette négociation a débuté dès 1995 et s'est traduite par une décentralisation assortie d'une répartition des ressources issues de l'exploitation minière et industrielle, l'intégration de rebelles dans l'armée, la gendarmerie, la police, la douane et les administrations. Si une flambée de violence frappe néanmoins le Niger en 2007, un compromis est négocié par le colonel Kadhafi et les cadres de la rébellion sont progressivement intégrés aux instances dirigeantes du Mali : en 2011 le Premier ministre, le numéro deux de l'armée et un conseiller du chef de l'Etat sont des Touaregs et ceux-ci occupent également des fonctions électives dans les nouvelles collectivités locales. Faute peut-être de ressources minières suffisantes et du fait d'une minorité Touareg moins importante au sein de la population totale, le Mali n'a pas su construire un tel compromis.

b) Des coups d'Etat militaires fréquents

Au cours des dix dernières années, quatre coups d'Etat ont eu lieu au Sahel : deux en Mauritanie en 2005 et 2008, un au Niger en 2010 et un au Mali en 2012, avec des conséquences variables.

Les coups d'Etat militaires sont très fréquents en Mauritanie depuis 40 ans, l'armée demeurant toujours l'acteur dominant des régimes. Le président élu en 2007 à la suite d'un coup d'Etat a lui-même été renversé en 2008 par un coup d'Etat organisé par le chef de la garde présidentielle, Mahames Ould Abdel Aziz, qui a ensuite remporté les élections présidentielles de 2009 et a été reconnu par la communauté internationale.

De même, au Niger, le président Mamadou Tandja a été renversé par un coup d'Etat après avoir tenté de changer la constitution pour rester au pouvoir. A suivi un Gouvernement de transition qui a organisé les élections présidentielles d'avril 2011 remportées par Mahamadou Issoufou, réélu le 20 mars 2016 avec 92,51 % des voix.

c) Les mouvements de contestation économique et politique

Les pays sahéliens n'ont pas connu dans la période récente de mouvements comparables à ceux du « printemps arabe » . Néanmoins, ils connaissent des changements sociaux et politiques importants qui conduisent à des contestations sociales et politiques réclamant essentiellement davantage de transparence, de justice et de démocratie. Le Sahel a également connu en 2010 des émeutes de la faim dues à une forte hausse des prix des denrées alimentaires.

Par ailleurs, les disparités régionales et le sentiment de marginalisation ressenti par certains groupes sociaux établis dans des zones défavorisées est souvent à l'origine de conflits violents, les inégalités économiques et politiques se combinant avec les différences culturelles pour démultiplier leurs effets. Ainsi, le phénomène de division conflictuelle entre les zones du sud ou du littoral plus riches et des zones septentrionales plus pauvres et enclavées se retrouve aussi bien en Côte d'Ivoire qu'au Mali, au Niger et au Burkina Faso. À cet égard, des politiques de développement bien menées sont susceptibles de réduire la probabilité que ces écarts inter-régionaux aboutissent à des conflits violents, comme on peut l'observer au Ghana.

d) Des conflits liés à la rareté des ressources de plus en plus nombreux

Comme l'a souligné lors de son audition Olivier Ray, responsable de la cellule « Crise et conflits » de l'AFD, la majorité des conflits en Afrique sont d'origine foncière, du fait, d'une part, d'une incertitude sur le corpus juridique applicable, d'autre part, de la défaillance de la gestion du cadastre, régulièrement soulignée par les interlocuteurs rencontrés par la mission au Mali.

La question cruciale de la sécurisation de l'accès au foncier au Mali

Le Mali, comme ses voisins d'Afrique de l'Ouest, a conservé le principe de domanialité hérité de l'époque coloniale : toutes les terres non immatriculées au nom de particuliers (seuls 5 % des terres sont immatriculées, essentiellement en zone urbaine), relèvent du domaine privé de l'État. Cela a trois conséquences : les droits coutumiers auxquels se réfèrent les sociétés rurales ne sont pas reconnus et a fortiori pas sécurisés, l'État peut octroyer des titres ou baux emphytéotiques sans recours possible, il n'y a pas eu de transfert de patrimoine foncier aux collectivités locales dans le cadre de la décentralisation.

Le Mali est ainsi en retard par rapport à des pays qui ont reconnu les droits coutumiers et mettent en oeuvre les réformes nécessaires (Bénin, Burkina Faso, Niger, Madagascar). La croissance démographique, le développement de l'activité économique agricole ou pastorale et les contraintes et aléas climatiques exercent une pression accrue sur la terre. Elle se traduit ainsi par le développement de tensions et de situations de conflits entre usagers (agriculteurs/éleveurs, exploitations familiales/éleveurs/ investissements agricoles à grande échelle).

Ces conflits du quotidien, susceptibles de dégénérer en violences graves lorsque des armes circulent en grand nombre, prennent en particulier la forme d'affrontements entre les populations pastorales et agricoles dans le nord et le centre du pays . Bien qu'ancien, ce type de conflits semble en accroissement du fait de la pression démographique croissante et de la dégradation progressive des conditions climatiques. Ces phénomènes conduisent en effet à un accroissement des migrations régionales des populations pastorales vers le sud à la recherche de moyens de subsistance. Ils constituent une préoccupation importante pour les agences de développement dans la mesure où ils peuvent aboutir à la destruction d'ouvrages agricoles financés par l'aide.

e) Les conflits liés au déficit d'intégration de la jeunesse

Selon un rapport conjoint de l'AFD et de la Banque mondiale 4 ( * ) , les jeunes ont joué depuis l'indépendance un rôle central dans la majorité des conflits et des violences qui se sont produits en Afrique de l'Ouest, dont les rebellions touarègues au Niger et au Mali.

Le ressentiment de ces jeunes contre la corruption des États et leur incapacité à offrir des perspectives économiques, un sentiment de frustration et d'exclusion et une grande défiance envers les générations précédentes seraient à l'origine de ce phénomène. Ces facteurs faciliteraient le recrutement des jeunes hommes par des groupes armés, des réseaux extrémistes, des milices politiques et des groupes rebelles. Dès lors, l'augmentation rapide du nombre de jeunes due à l'accroissement naturel très élevé serait susceptible de conduire à davantage de violence dans la région sahélienne. Certaines analyses nuancent toutefois ce point de vue en se fondant sur des travaux montrant que le recrutement des djihadistes dans la période récente s'effectuerait aussi en grande partie auprès d'adultes éduqués de la classe moyenne ou supérieure 5 ( * ) .

f) Les conflits liés aux groupes terroristes

La violence liée à la radicalisation de certains groupes dans le nord du Sahel a généré une violence considérable à partir de 2010 en Afrique de l'Ouest. Selon l'ACLED ( Armed conflict Location & event data project ), sur l'ensemble du continent, la part de la violence politique liée à l'islamisme est passée de 5 % en 1997 à 14 % en 2012, cette prévalence étant sans doute encore nettement plus élevée si l'on ne tient compte que de l'Afrique de l'Ouest. Si le Nigéria est le pays le plus durement touché en raison de la présence de Boko Haram, les groupes armés de tendance islamistes mènent des actions violentes au Niger, en Mauritanie, au Burkina Faso et au Sénégal, ainsi, bien entendu, qu'au Niger.

2. Des trafics qui fragilisent les États
a) Une grande variété de trafics

L'analyse des trafics a progressivement pris une place de premier rang, aux côtés de celles des groupes terroristes, dans la recherche des causes de l'effondrement malien en 2012 et plus largement des difficultés rencontrées par les pays du Sahel pour se développer , tant leurs effets sont puissants et profonds sur les États et sur les sociétés.

Les trafics sont très anciens sur les pistes reliant l'Afrique du Nord à l'Afrique sub-saharienne. Ils sont également très divers, du trafic transfrontalier des denrées alimentaires subventionnées qui, indispensable à la vie quotidienne de ses habitants, bénéficie à des régions entières, au trafic de cocaïne capté par des groupes armés, en passant par celui des armes légères et de l'essence.

Le trafic transsaharien constitue ainsi la plus grande part du commerce entre l'Afrique sub-saharienne et l'Afrique du nord, se substituant à un commerce légal peu développé et réalisant de facto l'intégration de ces régions déshéritées dans l'économie mondiale.

Du trafic de produits alimentaires au trafic de drogue

Les trafics résultent d'abord des différences de prix entre produits de part et d'autre des frontières. Les produits alimentaires et l'essence subventionnés en Algérie sont ainsi acheminés vers le nord de la Mauritanie, le nord-est du Mali et, de manière moins importante, vers le Niger.

Ce trafic est souvent connu et toléré par les États sans la mesure où sa répression appauvrirait considérablement certaines populations, incapables d'acquérir ces produits aux tarifs pratiqués à l'intérieur du pays. Le trafic de produits alimentaires algériens dans le nord-est du Mali est à ce point développé qu'il constitue pour l'Algérie un moyen de pression politique sur les Touaregs.

Selon l'Atlas du Sahara-Sahel de l'OCDE, les volumes de produits commercés entre l'Algérie et le Mali représentent un volume hebdomadaire de 4 640 tonnes soit 180 camions par semaine en 2011, avant de baisser à 40 camions par semaine en 2014 à la suite de la crise. Selon le même schéma, la Libye fournit des produits alimentaires subventionnés au Niger et au Tchad.

Outre l'essence et les produits alimentaires, il existe un important trafic d'armes légères du fait du grand nombre de conflits ayant eu lieu dans la région au cours des dernières décennies au Sahara occidental, au Libéria et en Sierra Léone, en Casamance, en Algérie, Au Niger et au Mali, etc. En outre, des armes des armées régulières sont récupérées par les groupes armés.

Enfin, la crise libyenne a conduit à la dispersion d'arsenaux libyens contenant non seulement des armes légères mais aussi des armes lourdes, en particulier vers le Mali, comme le prouve l'interception en 2011 de convois à destination de ce pays au Niger et en Algérie. Des soldats Touaregs de l'armée libyenne sont également rentrés au Mali en emportant leurs armes, tandis qu'AQMI s'approvisionne sur le marché libyen et stocke des armes dans l'Adrar des Ifoghas (200 tonnes d'armement et de munitions ainsi qu'une vingtaine de tonnes de nitrate d'ammonium, retrouvés par les soldats de l'opération Serval en 2013).

Le trafic de cigarettes représenterait 10 % de la production mondiale et vise avant tout des marchés protégés par des taxations protectionnistes (Algérie, Maroc ou Libye) et les pays où le tabac cher résulte de politiques de santé publiques (Europe). La plupart des cigarettes sont fabriquées en Asie, débarquées dans le golfe de Guinée avant de remonter à travers le Sahel et le Sahara vers le Maghreb puis à un moindre degré vers l'Europe. L'une des routes passe par Madama au Niger, où le commerce de réexportation des cigarettes est légal et taxé, vers la Libye ; une autre passe par Gao, Kidal puis l'Algérie, tandis que la Mauritanie constitue un véritable « hub » de trafic vers le Maghreb. Selon l'Atlas du Sahara-Sahel de l'OCDE, le trafic de cigarettes a décliné après 2005 du fait d'une ouverture du marché du tabac algérien. En outre, une partie du déclin est également imputable au développement de l'insécurité au Sahel.

Le trafic de cocaïne , qui résulte d'une réorientation de la drogue colombienne vers le marché européen, s'est développé très rapidement depuis 2005 d'abord en Afrique de l'Ouest puis au Sahel. L'ampleur de ce trafic ainsi que le degré probable de corruption du Mali ont été révélés par l'affaire du Boeing qui s'était écrasé près de Gao en 2009 après avoir délivré une cargaison de drogue, événement qui n'avait pas fait l'objet de commentaires de la part des autorités maliennes alors qu'il révélait l'ampleur du trafic.

Enfin, le haschisch est également acheminé depuis le Maroc vers d'autres pays du Maghreb en passant par le nord des pays sahéliens, constituant ainsi le principal stupéfiant transitant dans le nord de la Mauritanie et le nord du Mali.

b) Des effets déstabilisateurs majeurs

Se représenter les espaces du nord des pays sahéliens comme des zones totalement exemptes de contrôle étatique et où toute gouvernance est organisée par les acteurs du trafic de drogue ou d'armes serait sans doute très exagéré. Comme le souligne Julien Brachet, chercheur à l'institut de recherche sur le développement (IRD), « au Sahel et au Sahara, les États sont bel et bien présents et contrôlent la grande majorité de leurs territoires à travers leurs agents, même si ces derniers font souvent autre chose que ce que les institutions internationales attendent d'eux (...) aucun commerçant, migrant ou simple voyageur ne dira que les douaniers, les policiers, les gendarmes et autres militaires n'y sont pas visibles et très actifs, quitte à ce que leurs activités soient peu en adéquation avec leurs missions officielles, voire totalement illégales (corruption, racket, trafics marchands). 6 ( * ) ».

Ainsi, les trafics ne doivent pas être considérés comme une nuisance cantonnée à la marge des États, dans des zones « hors de contrôle », « zones grises » où personne hormis les trafiquants et les terroristes ne saurait ce qui se passe réellement. Ils s'insèrent plutôt dans les configurations de pouvoir ; des acteurs institutionnels en tirent des bénéfices et en tiennent compte dans leur gestion des territoires.

Certains acteurs du pouvoir central instrumentalisent ainsi les trafics, ce qui a nécessairement des effets sur la gouvernance du pays tout entier.

Plusieurs des personnes entendues par vos rapporteurs ont ainsi souligné que le régime d'Amadou Toumani Touré n'était pas seulement, comme il est désormais reconnu, laxiste sur la question des trafics dans le nord-Mali, mais qu'il instrumentalisait aussi certains groupes, en leur donnant accès à des rentes de trafics dont il avait le contrôle, pour contrebalancer la montée en puissance des groupes touarègues hostiles. En outre, certains estiment possible que l'argent de la drogue et des autres trafics fût utilisé pour le financement des campagnes électorales.

Tolérés voire utilisés par le pouvoir malien, les trafics ont ainsi été à court terme un instrument de stabilisation du nord Mali, qui s'est cependant révélé catastrophique à plus long term e. Comme l'indique Danièle Rousselier, alors attachée culturelle à l'ambassade de France, à propos de l'affaire du Boeing déjà citée : « En novembre 2009, les autorités maliennes ont tenté de camoufler l'incendie en plein désert, près de Gao, d'un Boeing 727 transportant six tonnes de cocaïne «évaporée» dans les sables. L'affaire du Boeing «Air Cocaïne» a révélé ouvertement à la fois que le paisible Mali était bien devenu le carrefour du trafic de drogue en Afrique et, plus grave, que les trafiquants avaient bénéficié de complicités dans l'administration et dans l'armée au plus haut niveau 7 ( * ) ».

Enfin, le trafic de drogue financerait en partie les groupes armés rebelles et salafistes, en particulier le MUJAO. Avec les rançons, les trafics auraient ainsi permis aux groupes terroristes d'accumuler des richesses suffisantes pour être en mesure de lancer une offensive vers le sud du mali.

3. Groupes armés et groupes « terroristes »
a) Le continuum entre les divers groupes armés

L'ensemble des personnes entendues par vos rapporteurs ont souligné la porosité entre les groupes dits « signataires », car ayant signé l'accord d'Alger, et les autres groupes armés non signataires, dont les groupes terroristes (AQMI, MUJAO puis Al Morabitoune, Ansar Dine, le Front de libération du Macyna, etc.).

Ainsi, d'un point de vue idéologique, la notion de « djihadisme » n'est pas précisément définie et il est parfois difficile de cerner ce phénomène et le distinguer clairement des trafics et du banditisme.

Selon l'ancien diplomate Laurent Bigot, il faudrait même aller plus loin : la qualification de terrorisme constituerait un label imprudemment donné à des groupes essentiellement crapuleux ou mafieux du Sahel, qui, initialement, ont un agenda économique, voire politique, mais en aucun cas terroriste. Ce n'est que dans un second temps qu'ils profiteraient de la focalisation médiatique sur le terrorisme en ajoutant les actions terroristes à leur répertoire.

Cette question rejoint celle de la « sincérité » ou non de l'engagement salafiste et djihadiste, qui ne peut recevoir de réponse simple tant la nature de cet engagement peut varier entre les membres de l'organisation, du cynisme le plus absolu 8 ( * ) à un véritable fanatisme religieux.

Ce flou idéologique se combine à des appartenances à géométrie variable . Les individus sont ainsi susceptibles de changer d'allégeance et de passer d'un groupe considéré comme terroriste à un « simple » groupe armé et vice-versa, en restant en permanence en relation avec la population des villes et des villages. Ainsi, lorsque des soldats de la force Barkhane ont effectué des arrestations à la suite de l'attentat qui a coûté la vie à trois soldats français en avril 2016, des protestations se sont élevées parmi certains notables locaux contre le caractère « arbitraire » de ces arrestations qui touchaient parfois des membres bien intégrés des communautés.

b) Une insécurité qui ne régresse pas au Mali et qui s'étend même à de nouvelles régions

La situation sécuritaire au Sahel et en particulier au Mali n'a pas connu d'amélioration notable au cours de l'année 2015 et de la première moitié de l'année 2016. Si les responsables entendus par vos rapporteurs, notamment les militaires français membres de Barkhane ou d'EUTM, considèrent toujours que les groupes terroristes n'ont pas récupéré leur capacité de mener des actions d'envergure, en revanche les attaques de moindre ampleur et les attentats se poursuivent.

L'insécurité persiste ainsi dans le nord du Mali et s'étend dans le centre voire le sud du pays .

Au début de l'année 2015, le centre du Mali a vu l'apparition d'un nouveau mouvement terroriste composé de combattants Peuls, le Front de libération du Macina. Ce groupe, qui serait soutenu financièrement par Ansar Dine, est à l'origine de nombreuses attaques visant les forces de sécurité malienne et de l'attaque contre l'hôtel Byblos de Sévaré dans la région de Mopti, qui a fait 5 morts parmi des personnels contractants de la MINUSMA.

Le groupe terroriste Al Mourabitoune de l'Algérien Mokhtar Belmokhtar, affilié à AQMI, a par ailleurs frappé l'hôtel Radisson de Bamako le 20 novembre 2015, assassinant 20 personnes. D'autres attaques ont eu lieu depuis lors, frappant le quartier général de la mission EUTM ou des camps de la MINUSMA. Trois soldats français de Barkhane ont été tués le 13 avril par une mine, portant à sept le nombre de soldats français tués depuis le début de l'opération.

Enfin, dans un pays voisin, trente militaires nigériens et deux soldats nigérians ont été tués au début de juin 2016 lors d'une attaque lancée par le groupe islamiste nigérian Boko Haram à Bosso, une localité du Niger proche de la frontière avec le Nigeria.

La crise malienne de 2012-2013 : un conflit multifactoriel

Des causes multiples

On retrouve d'abord dans le conflit malien la dimension « ethnique » ou culturelle . Le Mali est en effet divisé en son centre par une limite virtuelle séparant les ensembles ethniques subsaharien au sud (90 % de la population, elle-même composée de plusieurs dizaines de groupes ethniques ou linguistiques) et arabo-berbère au nord.

Dans cette dernière zone, les régions de Tombouctou, qui compte environ 675 000 habitants, et celle de Gao (542 000 habitants) sont elles-mêmes majoritairement peuplées de Sub-sahariens (Songhaï, Peul, Dogon, Bozo, Somono) tandis que la région de Kidal, créée en 1991 pour englober l'Adrar des Ifoghas et ne comptant que 68 000 habitants, est majoritairement touarègue.

Par ailleurs, 80 % à 90 % de la population du nord est concentrée sur 1 % du territoire, soit une bande de part et d'autre du fleuve Niger, le reste du territoire étant quasiment désert. Dans la mesure où le MNLA, qui prétendait représenter l'ensemble des trois régions du nord et exigeait leur indépendance, n'était pas soutenu par une majorité de la population ni même par l'ensemble des Touaregs, des milices d'autres ethnies se sont créées pour le combattre. Le caractère ethnique du conflit est ainsi plutôt une conséquence qu'une cause du conflit.

Quant à la dimension religieuse du conflit, elle consiste en une opposition au sein de la religion musulmane entre les tenants du rite malékite, qui intègre des éléments d'animisme et se caractérise par sa tolérance, et ceux du rite hanbalite, plus puritain et auquel adhèrent deux courants très proches, le wahhabisme et le salafisme, qui prônent une lecture littérale du Coran et s'opposent à toute influence occidentale.

Le groupe Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et des autres groupes islamistes, qui s'inscrivent dans cette tendance wahhabite ou salafiste en la radicalisant, se sont installés au nord du Mali à partir de l'Algérie au début des années 2000. Par ailleurs, la continuité entre groupes terroristes et groupes de trafiquants a joué à plein dans le cas du nord Mali .

En outre, le facteur « inégalités territoriales » a également joué un rôle majeur, le MNLA invoquant l'abandon du nord par l'Etat malien, en particulier l'absence d'investissement public. Toutefois, plusieurs éléments contribuent à nuancer la vision d'un nord-Mali laissé pour compte des politiques nationales et des politiques d'aide au développement (cf. ci-dessous le bilan de l'aide au développement au nord Mali). De plus, il semblerait que les principaux acteurs du conflit de 2012 n'aient pas été parmi les plus marginalisés mais qu'ils bénéficiaient depuis plusieurs années de connexions avec AQMI et de leur participation aux trafics transfrontaliers.

Le rôle déclencheur de la crise libyenne

La guerre civile libyenne suscite une fuite massive des populations immigrées du pays, notamment plusieurs centaines de milliers de Tchadiens, de Nigériens et de Maliens, parmi lesquels des membres des forces de sécurité de Kadhafi, qui emportent avec eux des armes. Ils participent à la création du MNLA au Mali en 2011. Des convois d'armes sont alors organisés depuis des villes de Libye vers le Mali, ce qui permet au MNLA de déclencher la crise.

L'offensive du Nord et l'intervention de l'armée française

Le 14 janvier 2012, le mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA) des Touaregs, alors allié à Ansar Eddine et à certains groupes armés djihadistes (GAD) implantés dans la zone, lance une offensive depuis l'Adrar des Ifoghas vers le sud du Mali (Ménaka, Tessalit, Aguelhok, Léré), puis proclame le 6 mars 2012 l' « indépendance » du Nord-Mali. Il contrôle rapidement les régions de Gao, Tombouctou et Kidal. Toutefois, les groupes armés djihadistes (Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), le Mouvement pour l'unicité et la justice en Afrique de l'Ouest (MUJAO) et Ansar Dine) affrontent et battent le MNLA, prenant le contrôle des grandes villes et des territoires du Nord et y imposant la charia.

Le 15 octobre 2012, peu après la réunion des Nations unies sur le Sahel où la France avait souligné l'urgence de la menace terroriste au Nord-Mali, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté, sous chapitre VII de la Charte des Nations unies, la résolution 2071 , présentée par la France et coparrainée par l'Allemagne, l'Inde et le Royaume-Uni, ainsi que par les trois membres africains du Conseil de sécurité (Afrique du Sud, Maroc, Togo).

Cette résolution appelait les autorités maliennes à engager un dialogue politique avec les groupes rebelles maliens ainsi qu'avec les représentants de la population locale du nord du pays afin de préserver la souveraineté de l'Etat et l'intégrité du territoire malien et de lutter contre le terrorisme international.

Tandis que le Président de la République française proposait aux organisations africaines un soutien pour la préparation d'une force militaire africaine, la MISMA, le 10 décembre 2012, les 27 ministres des affaires étrangères de l'Union européenne approuvaient la mise en oeuvre de la mission « European union training mission Mali » (EUTM Mali) visant à « améliorer les capacités militaires et l'efficacité des forces armées maliennes afin de permettre, sous autorité civile, le rétablissement de l'intégralité territoriale du pays », la France s'étant déclarée volontaire pour assumer le rôle de Nation-cadre de cette mission.

La crise s'est toutefois accélérée au début du mois de janvier 2013. Des groupes armés terroristes se sont en effet mis en mouvement vers le sud du Mali, faisant craindre une extension de leur territoire à la plus grande partie du pays et une déstabilisation de la transition politique en cours à Bamako. Les mesures internationales de formation et de défense (EUTM Mali et la MISMA) risquaient également d'être compromises par cette progression.

À la suite d'une demande d'aide formulée le 10 janvier 2013 par le Président du Mali, adressée à la France et au Conseil de sécurité des Nations unies, et au titre de l'article 51 de la Charte des Nations unies relatif à la légitime défense, la France a engagé, avec le soutien de huit pays (Allemagne, Belgique, Canada, Danemark, Grande-Bretagne, Espagne, États-Unis et Pays-Bas) une intervention militaire, l'opération « Serval ».

La première phase de l'opération Serval a permis de stopper l'offensive des groupes armés djihadistes (GAD) vers le sud. Lors de la deuxième phase, les plateformes aéroportuaires du nord du Mali de Gao, Tombouctou, Kidal et Tessalit ont été successivement reprises aux GAD, ce qui a permis aux forces françaises de reprendre le contrôle du nord du pays. La troisième phase a consisté à neutraliser les GAD et à récupérer leurs matériels dans leur sanctuaire du Nord, au sein de l'Adrar des Ifoghas. Enfin, un transfert progressif de la mission aux partenaires maliens de la France ainsi qu'aux forces de l'ONU (mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali, MINUSMA) a été opéré.

L'opération Serval a été un succès. Les groupes armés terroristes ont effectivement été profondément atteints dans leurs forces vives, des milliers de tonnes de matériels et de munition (200 tonnes d'armement et de munitions ainsi qu'une vingtaine de tonnes de nitrate d'ammonium) ayant été récupérés et des bases d'entraînement détruites. Les menaces à court terme pour le Sud du Mali ont été supprimées.


* 4 Relever les défis de la stabilité et de la sécurité en Afrique de l'Ouest, AFD et Banque mondiale, 2015.

* 5 L'Atlas du Sahara Sahel, OCDE, 2014, page 187.

* 6 Julien Brachet, « Sahel et Sahara : ni incontrôlables, ni incontrôlés », Ceri, juillet 2013.

* 7 Au Mali, la France a favorisé une fiction de démocratie, Danièle Rousselier , Libération, 5 mars 2013.

* 8 Illustré par exemple par Ousmane Diarra dans son roman « La route des clameurs », qui raconte sur un mode burlesque l'offensive des djihadistes au Mali en 2012-2013.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page